La Vie et la mort du général Laperrine/01

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José Germain et Stéphane Faye
La Vie et la mort du général Laperrine
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 514-546).
UN GRAND AFRICAIN

LA VIE ET LA MORT
DU GÉNÉRAL LAPERRINE

I

LES EXPLORATIONS SAHARIENNES AVANT 1900

A la fin du XIXe siècle, les Français de France et d’Algérie, même en haut lieu, considéraient le Sahara comme un séjour mystérieux et redoutable.

L’opinion n’avait point encore secoué la terreur que lui avaient inspirée les récits des drames sahariens ! C’était la mission Flatters, déchiquetée à coups de sabre ou frappée de folie mortelle, après avoir goûté à l’Afahlehlé des traîtres touaregs, un empoisonnement, une boucherie ; c’étaient les missions Palat et Camille Douls, dont les chefs, sur la route d’In-Salah, tombaient sous le poignard de leurs guides ; c’étaient les sanglants échecs des Pères Blancs.

En vain, des hommes qui vivaient sur les lieux essayaient-ils d’en appeler au sang-froid et à la raison ; en vain arguaient-ils de leurs observations et de leur expérience. Quand la mission Foureau-Lamy affronta l’espace et défia le temps, on la taxa de folie. « Moralement, elle fut quelque chose d’aussi fabuleux que l’expédition des Argonautes ; matériellement, un effort presque incroyable de ténacité dans la conception, d’endurance et d’audace dans l’exécution [1]. » En 1900, alors que nulle nouvelle ne parvenait d’elle, on n’osait dire qu’elle était perdue anéantie, engloutie elle aussi par le gouffre mystérieux, « Mais à aucun prix, on n’aurait envoyé soit sur ses traces, soit au-devant d’elle, le moindre détachement de reconnaissance. »

Pourtant, depuis 1894, il existait dans l’Extrême-Sud algérien des troupes que l’on avait créées tout spécialement pour les adapter à des conditions de vie et de mouvement qui n’avaient nulle part ailleurs leurs équivalentes. C’étaient, d’une part, les tirailleurs sahariens, une troupe à pied, de l’autre, les spahis sahariens, montés à méhari. Il importait de coordonner leurs efforts, d’harmoniser leurs gestes, et cette création eût été parfaite. Elle fut victime des mots : puisqu’un tirailleur était un fantassin, il fut rattaché à l’infanterie dont on lui attribua le mode de recrutement, la composition, l’armement, et dont on lui imposa la manœuvre ; et on rattacha à la cavalerie le spahi saharien, parce qu’il était monté à méhari et, qu’après tout, le dromadaire est, comme le cheval, un quadrupède. Les conséquences, dès lors, apparaissaient : il ne pouvait y avoir aucune collaboration, aucune concordance, ni dans les vues, ni dans les opérations de ces deux éléments totalement différents ; ils devinrent étrangers l’un à l’autre, parfois antagonistes.

Pourtant, les uns et les autres brûlaient de se signaler. Les chefs qui recevaient un commandement dans l’Extrême-Sud algérien étaient avides « de faire quelque chose, de marcher, de courir les aventures. » Mais les sphères supérieures voulaient seulement avoir l’air d’agir, alors qu’elles s’en gardaient soigneusement par peur de ces aventures dont se montraient friands les officiers des troupes sahariennes.

Aussi, pendant six années, les opérations des tirailleurs s’étaient-elles bornées à faire des « sur place, » après qu’ils eurent occupé deux constructions, Miribel et Inifel, face au Tidikelt. Pompeusement, les autorités supérieures avaient dénommé « forts » ces bâtisses. Dans la réalité, ces « forts » commandaient respectivement les puits de Chebbaba et de Sidi Abdelhakem, et les alentours de ces puits, aussi loin que portaient les fusils des tirailleurs. Au delà, le vaste bled restait ouvert aux nomades et aux pillards.

Les spahis, leurs frères ennemis, jouissaient-ils d’un traitement plus favorable, et, pourvus de montures, pouvaient-ils se donner de l’air ? Leur sort était semblable, et semblable leur inaction. L’escadron restait confiné, face au Gourara et au Touat, dans un « fort » de même farine, nommé Mac Mahon, qui commandait le puits de El-Homeur. Cependant, des soldats habitaient les gourbis contigus, et les mehara étaient autorisés, par nécessité, à aller pâturer dans le voisinage, mais le plus près possible du fort. Les pillards n’étaient-ils point à redouter ? Et, de fait, en 1898, un djich de quelques hommes enleva les mehara à quelques kilomètres du fort et les emmena sans être inquiété.

Ainsi, aux portes du Sahara, vers l’année 1900, la France marquait le pas. Des missions scientifiques s’enfonçaient dans le désert ; l’autorité militaire restait figée. Lorsqu’elle se décidait à un effort, elle s’y dépensait sans méthode, sans continuité, sans persévérance, spasmodiquement, pourrait-on dire. Un de ces efforts la conduisit, à la suite de la mission Flamand, à mille kilomètres d’Alger, à In-Salah, où le capitaine Pein s’installa après de vigoureux combats ; le Gourara, le Touat et la Saoura subirent notre occupation. Mais l’autorité militaire était à bout de souffle et à bout d’argent. Deux ans après, les officiers chargés de purger et de pacifier ces vastes territoires étaient contraints à « rester enfermés, moralement assiégés dans leurs casbahs, avec défense d’en sortir sous aucun prétexte, n’en ayant d’ailleurs pas les moyens, et ne sachant rien de ce qui se passait au delà de leur champ visuel. » Un fait entre dix : une harka de deux à trois mille hommes vint, un beau matin, attaquer la casbah de Timimoun. Elle avait pénétré au milieu de la cour avant que personne, « dans son champ visuel, » l’eût aperçue, sans que personne eût pu, d’un autre point, signaler son existence.

Cette confusion, ces piétinements, ces demi-mesures allaient-ils prendre fin ?


LE COMMANDANT LAPERRINE

En 1900, deux officiers, voyageant de conserve dans le Sud-Algérien, lièrent conversation. L’un d’eux, le lieutenant Fournier, continuateur éminent du commandant Laperrine, était affecté aux tirailleurs sahariens, qui devaient, mettant à profit la prise d’In-Salah par la mission Flamand-Pein, procéder à l’occupation des oasis, conjointement avec l’escadron des spahis sahariens que rejoignait, sur sa demande, le second officier. Ce dernier, un lieutenant, venait des spahis soudanais où, maréchal des logis, il avait inscrit glorieusement son nom sur une page émouvante de notre histoire coloniale, aux côtés du lieutenant de Chevigné, mort dans le combat ; le lieutenant-colonel Baratier, dans ses Épopées africaines, a célébré ce fait d’armes héroïque. Tous les deux s’interrogèrent familièrement sur les motifs qui les amenaient vers ces régions qui n’offraient d’autre attrait que celui de l’inconnu. « Lorsque j’ai formulé ma demande, dit simplement l’officier de spahis, le lieutenant de Libran, c’était en 1898 ; le capitaine Laperrine était capitaine en second, depuis le 6 novembre 1897, du 1er escadron de spahis sahariens. C’est pour avoir l’honneur et la bonne fortune de commander sous ses ordres que j’ai choisi le Sahara. Depuis, le capitaine Laperrine est devenu chef d’escadron au 1er régiment de chasseurs. Mais on s’apercevra bien vite qu’il est, pour le Sahara, l’homme qu’il faut, le seul homme qu’il faille ; on l’y rappellera. » Et comme l’officier de tirailleurs s’étonnait de tant de robuste confiance et d’une foi aussi vive, le lieutenant de Libran, complaisamment, précisa ses dires : il avait servi aux spahis soudanais, sous Laperrine, qui en était alors capitaine commandant. Ce capitaine incomparable avait su donner à ses cavaliers noirs « une solidité, un esprit, un mordant, » qui, dans l’affaire où avait péri le lieutenant de Chevigné, les avaient égalés à la cavalerie du premier Empire.

Quelle était sous cet enthousiasme la part de la vérité ? Le capitaine Laperrine méritait-il de se détacher ainsi, en haut relief, du groupe de ces officiers coloniaux légitimement orgueilleux et fiers de leur rôle, et capables, tous, d’abnégation, d’initiative intelligente et d’héroïsme ? N’y avait-il pas là seulement une de ces irrésistibles sympathies qui attachent un soldat à un autre soldat sans considération de grade et qui les soudent l’un à l’autre, à la vie, à la mort ? Le capitaine Laperrine était-il plus qu’un capitaine, plus qu’un chef ? Successivement sous-lieutenant au 4e régiment de chasseurs d’Afrique, lieutenant de spahis, lieutenant à l’escadron du Sénégal, capitaine de dragons, capitaine aux spahis soudanais, le capitaine Laperrine était-il mieux qu’un cavalier de race ? Avait-il acquis une maîtrise hors de pair, non seulement dans le maniement de ses hommes, mais encore dans le maniement des indigènes des tribus insoumises, sur les confins tunisiens, au Sénégal, au Haut-Fleuve, au Soudan, au Sahara, où il avait poussé une reconnaissance en pays touareg, une autre jusqu’à Taodeni ? Avait-il été plus qu’un brave dans dix combats à Ouallia, à Nio Gourera, à Yourli, à Diena, à Diaman, à Koufoulane, en 1890 et en 1891 ? Certes, chevalier de la Légion d’honneur dès le 5 avril 1892, le capitaine Laperrine avait obtenu une magnifique citation le 16 mars 1896 à l’ordre du jour des troupes de l’Afrique occidentale française : « A fait preuve, au combat d’Akren-Akren, de la savante audace qui était nécessaire pour mener à bonne fin une entreprise délicate, à la tête d’une troupe de faible effectif, loin de son soutien d’infanterie et de sa base d’opérations ; a su obtenir de sa troupe l’effort que réclamait la situation en prenant ses dispositions tactiques avec un remarquable à-propos et menant l’attaque avec une rare énergie. » Qui n’aurait aimé à collaborer avec un chef qui témoignait de qualités aussi variées que rares ?

