La Vie et les travaux de Destutt de Tracy

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LA VIE ET LES TRAVAUX
DE
DESTUTT DE TRACY.

J’ai à vous entretenir aujourd’hui d’un philosophe célèbre. J’ai à vous raconter à la suite de quelles terribles vicissitudes un jeune homme qui portait l’épée comme le faisaient, depuis plus de quatre cents ans, ses ancêtres, fut conduit à continuer Locke et Condillac ; par quelles circonstances imprévues, et en vertu de quelle vocation long-temps cachée, un homme du monde, qui avait brillé surtout par les agrémens de sa personne et les graces de son esprit, devint tout d’un coup un penseur profond, et comment un colonel de l’ancien régime compléta dans les prisons de la terreur, par des travaux pleins d’originalité et de force, les doctrines d’une grande école philosophique dont il fut le dernier et le plus vigoureux représentant.

Antoine-Louis-Claude Destutt de Tracy naquit le 20 juillet 1754. Sa famille, d’origine étrangère, s’était transportée en France dans une des grandes crises militaires de la vieille monarchie. Au commencement du XVe siècle, lorsque le jeune dauphin, qui fut depuis Charles VII, disputait la France aux Anglais, une petite armée partie d’Écosse sous les ordres de Jean Stuart, comte de Buchan et de Douglas, vint s’associer à l’élan national contre l’invasion britannique. Dans ses rangs étaient quatre frères du nom et du clan de Stutt, qui, après avoir vaillamment combattu pendant le cours de ces sanglantes guerres, servirent dans la garde écossaise de Charles VII et de Louis XI, reçurent la seigneurie d’Assay en Berri, et se fixèrent sur le sol qu’ils avaient glorieusement défendu. C’est du second d’entre eux, dont la postérité acquit plus tard, par alliance, la terre de Tracy en Nivernais, et s’établit dans le Bourbonnais, que descend M. Destutt de Tracy.

Fondée par les armes, cette famille ne cessa pas de suivre la carrière militaire avec distinction. Le bisaïeul de M. de Tracy était en 1676, avec Catinat, l’un des majors-généraux de l’infanterie de Louis XIV dans la guerre de Hollande. Son grand-père, entré de bonne heure au service, avait été réduit aussi à le quitter de bonne heure par la paix d’Utrecht. Lorsqu’après vingt-cinq ans de repos, la succession d’Autriche d’abord et la guerre de sept ans ensuite remirent l’Europe en armes, le père de M. de Tracy suivit l’exemple de ses ancêtres. Il se distingua dans les campagnes de Bohême et de Hanovre, et, en 1759, il commandait la gendarmerie du roi à la bataille de Minden. Dans cette journée funeste, voyant la victoire se déclarer pour l’armée du duc de Brunswick, dont les manœuvres étaient plus savantes et les feux plus pressés, il la chargea à la tête du corps d’élite qu’il avait sous ses ordres ; mais il tomba bientôt percé de plusieurs balles, et fut laissé pour mort sur le champ de bataille. Enseveli sous un monceau de cadavres, il y fut découvert par un serviteur fidèle qui le transporta au camp sur ses épaules. Rappelé à la vie, après avoir langui et souffert deux ans, il succomba aux blessures dont il était couvert. Il vit approcher sa fin avec la fermeté d’un soldat et la résignation d’un chrétien, et, s’adressant à son fils à peine âgé de huit ans : — N’est-ce pas, Antoine, lui dit-il, que cela ne te fait pas peur et ne te dégoûtera pas du métier de ton père ? Le jeune enfant, que ce spectacle remplissait d’émotion et qu’animaient déjà les instincts belliqueux de sa race, pleura et promit, et son père mourut plus content.

Dès ce moment, sa mère se voua aux soins de son éducation, qu’elle s’attacha à rendre parfaite. C’était une personne grave, pieuse, qui avait le cœur haut, l’esprit cultivé, les goûts délicats, des manières extrêmement nobles. Jeune encore, belle et riche, sa main fut plusieurs fois recherchée ; mais elle aima mieux rester veuve pour se montrer entièrement mère. Elle s’établit à Paris afin de procurer à son fils, placé sous la direction d’un gouverneur habile, toute l’instruction qui pouvait le rendre un homme distingué à une époque où l’esprit comptait beaucoup plus que la naissance. Le jeune Tracy reçut de sa mère des sentimens exquis, et fit, sous l’impulsion de sa vigilante tendresse, d’excellentes études classiques. Il alla les compléter ensuite à l’université de Strasbourg, où se trouvaient alors des maîtres savans, une école d’artillerie célèbre, et où l’on enseignait tous les exercices du corps. La plupart des familles nobles y envoyaient leurs enfans pour se perfectionner et se préparer à la carrière des armes. M. de Tracy y devint un gentilhomme accompli ; il excella dans tout ce qu’on y apprenait. Personne ne maniait mieux un cheval, ne faisait plus habilement des armes, ne nageait plus intrépidement, ne tirait le fusil avec plus de justesse, ne lançait la paume avec plus de dextérité, ne dansait avec autant de grace. Le philosophe futur inventa même une contredanse qui porte encore son nom.

