La Vie et l’Œuvre de Maupassant/1.2

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II

À Étretat, Mme  de Maupassant habitait avec ses fils la villa des Verguies, qui lui appartenait et qui devait son nom aux vergers innombrables dont est couverte cette partie de la campagne normande. On raconte encore dans le pays une légende naïve et gracieuse, où le « diable des Verguies » joue un rôle essentiel[1].

La villa des Verguies, que Maupassant appela toujours la « chère maison », était à une petite distance de la mer, au bas de la route de Fécamp. C’est de là que partait l’enfant pour aller rejoindre ses amis les pécheurs, c’est de là qu’il suivait sur cette mer, qu’il aima toute sa vie d’un amour sincère, le vol des barques agiles. Et plus tard, illustre et riche, c’est près de la maison de son enfance qu’il fit construire la jolie villa de la Guillette, pour venir y reposer son corps et retremper son esprit dans la saine et calme existence d’autrefois, devant le paysage familier de ses premières années.

Un grand jardin entourait la maison des Verguies. Mme  de Maupassant l’avait dessiné elle-même. Quarante ans plus tard, après le deuil cruel qui avait brisé sa vie, elle évoquait encore le beau jardin, rempli de bouleaux, de tilleuls et de sycomores, d’épines roses et blanches, de houx superbes, la maison peinte en blanc, d’aspect rustique, le balcon revêtu de vigne vierge, de jasmin et de chèvrefeuille, les vastes pièces ornées de vieux meubles de famille, les crédences et les bahuts découverts dans l’abbaye de Fécamp et chargés de merveilleuses faïences rouennaises[2].

Guy de Maupassant passa son enfance, jusqu’à treize ans, dans cette maison. Il n’y eut pas d’autre éducatrice ni de meilleure compagne que sa mère. Entre la mère et le fils, durant toute leur vie, l’affection fut profonde et l’entente absolue. Aussi, pendant ses dernières années, Mme  de Maupassant vécut uniquement du souvenir de son fils, revendiquant avec orgueil la part très large qu’elle avait prise dans la formation de ses goûts et la culture de son esprit.

Elle poussait si loin le culte du cher disparu qu’elle protesta publiquement lorsque, en 1 901, un gardien du square Solférino, à Rouen, se prétendit frère de lait de Maupassant. Par une coïncidence singulière, c’est précisément dans le square Solférino que se trouve le buste du grand écrivain ; un journaliste et plusieurs badauds avaient même constaté la ressemblance frappante du gardien avec l’effigie en bronze. Mme  de Maupassant tint à honneur de dissiper cette légende et de déclarer qu’elle seule avait été la nourrice de son fils. Elle écrivit une lettre indignée au Journal :

J’ai été, dit elle, la nourrice de mon fils Guy, et je ne permettrai à personne d’usurper ce titre. Je ne pense pas, en effet, qu’une personne étrangère puisse s’arroger un pareil droit, pour avoir, pendant quatre ou cinq jours à peine, allaité mon enfant. Je me trouvais à Fécamp, chez ma mère, lorsque je fus atteinte d’une indisposition assez légère. C’est alors que la fille d’un fermier voisin fut appelée pour me venir en aide : c’est là toute la vérité…[3] .

L’anecdote, si mince soit-elle, est curieuse et vaut la peine d’être contée ; car elle peint à merveille l’intransigeance farouche de cette affection maternelle. Mme  de Maupassant, qui revendiquait jalousement l’honneur d’avoir nourri elle-même son fils, ne permit à aucun étranger de l’élever et de l’instruire, elle voulut être la première à éveiller son imagination et à former son goût. La sûreté de son intelligence, cette instruction classique qu’elle tenait de son frère lui permirent de diriger et de suivre l’essor de ce jeune esprit, observateur déjà, épris du rêve et curieux de la vie.

Elle se plaisait à rappeler comment elle sentit naître en lui l’amour des lettres et comment elle l’aida de ses conseils. Elle avait toujours pensé que Guy serait un écrivain : l’enfant ressemblait beaucoup à son oncle Alfred, au délicat poète, au fin lettré que la mort avait pris trop jeune. Plus tard, chez Guy devenu jeune homme, Flaubert observe et note cette ressemblance physique :

Ton fils, écrit-il à Mme  de Maupassant, me rappelle tant mon pauvre Alfred ! J’en suis même parfois effrayé, surtout lorsqu’il baisse la tête, en récitant des vers[4] !