Ainsi que l’avait prévu le lieutenant de Libran, le capitaine Laperrine fut rappelé au Sahara. Le 6 juillet 1901, il était, comme chef d’escadron, nommé commandant supérieur des oasis sahariennes. Or, voici ce qu’écrit un officier arrivé en 1904 au Sahara : « Le professeur Gauthier, de l’Ecole des lettres d’Alger, allait en mission scientifique et partait pour traverser le Sahara, pour ainsi dire, la canne sous le bras. Il n’avait, pour l’accompagner, qu’un petit groupe de méharistes, chargés d’aller prendre contact avec un détachement semblable de l’Afrique occidentale, en un point convenu d’avance. M. Gauthier devait être passé à ce dernier détachement. Bien mieux, ce groupe de l’Afrique occidentale française étant en retard et celui d’Algérie ne pouvant attendre à cause de l’épuisement de ses provisions, M. Gauthier était laissé en dépôt pendant une ou deux semaines, je crois bien, à une fraction de ces terribles Touareg. Il fut remis à l’Afrique occidentale française en parfait état !... » Le commandant Laperrine était venu et avait travaillé.

En effet, en mars 1902, le commandant, après de nombreux comptes rendus, avait définitivement condamné, dans un rapport, toutes les anomalies de l’organisation militaire saharienne. La loi de finances du 30 mars et le décret du 1er août créèrent les compagnies des oasis ; et, dès octobre, avant même qu’elles fussent intégralement constituées, le fantôme des Touareg était, si l’on peut dire, pris corps à corps ; sous la rude étreinte, il apparaissait quelque peu inconsistant et semblait s’évanouir. Sous l’impulsion du capitaine Cauvet, chef de l’annexe d’In-Salah, les lieutenants Cotteret et Guillo-Lohan avaient porté en octobre-décembre 1902 deux coups terribles et qu’on aurait pu estimer décisifs ; on peut les considérer comme « le baptême saharien de la Compagnie du Tidikelt. » Mais il importait d’en tirer profit, de les exploiter, d’en extraire tous les avantages ; ils fussent demeurés isolés et improductifs si un homme n’eût pas apporté de la continuité dans les vues, de l’esprit d’initiative dans l’utilisation des forces sahariennes, une méthode, un corps de doctrine. Cet homme, c’est le commandant Laperrine.


L’ORGANISATION DES COMPAGNIES SAHARIENNES

Le commandant avait-il conçu lui-même les idées dont il se fit l’apôtre ? La mise en œuvre est totalement sienne. C’est à la réunion des deux éléments, les tirailleurs et les spahis, à l’utilisation des qualités des uns et des autres, à leur coordination, à leur amalgame, que nous devons la conquête effective du Sahara ; c’est à l’intelligente ténacité du commandant que nous devons la disparition de cet épouvantait saharien devant lequel nous étions restés hypnotisés et inertes pendant trente-cinq années.

Qu’est-ce donc que ces compagnies sahariennes qui ont accompli la tâche si vaste de « faire respecter les clauses des traités ou conventions imposés aux fractions conquises, mais tout nouvellement soumises et encore turbulentes, et de donner à nos sujets la protection qui leur était due contre les menaces permanentes des redoutables bandes insoumises ? »

Tout d’abord, les spahis et les tirailleurs deviennent, après fusion, des « goumiers militaires » que des éliminations successives débarrassent des éléments douteux ou mauvais, jusqu’au moment où il ne reste plus dans les compagnies sahariennes que des sujets originaires des tribus nomades habituées, par atavisme, à vivre de ce qu’on peut trouver dans le Sahara ou de ce qui peut y être facilement apporté.

De là découle une seconde idée ; à l’ancienne théorie « qu’il faut vivre sur le pays, » le commandant Laperrine substituera la théorie nouvelle qu’il faut vivre dans le pays. La première théorie était née d’une décision désinvolte d’un sous-intendant qui s’était montré fort empressé à fuir ces régions où il jugeait qu’il était si simple de vivre, mais, sans doute « pour les autres. » Or, les habitants de ces contrées tiraient leurs seules ressources de celles que leur fournissaient nos soldats ; la viande dont ils se nourrissaient était prélevée sur les cadavres des chameaux que nos colonnes abandonnaient ; de céréales, la pénurie était telle que les Gouraris venaient recueillir l’orge non mâchée et non digérée dans le crottin de nos chevaux.

Voici de quelle façon le commandant appliqua la seconde théorie. Ces nomades, il les invita à vivre exactement comme ils vivaient dans leurs tribus, en familles. Rien des troupes régulières, rien même des smalas des premiers spahis algériens. Le Saharien reste son maître, et, en dehors du service, l’autorité n’intervient jamais dans ses affaires. Il n’a rien à regretter, rien à envier. D’ailleurs, s’il est entré à la compagnie volontairement, il lui est loisible, au cas où telle serait sa fantaisie, d’en sortir.

Car cette compagnie où il est enrôlé comme fantassin de 3e classe, il n’y est que commissionné. Si le cœur lui en dit, s’il est repris de cette éternelle agitation qui caractérise les nomades, le bled lui est ouvert, à cet irrégulier qui n’aime pas les engagements à long terme, les échéances fixes et rigoureuses, qui éprouve pour eux « autant de répugnance que pour coucher sous un toit entre quatre murs ; il se sent en prison. » Mais, réciproquement, « s’il apparaît incapable ou indésireux de s’adapter à la discipline, s’il ne donne pas satisfaction, il se peut qu’il soit licencié du jour au lendemain. » Ce licenciement sans formalité ni délai est préférable à l’accumulation des punitions qui pourraient conduire notre Saharien à Biribi. Il laisse toute liberté à l’autorité militaire et au soldat commissionné. Par ce procédé qui, peut-être, traduit l’idée la plus ingénieuse de l’organisation des compagnies sahariennes, le personnel, en très peu de temps, fut un personnel « de choix, » parmi lequel « les cas d’indiscipline étaient extrêmement rares. »

La vie qu’on offre au Saharien est séduisante. Sa conduite, ses aptitudes, ses actions d’éclat lui permettent d’être nommé méhariste de deuxième et de première classe, brigadier et sous-officier. En attendant, il est assuré de vivre. La compagnie saharienne forme un élément autonome et est « constituée en coopérative avant la lettre. » C’est de cette façon qu’elle pourra faire vivre les Sahariens dans le pays. La compagnie achète dans le commerce en passant des marchés avec les fournisseurs qui sont tenus de livrer dans des endroits fixés par contrat ; la compagnie cède à son personnel au prix de revient. Au centre de chaque groupe est ainsi constitué un stock d’approvisionnements à l’aide duquel, chaque mois, sont ravitaillés les détachements ; un comptable impute à chaque homme sa ration dont il déduit le montant sur la solde du mois en cours. Et notre Saharien, dont la nourriture carnée est fournie par les animaux tués à la chasse ou par la viande de chameau, a droit à 15 kilos de farine, 2 kilos de beurre, 2 ou 5 kilos de sucre, une livre ou un kilo de thé, 2 kilos de vermicelle et autant de riz ; du savon et des bougies quand il y en a, du café dont il prend d’ailleurs rarement. La vie matérielle est donc assurée et, apparemment, dans les meilleures conditions, surtout pour les transports, car les transporteurs sont souvent les frères ou les parents des Sahariens eux-mêmes.

La compagnie ne manque de rien. Elle est approvisionnée en burnous, en chéchias, en couvertures, en gandourahs ; elle vend ces ceintures en laine rouge que le Saharien enroule autour de ses reins et porte en croix sur le corps et qui le sacrent militaire, soldat de France.

Toutes les acquisitions en vivres et en vêtements auxquelles procède le Saharien sont inscrites sur le livret de solde dont il est détenteur. Mais d’autres acquisitions viennent s’y ajouter, car l’homme est tenu aussi de se pourvoir complètement, excepté en armes et en munitions. L’achat de son équipement et celui de ses montures lui incombe. « C’était là un excellent principe, car l’homme avait soin de tout. » On pourrait objecter que le prix finissait par être élevé et par excéder ses moyens. Mais la compagnie consentait à avancer l’argent nécessaire, qu’elle récupérait par fractions sur la solde mensuelle. De cette façon, le Saharien pouvait procéder à l’achat des deux mehara que l’on exigeait de lui. Pendant que l’un des méhari était en reconnaissance ou en état d’y partir au premier signal, l’autre restait au repos dans un pâturage où toutes les deuxièmes montures d’un groupe se trouvaient réunies sous la garde d’un détachement. De cette façon, les animaux, vivant des plantes du pays, ne coûtaient presque rien ; de plus, l’alternance des montures permettait d’avoir toujours l’effectif complet, prêt à toute éventualité. Quant au méhari en état de mobilisation, si l’on peut dire, il servait à transporter vivres, bagages personnels, provision d’eau, et le méhariste lui-même, qui devait penser à tout et ne compter que sur ses propres ressources. « Pour l’eau comme pour tout le reste, c’était chacun pour soi. » Mais, ainsi munie et formée, la compagnie était vite sur le pied de guerre ; sa mobilité était extrême ; elle pouvait battre perpétuellement le pays et y traquer les pillards ; au besoin, elle allait harceler l’ennemi sur son propre territoire et briser dans l’œuf ses tentatives de rezzous.

Etait-il besoin pour amener la compagnie à ce degré d’entraînement d’une longue instruction ? Non, pourvu que cette instruction fût celle qui convenait. « Les hommes recevaient une instruction très sommaire. » A aucun moment, on ne cultiva le « défilé, » gloire des instructeurs militaires ; et peut-être ne serait-il point audacieux d’affirmer que les Sahariens ne savaient point marcher au pas. L’instruction se réduisit à la connaissance de l’arme attribuée à chaque homme, un mousqueton 1892 avec sabre-baïonnette, au tir, et à quelques mouvements rudimentaires exécutés par groupes de dix à vingt hommes. On la compléta en apprenant aux soldats les procédés les plus efficaces pour venir à bout des diverses peuplades auxquelles ils auraient à se heurter, et dont chacune pratiquait le combat à sa façon. « Le commandant Laperrine les avait à peu près toutes vues, tant dans sa vie soudanaise que dans sa vie saharienne. »

Ce qu’il importait surtout de développer chez le Saharien, c’était l’aptitude à la marche, de façon à ce qu’il acquît une résistance pour ainsi dire indéfinie. « On peut presque dire que la victoire est à celui qui marche le plus longtemps, et la définition est à peine exagérée qui appelle un méhariste : « un homme à pied qui tire un chameau par la figure. » Le commandant Laperrine, particulièrement instruit des gens et des choses du Sahara, et qui avait le plus souvent recruté ses méharistes dans la tribu des Chaambas d’Ouargla, sut développer et accroître leurs qualités natives par un mouvement incessant de reconnaissances à longue portée qui duraient couramment de six à huit mois et remplissaient parfois une année.

