La Vie et l’Œuvre de Maupassant/Introduction

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INTRODUCTION


Raconter la vie de Maupassant, c’est déjà faire l’histoire de son œuvre. Peu d’écrivains, pourtant, ont eu plus que lui le souci de cacher leur existence aux curiosités indiscrètes, et la crainte de se laisser deviner à travers leurs livres. Cette impersonnalité rigoureuse, pour Maupassant, n’était pas seulement, comme pour son maître Flaubert, le principe fondamental de son esthétique, la loi imprescriptible et la condition même de l’art ; c’était, plus encore, une disposition naturelle et permanente de son caractère. Toute sa vie n’appartint pas à la littérature ; entre l’une et l’autre, il avait établi une distinction scrupuleuse qu’il faisait jalousement observer. Il professait que l’écrivain ne doit rien au public que ses livres et s’indignait contre la publication posthume de documents inédits ou de correspondances privées. Lorsqu’on publia les lettres de Flaubert, il regretta vivement de ne pouvoir s’opposer à ce qu’il considérait comme une profanation ; mais du moins il en exprima son mécontentement à plusieurs amis qui ont gardé le souvenir de ses confidences sur ce point ; quelques-uns même ont respecté une volonté maintes fois exprimée, en détruisant ses propres lettres après sa mort[1]. Cependant, il se laissa entraîner à écrire sur Flaubert une étude qui, précisément, devait paraître en tête des Lettres à George Sand[2]. Il le fit avec une pieuse réserve, ne s’arrêtant, dans la vie de son maître, qu’aux détails biographiques de première importance, aux grandes dates, aux faits essentiels déjà connus, faisant revivre, avec ses souvenirs personnels, l’homme passionné, sincère et généreux, tel qu’il se livrait à ses amis, dans l’admirable retraite de Croisset, s’attachant surtout à détruire des légendes ou à corriger des erreurs établies sur la doctrine et sur la méthode de l’artiste. Cette notice impartiale, respectueuse et complète, est un modèle ; et c’est ainsi, sans doute, que Maupassant aurait voulu être compris et raconté.

Comment aurait-il jugé certaines divulgations sur les années les plus douloureuses de sa vie, lui qui protesta violemment lorsqu’un éditeur imprudent s’avisa d’insérer son portrait dans un de ses livres[3] ? « Je me suis fait une loi absolue, déclara-t-il à ce propos, de ne jamais laisser publier mon portrait toutes les fois que je peux l’empêcher. Les exceptions n’ont eu lieu que par surprise. Nos œuvres appartiennent au public, mais pas nos figures[4]. » À plus forte raison Maupassant défendait-il sa vie privée contre les entreprises ingénieuses des journalistes en quête de copie, et la pensée que ses lettres ou ses papiers pourraient être divulgués un jour le tourmentait visiblement. Il en était arrivé à surveiller le ton de sa correspondance, à s’interdire ces boutades, ces accès d’éloquente franchise, ces confessions brutales qui font pour nous l’intérêt et le charme des lettres de Flaubert. Peut-être le sentiment de sa dignité littéraire lui inspirait-il cette pudeur ombrageuse ; ou, sans doute, la simplicité de son caractère s’effarouchait des curiosités posthumes ; à coup sûr, plusieurs expériences récentes, celle de George Sand[5], celle de Flaubert, dont il souffrit, l’avaient mis en garde contre le danger possible. Ses amis observèrent les précautions qu’il prenait pour donner à ses lettres une forme aussi sèche et aussi neutre que possible. « Il ne se laissait aller que fort rarement, dans ce genre d’écrits de nature intime, à des dissertations littéraires et aux jeux d’esprit qu’aurait pu lui suggérer le désir de plaire à une femme, même quand il était en coquetterie réglée avec elle. Il préférait s’en tirer par une brève formule, comme dans l’histoire des six poupées que lui avait envoyées la comtesse P.. à Cannes. C’était plus prudent[6]. »

Mais toute sa prudence n’a pu empêcher qu’après sa mort ne commençât dans les journaux et dans les revues cette chasse aux souvenirs et aux documents qui fait partie aujourd’hui de l’histoire littéraire. Il semble que, désormais, la vie d’un écrivain intéresse plus que son œuvre et l’on ne se contente pas toujours de demander à l’une ce qui est rigoureusement nécessaire pour mieux expliquer l’autre. Trop souvent, le désir de satisfaire aux exigences les plus discutables du public sert d’excuse à de singulières recherches. Maupassant n’a pas échappé à cette fatale indiscrétion. Plus même que beaucoup d’autres, le roman tragique de sa vie passionne une curiosité peu noble et peu respectueuse. Longtemps la pieuse sollicitude d’une mère défendit sa mémoire contre cette injurieuse atteinte ; seuls quelques amis contèrent discrètement les souvenirs de ses premières années ; ils dirent ce que fut cette existence active, laborieuse, pleine d’exubérance et de santés jusqu’au jour de la crise douloureuse ; ils rappelèrent de charmantes anecdotes sur sa vie de plein air ou sur sa vie errante, qui aidaient à comprendre et faisaient mieux goûter ses livres. Mais, depuis la mort de Mme  Laure de Maupassant[7], la chasse au document est devenue plus fructueuse : d’impitoyables révélations ont éclairé peu à peu la fin obscure et misérable du puissant romancier.