Mme  de Maupassant se garda bien de contrarier cette vocation littéraire qu’elle découvrait chez son fils. Elle qui avait reçu de ses compagnons d’enfance, Gustave Flaubert, Louis Bouilhet, Alfred Le Poittevin, le respect des lettres, elle qui fut la confidente de leurs premiers rêves et de leurs premières poésies, elle se réjouit au contraire sincèrement de retrouver chez son enfant les émotions et les enthousiasmes de sa jeunesse. Elle l’encouragea, elle le soutint dans la lutte difficile qu’il allait engager ; elle lui épargna cette résistance de la famille qui épuise quelquefois l’énergie et la volonté des jeunes écrivains ; elle l’initia d’abord lentement, le guida avec une attention très avertie, et devint plus tard presque sa collaboratrice.

Avant de lui apprendre à penser, elle voulut lui enseigner à voir. Elle fit pour son fils, lorsqu’il n’était encore qu’un enfant, ce que Flaubert devait faire un jour pour lui, quand il commençait à écrire. Elle éveillait son intelligence à la vie des choses, fixait son imagination vagabonde sur les réalités humbles, pittoresques ou grandioses, lui faisait comprendre et aimer la nature, l’intéressait aux aspects changeants de la mer et du ciel, au vol des mouettes sur les vagues, aux jeux du soleil sur la falaise et sur la campagne, aux mille détails caractéristiques du riche pays normand. Et ainsi elle lui laissait pressentir, ce qui fut la grande leçon de Flaubert, que « les accidents du monde, dès qu’ils sont perçus, apparaissent déjà transposés comme pour l’emploi d’une illusion à décrire[5] ».

Pour donner à son fils cet enseignement en action, pour mieux se mettre à sa portée et surveiller toutes ses impressions, Mme  de Maupassant s’astreignait à partager les jeux, les promenades et même les plus folles équipées du jeune Guy. Elle aimait à rappeler quelques-unes de ces aventures, où ils se laissaient entraîner tous les deux, également intrépides, également imprudents. Un jour, ils s’étaient promenés sur la plage d’Étretat, insoucieux de la marée montante ; les vagues arrivèrent et leur fermèrent la retraite. La corde à nœuds qui sert à se hisser au haut de la falaise de cent mètres a été retirée. Alors ils se décident à grimper. Mais de gros morceaux de roche se détachent, menacent d’entraîner Mme  de Maupassant qui, surexcitée par le danger, suit son fils en une ascension éperdue, arrive enfin, la jupe déchirée, les cheveux épars : on dirait une évasion de l’abime…[6].

Mme  de Maupassant s’occupait aussi de l’instruction de son fils, et dirigeait ses lectures. Guy lisait avec passion ; et seuls les livres pouvaient fixer un instant son imagination toujours en quête d’aventures et calmer sa nature turbulente, faite plutôt pour les échappées vagabondes de la vie au grand air que pour la discipline méthodique du travail. Extrêmement précoce, l’enfant apprit à lire rapidement et il avait une mémoire très complaisante : vers dix ou onze ans, quand on le préparait à la première communion, sa mère lui lisait deux fois un chapitre du catéchisme et il le savait par cœur, demandes et réponses[7].

Parmi les écrivains qui procurèrent à Guy de Maupassant ses premières émotions littéraires, il faut citer Shakespeare. Sa mère lui fit lire Macbeth et le Songe d’une nuit d’été[8]. C’était précisément dans Shakespeare qu’Alfred Le Poittevin avait appris l’anglais à sa sœur[9], et c’était aussi Shakespeare que Flaubert parcourait fiévreusement au collège à quatorze ans, mêlant à la lecture d’Othello celle de Catherine Howard, et de l’Histoire d’Écosse de W. Scott[10]. Mme  de Maupassant nous dit quelle impression profonde produisirent sur son fils ces premiers livres[11]. Il comprit pour la première fois comment on peut, par des mots, évoquer les êtres et peindre les choses, animer d’une vie supérieure, débordante, éternelle, cette nature variée dont il subissait et sentait toute la puissance. Le Songe d’une nuit d’été l’enchanta surtout : il y retrouvait toutes les impressions primitives, ces frissons obscurs et délicieux qu’il avait ressentis, ces rêves fantastiques auxquels il se laissait entraîner dans sa contemplation muette de la mer et des rochers, des plaines et des bois.