Ces quelques centaines d’hommes, disciplinés, cohérents, prêts à accomplir tout ce qu’on voudrait exiger d’eux, il fallait les encadrer fortement, leur donner des chefs éprouvés et en qui ils pussent avoir une absolue confiance. Le commandant Laperrine fît appel à des volontaires gradés des corps stationnés dans le Tell, âgés de vingt et un ans au moins, et comptant dix-huit mois de service. Dur sacrifice : ils devaient rendre leurs galons. Et pourtant, les volontaires abondèrent ; le choix parmi eux fut facile et particulièrement heureux, puisque l’on y trouva très rarement de fortes têtes. C’étaient sans doute des jeunes gens avides d’action et de risques, car les avantages matériels et pécuniaires qu’on leur offrait étaient faibles « en comparaison de l’exil consenti par eux pendant six années au moins. » Au bout de ces six années, ils devaient avoir obtenu le grade de sergent ou de maréchal des logis et avoir réussi à être proposés deux fois pour le grade d’adjudant ; ce dernier grade leur était alors conféré dans un corps de leur ancienne arme stationné en France ou dans le Tell.

Ces simples soldats, ces brigadiers, ces sous-officiers, une quarantaine environ par compagnie, à l’école du commandant Laperrine, à l’école des officiers qui s’inspiraient fidèlement de ses principes directeurs, devinrent très rapidement des modèles d’endurance ; bien mieux, des modèles d’initiative. N’est-ce point là la qualité que le commandant Laperrine prisait par-dessus toutes ? Ecoutons-le : « De l’activité, beaucoup d’activité et d’initiative. J’aime mieux un chef qui se trompe qu’un paresseux ou un timoré qui ne commet jamais de fautes parce qu’il attend des instructions et n’ose rien... » Que de fois, un simple brigadier, chef de patrouille, s’est trouvé acculé à des situations où sa troupe et lui-même coururent un mortel danger, et où il a su prendre des décisions, combiner des ordres et des mesures devant lesquels eût hésité et pâli un officier supérieur, ankylosé dans le nirvana du temps de paix !

Est-il besoin d’apprécier les officiers qui surent commander à de tels éléments ? Leur ardeur à endosser de lourdes responsabilités, leur sûreté de vues, leur allant, leur audace faite de sang-froid et d’aptitude à juger les événements et les hommes, leur esprit d’abnégation et de sacrifice, les ont mis hors de pair. Les compagnies sahariennes étaient commandées par un capitaine, les groupes par un lieutenant ; ces officiers, qui devaient être des chefs militaires, devaient témoigner aussi des qualités d’un administrateur ; le capitaine, en même temps chef d’annexé, répondait de la bonne marche des services de ravitaillement et de comptabilité. Un nombre infime de ces officiers ne s’est pas montré supérieur à leur tâche.

Pourtant, la tâche était rude. Il est aisé d’en juger par celle qui fut attribuée, entre 1902 et 1916, à la compagnie saharienne du Tidikelt, « élément-type des troupes sahariennes ; » avec un effectif, arrêté en octobre 1902, de six officiers, trente-six hommes de troupe français et deux cent quatre-vingts hommes de troupe indigènes, elle dut assurer la police d’un territoire immense. La portion centrale était concentrée à In-Salah. Le reste du contingent était réparti en trois groupes autonomes ; un groupe rayonnait aux abords immédiats d’In-Salah ; c’était le groupe du Bas-Touat ou d’Aoulef ; son action s’étendait vers le Sud-Ouest en liaison avec la Compagnie du Touat Gourara ; un deuxième groupe surveillait le Fort Motylinski, la région montagneuse du Hoggar et assurait la liaison avec les tirailleurs soudanais ; il descendit plus tard, à mesure que la conquête s’élargissait en tache d’huile, jusqu’à Tombouctou, Agadès et Kidal ; un troisième groupe de Fort-Polignac, dans la région Azger, assurait la police d’un vaste territoire, tendait la nïain au Sud au groupe du Hoggar, protégeait à l’Est la frontière, remontait au Nord jusqu’au Sud tunisien, enfin, vers l’Ouest, conjuguait son action avec celle de la compagnie d’Ouargla, lorsqu’elle fut créée, c’est-à-dire, seulement le 5 septembre 1914. Certes, à mesure que le cercle s’agrandissait, augmentaient quelque peu les effectifs ; un décret du 14 janvier 1908 porte le nombre des hommes à quatre cents, dont quarante-quatre Français. Mais, qui ne sent que pareille tâche eût été impossible si le commandant Laperrine n’avait su imaginer les facteurs très simples, sans doute, mais extraordinairement efficaces, à la fois matériels et moraux, qui ont été les agents d’un succès décisif ? Il n’a point suffi de les trouver ; il a fallu les employer ; ne faut-il pas ajouter : il a fallu les faire accepter ? Il a été l’initiateur ; il a été aussi l’animateur, car il a toujours payé de sa personne ; il a donné l’exemple de l’endurance, de l’audace, au cours de reconnaissances comme celle sur Taodenni en 1906, et d’une témérité qu’il a fini par payer de sa vie. Grâce à lui, « l’esprit d’entreprise dans la conception, d’énergie dans l’exécution, de ténacité et d’endurance dans les mauvais moments, assurèrent bientôt aux Sahariens une supériorité, un prestige absolus dans tout le Sahara et jusqu’aux portes du Soudan. »


LES PREMIERS ESSAIS DE PÉNÉTRATION

Il n’apparait point nécessaire de relater les faits et gestes, les incessantes randonnées poussées souvent à plus de mille kilomètres, les prouesses hardies des compagnies sahariennes pendant la période qui s’étend du 6 juillet 1901 au 8 novembre 1910, date à laquelle le commandant Laperrine, devenu successivement lieutenant-colonel en décembre 1904 et colonel trois ans après, dans le poste où s’affirmait de jour en jour sa maîtrise, fut désigné pour commander le 18e régiment de chasseurs à cheval à Lunéville. Il suffit de noter que, même après son départ pour la France, c’est son esprit qui présida à la pacification du Sahara parce que c’est vraiment lui seul qui « avait posé les principes qui font école en matière de police et de conquête saharienne. »

Au reste, pour appliquer ses principes, il avait tenu à avoir les mains libres. Le 4 novembre 1903, il avait demandé l’organisation des oasis en commune indigène ; et un arrêté du gouverneur général de l’Algérie en date du 1er janvier 1904 avait accordé cette franchise qui fut transformée en autonomie administrative par un décret du 10 avril 1907.

C’est parce qu’il s’est penché vers les indigènes qu’il a pu mener son œuvre à bien. Il tenait plus à les séduire qu’à les écraser ; il savait qu’avec eux, jamais un écrasement n’est définitif : il connaissait à fond leurs âmes ; il s’était appliqué à pénétrer ces visages solennels, graves, impassibles et à y dissiper les brumes ; s’il avait relevé dans leur caractère les aptitudes aux contradictions les plus étranges, il n’en voulait retenir qu’un trait, la tendance sympathique ; c’est cette sympathie qu’il éveillerait, qu’il rassurerait, qu’il conquerrait, qu’il fixerait, pour qu’elle cessât d’être mobile comme la dune mouvante du désert saharien que le vent insensiblement déplace. À ces assoiffés d’indépendance, il en laisserait l’illusion ; ils seraient indépendants et maîtres d’eux-mêmes, à nos côtés, pourvu qu’ils fussent les loyaux amis de la France.

Mais pour y parvenir, que de doigté, que de tact, que de diplomatie il fallut apporter dans les négociations ! Le récit des manœuvres employées pour rallier à notre cause l’instigateur du parti de la paix, le chef des « Jeunes Touareg » Houssa ag Amastane, en fournira un exemple typique. Les avances de Moussa étaient fréquentes, mais sans franchise ; pourtant, au commencement de 1903, une députation de Touareg vint à In-Salah apporter les protestations de dévouement de Moussa. Sur la proposition du capitaine Cauvet, le commandant Laperrine éleva Moussa au rang d’Amenonkal officiel des Touareg Ahaggar en remplacement d’Attici, instigateur du massacre de la mission Flatters, et notre ennemi irréductible. Mais les Touareg restaient méfiants ; allait-on s’armer de patience et attendre ou redoubler d’ingéniosité et les attirer ? Le commandant Laperrine résolut de donner d’abord l’impression de notre force ; une colonne partie d’In-Salah, sous les ordres du lieutenant Besset, poursuivit et repoussa jusqu’au cinquième degré de longitude Est, au plus fort de l’été de 1903, les Touareg Ajjer qui avaient razzié des nomades et attaqué et pillé une caravane venant d’InSalah. Les Touareg, effrayés de l’apparition des troupes françaises dans les territoires qu’ils avaient jusque-là parcourus impunément, prièrent Moussa ag Amastane de s’entremettre auprès du commandant en leur faveur et de déclarer qu’ils n’avaient point participé aux rezzous dont on leur imputait la responsabilité. Le moment était venu de sonder à nouveau Moussa ag Amastane. Mais il se tenait coi. Sa grandeur allait-elle longtemps encore l’attacher au rivage ? Ce rivage, le commandant Laperrine allait-il essayer d’y aborder ? Il s’y décida, mais par personne interposée.