Après avoir achevé son éducation, M. de Tracy entra parmi les mousquetaires de la maison du roi. Il fut bientôt pourvu d’une compagnie dans le régiment Dauphin-cavalerie, et à l’âge de vingt-deux ans il devint colonel en second du régiment royal-cavalerie. Chaque année, il partageait son temps entre sa garnison, sa mère et ses grands parens, qui vivaient encore et habitaient le château de Paray-le-Frésil dans le Bourbonnais. Son grand-père avait servi dans les armées de Louis XIV ; sa grand’mère, fille du marquis de Druy, tué à la bataille de la Marsaille, et petite-nièce du célèbre Arnaud, n’avait pas quitté pendant soixante ans cet antique manoir des Tracy où elle avait porté les pieuses images et se plaisait dans les austères souvenirs de Port-Royal. Les deux vieillards conservaient fidèlement les traditions du grand siècle dont ils avaient vu les dernières lueurs. Ils recevaient avec une tendre satisfaction les visites de leur petit-fils, qui, trouvant auprès d’eux des habitudes simples, des mœurs saines, des vertus fortes, ouvrait son ame aux plus salutaires influences. Il achevait là cette solide éducation morale commencée auprès de sa mère, se formait encore mieux à l’ancienne politesse, à une sévère honnêteté, et l’on ne saurait douter qu’il n’ait en partie puisé dans les exemples de sa famille cette rare vigueur de caractère et cette délicatesse de sentimens qui l’ont soutenu durant ses diverses épreuves et qui ont honoré sa longue vie.

Tandis que les souvenirs d’un passé prêt à disparaître concouraient au développement moral de M. de Tracy, son esprit avait pris une autre direction. Il s’était passionné pour ces idées récentes et hardies qui avaient pénétré dans presque toutes les têtes, s’étaient introduites jusque dans l’église et s’étaient même assises sur les trônes. Le vieux Voltaire était alors reconnu dans toute l’Europe comme le pontife de la religion nouvelle. M. de Tracy était allé le voir à Ferney. Voltaire l’avait accueilli avec toutes les séductions de sa grace et de son esprit, et, posant la main sur le magnifique front de ce jeune homme, il sembla lui avoir donné la mission philosophique qu’il exerça plus tard.

Avant de se consacrer à la science des idées, M. de Tracy embrassa et servit la cause des réformes sociales. Devenu en 1776, à la mort de son grand-père, comte de Tracy en Nivernais, seigneur de Paray-le-Frésil en Bourbonnais, et possesseur d’une fortune considérable, il se maria peu de temps après avec Mlle de Durfort-Civrac, proche parente du duc de Penthièvre, qui donna à M. de Tracy le commandement du régiment de son nom. Il avait trente-cinq ans lorsque la révolution éclata. Attaché aux intérêts de sa province, dévoué aux grands principes politiques qui animaient alors toute la France, il prit une part active aux opérations des états particuliers du Bourbonnais, en novembre 1788, et fut nommé le 24 janvier 1789, par la noblesse de cette province, l’un de ses trois députés aux états-généraux. Lié par son mandat, qui lui en faisait une obligation impérieuse, M. de Tracy ne put se rendre dans la salle des communes que le 28 juin avec la majorité de la noblesse. Mais, dès qu’il lui fut permis de suivre librement ses convictions, il alla siéger dans l’assemblée constituante, du même côté que le duc de La Rochefoucauld auquel il portait une affection respectueuse, que le général Lafayette, son ami pendant cinquante ans, que tant d’hommes généreux en un mot qui préféraient la nation à leur caste et la cause des idées à celle de leurs intérêts. Modeste, mais résolu, M. de Tracy s’associa sans bruit et avec persévérance à toutes les mesures prises par cette admirable assemblée, qui, obéissant à l’impulsion de ses belles croyances, opéra dans la société civile le plus vaste et le plus heureux changement sorti jusqu’alors des délibérations humaines. Ces temps d’enthousiasme et de désintéressement ont eu de tristes retours, car tout ce qui est excessif, même dans le bien, s’expie. Ainsi le veulent les lois éternelles qui ont assigné au monde moral un développement régulier et lent. Mais si la passion du bien public a ses expiations dans les écarts de l’enthousiasme et les abus de grandeur, elle est bien préférable à cette idolâtrie des intérêts qui trouve les siennes dans l’affaiblissement des ames et l’affaissement des états.

Il fallut bientôt défendre la révolution après l’avoir accomplie. L’Europe s’apprêtait à la combattre. Elle espérait triompher sans peine des idées par les armes et mettre promptement à la raison ces bourgeois indociles qui voulaient être libres, et qu’elle ne supposait pas devoir être braves. L’armée de l’ancienne monarchie était désorganisée. Image fidèle de la société civile, après avoir été longtemps livrée au privilége, elle était alors en proie à l’anarchie. L’esprit de la révolution et la loi de l’égalité, s’y étant introduites, y avaient porté l’animosité et la confusion, en attendant de la soumettre à cette unité puissante et d’y développer cette émulation féconde qui devaient rendre irrésistible le choc de ses masses et faire bientôt de tant d’obscurs soldats de si glorieux capitaines.

La plupart des officiers avaient quitté l’armée pour émigrer. Ceux qui n’avaient point abandonné leur patrie et qui se proposaient de défendre la révolution avec un dévouement sincère, restaient suspects. M. de Tracy avait eu le bonheur et l’habileté d’inspirer une confiance affectueuse au régiment de Penthièvre, qu’il commandait depuis plus de dix ans, et qui, témoin de son constant esprit de justice envers les sous-officiers et certain de son loyal attachement à la cause populaire, lui demeurait inébranlablement fidèle. Dans ce temps de péril et de suspicion, M. de Tracy aurait voulu combattre à sa tête ; mais il ne le put pas. M. de Narbonne, alors ministre de la guerre et avec lequel il s’était lié d’une étroite amitié à l’université de Strasbourg, le nomma malgré lui maréchal-de-camp, et mit sous ses ordres toute la cavalerie de l’armée du nord, que commandait le général Lafayette.

