La Vie et l’Œuvre de Maupassant/2.0

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DEUXIÈME PARTIE

1871-1880
la préparation de l’œuvre

La vie de Paris.

Maupassant au Ministère de la Marine. — Canotage : l’équipage de la Feuille à l’Envers. — Mouche. — Premiers scénarios.

Maupassant et Flaubert : introduction à la vie artistique. — Relations littéraires : E. Zola. — Tourguéneff. — La queue de Zola — Catulle Mendès : la République des lettres.

Maupassant au Ministère de l’Instruction publique : Bardoux — H. Roujon.

Les premières œuvres : Vers inédits. — Au bord de l’eau. — Le journalisme : articles divers — la Dernière Escapadela Vénus RustiqueDésirsle Mur. — Procès d’Etampes — Le volume Des Vers.

Les nouvelles : la Mainle Donneur d’eau bénite, etc. — Boule de Suif — Histoire des Soirées de Médan.

Le théâtre : pièces inédites ; comédies et drames. — La Maison turque à la feuille de rose. — La Répétition. — Histoire du vieux temps.

La vie de Paris.

Maupassant a parlé quelque part[1] de « cette petite nostalgie invincible des dépaysés, dont souffrent, quand ils sont emprisonnés dans les cités, par leur devoir ou leur profession, presque tous ceux dont les poumons, les yeux et la peau ont eu pour nourriture première le o-rand ciel et l’air pur des champs et dont les petits pieds ont couru d’abord dans les chemins des bois, les sentes des prés et l’herbe des rives ». Sans doute, il ressentit lui-même cette première impression de tristesse et d’angoisse quand il quitta, pour venir habiter Paris et s’enfermer dans le bureau étroit et sombre d’un Ministère, les falaises et les herbages de la Normandie. Son enfance s’était mal accommodée du séjour des villes ; il souffrit à Yvetot et à Rouen, où son regret de la campagne s’aggravait de toutes les contraintes de l’internat. Si la vie de Paris s’empara de lui, s’il s’abandonna avec une fougue toute juvénile à la fièvre d’une existence nouvelle, du moins il conserva pour les plaisirs de son adolescence, pour les joies saines du plein air, un goût violent qu’il satisfaisait sans réserve. Aussi le vrai Maupassant de cette époque est-il moins encore le poète, l’apprenti écrivain, habitué des salons littéraires et des petits journaux, que le canotier exubérant et vigoureux, roi de l’aviron entre Chatou et Maisons-Laffitte. C’est précisément celui-ci que ses amis ont le mieux connu et nous ont raconté avec le plus de complaisance.

Tous ceux qui fréquentaient Maupassant, entre 1871 et 1880, ont gardé le souvenir d’un gai compagnon, matois, énergique et cordial, qui adorait la campagne, les ripailles des villageois, le canotage et les farces[2]. « Son aspect, nous dit l’un d’eux, n’avait rien de romantique. Une ronde figure congestionnée de marin d’eau douce, de franches allures et des manières simples… Nous nous imaginions volontiers que l’insomnie, la dyspepsie et certains troubles nerveux faisaient partie de la dignité de l’écrivain. Maupassant, le Maupassant d’alors, n’avait aucunement la mine d’un névrosé. Son teint et sa peau semblaient d’un rustique fouetté par les brises, sa voix gardait l’allure traînante du parler campagnard. Il ne rêvait que courses au grand air, sport et dimanches de canotage. Il ne voulait habiter qu’au bord de la Seine. Chaque jour, il se levait dès l’aube, lavait sa yole, tirait quelques bordées en fumant des pipes, et sautait, le plus tard possible, dans un train, pour aller peiner et pester dans sa geôle administrative. Il buvait sec, mangeait comme quatre et dormait d’un somme ; le reste à l’avenant…[3]. » E. Zola, qui le connut à la même époque, le dépeint comme un beau gars, plutôt petit, mais bien pris dans sa taille, vigoureux, la moustache fournie et frisée, la chevelure épaisse, le regard fixe, à la fois observateur et vague, le front carré[4] ; le faciès d’un petit taureau breton, ajoutait Flaubert. Un autre[5] note aussi sa robustesse de santé, son teint haut en couleur, sa solide carrure d’épaules.

La vigueur de Maupassant frappait tous ceux qui le voyaient de près. On sait même que J. Lemaître regarda avec plus de bienveillance que d’intérêt ce robuste bourgeois campagnard qui lui fut un jour présenté par Flaubert et en qui, par un préjugé quelque peu naïf, dont il s’excuse avec bonne grâce, il ne voulut pas tout d’abord discerner le fin lettré qu’il était déjà[6].

D’ailleurs, Maupassant lui-même avait le culte de sa force physique et le souci perpétuel de sa santé. Il s’enorgueillissait des exploits athlétiques qui témoignaient de son endurance : ainsi il faisait facilement une course de quatre-vingts kilomètres à pied, et un jour il descendit la Seine de Paris à Rouen, en ramant et en portant deux amis dans sa yole[7]. En revanche, il se préoccupait du plus léger malaise, et s’alarmait déjà de maladies imaginaires, avec cette anxiété nerveuse qui devait le poursuivre toute sa vie. Il se plaignait de sa santé à Flaubert[8], qui finit par être inquiet et pressa son ami de se laisser examiner par son médecin Fortin, simple officier de santé qu’il considérait comme très fort[9].

  1. Fragments de l’Angelus, publiés dans la Revue de Paris du 15 mars 1895, p. 461.
  2. Voir surtout les Souvenirs de M. Henry Roujon dans la Grande Revue du 15 février 1904. [Compte-rendu d’André Chaumeix dans le Journal des Débats, février 1904.] — Les Notes d’un ami par Paul Alexis. — Les Souvenirs publiés par Charles Lapierre dans le Journal des Débats du 10 août 1893. — Les Souvenirs de Robert Pinchon en tête du Théâtre de Maupassant, publié à Rouen en 1891.
  3. H. Roujon, loc. cit.
  4. E. Zola, Une campagne, pp. 323-331.
  5. Henri Fouquier.
  6. Les Contemporains, 5e série, pp. 1 et suiv.
  7. A. Lumbroso, p. 40.
  8. En août 1876. Cf. Correspondance de Flaubert, tome IV, p. 240.
  9. Correspondance de Flaubert, tome IV, p. 879.