Le Caïd El Hadj Ahmed ben Mohamed Bilou, de la tribu des Ahl Azzi, rivalisait d’avances et de témoignages de loyalisme vis avis des Français avec Si Mouley Omar ben Mouley Louatik, Caïd d’Akablé qui, en relation avec les Touareg, nous renseignait sur leurs dispositions. L’émulation des deux chefs à nous servir avait provoqué entre eux une rivalité sourde ; il s’agissait pour nous de ne point l’exaspérer : une haine jalouse eût pu, à notre dam, les précipiter l’un contre l’autre. Omar ben Mouley Louatik fut donc comblé de prévenances. Mais, comme les riches Ahl Azzi semblaient plus particulièrement en faveur auprès des Touareg de Moussa Ag Amastane, c’est à Bilou, leur chef, qu’on aurait, pour cette fois, recours... En effet, le chef Targui adressait à Bilou des lettres dans lesquelles ses protestations d’amitié pour les Français devenaient de jour en jour plus chaleureuses. En mai 1903, Moussa exprima le désir de faire la connaissance de Bilou. Celui-ci, fort adroitement, « cuisina » le porteur de la lettre : le but de Moussa était de se renseigner sur l’administration française et sur sa manière de procéder avec les indigènes. Quelle joie pour Bilou, quel orgueil il en conçut ; Omar ben Mouley Louatik « était distancé ! » Bilou « tenait la corde ! »

Bilou, muni de nos lettres de créance, se rendit donc en juin 1903 aux campements de Moussa. L’un et l’autre se gardèrent bien de trahir les motifs de leur rencontre ; Moussa n’était pas sûr de ses sujets, si peu sûr que Bilou dut négocier avec lui pendant plusieurs mois, et qu’il résolut d’accompagner Moussa parmi les plus irréductibles d’entre eux. Entreprise téméraire ; Bilou y risquait sa tête. « J’ai fait le sacrifice de ma vie, disait-il, pour réussir dans l’affaire qui nous concerne, et s’il plait à Dieu, nos efforts seront couronnés de succès, à moins que la mort ne vienne me surprendre avant d’avoir terminé mon œuvre. » De fait. Moussa eut peine à sauver la vie de son Mentor. Mais les Touareg Ajjer restèrent réfractaires. Bilou se fit alors plus pressant ; pourquoi Moussa ne se résolvait-il pas à venir à In-Salah apporter sa soumission ? Il arracha enfin le consentement, rassembla autour de Moussa une escorte de quatre-vingts Touareg, — Moussa tenait beaucoup à une imposante escorte ; — en février 1904, Moussa entrait à In-Salah, et se soumettait solennellement ; des fêtes grandioses furent données en son honneur, dont la renommée porta l’écho dans tout le Sahara ; les jours de tranquillité et de paix étaient venus.

Le rôle de Bilou était joué ; qui se refuserait à admirer quelle merveilleuse influence la politique « d’apprivoisement » du commandant Laperrine avait dû exercer sur l’âme des chefs indigènes pour que nous eussions pu susciter en eux tant de dévouement et un pareil esprit de sacrifice ? Le rôle du commandant Laperrine commençait ; il pouvait, à présent, se pencher vers Moussa ag Amastane. Au cours d’une tournée d’inspection, il fit dévier son itinéraire vers Tin-Zaonten, où on lui avait signalé la présence de Moussa, mais quand il y parvint le 24 avril 1904, Moussa avait quitté le pays depuis plus d’un mois ; Moussa se dérobait ; il expédiait courriers sur courriers, s’excusant, accumulant les prétextes spécieux ; mais il ne vint pas. Le commandant Laperrine dut se résigner à ne point recevoir sa visite et son hommage. « Le commandant militaire attribuait cette réserve à la grande dispersion des Ahaggar, qui empêchait Moussa, orgueilleux et très fier, de se présenter avec une escorte imposante et digne de lui ; il la mettait aussi sur le compte de la santé de Moussa, qui, dans ses lettres, signalait qu’il était très malade et dans l’impossibilité absolue de supporter les fatigues d’une route. Le commandant militaire ne prit pas ombrage de cette petite incorrection, car elle était atténuée par l’attitude respectueuse et craintive de tous les Touareg rencontrés et des envoyés de Moussa en particulier. » Combien de chefs eussent montré une telle longanimité ? Combien eussent usé de rigueur vis-à-vis de Moussai Le commandant Laperrine sut se contenir et temporiser ; le temps, disent les Italiens, est un galant homme ; le commandant l’était avec ceux vis-à-vis desquels il lui était utile ou il lui plaisait de l’être.

D’ailleurs, le commandant Laperrine caressait un projet dont l’exécution amènerait à la fin les derniers insoumis à résipiscence. Ce Sahara, à peu près aussi étendu que l’Europe, il avait conçu l’idée, autant que faire se pouvait, de l’entourer d’un réseau à mailles si serrées que, las de s’y débattre, ses habitants finiraient par solliciter d’en être affranchis. Le commandant voyait loin et voyait grand. Il s’agissait de coordonner les efforts de toutes les troupes de nos colonies qui bordaient le désert saharien, de façon à ce que, rejetées de l’une sur l’autre, harcelées, vouées aux contre-attaques et aux représailles, les tribus dissidentes fussent contraintes à déposer les armes et a solliciter l’aman. Dès sa prise de commandement, il le tenta. Il n’y devait parvenir définitivement que lorsque, pendant la Grande Guerre, il fut rappelé du front de France sur le front saharien, parce qu’on avait compris qu’il était à ce moment la personnalité qui s’imposait et qui avait droit à ce que s’imposât une de ses idées directrices.

Elle pouvait s’exprimer en quelques mots : la mesure indispensable à la soumission du Sahara était la communauté d’action des troupes du Sahara et des troupes du Soudan. En 1903, une telle proposition frisait l’impertinence ; elle était attentatoire aux principes administratifs les plus sacrés ; nos administrations métropolitaines s’ignorent, se claquemurent farouchement dans leurs attributions et dans leurs prérogatives et veillent jalousement à ce que reste absolue l’étanchéité des cloisons qui les séparent. Pourquoi nos colonies africaines se seraient-elles comportées autrement ? Elles modelaient leurs traits sur le visage auguste de la mère-patrie.

Le commandant Laperrine, ce paladin, tenta de rompre en visière à toutes les traditions, à toutes les routines, à toutes les hérésies dont la France saharienne souffrait, dont elle aurait pu mourir. En mars 1904, il se mit en route pour accomplir une tournée d’inspection dans le Sud de l’annexe du Tidikelt, afin d’aller s’assurer par lui-même de la sincérité et de l’étendue des soumissions des tribus touareg. C’est du moins ce qu’il avait déclaré ; et, comme pour confirmer ses déclarations, le R. P. de Foucauld, cet autre grand Saharien avec qui il entretenait depuis longtemps des relations très cordiales, se joignit à l’expédition pour compléter sur place ses connaissances dans la langue tomaheg et installer au Hoggar une infirmerie auxiliaire ; et l’Observatoire d’Alger avait délégué un de ses fonctionnaires, M. Villate. Le but de l’expédition semblait donc précis et nettement délimité. En réalité, le commandant Laperrine « avait l’intention de se rendre à Tombouctou pour s’y rencontrer avec le lieutenant-colonel commandant le premier territoire de l’Afrique occidentale française, et couper court ainsi aux bruits tendancieux qui représentaient les Français du Soudan et ceux de l’Algérie comme des frères ennemis en hostilité ouverte. » L’excellent commandant eût voulu voir ces frères se jeter dans les bras les uns des autres et ne desserrer l’étreinte qu’au moment où serait acquise la certitude que leur union durerait éternellement. Mais il avait compté sans son hôte, et le baiser ne fut même pas un baiser Lamourette.

A Timiaiouin, la reconnaissance dirigée par le commandant Laperrine se heurta à un détachement de Soudanais. Au moment où, sans doute, le commandant ouvrait ses bras, le capitaine, la main tendue à distance, lui présenta le texte des ordres que lui avait donnés le lieutenant-colonel du premier territoire soudanais : l’entrée de l’Adrar était interdite aux détachements algériens. En vain, le commandant demanda à pousser jusqu’à Tombouctou pour s’y ravitailler ; en vain, il indiqua qu’il avait convoqué à Tessalit les chefs Hortas et qu’il ne pouvait manquer au rendez-vous et à la parole donnée ; le capitaine se retrancha derrière les instructions ; elles étaient formelles et péremptoires. Le commandant s’inclina ; il n’aimait que modérément les conflits, mais quand il prit le chemin de Tin-Zaouten, son escorte dut entendre des éclats de voix et des propos exempts de douceur et d’aménité.

Quatre ans plus tard, les conceptions du colonel Laperrine ayant fait lentement leur chemin, finirent par apparaître excellentes. Le colonel, escorté par un groupe que commandait le lieutenant Sigonney, un des plus dignes et des plus fervents parmi ceux qui se réclament de lui, se rendait à la fin d’avril 1908 en pays Ajjer pour y déterminer l’emplacement du bordj de Fort-Polignac. La reconnaissance se prolongea et, le 30 juin, elle parvenait à Tarahouhaout ; le colonel jugea que l’endroit était favorable pour l’établissement du point d’attache de la compagnie du Tidikelt en Ahaggar ; on y commença les travaux de construction d’un bordj auquel serait attribué le nom de Fort-Motylinski.

Or, pendant que le colonel séjournait en Ahaggar, un courrier s’avança vers lui, dont l’abord dut faire briller dans ses yeux un éclair de malice et amener sur son visage un sourire de détente. Le chef de bataillon Mouret, commandant la région de Zinder, demandait une entrevue avec le lieutenant Sigonney pour s’entretenir avec lui des relations qu’il importait d’établir entre le nouveau poste de l’Ahaggar et le cercle soudanais d’Agadès. Avec quelle joie le colonel Laperrine autorisa cette rencontre, il n’est pas besoin de le dire ; il allait s’y former le premier maillon de la chaîne qui, d’après lui, devait unir un jour dans une féconde solidarité l’Afrique occidentale française, le Maroc, l’Algérie et la Tunisie, pour le plus grand profit de la France saharienne et de la France européenne.