Avant d’aller occuper son poste, au printemps de 1792, M. deTracy se présenta aux Tuileries pour prendre congé du roi. Le même jour, à la même heure, s’y présentait aussi un homme de grande naissance prêt à partir pour l’émigration. Entre ces deux serviteurs de la vieille et de la nouvelle monarchie, les préférences ne furent pas douteuses. Celui qui se rendait à Coblentz, avec l’intention non déguisée de rentrer bientôt en France les armes à la main, fut comblé d’attentions ; celui qui se rendait à la frontière, pour y défendre son pays contre l’Europe, n’obtint ni une parole ni un regard. M. de Tracy se retira, l’ame remplie des plus tristes pressentimens, et il vit, dans un avenir prochain, ou la France livrée à l’invasion étrangère, ou le roi succombant, par l’imprudence de l’émigration, sous la défiance et sous les emportemens populaires.

Il ne se trompait point, et pendant qu’il allait combattre la coalition européenne, le trône s’écroulait au 10 août. Le général Lafayette, qui venait d’essayer, par un dernier mais inutile effort, d’affermir la constitution ébranlée, demeurant fidèle à ses opinions et à ses sermens, se déclara contre la victoire républicaine. Décrété d’accusation par le parti triomphant, il se vit réduit à quitter la France pour que la révolution ne fût pas compromise par sa résistance ou souillée par sa mort. La veille de son départ, il prévint M. de Tracy de sa résolution. Elle était trop inévitable et trop légitime pour que M. de Tracy la désapprouvât, mais il ne crut pas devoir s’y associer. Ses périls étant moins certains, il se considéra comme soumis à d’autres obligations, et il pensa que, s’il n’avait pas le pouvoir de servir sa cause, il n’avait pas le droit de quitter son pays. Il ne se démit pas même de son grade de maréchal-de-camp, et il se fit accorder un congé sans terme par le général qui, le lendemain, devait être un proscrit. Alors ces nobles amis se séparèrent. L’un franchit la frontière et n’échappa aux violences populaires que pour être jeté dans les cachots d’Olmütz ; l’autre se dirigea vers Paris, l’ame attristée, mais ferme, résolu de traverser sans imprudence comme sans crainte les jours obscurs qui se levaient sur l’horizon orageux de la France.

La famille de M. de Tracy était dans ce moment dispersée. Sa mère, sa femme, ses trois enfans, se rendirent à Auteuil, où il vint s’établir avec eux et où il trouva Condorcet, Cabanis, Mme Helvétius et d’autres amis non moins chers à son cœur. C’est là qu’au milieu des champs, dans une retraite studieuse, mais trop rapprochée du foyer ardent des révolutions, M. de Tracy, occupé de l’éducation de ses enfans et de la culture de son esprit, détourna la vue du lugubre théâtre des évènemens pour la porter dans la région sereine des idées, et donna dès-lors à sa vie un cours tout nouveau.

Si, dans l’histoire de la pensée humaine, il est toujours curieux d’assister au développement d’une forte intelligence, c’est un spectacle qu’il nous est permis de contempler en suivant M. de Tracy dans la formation de la sienne ainsi que dans ses découvertes. Grace à l’obligeante communication de tous ses manuscrits, que je dois au digne héritier de ses nobles sentimens comme de son nom, je peux indiquer les directions diverses qu’il a prises, les maîtres successifs dont il a subi l’influence, l’origine certaine de ses systèmes, et en quelque sorte le moment précis où il les a conçus. « Livré par les circonstances, écrivit-il à cette époque même, à mon penchant pour la vie solitaire et contemplative… je me mis à étudier, moins pour accroître mes connaissances que pour en reconnaître les sources et les bases. Cela avait été l’objet de la curiosité de toute ma vie. Il m’avait toujours semblé que je vivais dans un brouillard qui m’importunait, et la plus extrême dissipation n’avait jamais pu me distraire complètement du désir de savoir ce que c’est que tout ce qui nous entoure, comment nous le connaissons et de quoi nous sommes sûrs. »

Se laissant entraîner au penchant du siècle, dont les derniers et puissans efforts se portaient vers les sciences, M. de Tracy chercha d’abord à se rendre compte des phénomènes et des lois du monde physique. « L’étude de la nature, dit-il, attire tous mes regards, et elle a pour moi le mérite éminent d’apprendre à oublier l’histoire des hommes. » Buffon l’ayant embrassée dans toutes ses époques et dans toutes ses œuvres, M. de Tracy le prit pour guide. Il l’étudia sérieusement et profondément ; il admira ses magnifiques hypothèses, sa vaste imagination, la grandeur de sa pensée, l’art de ses compositions, la beauté de son langage ; mais il ne trouva point en lui un maître assez austère, et il passa de l’étude de l’histoire naturelle à celle de la chimie.

C’était le moment où le génie analytique du siècle triomphait avec éclat dans la création en quelque sorte subite de cette science. Un petit nombre d’années avait suffi pour renverser la vieille chimie conjecturale, pour placer au rang des chimères le phlogistique, ou principe inflammable, que Stahl, voulant expliquer le phénomène de la combustion, avait introduit dans les corps ; pour fonder, en un mot, la chimie positive sur les belles découvertes de Bergmann, de Scheele, de Priestley, de Cavendish, de Berthollet, et principalement de Lavoisier, qui lui avait donné ses méthodes et sa langue. M. de Tracy étudia avec ardeur et apprit avec admiration cette chimie merveilleuse qui pénétrait dans la secrète composition des corps, dissolvait les anciens élémens pour faire jaillir de leur sein des élémens nouveaux, saisissait les matériaux invisibles de l’air auxquels elle assignait leurs propriétés, leur proportion, leur pesanteur, découvrait les parties constitutives de l’eau, séparait entre elles les substances simples de la terre, expliquait pour la première fois les phénomènes jusqu’alors incompréhensibles de la respiration des êtres et de la combustion des corps, suivait, dans leur union quelquefois si compliquée et dans leur action réciproque, ces principes divers dont les affinités et les répulsions concouraient à l’organisation savante et aux harmonies animées de notre univers, ne décomposait pas seulement, mais créait en refaisant, à l’aide de la science, ce qui n’avait été produit encore que par les forces cachées de la nature, et semblait donner la souveraine disposition de la matière à l’homme prêt à lever enfin le voile qui couvrait les procédés de la création et lui dérobait les ressorts mystérieux de la vie.