Entre la lecture et le jeu, il fallait pourtant réserver quelques heures pour l’étude. Guy n’avait pas de gouvernante ; les premières leçons qu’il reçut furent celles de sa mère ; l’abbé Aubourg, vicaire d’Étretat[12], lui donnait quelques leçons de grammaire et d’arithmétique, et lui enseigna le latin. L’enfant s’intéressa, paraît-il, à l’étude du latin, qu’il apprit vite à lire facilement[13]. Il ne connaissait aucune langue étrangère moderne. En revanche il parlait couramment le patois normand, avec lequel il s’était familiarisé dans ses courses et ses jeux parmi les pêcheurs de la côte.

Aux leçons de sa mère, Guy préférait cependant la vie libre qu’elle lui laissait mener, cette vie « de poulain échappé », — le mot est de Mme  de Maupassant elle-même, — et c’est encore cette existence saine, sans contrainte, aventureuse parfois, qui exerça l’influence la plus durable sur la formation de son tempérament d’artiste.

S’il n’y a pas, dans tout l’œuvre de Maupassant, de descriptions mieux rendues ni plus suggestives que celles de la Haute Normandie, cela tient à ce que toute son enfance s’est mêlée intimement, indissolublement à ce paysage normand. Les impressions de l’enfance sont, non seulement les plus tenaces, mais aussi les plus sincères, parce qu’on les éprouve sans s’en apercevoir, sans penser à les noter et à en tirer parti, parce qu’elles pénètrent l’âme lentement, imposent une façon de voir contre laquelle on ne se défend pas, et arrivent à donner aux idées elles-mêmes une forme particulière. Semblable à l’héroïne de son roman Une vie, dont il a peint les années de jeunesse en cette terre normande, Maupassant a « semé partout des souvenirs, comme on jette des graines en terre, de ces souvenirs dont les racines tiennent jusqu’à la mort[14] ». Et il les retrouve en refaisant toute l’histoire d’une existence qu’il a sans doute connue et dont, en tout cas, il a emprunté bien des traits à sa propre vie, et à celle des personnes qui entourèrent son adolescence. Des falaises d’Yport aux enclos plantés de pommiers qui bordent la grande route du Havre, dans un cadre très restreint, mais que la nature a fait extraordinairement varié, l’auteur promène pendant de longues années ses personnages et retrouve avec eux les menus événements et les distractions habituelles qui marquèrent sa jeunesse : c’est lui qui s’en va en mer, avec les marins d’Yport, pour visiter les grottes des environs, ou pour pêcher et a lever au clair de lune les filets posés la veille[15] » ; c’est lui encore qui navigue sur les étangs à travers de vrais chemins taillés dans une forêt de roseaux secs », passant toute une journée à ramer, assis entre ses deux chiens, tout préoccupé de projets de chasse ou de pêche[16] ; et c’est enfin de ses propres chevauchées qu’il se souvient, à travers les vastes plaines fouettées par le vent marin[17].

Il acquit à ces exercices une santé robuste et une vigueur physique remarquable. Ses photographies, ses portraits, les souvenirs de ceux qui l’ont connu entre dix et vingt ans nous le montrent avec sa carrure solide, son cou puissant de jeune taureau, toute l’énergie indomptable d’un « gourmand de la vie », comme il s’appelait lui-même à cet âge.

De plus, il puisa dans cette existence indépendante une connaissance profonde du peuple qu’il fréquentait et qu’il approchait de très près. Il vivait en complète intimité avec les pêcheurs et les paysans, choisissant ses camarades parmi eux, vivant de leur vie, partageant leurs dangers, prenant sa part de leurs plaisirs naïfs. Que d’histoires, qu’il devait conter un jour dans ses nouvelles, sont l’expression d’une humble réalité qu’il avait observée, notée, vécue peut-être par lui-même ! C’est qu’entre lui et ces enfants de pêcheurs dont il faisait ses compagnons, il n’établissait aucune distinction ; mais l’égalité absolue était de règle dans les jeux et dans les excursions auxquels il les associait. Voici une anecdote, contée par Mme  de Maupassant, et qui montre avec quelle familiarité charmante, pleine de tact, il traitait les amis qu’il avait adoptés. Un jour, il avait projeté une partie avec un fils de pêcheur, Charles, et un jeune garçon d’une famille bourgeoise. La mère du jeune homme accueillit Guy de Maupassant avec amabilité, mais traita l’autre camarade avec hauteur ;

— Charles, dit-elle, portera le panier de provisions, naturellement.