L’autorisation accordée, le colonel reprit le chemin d’In-Salah. Le lieutenant Sigonney et ses trente-sept méharistes joignirent le 4 septembre à Tar-Hert le groupe du commandant Mouret et des officiers qui l’accompagnaient. On s’entendit à demi-mot ; on fit mieux. « Le commandant de la région de Zinder invita le détachement Sigonney à pousser jusqu’à Agadès, faisant ressortir l’effet politique que ce voyage produirait sur les populations de l’Azbin et sur les avantages qu’en retireraient les représentants des deux colonies en réglant sur place, à Agadès, les différentes questions intéressant leurs territoires respectifs. » Hoc erat in votis. Oui, tels étaient précisément les vœux du colonel Laperrine et du lieutenant Sigonney, son fidèle truchement. Le lieutenant Sigonney, avec ses Sahariens et les Soudanais de Zinder, de Tahour et d’ Agadès, arriva à Agadès le 9 septembre et y séjourna une semaine, une semaine de travail et d» fêtes. Il recueillit des renseignements utiles sur le commerce transsaharien et sur les dispositions d’esprit des populations de l’Azbin ; on convint que des caravanes seraient organisées entre l’Algérie et l’Air ; on s’entendit sur les moyens.

Puis, ayant ainsi planté des jalons précieux pour l’avenir du Sahara, le lieutenant Sigonney reprit la route de l’Ahaggar dont il allait être le premier occupant permanent, et où il allait, le premier, appliquer les idées du colonel Laperrine. Il écrit : « Ma mission fut de continuer l’apprivoisement des Touareg Hoggar, de leur inculquer l’esprit de discipline vis-à-vis du Gouvernement français, d’établir des liaisons effectives avec le Soudan, avec Agadès d’une part, Kidal de l’autre, enfin de protéger nos tribus contre les pillards. » Les Hoggar étaient à ce moment apprivoisés et se pliaient aux ordres de leur amenonkal, Moussa ag Amastane, devenu notre auxiliaire loyal et dévoué. Mais un certain nombre d’entre eux allaient nomadiser dans l’Adrar, parce que leurs troupeaux étaient décimés par la sécheresse persistante du Hoggar ; vainement, Moussa, sentant qu’ils échappaient à son influence, leur enjoignait de revenir. Le lieutenant Sigonney jugea opportun d’aller les rappeler à la discipline. Au cours de son inspection, il fit d’une pierre deux coups ; à Kidal, il entra en relation avec le commandant soudanais du secteur. « Ifor’as, Kel Aknet, Ahaggar se rendaient compte une fois de plus que nous pouvions les atteindre en tous lieux et qu’une entente cordiale existait toujours entre les Sahariens et les Soudanais. » Enfin, sur un ordre venu d’In-salah, le lieutenant Sigonney partit pour la plaine d’Admer, afin de renforcer les troupes qui opéraient contre les Touareg Ajjer. Ainsi, le général Laperrine avait tout prévu, avait avisé à tout.

Lui-même, en cette année 1909, se rendit à Gao et à Nyamey, en Afrique occidentale française ; il y régla avec le colonel Venal, qui commandait le territoire militaire du Niger, les questions pendantes entre les territoires des deux grandes colonies et détermina la limite des zones d’action des troupes algéro-sahariennes et des troupes soudanaises. Puis, « sûr que sa politique serait suivie et lui survivrait, » il accepta un poste dans les troupes métropolitaines ; avant de le rejoindre, il exécuta sa randonnée d’adieu. Une dernière fois, en 1910, il visita le Hoggar et le pays Ajjer. Il rassembla les Touareg en un grand palabre, sonda leurs cœurs et leurs reins, sentit qu’ils étaient bien en main, régla les derniers litiges au mieux de leurs désirs, leur donna ses derniers conseils. Ce fils de France salua avec émotion ses « chers Hoggars » dont sa politique habile avait fait des fils adoptifs de la mère patrie. Alors, l’esprit tranquille, il partit prendre à Lunéville le commandement du 18e chasseurs à cheval. Les officiers sahariens étaient munis de l’outil qu’il avait forgé, les « compagnies sahariennes ; » ils étaient imprégnés de son esprit, de sa méthode, de sa doctrine.

Pendant que le colonel Laperrine commandait successivement les chasseurs de Lunéville et la brigade des dragons de Lyon, les compagnies sahariennes remplissaient brillamment leur tâche, sur une immense étendue, toujours désertique, souvent inexplorée, procédant tour à tour, suivant les nécessités, à des opérations de police, de répression ou de conquête. Rien ne les arrêtait, ni les difficultés matérielles, ni les distances, bien que parfois elles dussent pousser jusqu’à plus de mille kilomètres de leur base de ravitaillement. Méthodiquement, sûrement, l’immense domaine saharien était soumis et organisé ; les « élèves » du colonel, ainsi qu’aiment à s’appeler les officiers formés à son école, se montraient dignes du maître.


LE FRONT DU SAHARA PENDANT LA GRANDE GUERRE

En août 1914, le coup de tonnerre de la déclaration de la guerre par le Gouvernement allemand eut son retentissement au Sahara. Les officiers, d’un même élan, réclamèrent l’honneur d’aller combattre sur le front de France où combattrait leur ancien chef. Après réflexion, ils se rendirent compte qu’une lutte âpre et incessante n’allait pas tarder à s’engager sur le front saharien ; c’est là que le devoir les fixait.

Pourtant, jusqu’en décembre, si la révolte couvait, on ne sentait pas que l’heure fût venue de son éclosion. Seuls les razzieurs marocains de la région Sud-Ouest témoignaient d’une audacieuse activité inlassée et exigeaient la vigilance de nos postes fixes et du détachement de Fort-Molylinski. Il semblait qu’à l’Est la razzia eût vécu après l’occupation par les Italiens de Ghadamès, de -Mourzouk et de Rât. Les occupants s’y jugeaient en sécurité ; nos officiers, mieux renseignés, sentaient que le sol était mouvant ; ils avaient tous, lieutenant-colonel Meynier, colonel Dinaux, commandant Sigonney, capitaines et lieutenants sahariens, la précieuse qualité que leur avait léguée le colonel Laperrine, « la rare compréhension, » « l’intuition » « des réalités au Sahara. » Des tribus se montraient impatientes du joug italien ; les ardents Senoussistes, les plus fanatiques parmi les sectes musulmanes qu’ils essayaient d’agglutiner autour d’eux, prétendaient profiter des embarras de la France ; ils annoncèrent l’entrée en scène d’un nouveau Mahdi.

A peine la majeure partie de la compagnie du Tidikelt et les goumiers d’Ouargla et d’El-Oued parvenaient-ils en décembre 1914 sur les confins lybiens, qu’ils étaient chargés de surveiller, qu’ils y apprenaient l’insurrection du Fezzan, le massacre des garnisons italiennes de Mourzouk et d’Oubari et la fuite précipitée de la garnison de Rât et d’une petite colonne de deux cent cinquante hommes vers nos territoires. Ils accueillirent ces soldats cédant devant une attaque si impétueuse qu’ils avaient dû abandonner aux rebelles, canons, mitrailleuses, fusils à tir rapide et munitions, et les dirigèrent vers Fort-Polignac. Pour eux, ils restèrent face à l’ennemi qui, intimidé, abandonna la poursuite.

C’est qu’il préférait consacrer son activité à chasser de Tripolitaine les Italiens qui, en janvier 1915, ayant jugé nécessaire d’évacuer le pays, n’en gardèrent plus que la côte. Les Senoussistes le parcoururent en maîtres, y organisèrent la propagande religieuse, apparurent capables d’y constituer un royaume indépendant. Leur audace s’accrut ; nos postes du Sud-Tunisien, plusieurs fois, eurent à résister à leurs coups de main. Il fallait en finir avec cette menace. Un détachement de la compagnie du Tidikelt, se joignant au détachement de Fort-Motylinski, qu’on avait dû appeler, infligea aux Senoussistes la rude leçon qu’ils méritaient, à Oum-Souigh, entre le 2 et le 9 octobre 1913. La leçon restait pourtant insuffisante : les agents turcs et allemands entretenaient un feu qui eût peut-être fini par s’éteindre. Il importait de rester sur ses gardes : c’est à cette nécessité que répondit l’organisation de la compagnie saharienne d’Ouargla, prévue depuis 1914, pour décharger la compagnie du Tidikelt, qui avait dû, en mars 1915, poursuivre les pillards des campements hoggars sur plus de 600 kilomètres et accomplir une randonnée de plus de 1 500 pour venir remplacer dans l’Est le détachement de Fort-Motylinski dont la présence à son poste était réclamée et s’imposait d’urgence.

L’année 1916 réservait à nos Sahariens des assauts incessants, des privations cruelles, des défections qui eussent pu devenir inquiétantes parmi les Touareg enrôlés dans les compagnies, si elles étaient devenues plus nombreuses. La propagande senoussiste, en suscitant au sein des tribus soumises des traîtres qui se berçaient de l’espoir d’échapper à notre châtiment, ébranlait l’élément indigène de nos compagnies sahariennes. En mettant à part le fanatisme musulman, auquel on fait appel avec tant de chances de l’exaspérer, les causes de mécontentement frappaient les plus clairvoyants parmi nos gradés. « Le moral, jusqu’à 1915, était très élevé, avec un esprit de corps qu’on ne rencontre guère que dans les troupes coloniales. A partit de cette date, il était descendu très bas. A mon avis, en voici les raisons... La débâcle italienne en Tripolitaine avait procuré des armes modernes aux bandes ennemies, voire même des canons de 70 millimètres à tir rapide. L’ennemi, se voyant bien armé, et conduit quelquefois par des chefs expérimentés qui avaient coopéré à la guerre italo-turque, attaquait d’une façon continue nos détachements ; cela n’arrivait jamais auparavant. » De plus, « il existait en Tripolitaine des agents allemands qui instruisaient les rebelles avant de les lancer contre nous. » Les causes intérieures de dépression matérielle ne manquaient pas. Le recrutement des volontaires avait fait défaut dans le cadre français ; ces vaillants, ces téméraires, dans leurs nuits d’Afrique, avaient rêvé des nuits européennes où l’on risquait à ce moment et la mort et la gloire. « Le commandement fut obligé de s’adresser à des jeunes gradés sans expérience qui, de plus, la plupart du temps, ne connaissaient pas la langue arabe ; or, la connaissance de l’arabe est indispensable pour un chef de détachement ; il faut qu’il puisse causer avec ses hommes pour obtenir les renseignements nécessaires à la sécurité et à la marche de sa troupe. Il est arrivé que quelques-uns de ces gradés qui voulaient se fier à leur carte, se sont refusés à écouter ou n’ont pas compris les conseils de leurs guides ou des indigènes composant leur détachement ; il en est résulté des conséquences fâcheuses. » Le mal était grand, il s’aggravait encore. « De là, le manque de confiance des subordonnés. Il était nécessaire, dans ces régions plus que partout ailleurs, avec une troupe peu disciplinée comme l’étaient alors les Sahariens, qu’on eût confiance entière les uns aux autres. » Comme le colonel Laperrine connaissait bien ses Sahariens ! Comme il avait su se les conquérir et se les attacher ! La confiance, tel est le gage de la cohésion et du succès. Enfin, la dernière cause du découragement de nos soldats indigènes était une cause matérielle ; elle apparaîtra bien mesquine ; au contraire, quand l’intérêt est en jeu, les petites causes prennent plus d’importance que les grandes. « Auparavant, lorsqu’un détachement opérait une razzia, une partie du produit de la prise était répartie entre les hommes qui avaient participé à l’affaire. Cette manière de procéder avait été supprimée. Cette suppression avait beaucoup contribué au découragement des indigènes. »