Sans croire à toutes les promesses d’une science que ses heureuses tentatives rendaient très hardie dans ses espérances, M. de Tracy devint un de ses fervens adeptes. Lavoisier et Fourcroy furent ses seconds maîtres. Ils lui inspirèrent de l’enthousiasme pour la méthode analytique qui conduisait à des résultats si imprévus et si certains, et ils lui firent admirer alors, pour l’imiter plus tard, la langue habilement combinée qui plaçait dans l’arrangement même des mots la connaissance exacte des choses. Leur influence sur lui fut profonde, et plus tard le philosophe n’oublia peut-être pas assez le chimiste.

L’esprit de M. de Tracy, qui avait été trop exigeant pour rester dans l’école de Buffon, était trop élevé pour s’arrêter dans celle de Lavoisier. Aussi, après avoir étudié les phénomènes de la matière, il rechercha les lois de l’intelligence, et il prit pour ses derniers maîtres Locke et Condillac. Mais ce ne fut pas dans sa tranquille retraite, au sein de sa famille, au milieu de ses amis, qu’il aborda les grands problèmes du monde moral. Il y avait un peu plus d’un an qu’il s’était retiré à Auteuil, lorsqu’il fut arraché violemment à ses travaux. Au moment où la plus sombre terreur se répandait sur la France, où tout ce qui avait distingué autrefois rendait suspect, où tout homme suspect devenait captif, et où tout captif semblait marqué d’avance du sceau de la mort, M. de Tracy fut enveloppé dans la proscription commune. Le 2 novembre 1793, au matin, un détachement de l’armée révolutionnaire commandé par le fameux général Ronsin entoura sa maison d’Auteuil, et, après une visite domiciliaire qui ne laissa découvrir que ses très innocens travaux, il fut conduit à Paris et enfermé à l’Abbaye. Il resta déposé pendant six longues semaines au réfectoire de cette prison avec trois cents compagnons de captivité, qui y étaient entassés dans un espace si étroit et au milieu d’un air si infect, qu’ils pouvaient à peine s’y mouvoir et y respirer. Il reçut toutefois, dans ce triste séjour, une consolation inattendue. Il y était depuis peu, lorsqu’il vit introduire un prisonnier d’un extérieur grave qui, à peine entré, tira d’un portefeuille une écritoire, une plume, de volumineux papiers, se plaça devant une mauvaise table, et se mit à travailler avec autant d’attention et de calme qu’il aurait pu en montrer s’il avait été, dans son cabinet, libre et seul. Ce prisonnier était M. Jollivet, qui fut depuis conseiller d’état sous l’empire, et le travail dont il s’occupait avec un si complet oubli de sa position était le fameux système hypothécaire, qu’il fonda plus tard et qu’il calculait alors sur le cadastre de la France. M. de Tracy fut attiré vers lui par la conformité des habitudes studieuses, et, dès ce moment, un attachement solide l’unit à M. Jollivet. Les deux nouveaux amis, transférés ensemble à la prison des Carmes, eurent le bonheur d’y être enfermés dans la même cellule. Le travail les aida à supporter les ennuis et à oublier les périls de leur captivité.

C’est en effet là que M. de Tracy, reprenant ses études interrompues, poursuivit les recherches qui devaient illustrer son nom, et passa de l’étude de la nature à l’étude de l’homme. C’est dans les murs de sa prison qu’il remonta jusqu’à cette libre pensée humaine, rayon descendu du foyer divin pour éclairer à la fois et pour réfléchir l’univers ; cette pensée qui, sans étendue, se joue à travers l’espace, sans forme perçoit les objets et les atteint jusque dans l’immensité où ils sont répandus, qui, spirituelle et indivisible, pénètre la matière et la décompose, qui, ne pouvant être ni aperçue ni saisie, voit, sent, se souvient, juge, classe, et se trouve dans une si harmonieuse correspondance avec le monde extérieur, qu’elle a des images pour ses objets, des lois pour ses faits, des causes pour ses accidens, et de sublimes conjectures pour ses conséquences finales ; cette pensée qui seule a reçu la confidence de la création et le soin de la développer dans ses plans secondaires ; cette pensée en un mot qui paraît avoir été introduite dans l’univers pour que toutes ses merveilles pussent être comprises, pour que Dieu fût admiré dans son œuvre et continué dans ses desseins.

Au moment où M. de Tracy aborda ce grand sujet, l’esprit philosophique avait changé de caractère et de direction. Il ne portait plus ses hardies recherches et sa vaste curiosité sur les anciens objets de son examen. Le mouvement philosophique qui remontait à l’auteur des Méditations, au rénovateur de la pensée humaine, était depuis long-temps parvenu à son terme. Après avoir fécondé le grand siècle ; après avoir, par la vertu de sa méthode et par l’élan imprimé aux intelligences, provoqué les plus magnifiques découvertes dans les sciences et inspiré les théories les plus puissantes en philosophie ; après avoir donné au monde Descartes, qui avait tout détruit pour tout refaire, en arrivant de la conscience de sa pensée à la certitude de Dieu, et de ces deux fermes notions à la réalité même de l’univers, fondée sur la véracité de son créateur ; Malebranche, qui, entraîné par une imagination à la fois géométrique et céleste, avait absorbé l’univers dans l’intelligence de l’homme et l’intelligence de l’homme dans l’idéalité divine ; Spinosa, qui, poussé pour ainsi dire par les vieux et secrets instincts de sa race, avait, avec une profondeur incroyable, confondu l’homme et l’univers dans l’unité métaphysique de la substance ; enfin Leibnitz, qui, ne voulant ni détruire l’esprit par la matière, ni la matière par l’esprit, essaya de les unir à l’aide d’une sublime conciliation, et de résoudre, par l’harmonie éternelle de leur coexistence, l’inaccessible problème de leur rapport : après avoir tenté ces grands efforts, produit ces beaux génies, enfanté ces vastes systèmes, la philosophie de Descartes s’était épuisée.