Dans cette bibliographie déjà considérable, qui s’est constituée en dix ans autour du nom de Maupassant, on peut cependant faire un choix ; il est permis d’emprunter aux souvenirs de ceux qui Pont connu, entre 1870 et 1893, à quelques lettres ou papiers inédits, récemment publiés et qui se rapportent à la période de sa plus grande activité littéraire, à son œuvre même, moins impersonnelle, après tout, qu’il ne l’avait souhaité, les éléments d’une biographie aussi complète que possible. D’abord, bien des erreurs ont cours, particulièrement sur ses années de jeunesse, qu’il n’est pas inutile de corriger ; parmi toutes les anecdotes que l’on conte, il en est beaucoup de séduisantes et de curieuses, malheureusement légendaires ou fantaisistes. Puis, en dépit de ses protestations, les livres de Maupassant sont le reflet même de sa vie, qu’ils suivent d’étape en étape. Comme aucune disposition psychologique, aucune doctrine esthétique ne gênait chez lui l’observateur sincère de la réalité, il n’y a presque rien d’artificiel dans la matière sur laquelle travaille l’écrivain. Il se donne aux choses avec une complète indépendance d’esprit et les reflète presque inconsciemment. C’est le monde qu’il fréquente, la vie à laquelle il se livre, qui composent en lui, sans contrainte, la nouvelle et le roman, avec une fidélité si absolue que l’on a pu chercher dans son œuvre et retrouver toutes les préoccupations et presque tous les événements qui ont traversé son existence, modifié sa manière d’être et de sentir[8]. Enfin, il faut dire sa vie, parce que, en dehors et indépendamment de ce qu’il écrivit, elle fut belle dans sa rapidité inquiète et douloureuse. De sa jeunesse vigoureuse, de sa saine impassibilité peu à peu attendrie de pitié, de ses souffrances aussi, se dégage une incontestable vérité, celle même qu’il énonçait dans son étude sur Flaubert[9] : « Les gens tout à fait heureux, forts et bien portants, sont-ils préparés comme il faut pour comprendre, pénétrer, exprimer la vie, notre vie si tourmentée et si courte ? Sont-ils faits, les exubérants, pour découvrir toutes les souffrances qui nous entourent, pour s’apercevoir que la mort frappe sans cesse, chaque jour, partout féroce, aveugle, fatale ? » Toute l’œuvre de Maupassant s’explique par cette hantise impérieuse de la mort, qui l’étreignit lentement, comme un pressentiment implacable, et qui se mêle chez lui aux sensations les plus violentes et les plus brutales de la vie.

  1. Cf. les lettres d’Albert Cahen d’Anvers et de M. H. Cazalis à A. Lumbroso, Souvenirs sur Maupassant, pp. 585 et 586.
  2. Lettres de G. Flaubert à G. Sand, précédées d’une Étude par G. de Maupassant, Paris, Charpentier, 1884. Cette étude est reproduite en tête du tome VII (Bouvard et Pécuchet) des Œuvres complètes de G. Flaubert, édit. Ne varietur. Soc. franc, d’édit. d’art. Paris.
  3. Sur cette histoire, cf. p. 159 de la présente étude.
  4. Écrit en 1890, lettre publiée par A. Lumbroso, pp. 444-445 (hors texte).
  5. Cf. l’article qu’écrivit Maupassant sur la Correspondance de George Sand dans le Gaulois du 13 mai 1882.
  6. Charles Lapierre, Souvenirs intimes sur G. de Maupassant. {Journal des Débats, 10 août 1893.) Dans plusieurs de ses nouvelles, notamment dans celle qui est intitulée Nos lettres (recueil Clair de lune), Maupassant a exprimé à diverses reprises cette inquiétude particulière à l’égard de la correspondance posthume. [Cf. aussi l’épisode bien connu d’Une Vie, édit. Ollendorff, non ill., pp.215 à 218, et la nouvelle la Veillée, dans le recueil le Père Milon]. »
  7. Mme  de Maupassant est morte à Nice, le 8 décembre 1903, dans sa 83e année.
  8. Voir notamment l’article de G. Châtel, Maupassant peint par lui-même. (Revue Bleue du 11 juillet 1896.)
  9. À propos des crises d’épilepsie auxquelles Flaubert était sujet.