Ainsi, du côté de nos troupes sahariennes, pénurie d’armement, de ravitaillement, de montures, d’hommes et démoralisation partielle ; du côté des rebelles, audace grandissante, moyens supérieurs à tous ceux dont ils avaient été jusque-là pourvus, espoirs décuplés par la propagande religieuse et par l’aide que fournissent nos ennemis européens.

Les rebelles prennent l’offensive. Une harka, rassemblée à Rât par l’ancien suzerain de Djanet, notre irréductible adversaire, et composée de Tripolitains et de Touareg dissidents, vient sous le commandement d’un chef senoussiste, assiéger notre poste de Djanet, à Fort-Charlet. Elle est armée de fusils italiens à tir rapide, pourvue de canons et de mitrailleuses, abondamment approvisionnée en munitions. Pendant dix-huit jours la petite garnison, galvanisée par le maréchal des logis Lapierre, rend coup pour coup, avec ses quarante-six hommes, aux quatre cents guerriers qui l’assaillent. Le 24 mars, à bout de munitions, à peine ravitaillée en eau, elle force de nuit le blocus et gagne la montagne. Une colonne du Tidikelt accourt pour reprendre le fort. Elle se bute à la harka ennemie, embusquée dans les montagnes rocheuses entre lesquelles se trouve encaissée la petite oasis de Djanet et d’où, invisible, elle tire à bout portant sur nos Sahariens. Au bout de trois jours, la colonne de secours est obligée de battre en retraite. Les rebelles s’enorgueillissent d’une double victoire. Au moment où ils la célèbrent, leur chef les alerte. La maréchal des logis Lapierre, ayant appris qu’on est venu à son secours, est accouru à la rescousse ; mais il est arrivé trop tard. L’ennemi, enivré de ses succès, brise son attaque, le rejette, s’acharne à sa poursuite, et le capture le 27 mars, après une chasse de cent cinquante kilomètres. La victoire de la harka est une triple victoire.

Nous ne pouvions accepter une telle humiliation. Une colonne de huit cents méharistes de la compagnie du Tidikelt, des goumiers de Gardhaïa et d’Ouargla, avec deux canons et quatre mitrailleuses sous les ordres du commandant Meynier, arrive le 11 mai aux abords de Djanet, monte à l’assaut des positions retranchées dont son effort ne suffit point à la rendre maîtresse, mais, le 16, après trente heures d’un combat méthodique et acharné, met l’ennemi en déroute, sans toutefois pouvoir lui ravir tout son armement, sans pouvoir le poursuivre plus loin que l’oasis de Rât, où il s’est fortifié. La colonne s’installe dans les oasis voisines ; mais, derrière elle les tribus soumises Ajjer sont en rébellion ouverte et harcèlent les convois de ravitaillement ; comment pourrait-elle négocier avec l’ennemi ou le réduire ? L’ennemi voit ses troupes grossir ; son activité combative renaît ; il attend le chef senoussiste Kaoussen, qui a vaincu les Italiens et qui lui a déjà délégué un de ses lieutenants. Un détachement de la colonne châtie un groupe d’insurgés ; mais, après cet effort, la colonne tout entière se replie sur Fort-Polignac, entourée d’ennemis, privée de ravitaillement, accomplissant à pied les étapes que ne peuvent plus accomplir les meharas exténués, affamés, à bout de résistance. Cent hommes restent à Fort-Polignac, le gros rentre se réorganiser à Fort-Flatters, la liaison entre les deux postes étant assurée par un groupe mobile. Mais les Senoussistes et les Touareg dissidents se montrent hardis et infatigables. Le groupe de liaison, assailli par eux, ne les repousse qu’au prix de dures pertes ; les convois de ravitaillement n’arrivent pas toujours à leur échapper complètement ; la garnison de Fort-Polignac voit les rebelles venir tirer des coups de fusil jusque sous les murs du bordj : ne sont-ils pas assurés de l’impunité ? La garnison ne possède plus aucune monture. En décembre, comme il est impossible de trouver dans le pays des animaux de bat, Fort-Polignac ne pourra plus être ravitaillé ; le scorbut y sévit ; il faut évacuer le poste, se replier sur Aïn-el-Hadjad, où se fixent une centaine d’hommes, le reste gagnant Fort-Flatters. Le dernier mot reste aux rebelles à fin décembre 1916.

Il n’a pas attendu jusque-là pour intensifier et élargir son action. Le Hoggar, déjà troublé par de nombreux et audacieux rezzous venant du Sud marocain, est agité par la propagande senoussiste, particulièrement efficace en Aïr : les Aoulliminden enlèvent le poste soudanais de Monaka en mai 1916. Ils sont durement châtiés par nos Sahariens assistés de notre fidèle Moussa ag Amastane. Mais, puisque Moussa s’oppose à leurs desseins, les Senoussistes publient à grand bruit qu’ils attaqueront Fort-Motylinski. En septembre, les menaces s’enflent tellement que les Sahariens, abandonnant le terrain de leur victoire, accomplissent un raid de six cents kilomètres pour rallier ce poste ; elles s’enflent tellement que Moussa ne retient qu’à grand peine ses Hoggars qui, frémissants, se rapprochent de l’Est où brûlent les foyers de rébellion. Par bonheur, cette fois, ils se consument sans avoir propagé l’incendie. Mais le feu couve ; des Tripolitains accourent pour l’attiser. Dans la nuit du 1er au 2 décembre, le Père de Foucauld est assassiné à Tamanrasset. Motylinski va-t-il être attaqué ? Le 17 décembre, un petit détachement du poste refoule les agresseurs à l’Est. Son trop faible effectif ne lui permet pas de les poursuivre. Tous nos groupes sont arrivés à l’extrême limite de leurs forces ; depuis quatre mois, celui du Hoggar a parcouru plus de deux mille kilomètres à travers le Tanezrouft que Pierre Benoît appelle « la contrée de la soif et de la faim. »

Au seuil de 1917, la situation est critique. « Les Touareg se sont révélés de sérieux adversaires. Bien armés, bien approvisionnés en munitions, d’une incontestable bravoure, opérant dans une région montagneuse difficile dont ils connaissent tous les sentiers, passionnés d’indépendance, avides de butin, grisés de leurs succès, ils sont devenus plus audacieux et plus redoutables que jamais. » Toutes les tribus ajjers sont soulevées ; les tribus du Hoggar sont sur le point de faire défection ; la mehalla de Kaoussen bloque Agadès. Les équipages de nos colonnes sont ruinés, les postes isolés, dépourvus de tout approvisionnement ; le ravitaillement est précaire. « Tous les regards, toutes les espérances se tournaient vers le général Laperrine, alors sur le front de France. On sentait que la mort du Père de Foucauld supprimait le dernier lien moral retenant le chef du Hoggar, Moussa ag Amastane, contre les sollicitations et les menaces de nos ennemis ; et, le Hoggar faisant défection, c’était la perte des communications avec l’Afrique occidentale, c’était la rupture de notre bloc de l’Afrique septentrionale, c’étaient les Senoussistes de la Tripolitaine donnant la main aux Heibistes du Sud marocain, c’était toute la bande saharienne, depuis le Nil jusqu’à l’Atlantique, en insurrection victorieuse de l’Entente : quelle répercussion sur les esprits de toute cette Afrique ! »


LE GÉNÉRAL LAPERRINE COMMANDANT SUPÉRIEUR DES TERRITOIRES SAHARIENS

Le 12 janvier 1917, urne décision interministérielle nommait le général Laperrine, alors à la tête d’une division sur la Somme, commandant supérieur des territoires sahariens, avec la mission d’assurer la police saharienne. Le commandement était exercé par délégation du gouverneur général de l’Algérie, du gouverneur général de l’Afrique occidentale française, du résident général de Tunisie. Il englobait en Algérie les annexes de Beni-Abbès, de Timimoun, d’El-Oued, le territoire des oasis sahariennes, les centres de Ghardaïa et de Touggourt, en Afrique occidentale française les territoires sahariens limités par une ligne partant des confins de la Mauritanie et englobant Araouan, Bamba, Gao, Tahoua, le cercle d’Agadès, Bilma et le Kaouar. Le but du Gouvernement était triple : éviter les conflits entre les diverses colonies, obtenir entre elles une réelle coopération, arriver à quelque unité dans les méthodes de police saharienne. Ainsi le Gouvernement réalisait sans le savoir — ne le savait-il pas ? — tous les désirs du général Laperrine. Avec quel entrain et quelle ardeur enthousiaste le général Laperrine allait s’y consacrer, le maréchal Lyautey, aussi documenté sur la valeur des hommes que sur celle des méthodes, le savait pertinemment.