Il s’en était formé une autre dont le point de départ, toujours pris dans l’homme, n’étant pas la pensée, mais les sens, devait avoir un autre cours, d’autres suites, et conduire à des conceptions plus extérieures. Cette philosophie, qui est un des grands côtés de la pensée humaine, s’était particulièrement développée chez une nation douée d’un esprit plus fort que fécond, chez une nation moins philosophique encore qu’expérimentale, adonnée surtout à l’observation, où elle porte une sagacité opiniâtre, engagée dans les voies de la pratique, où elle marche avec une puissance incomparable, demandant aux théories générales des instrumens d’application, s’intéressant aux idées en raison de ce qu’elles peuvent pour les intérêts, observant avec patience, concluant avec mesure, agissant sans enthousiasme, mais avec constance, se réglant sur l’expérience pour atteindre en toutes choses son but principal, qui est l’utilité. Cette nation, qui avait eu dans Bacon un précepteur circonspect de l’esprit moderne, auquel il avait recommandé de s’avancer dans les routes de la pensée pas à pas, et, selon son expression, avec des semelles de plomb, et dans Newton le géomètre profond qui avait découvert le principe unique des mouvemens célestes ; cette nation, après avoir produit le sage conseiller de l’expérience et le législateur du mécanisme des mondes, devait s’appliquer à l’étude extérieure de la pensée et donner le théoricien des sens. C’est ce qu’elle fit en produisant Locke.

Tandis que l’école de Descartes examinant la pensée en elle-même, dans sa nature spirituelle, dans ses facultés intrinsèques, avait trop négligé les relations de ces facultés mêmes et avec les sens et avec le monde extérieur, l’école nouvelle devait suivre une direction contraire. Partant des sens et voyant naître réellement de leur action un très grand nombre d’idées qui composent l’intelligence, elle devait être entraînée à confondre l’intelligence tout entière avec la sensibilité, à déclarer qu’il n’y avait rien dans l’homme que la sensation, et que l’ame c’était le corps. C’est ce qui fut fait successivement par Locke et ses disciples.

Locke se borna d’abord à réhabiliter, dans son Essai sur l’entendement humain, qui devint l’objet limité de la philosophie, la vieille maxime d’Aristote, qu’il n’y avait rien dans l’intelligence qui n’y vînt par les sens. Il composa toutefois l’entendement humain des sens et de la réflexion, qui concouraient également à la formation des idées. Il ne mutilait pas l’homme spirituel, mais son principe avait des conséquences qui devaient être tirées, et elles le furent d’une manière complète, avec l’inexorable logique de la pensée française.

Condillac, en effet, voyant que toutes les opérations de l’intelligence s’accomplissaient à la suite des impressions produites sur les sens, considéra ces opérations comme une dépendance des sensations elles-mêmes. La sensation devint dès-lors la source unique de toutes les fonctions de l’entendement, le principe de toutes les facultés, qui ne furent que des sensations transformées. Il laissa bien entrevoir l’ame au-delà de toutes ces facultés en quelque sorte passives, et au-dessus de ces opérations pour ainsi dire mécaniques ; mais il la rendit inutile en la maintenant inactive. Elle n’était ni le siége des facultés ni la cause de leurs actes. Condillac avait supprimé la réflexion active de Locke, M. de Tracy supprima l’ame oisive de Condillac. Comment M. de Tracy, qui fut le dernier et le puissant organisateur de ce système, parvint-il à lui donner cette régularité logique et ce vaste ensemble qui le rendent si original ? Écoutons-le lui-même

« Lavoisier, dit-il, me mena à Condillac… Je n’avais jamais vu de lui que son Essai sur l’Origine des Connaissances humaines… et je l’avais quitté, sans savoir si j’en devais être content ou mécontent… Je lus, dans la prison des Carmes, tous ses ouvrages, qui me firent remonter à celui de Locke. Leur ensemble m’ouvrit les yeux, leur rapprochement me montra en quoi consiste ce que je cherchais. Je vis clairement que c’était la science de la pensée. Le Traité des Systèmes surtout fut pour moi un coup de lumière, et, ne trouvant celui des Sensations ni complet, ni exempt d’erreurs, je fis dès-lors pour moi un exposé succinct des vérités principales qui résultent de l’analyse de la pensée. »