Charles rougit de honte ; on le traitait en domestique. Mais Guy a senti l’affront inutile et injuste ; il intervient :

— Certes, Madame, nous porterons le panier chacun à notre tour ; et c’est moi qui commence[18] !

Aussi Guy était-il adoré de tous les pêcheurs de la côte. Ils l’emmenaient avec eux en mer, et l’enfant n’hésitait pas à affronter le gros temps. Le plus souvent on le confiait au pilote de Fécamp. Mais quelquefois aussi il s’en allait au hasard des rencontres, et Mme  de Maupassant se rappelait encore l’anxiété dans laquelle la mirent certaines absences prolongées en des jours de tempête[19]. Le souvenir de ces équipées se retrouve dans plus d’une nouvelle de l’écrivain. Et plus tard, songeant à cette vie aventureuse dont l’obsession le poursuivait toujours, Guy de Maupassant disait : « Je sens que j’ai dans les veines le sang des écumeurs de mer. Je n’ai pas de joie meilleure, par des matins de printemps, que d’entrer avec mon bateau dans des ports inconnus, de marcher tout un jour dans un décor nouveau, parmi des hommes que je coudoie, que je ne reverrai point, que je quitterai, le soir venu, pour reprendre la mer, pour m’en aller dormir au large, pour donner le coup de barre du côté de ma fantaisie, sans regret des maisons où des vies naissent, durent, s’encadrent, s’éteignent, sans désir de jamais jeter l’ancre nulle part, si doux que soit le ciel, si souriante que soit la terre…[20]. » La vie errante du yacht Bel-Ami permit à Maupassant de retrouver un jour ces inoubliables impressions de son enfance. Il ne semble pas qu’à ses promenades et à ses jeux Guy ait beaucoup associé son frère Hervé, de six ans plus jeune que lui ; d’ailleurs, Hervé ne tint pas une grande place dans son existence, et nous n’aurons guère à parler de lui dans la suite de cette étude[21].

  1. Cette légende est rapportée par A. Lumbroso, dans son livre, p. 298.
  2. Souvenirs de Mme  de Maupassant. A. Lumbroso, p. 297.
  3. A. Lumbroso, pp. 120, 296, 297.
  4. Correspondance, tome IV, pp. 145-146.
  5. Flaubert. Préface aux Dernières Chansons de L. Bouilhet. p. 184.
  6. Souvenirs de Mme  de Maupassant. A. Lumbroso, p. 807. Voir d’autres anecdotes charmantes sur la première enfance de Guy, ibid. p. 299.
  7. Souvenirs de Mme  de Maupassant, A. Lumbroso, p. 302.
  8. Ibid., p. 303.
  9. Cf. plus haut, p. 19.
  10. Correspondance de Flaubert, tome I, p. 12.
  11. A. Lumbroso, p. 303.
  12. Plus tard curé de Saint-Jouin, près d’Étretat.
  13. D’après les souvenirs du Dr  Balestre.
  14. Une Vie, p. 26.
  15. Une Vie, p. 27.
  16. Ibid, p. 189.
  17. Ibid., pp. 194 et suiv.
  18. A. Lumbroso, p. 305.
  19. A. Lumbroso, p. 304.
  20. Souvenirs de Mme  de Maupassant, A. Lumbroso, p. 292.
  21. Hervé de Maupassant était sous-officier de cavalerie dans une garnison de Bretagne, en 1877. Guy emprunta à son frère quelques traits du personnage de Bel-Ami. Plus tard, Hervé, qui avait beaucoup de goût pour la botanique et qui avait formé un herbier de grande valeur, dirigea à Antibes une exploitation horticole dont son frère avait fait généreusement tous les frais. À la suite d’une insolation, il fut atteint d’une paralysie générale qui nécessita son internement dans une maison de santé ; Guy de Maupassant payait la pension de son frère. Hervé mourut le 13 novembre 1889 ; il était marié et laissait une fille. Guy de Maupassant fut très frappé par la maladie et la mort de son frère. C’est à la suite de ces événements douloureux qu’il écrivit certaines pages symptomatiques de son volume Sur l’Eau.