« Quand on apprit le retour du général au Sahara, ce fut une immense clameur : soulagement de notre côté, rage et déception du côté adverse. Les menaces et les rodomontades y tombèrent plus bas qu’à l’annonce de l’arrivée de mille hommes de nouveaux renforts. Notre situation morale et matérielle redevint instantanément aussi brillante qu’aux plus beaux jours d’avant-guerre. »

« Les indigènes de la compagnie du Tidikelt, en apprenant la nouvelle, nous disaient : « Voilà notre père qui revient. Les fellagas (les coupeurs de route) seront vite anéantis. »

Approchons-nous de ce chef qui vaut un renfort de mille hommes, de cet homme à qui les indigènes témoignent une confiance « illimitée » qui va jusqu’à la vénération, et qu’ils appellent leur père.

M. André Bellot, qui fut sous-lieutenant à l’aviation militaire d’Algérie, et a laissé de remarquables rapports sur les pistes automobiles sahariennes, raconte ce qui suit dans le numéro du lundi 7 novembre 1921 du journal L’Auto : « Quelque temps avant la fin des hostilités, en octobre 1918, le général Nivelle avait décidé en principe d’une traversée aérienne du Sahara par les appareils de l’aviation d’Algérie. Faisant partie de cette formation, je fus désigné pour aller rejoindre à Ouargla le général Laperrine et étudier, de concert avec lui, les terrains d’atterrissage possibles et les pistes praticables pour les automobiles de ravitaillement et de dépannage qui suivraient le raid... Nous arrivâmes à Ouargla sans incidents notables, mais le général Laperrine, impatient, était déjà parti pour le Sud ; des ordres m’enjoignaient de le rejoindre à Inifel, à 410 kilomètres plus au Sud, où il attendrait notre arrivée... A Inifel, l’auto est rangée à sa place, les bagages sont descendus, et dans l’ombre, un militaire s’approche et me demande comment s’est passé le voyage. Cet homme sans façons, à barbiche, un vieux képi, pas de galons, un large flottard en toile kaki, semble un vague garde-magasin. Je lui réponds qu’à part quelques petits ennuis et la pluie, tout s’est bien passé ; et, fort occupé à faire quelques recommandations aux mécaniciens, je lui tourne le dos ; puis, je rentre dans le bordj qui est un petit fortin de trente mètres de côté, sans plus. Sur le pas de la porte pas plus éclairé que tout à l’heure, je retrouve mon homme à flottard. « Pardon, monsieur, lui dis-je, pourriez-vous me dire où se trouve le général Laperrine ? — Mais c’est moi, mon ami... Enchanté de faire votre connaissance... » Quatre cents kilomètres et nous débouchons devant le bordj d’In-Salah qui se détache tout blanc sur le fond vert foncé de la palmeraie.. En l’honneur du général, qu’on adore ici, la garnison est rangée en bataille, les petits 65 de montagne tonnent, la nouba joue aux champs, les caïds avec leurs burnous rouges à franges d’or sont massés devant un grouillement de petits enfants nus qui crient sur un rythme bizarre : « Mon ginirar... Mon ginirar... »

Simple de tenue, simple d’allures, actif, remuant, infatigable, sympathique, populaire, tel nous apparaît, d’après ce récit, le général Laperrine.

Le voici dans son costume d’officier supérieur, le pouce passé dans l’entournure du dolman, le képi posé légèrement de travers ; le corps flotte, très maigre dans les vêtements amples. Le nez, mince, est très long et très arqué, les oreilles grandes. Une barbe en pointe, onduleuse et frisottante, encadre le visage que barrent de longues et fines moustaches relevées. Les yeux sont vifs, oserons-nous dire qu’on y lit à la fois de la bonté et de la malice ? L’ensemble attire et séduit.

Les tenues sahariennes du général n’ont rien de réglementaire. Coiffé du casque colonial, il apparaît vêtu de cette longue chemise qu’est une gandourah et du sarouel que portent comme pantalon les méharistes, les pieds nus enfoncés dans des sandales touareg. Il ne veut pas qu’on le distingue ; il se mêle familièrement à tous, ne se préoccupent pas du rang, sans affectation comme sans laisser-aller. « Participe-t-il à un convoi automobile ? Il aide les conducteurs à gonfler les pneus ; il prend la garde comme sentinelle entre deux heures et quatre heures et dit : « Quand on est vieux, on ne dort plus » . Il n’a pourtant que cinquante-huit ans. » A In-Salah, lorsqu’il sort, une nuée d’enfants l’entoure ; il organise entre eux des courses à pied ; il s’amuse à les voir s’exercer à des exercices acrobatiques ; pour les récompenser, il procède à une large distribution de sous. Ces enfants, il les aime. A In-Salah et en Hoggar, on l’appelle « le général des enfants. » S’attachant la sympathie des enfants, il semait le bon grain pour l’avenir.

A la popote, il exige que la gaité règne ; lui-même en donne l’exemple. C’est un convive très fin, très spirituel. Il « blague » doucement les travers d’un tel ou d’un tel ; il raconte des histoires très salées dans un langage très cru ; s’il se laisse emporter par sa verve, — il est méridional, de Castelnaudary, — ses souvenirs bouillonnent, si tumultueux qu’ils amènent à la surface même les aventures de jeunesse de son grand ami le Révérend Père de Foucauld, à travers des tas d’anecdotes militaires, à travers des tas d’histoires intimes sur les membres de la famille royale d’Italie, que lui a contées son frère l’évêque, attaché au Vatican, lorsque le général a séjourné à Rome auprès de lui. Mais, si la conversation vient à tourner vers des sujets sérieux, on admire sa compétence ; il est informé de tout ; il a questionné tous ceux dont il pouvait tirer une instruction, un enseignement, conducteurs d’autos, soldats affectés à la T. S. F., indigènes auxquels le Sahara est familier ; il connaît tout à fond, les distances, la route à suivre. « Il est le chef le plus bienveillant, le compagnon de route le plus gai, le conteur le plus captivant et le savant le plus érudit sur tout ce Sahara que nous avons parcouru ensemble. »

Grand travailleur, le général Laperrine entend qu’on ne se mette pas en travers de ses idées. Sinon, dans son bureau comme en tournée, il s’emporte. Ses colères sont fréquentes ; elles sont violentes ; elles deviennent de véritables rages quand il reçoit d’Alger, et principalement du 19e corps, des instructions rédigées par des officiers qui ignorent tout du Sahara. C’est alors un déluge d’imprécations. La table du général résonne des coups de poing qu’il lui administre ; les papiers déchirés s’envolent aux quatre coins du bureau ou de la tente. Pourquoi donc a-t-on sottement ou jalousement mis hors de lui ce convaincu, ce sincère, cet apôtre ? Son vrai fond, c’est la douceur, c’est la bonté ; ses indigènes le murmurent, ses « enfants » le proclament, ses subordonnés s’en portent garants.

Au reste, pour mieux fixer les traits de son caractère, pour pénétrer dans les replis les plus secrets de son âme, regardons-le agir, écoutons-le parler.

Le général dépend de bureaux qui, souvent, ne le comprennent pas, ne le soutiennent pas, ne le suivent pas. Il doit insister, persuader, convaincre. Quelquefois même, il faut lutter ; il accepte la bataille. Il écrit : « Je lutte de mon mieux. » La lutte n’est pas toujours couronnée de succès. « Un jour où je me plaignais du manque de bras, on m’offrit deux cents travaux publics avec cinquante tirailleurs pour les garder. J’arrivais avec peine à ravitailler les cinq Européens et les trente méharistes de Fort-Motylinski ; on parlait même de faire évacuer ce poste à cause de ces difficultés ; et l’on m’offrait deux cent cinquante bouches à nourrir, soldats réguliers et condamnés européens ayant droit à des rations bien plus élevées que nos Sahariens même français. Je refusai ; on dut dire, en haut lieu, que je ne savais pas ce que je voulais. » Voilà le pince-sans-rire.

Le tort de certains chefs, c’est de vouloir « diriger de leur cabinet. » Lui, qui n’hésite jamais à se déplacer et à aller voir de ses propres yeux, il le signale aussi chez ses subordonnés. « Certains chefs ont cru pouvoir diriger les détails d’opérations sahariennes de leur cabinet ; et combiner étroitement la coopération de groupes épars sur des centaines de kilomètres. Ils auraient dû se rendre compte que ce système, pas fameux ailleurs, est impossible au Sahara parce que la majorité des intéressés se trouvent à soixante ou cent, parfois à deux cents kilomètres du plus rapproché des postes de la T. S. F. Ils n’ont réussi qu’à enrayer l’initiative de leurs subordonnés et les résultats ont été déplorables. » Une action directe et personnelle, voilà ce que le général attend de ses officiers quand les circonstances le permettent. « Tantôt, je laissai une très grande initiative au commandant du territoire, tantôt, je me substituai presque à lui et donnai des ordres directs aux groupes de police et aux tribus parce que j’étais sur place. » Etre sur place, être renseigné, ne pas agir d’après les autres, ne pas se porter garant de leur parole, ce sont là pour lui des nécessités ; quiconque ne s’y plie pas s’expose à des erreurs et à des inquiétudes. « Les conflits d’autrefois étaient graves, quoique sans grande importance, parce que, sous le couvert des deux gouverneurs généraux, les chefs, à chaque échelon de la voie hiérarchique, se croyaient obligés d’appuyer le point de vue de leur subordonné sans connaître à fond la question. »

L’initiative doit donc appartenir au gradé qui connaît la question à fond et qui se trouve en mesure d’agir par lui-même. « Dès qu’il y a initiative, la situation se rétablit. » Au contraire, s’il y a abus d’ordres de détail, si surtout ces ordres revêtent la forme impérative, l’initiative est gênée, enrayée, annihilée pour le plus grand dommage du service.