Savez-vous dans quel moment M. de Tracy devint ainsi un penseur original et cessa d’être disciple pour monter au rang des maîtres ? Ce fut le jour lugubre du 5 thermidor, où le couteau sanglant qui abattait tant de têtes innocentes menaçait de si près la sienne. Ce jour-là, M. de Tracy ayant résolu les problèmes d’analyse intellectuelle qui, échappés à Locke et à Condillac, le tourmentaient depuis quelque temps, s’était mis en possession de son propre système, et l’écrivait après l’avoir conçu, lorsque se fit entendre dans les longs corridors des Carmes le sinistre appel des quarante-cinq prisonniers qui devaient être traduits devant le tribunal révolutionnaire pour être envoyés le lendemain à la mort. L’appel dura plusieurs heures ; le nom de M. de Tracy pouvait suivre chaque nom prononcé, sa cellule s’ouvrir pour se fermer à jamais derrière lui, et il ne s’interrompit pas un seul instant. Son esprit, aussi ferme que son ame, déduisit sans trouble et exposa sans lacune la longue et forte série de ses pensées. La théorie qu’il composa durant ces heures funèbres servit plus tard de base à tous ses ouvrages, qui n’en furent que le développement. « À l’avenir, écrivit-il, je partirai toujours de ce point, si le ciel me réserve encore quelque temps à vivre et à étudier. » Le temps qu’il devait consacrer à la science et par suite à sa gloire lui fut accordé. Son tour d’être jugé et de mourir était fixé au 11 thermidor, lorsque, le 9, ceux qui avaient tant proscrit furent proscrits et expièrent de leur sang tout le sang qu’ils avaient versé. L’espérance rentra dans les prisons, dont les portes ne s’ouvrirent cependant pour M. de Tracy que plusieurs mois après. Ce fut en octobre 1794 seulement qu’il put revoir sa chère retraite d’Auteuil, et qu’il y acheva, dans la liberté des champs et les douceurs de l’amitié, le système ébauché dans la cellule des Carmes.

Quel était ce système ? Comme celui de Condillac, il prenait la sensation non-seulement pour l’élément primitif de l’intelligence, mais encore pour son élément unique. Toutes les facultés, ainsi que toutes les opérations de l’entendement humain, se réduisaient à sentir. Elles étaient au nombre de quatre fondamentales : la perception, la mémoire, le jugement, la volonté, qui n’étaient autre chose que sentir des objets, sentir des souvenirs, sentir des rapports, sentir des désirs.

Les trois premières de ces opérations formaient pour l’homme les moyens de connaître ; la dernière lui donnait le moyen d’agir. Toutes les quatre étaient également dues à l’intervention des sens. Comment ? Le voici : les objets extérieurs produisaient une impression sur les nerfs, et les nerfs, par un mouvement qui leur était propre, transmettaient cette impression au cerveau. Le cerveau doué d’une force particulière, que M. de Tracy ne définissait pas, recevait cette impression qui y devenait une sensation, si l’objet était présent ; un souvenir, si l’objet était absent ; un rapport, s’il y avait plusieurs objets lui portant à la fois l’image de leurs ressemblances ou de leurs différences ; un raisonnement, s’il y avait plusieurs rapports ; qui, enfin, si elle suscitait des désirs dans le cerveau, provoquait, de sa part, un autre mouvement nerveux s’exerçant du dedans au dehors pour les satisfaire et produisait l’action comme l’autre produisait la connaissance. Ainsi savoir et vouloir étaient les résultats de deux opérations organiques toutes deux forcées, et dont l’une dépendait de l’autre.

Telle était l’idéologie de M. de Tracy qui servait de fondement à sa morale. En effet, de la quatrième des facultés de l’entendement ou de la volonté et des désirs qui en sollicitaient l’exercice, naissaient pour l’homme les droits et les devoirs qui dirigeaient et réglaient sa conduite. Ses droits avaient pour origine les besoins bien compris de sa nature, et ses devoirs trouvaient la leur dans les moyens judicieusement employés qui lui avaient été donnés pour satisfaire ces besoins. Dans ce système de morale, la liberté n’était pour l’homme que le pouvoir de réaliser ses désirs, la vertu que la sagesse de les mesurer à ses moyens, et le bonheur résultait de l’usage de sa liberté réglé par les discernemens de sa vertu.

Cette morale, comme toutes les autres, avait besoin d’une sanction. Quelle était celle qui lui était donnée par M. de Tracy ? Laissons-le parler lui-même : « Tout devoir, dit-il, suppose une peine qu’entraîne son infraction, une loi qui prononce cette peine, un tribunal qui applique cette loi. La punition de mal employer ses moyens est de leur voir produire des effets moins favorables à sa satisfaction ou même de leur en voir produire qui soient tout-à-fait destructifs. Les lois qui prononcent cette peine, ce sont celles de l’organisation de l’être voulant et agissant, ce sont les conditions de son existence. Le tribunal qui applique ces lois, c’est celui de la nécessité elle-même contre lequel il ne peut se pourvoir. » M. de Tracy arrivait, comme conséquences suprêmes des lois qui régissent l’univers et l’humanité, à la modération des penchans individuels, mais par le raisonnement ; à la justice, mais par les conventions sociales ; à l’amour des hommes les uns pour les autres, mais par l’intelligence.

M. de Tracy avait procédé avec l’analyse des chimistes et les formules rigoureuses des mathématiciens. Aussi, après avoir poursuivi la sensation dans toutes ses conséquences et dans toutes ses transformations, il avait renfermé sa théorie entière dans une série d’équations algébriques[1]. Cette théorie ingénieuse et puissante laissait-elle subsister dans l’homme un principe actif, pour réfléchir la sensation, pour produire le jugement, pour enfanter la volonté, pour pratiquer la vertu, pour aimer ses semblables ? M. de Tracy restait à cet égard dans le doute. Ne pouvant pas démontrer géométriquement l’existence de ce principe actif, il l’ignorait avec résignation. Mais son système faisait de la pensée et de la volonté le résultat de l’organisation seule. En se félicitant d’avoir fait de l’idéologie une partie de la zoologie, pour emprunter ses expressions mêmes, et de l’intelligence une dépendance de la physique humaine, n’exposait-il pas l’homme forcé dans ses actes par ses désirs, dans ses désirs par ses sensations, à n’être que servitude comme il n’était que matière ! La substance spirituelle avait disparu en lui, emportant avec elle l’active intelligence et la libre volonté.

