La Vie et l’Œuvre de Maupassant/4.4

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IV

Nous avons insisté sur ce que l’on a appelé la « part de maladie[1] » dans l’œuvre de Maupassant, afin d’établir que les symptômes précurseurs du mal apparaissent longtemps avant la crise décisive. La folie de Maupassant ne fut constatée par son entourage et rendue presque publique qu’à la fin de 1891, dans les mois qui précédèrent sa tentative de suicide. Mais on peut relever les premiers indices de troubles nerveux dès l’année 1884, dans les pages de Clair de lune, d’Au Soleil, des Sœurs Rondoli que nous avons analysées ; le mal s’accentue en 1887-1888, et nous avons pu en suivre l’évolution dans le Horla et dans Sur l’eau ; en 1890, certaines nouvelles de l’Inutile beauté[2], certains chapitres de la Vie errante laissent deviner le détraquement irrémédiable.

Dans la vie même de Maupassant, il reste à reprendre plus d’un fait qui intéresse l’histoire de sa maladie. S’il ne prévoyait pas absolument la catastrophe finale, il sentit pourtant, plusieurs années avant son internement, à quelle lente déchéance il était condamné sans appel. L’angoisse de la mort et la peur de souffrir le rongent implacablement ; il s’attriste et perd peu à peu la belle sérénité de sa jeunesse. Ses amis, ceux qui l’approchaient de plus près, ceux qui le voyaient à la Guillette d’Étretat, s’étaient aperçus du changement. D’ailleurs Maupassant se soignait, modifiait son genre de vie, consultait des médecins, allait aux eaux et confiait à quelques intimes l’inquiétude qui le tourmentait, le traitement qu’on lui faisait suivre, les progrès de son mal.

Pendant l’été de 1886, lors de ce voyage en Angleterre dont nous avons rapporté quelques épisodes, Maupassant était dans un état de nervosité extrême ; ses brusques accès de gaieté exubérante, succédant sans transition à un abattement prolongé, frappèrent quelques-uns de ses compagnons de route ; il avait de furieuses colères suivies d’éclats de rire spasmodiques[3]. Ceux qui le virent en Sicile furent également très impressionnés par ses attitudes étranges, ses écarts soudains de tenue et de langage : les mystifications, auxquelles il s’était toujours complu, prirent à cette époque un caractère macabre, et ses conversations laissaient deviner l’incohérence intermittente de ses pensées. On fit tout le possible pour l’empêcher de visiter le cimetière des Capucins à Palerme ; mais une sorte d’enchantement pervers l’attirait invinciblement vers ce lieu d’horreur ; il voulut épuiser toute l’épouvante de ces lugubres catacombes ; il en sortit, l’esprit halluciné, les yeux hagards, le visage bouleversé. Et longuement, minutieusement, il a raconté dans la Vie errante toutes les impressions de ce funèbre spectacle[4]. On lui offrit aussi à Païenne de lui montrer l’asile des fous ; mais il refusa[5].

Après ses longues fugues aux pays du soleil, il rentrait à Paris, un peu plus calme, mais reprenait son existence de surmenage et de labeur intense. En même temps, il se livrait aux régimes les plus variés des médecins spécialistes, épiant en lui-même, avec toute la tension de son analyse impitoyable, les effets progressifs de la maladie. Il put cependant se faire assez longtemps illusion sur la gravité du mal : au mois de mars 1889, revenant d’une excursion en Afrique, il déclarait devant un groupe d’amis qu’il se trouvait en parfait état de santé ; Edmond de Goncourt, qui le rencontra à ce moment chez la princesse Mathilde, le trouve « animé, vivant, loquace, et sous l’amaigrissement de la figure et le reflet basané du visage, moins commun d’aspect qu’à l’ordinaire[6] ». Mais, l’année suivante, la santé de Maupassant s’est altérée d’une façon sensible ; il ne dissimule plus son inquiétude à son entourage ; Edmond de Goncourt note ce brusque changement : Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/265 Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/266 Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/267 Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/268 Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/269 Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/270 Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/271 Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/272 Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/273 Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/274 Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/275 Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/276 partit pour Cannes. Là, il put encore avoir quelque temps l’illusion d’être guéri. Il écrit à sa mère le 30 septembre :

Je me porte admirablement. N’ai plus peur Cannes. Fais délicieuses promenades en mer. Je reste jusqu’au 10 (octobre), puis irai boire à Paris un coup de vie mondaine de trois semaines pour me préparer au travail[7].

Les mots : n’ai plus peur Cannes sont assez difficiles à expliquer : s’agit-il d’une appréhension que Maupassant avait conçue sur l’influence du climat pour sa santé ? ou ne s’agit-il pas plutôt des terreurs nocturnes, des hallucinations qui le poursuivaient et dont il avait déjà fait confidence à sa mère ? Quant au travail en question, ce n’est pas tant la suite de l’Angelus que la préparation d’un article sur Tourguéneff dont Maupassant avait fait le plan depuis longtemps.

Ces espérances et ces projets n’eurent pas de suite. Le mal s’accentua d’une manière décisive dans les deux derniers mois de 1891 et la crise finale est proche. Les autographes des lettres de Maupassant qui ont été publiés[8] nous permettent de suivre jusque dans son écriture le désordre de sa pensée ; les phrases, qui manquent souvent de clarté, sont raturées ; certains mots ont été répétés ou corrigés plus d’une fois ; Maupassant écrit revierai pour reviendrai, Darchoin pour Dorchain, lide pour lire, touches pour douches ; en écrivant, il sautait des membres de phrases, l’agitation de sa pensée devançait les mouvements de sa main, et il les ajoutait ensuite en marge, tant bien que mal ; à la fin d’une lettre, le 26 décembre, il met : « Je vous serre cordialement (sic) » et au bas de sa dernière lettre connue : « C’est un adieu que vous envoie » (sic).

  1. Léopold Lacour, Un classique malade, article sur Maupassant, dans le Figaro, en 1893.
  2. Un cas de divorce. Qui sait ?
  3. A. Lumbroso, p. 596. « M. de Maupassant entra dans un tel état que nous craignîmes d’être arrêtés comme fous et je proposai de retourjier. »
  4. La Vie errante, pp. 91 à 99.
  5. A. Lumbroso, p. 411, d’après l’article de G. Ragusa-Moleti, G. de Maupassant a Palermo, déjà cité.
  6. Journal des Goncourt, t. VIII, 6 mars 1889.
  7. Télégramme public par A. Lumbroso, p. 89.
  8. Plusieurs des lettres inédites que M. Lumbroso a publiées dans son livre sont reproduites sous leur forme autographe.