Mais, pour laisser une telle initiative, que le général Laperrine admet très large, aux chefs qui dépendent de lui, il faut leur faire confiance. Il leur accorde donc sa confiance sans arrière-pensée, pleinement. Car il les connaît et il n’aurait pas accepté le jugement que porte sur eux Pierre Benoit. « On n’est pas impunément des mois, des années, l’hôte du désert. Tôt ou tard, il prend barre sur vous, annihile le bon officier, le fonctionnaire timoré, désarçonne son souci des responsabilités. » Il est lui-même « l’hôte du désert : » le désert ne l’a pas désarçonné ; pourquoi désarçonnerait-il les officiers subalternes ? Les responsabilités, le général ne cherche pas à les esquiver ; il aime à les multiplier et à les revendiquer ; il juge, il mesure les autres à sa taille ; il croit en eux. « Quand on a acquis son estime, il s’attache beaucoup à vous, et vous accorde confiance et amitié. » Il lui suffira donc d’agir sur ses officiers par des conseils, par des « directives » , et éventuellement, par des félicitations ou des reproches ; il se comporte avec eux comme un père. Il est aussi pour eux une manière de frère aîné. A-t-il vu s’élever entre eux un conflit ? Il leur demande d’exposer leurs doléances ; il sait que « le climat aidant, » les querelles s’enveniment ; il procède à une mise au point ; il prononce sa sentence ; on s’incline, car on sait qu’il n’aime pas les « ergoteurs. » S’il s’aperçoit qu’il n’a pas été écouté ou obéi, il donne des ordres fermes ; si la résistance est ouverte et obstinée, il sévit. Un de ses officiers, des plus remarquables pourtant, désapprouvait les mesures qu’il préconisait à la suite de sa prise de commandement en février 1917 ; il n’hésita pas à se séparer de lui. Il veut être, avec tous ceux qui, avec lui, servent la France, « en parfaite communion de pensée. » Mais malheur à qui ne sympathise pas avec lui, de tout son cerveau et de tout son cœur, à celui qui ne se montre pas le collaborateur éclairé, actif, prêt à tous les sacrifices. « Il retirait souvent sa confiance à certains de ses subordonnés et il était à peu près impossible de la reconquérir. »

Mais, pour aller aussi loin, il faut que les motifs soient très graves. La rigueur n’est point son fait habituel. Il est compréhensif, indulgent, tolérant. « J’avais proposé en 1916 de prendre comme observateurs-guides pour les avions des guides sahariens connaissant les moindres collines, dont on avait éduqué l’œil à voir de haut. En cas de panne sans accident, ils auraient pu conduire au puits le plus proche, indiquer les chances que l’on avait. » Aussitôt, les officiers de l’escadrille s’indignent : on court le risque d’être assassiné par les guides ; le prestige européen se perdra. Le général ne s’attendait pas à pareil toile. Il bat en retraite en souriant. « Leurs raisons me parurent enfantines, mais ils étaient tellement butés que je n’insistai pas » Il n’est pas buté, lui, mais patient, persévérant, parce qu’il sait qu’il finira par avoir raison.

Ainsi s’explique son succès auprès des indigènes. « Vis-à-vis d’eux, il recommandait la justice et la patience ; il voulait qu’on ne les taquinât point par des coups d’épingle. » Ce sont des procédés auxquels les indigènes étaient trop peu habitués pour ne pas s’y montrer sensibles. Le général ne s’émeut-il pas de ce que « des officiers nerveux et incompétents, par des négligences ou des mesures arbitraires, les ont mis en défiance » pendant son séjour en France ? Avec lui, rien de pareil à redouter. « A In-Salah, les chefs indigènes que je connaissais depuis 1901 et qui avaient leur franc-parler avec moi firent appel à ma loyauté. » Quelle belle et noble figure de Français colonisateur que celle de ce général avec qui les indigènes ont leur franc-parler et à la loyauté duquel il savent qu’ils ne sauraient s’adresser en vain ! Et quels concours dévoués ils s’empresseront, ils seront heureux de lui fournir ! « Je dis aux chefs indigènes et à leurs Djemaa que j’avais toujours confiance en eux et que si, par malheur, la situation devenait plus critique, je comptais sur les populations que j’armerais pour nous aider à nous maintenir au Tidikelt. »

La confiance, voilà son grand mot lâché. Il prouve par ses actes quelle valeur le mot prend sur ses lèvres. Est-ce qu’on ne s’est pas imaginé, par défiance pour les populations du Touat, de leur défendre de posséder de la poudre, et ne leur a-t-on pas ordonné, par surcroit de précautions, de maintenir une brèche à leurs casbahs ? Le général sent monter en lui l’indignation. « Cela ne les rend-il pas incapables de résister à un rezzou, cela ne leur permet-il pas de dire qu’ils ont dû s’incliner et le ravitailler ? C’est inhumain et maladroit. » Entendez-vous ces deux mots ? « Inhumain » part du cœur ; la raison dicte « maladroit. » Ce général est une pensée et un cœur.

D’ailleurs, incapable de faiblesse, il sait garder en tout la mesure qui convient Les Azgueurs (Ajjers, Azjers et Azgueurs, c’est tout un) se sont-ils révoltés ? La révolte sera réprimée. Mais il importe que les rebelles « se rendent compte que nous sommes disposés à pardonner, à des conditions pas trop draconiennes. » La joie du général est immense lorsqu’au retour de la colonne Vitaud, il peut écrire : « (Cette expédition a été une véritable campagne d’apprivoisement et de remise en confiance qui devra porter ses fruits. » L’apprivoisement, voilà l’autre grand mot que nous avons de la cité et qui complète le mot confiance ; celui-là explique celui-ci.

Au cas où ces éternels indépendants resteraient intransigeants et farouches, le général Laperrine a d’autres cordes à son arc. Mais il ne les tend et ne les fait vibrer qu’après avoir essayé de l’apprivoisement. Le chef de nomades Brahim ag Abakada joue au plus fin avec lui ; il s’annonce à In-Salah, mais il ne vient pas. Le général va entreprendre contre lui « une campagne pacifique qui deviendra au besoin une offensive vigoureuse. » Quand le fauve est dompté, et qu’il consent à palabrer, on lui tend non plus le poing, mais la main largement ouverte. « Pour qu’un chef se soumette, il faut lui conserver la bande sur laquelle repose sa force, et qu’il vaut mieux avoir avec nous que contre nous. » Aussi, Brahim ag Abakada est-il nommé incontinent Am’rar des Azgueurs du Tassili. Nous aurons désormais à nos côtés un autre Moussa ag Amastane. Quant aux férus d’orgueil et d’indépendance, aux ennemis déloyaux, traîtres et féroces, ceux-là n’ont à escompter nulle faiblesse du général. « Si la nécessité se fait sentir, on frappera dur à titre d’exemple. »

Quand les indigènes seront sûrs qu’ils n’échapperont ni aux représailles ni au châtiment, quand ils auront l’impression que notre force, même invisible, reste pourtant présente, ils solliciteront l’aman, ils deviendront nos auxiliaires, sinon nos propres soldats. Ils considéreront comme un honneur de recevoir la gandoura blanche de grande tenue, la belle ceinture rouge, et la carabine à répétition. Français par l’apparence extérieure, ils s’efforceront de hausser leur âme au niveau de l’âme des Français. Quand le général les lancera à la poursuite de leurs frères d’hier, pillards insatiables et impitoyables, ils fonceront sur eux sans une hésitation, sans un remords, à la suite de ce Français généreux qui, l’ennemi défait, se rendant à merci, déclare aux vieillards, aux femmes et aux enfants affolés à son arrivée dans leur campement : « Les Français ne font la guerre qu’aux combattants. »

Cette générosité, qui les surprend, les rallie ; ils s’offrent à devenir de loyaux alliés. Quand le général en a usé à plusieurs reprises, quand on est certain que c’est le fond de son âme, on se familiarise, on se donne à lui, il devient l’ami, on l’aime comme un des siens. Il n’est pas une tribu qui ne le respecte, pas une famille dont il ne connaisse les chefs, les aventures, les querelles ; sa patience, sa finesse les a conquis.

Il a conquis les hommes, il a conquis les enfants : les deux neveux de Moussa ag Amastane, Quétou et Bèta, l’aimaient comme un père. Ce séducteur a conquis même les femmes touareg. L’anecdote est curieuse et amusante. Moussa ag Amastane ne fut pas toujours le chef incontesté et obéi de ses Hoggars ; à plusieurs reprises, un certain nombre d’entre eux se séparèrent de lui pour reprendre contre nous la lutte, nous harceler de leurs rezzous, et piller les territoires où les indigènes s’étaient soumis. Leurs bandes installaient hors de notre portée leurs campements, asiles de leurs familles, d’où ils s’élançaient eux-mêmes vers le combat et vers la razzia. Une certaine Dacine, cousine de Moussa, avait suivi la fortune de son mari, mais à contre-cœur ; à peine se fut-il éloigné avec son groupe de pillards que, rassemblant toutes les femmes et tous les enfants de la bande, elle reprit le chemin du Hoggar ; à peine y parvint-elle qu’elle écrivit à son cousin Moussa pour lui demander l’aman et mettre sous sa garde la cohue de ses protégés ; elle lui affirmait que cette cohue ne constituait qu’une avant-garde et que, sans nul doute. Moussa verrait bientôt arriver, après les femmes, les maris. Cette psychologue touareg ne s’était pas trompée ; ses prévisions reçurent leur confirmation en juin 1918 ; les dissidents rentraient au Hoggar et, par l’intermédiaire de Moussa, juraient au général Laperrine une éternelle fidélité : leur fidélité conjugale pouvait constituer un sûr garant.

Ainsi, en février 1917, si la situation au Sahara est inquiétante, angoissante, qui ne se sentirait rasséréné et plein d’espoir quand il sait quel est l’homme qui va se mesurer avec elle ?


JOSE GERMAIN.

STEPHANE FAYE.

  1. Les sources principales auxquelles nous avons puisé sont : — Rapports du général Laperrine, juin 1917, avril 1919, juillet 1919. — Rapport du général Lucotte, novembre 1920. — Rapport du sous-lieutenant Bellot, janvier 1919. — Le commandant Rolland (Reconnaissance en avion du Hoggar). — Rapports de l’adjudant-pilote Bernard et du mécanicien Vaslin, avril 1920. — Rapports du capitaine Dupommier, du lieutenant Pruvost, mai 1920. ― Adjudant Lehuranx : L’annexe d’In-Salah. — Historique de la Compagnie Saharienne du Tidikelt (Lavauzelle, édit.). — Correspondances privées : Commandants Fournier, Rolland, Sigonney, adjudant Caussanel, adjudant Poivre. — Les passages entre guillemets sont empruntés à des correspondances privées.