N’était-il pas à craindre dès-lors qu’en plaçant le devoir sur la base fragile de l’utilité, en lui donnant l’appui si incertain de la raison et l’assistance si imparfaite de la loi pénale, on ne lui accordât pas l’énergie suffisante pour contenir l’intérêt et vaincre la passion ? N’était-il pas présumable qu’en laissant dans le doute l’existence d’une cause suprême gouvernant le monde et d’un principe spirituel différent du corps, on ne détruisît les forces morales de l’homme privé de son guide supérieur et de ses immortelles espérances ? N’était-il pas à croire que la vie resterait livrée à l’interprétation de l’égoïsme et à son empire ? Ils ne pensaient pas et surtout ils n’agissaient pas ainsi, je me hâte de le dire, ces hommes admirables au premier rang desquels se trouvait M. de Tracy, ces hommes qu’animaient les plus généreux sentimens, qui croyaient à la raison comme on avait cru en Dieu, avec une ardeur vraiment religieuse ; qui aimaient l’humanité, comme le christianisme prescrivait d’aimer le prochain, et qui, possédés de la foi philosophique, inspirés par la charité sociale, étaient prêts à faire les plus grands sacrifices à leurs idées et à se dévouer avec enthousiasme à leur patrie.

Arrivé de bonne heure à toutes les conséquences de sa doctrine, M. de Tracy ne les exposa que plus tard dans toute leur étendue. Il en fit alors confidence à Cabanis, et, grace à son amitié, il obtint l’honneur d’être associé, comme membre libre, à l’Institut national, lorsqu’un an environ après sa sortie de prison, la convention fonda ce grand corps. Il fut attaché à la section de l’analyse des idées, dans la classe des sciences morales et politiques, dont il avait désiré depuis long-temps la formation[2]. Il justifia le choix de cette savante compagnie en lui offrant une suite de beaux mémoires sur l’analyse de l’entendement humain, qui reçut alors de lui le nom resté fameux d’idéologie, et sur le problème difficile de la certitude extérieure des corps. Ces mémoires, au nombre de sept, lus dans le sein de l’ancienne Académie, imprimés dans son recueil, eurent un prodigieux retentissement. Ce fut la seconde forme que M. de Tracy donna à ses pensées, écrites d’abord dans des lettres confidentielles restées entre les mains de sa famille, et qui devaient recevoir un peu plus tard, dans des traités spéciaux, le caractère définitif de la théorie.

Pendant que M. de Tracy exposait ses déductions idéologiques et parvenait à la démonstration des corps à l’aide du mouvement volontaire qui conduisait à reconnaître leur existence par leur opposition, Cabanis communiquait à l’Académie des sciences morales et politiques ses brillans travaux sur les Rapports du physique et du moral de l’homme, et, expliquant l’intelligence par la physiologie, rendait la vie une simple conséquence de l’organisation, et fondait uniquement la théorie de la pensée sur le mécanisme nerveux du cerveau.

Au moment où M. de Tracy se livrait à ces paisibles études, il fut sur le point de rentrer dans la carrière des armes. L’expédition d’Égypte se préparait en secret, et le général Caffarelli Du-Falga, qui devait mourir glorieusement devant Saint-Jean-d’Acre, vint lui proposer, au nom du jeune vainqueur d’Italie, de l’accompagner avec son grade de maréchal-de-camp. Cette offre émut vivement M. de Tracy. Il demanda deux jours pour réfléchir avant de se décider. Ce furent deux jours de lutte. Son éducation ancienne et ses goûts nouveaux, les souvenirs de ses ancêtres et l’amour de ses idées, la gloire des champs de bataille et le service de l’esprit humain, se disputaient ses résolutions. À la fin, les travaux de la pensée l’emportèrent, et, non sans quelque regret, M. de Tracy prit le parti de rester philosophe.

Élu membre et secrétaire du comité de l’instruction publique, il concourut avec un zèle heureux à la réorganisation et à la conduite de l’enseignement national en France. Après le 18 brumaire, auquel ses amis de la société d’Auteuil, dont Sieyès était alors le chef, avaient si puissamment contribué, il fut nommé l’un des trente premiers sénateurs. L’accomplissement de ses devoirs politiques ne le détourna point de ses travaux intellectuels, et, en même temps qu’il soutenait avec fermeté ses opinions dans le sénat, il publiait, en 1801, le célèbre traité d’Idéologie qui contenait sa doctrine sur les caractères, le nombre, les opérations des facultés de l’entendement, la nature des idées, la puissance des habitudes, la valeur et l’action des signes.

Un an après, en 1802, il resserra les liens d’une ancienne amitié en mariant sa fille aînée au fils du général Lafayette. L’intimité des familles s’ajouta à la conformité des sentimens entre M. de Tracy et cet homme à la fois si spirituel et si héroïque, ce défenseur chevaleresque des nations, qui avait soutenu leurs droits dans un monde, les avait proclamés dans un autre, dont les fermes convictions avaient résisté aux menaces de l’anarchie, aux épreuves de la captivité, aux séductions même du génie et de la gloire, et que nous avons vu pendant plus d’un demi-siècle, la sérénité sur le front et l’amour de la liberté dans le cœur, traverser tant de révolutions sans changer, et toutes les fortunes sans fléchir.

Toujours établi dans le lieu charmant qu’il avait choisi pour sa retraite depuis dix années, M. de Tracy était l’un des membres les plus assidus et les plus remarqués de cette société d’Auteuil, restée célèbre par une sorte d’opposition philosophique au maître tout puissant de la France et par beaucoup d’esprit. L’indépendance intellectuelle de cette petite société inquiétait le législateur armé qui, ayant placé son épée et son génie entre les partis, prescrivant le silence à leurs opinions pour l’imposer à leurs haines, contentant leurs intérêts pour donner le change à leurs idées, les détachant de leurs droits pour les arracher à leurs rêves, ne voulait pas même, en accomplissant sa grande tâche, rencontrer la contradiction de l’esprit humain, et après avoir dédaigneusement appelé les derniers opposans des idéologues, supprima, en 1803, la classe des sciences morales et politiques dont ils faisaient presque tous partie. La société d’Auteuil n’en subsista pas moins et continua de penser librement. Jusqu’à la mort de Mme Helvétius, en 1800, elle s’était réunie chez cette femme excellente et gracieuse, l’amie de Turgot, de Condillac, de Francklin, de Condorcet, de Malesherbes, la mère adoptive de Cabanis, qui, selon l’heureuse expression de M. de Tracy, « avait compté les évènemens de sa vie par les mouvemens de son cœur. » C’est dans cette société où Sieyès paraissait quelquefois et où se rencontraient habituellement Cabanis, Volney, Garat, Chénier, Ginguené, Daunou, M. de Tracy, que se conservèrent avec fidélité les maximes généreuses du XVIIIe siècle, les grandes traditions de 1789, et qu’en cultivant la philosophie et les lettres, on s’entretenait des anciennes espérances, des idées plus durables que les partis, et l’on comptait sur la liberté qui renaîtrait un jour.

Rayé de l’Institut, mais membre inamovible du sénat, M. de Tracy poursuivit le cours de ses travaux et ne cessa point de voter selon ses pensées. Appliquant alors sa doctrine à l’expression des idées et à leur déduction, il publia sa Grammaire générale et sa Logique, véritables chefs-d’œuvre dans lesquels il montra la théorie philosophique du langage et développa les règles du raisonnement avec une rare finesse d’observation et une extrême profondeur d’analyse. Il n’excella pas moins dans son Traité de la volonté, qui fut en même temps un beau traité d’économie politique, dans lequel, successeur de Smith, émule de son ami J.-B. Say, il appréciait avec une grande sagacité la valeur du travail, la théorie des monnaies, la nature et l’influence de l’impôt, et il exposait toute la science de la richesse sous une forme saisissante, dans l’enchaînement rigoureux de ses vérités fondamentales. Ces livres, où perce toute la pénétration d’esprit d’un observateur, se déploie toute la puissance de déduction d’un logicien, se révèle tout le talent d’un écrivain qui sait exposer les principes les plus abstraits et les plus arides avec une éminente clarté et une élégance exquise, ces livres, publiés coup sur coup, étendirent la réputation déjà si grande de M. de Tracy.

Il fit en 1806 un dernier ouvrage qui contenait sa politique, et qui alors ne pouvait pas voir le jour. Cet ouvrage était un commentaire du grand livre que son auteur, dans un élan de légitime orgueil, appela une création sans modèle, prolem sine matre creatam, et dont Voltaire, si disposé à flatter ses inférieurs et à ne pas rendre toujours justice à ses égaux, n’hésita point à dire que « le genre humain ayant perdu ses titres, Montesquieu venait de les retrouver et de les lui rendre. » Du siége d’un parlement, du sein d’une monarchie, du milieu d’un siècle voué à l’amour des théories et dès-lors à l’inimitié de l’histoire, s’était élevé un homme d’un esprit vaste et serein, d’un jugement ingénieux et profond, qui, portant son regard tranquille et pénétrant sur tous les siècles et sur tous les peuples, s’était fait en quelque sorte le contemporain de tous les âges, l’habitant de tous les climats, le citoyen de tous les pays, le sujet de tous les gouvernemens pour en être mieux le juge ; un homme à qui, par un rare privilége, l’histoire avait tenu lieu de pratique, et le génie d’expérience. C’est ainsi que, parcourant les diverses institutions sociales, saisissant le principe de leur vie, donnant la raison de leur forme, suivant la marche de leur développement, signalant la cause de leur décadence, surprenant le germe de leur mort, Montesquieu avait montré que, dans ces grands êtres appelés états, une organisation harmonieuse provient de leur nature même pour les aider à répondre à leur destination ; que tout se tient en eux, et la volonté qui les dirige et l’action qui les développe, et l’éducation qui les continue et les vertus qui les élèvent, et les vices qui les tuent, et, sur la solide base de l’expérience universelle, il avait fondé le monument impérissable de l’Esprit des Lois.

Tout en exposant les diverses législations humaines, il avait donné cours à ses préférences, et les droits des peuples avaient trouvé en lui un soutien imposant. Le système politique d’un pays voisin qui semblait réunir tous les élémens de la société et satisfaire à toutes ses conditions, où la perpétuité de l’ordre, la permanence des intérêts, le mouvement progressif des améliorations, étaient représentés par des pouvoirs obligés de s’entendre et conduits invinciblement à se concerter pour agir, où l’exécution des lois était sagement séparée de la distribution de la justice, où l’état n’opprimait point l’individu pour se maintenir, où l’individu ne menaçait point l’état pour se développer, où, aucune force n’étant perdue et les fonctions essentielles étant distinctes, la nation était grande et le citoyen libre, — la monarchie représentative, en un mot, lui parut le terme admirable de l’association humaine et le chef-d’œuvre des gouvernemens.

En commentant l’Esprit des Lois, M. de Tracy prend son point de départ plutôt dans la raison pure que dans l’expérience pratique. Disciple de l’école qui n’admettait jamais qu’un principe générateur de toutes choses et qui croyait au droit absolu, il ne faut pas être surpris s’il s’est peu rencontré et rarement entendu avec Montesquieu, dont il relève du reste, d’une manière habile et sûre, les erreurs, car ce grand homme a trop expliqué pour ne s’être pas trompé souvent. Dans son commentaire, M. de Tracy, à côté d’une admiration respectueuse, se livre à toutes les hardiesses d’un esprit indépendant et ferme. Après avoir apprécié les vues de Montesquieu, en les contestant bien des fois, il expose son propre système. Pour lui, il n’y a que deux ordres de gouvernement : les gouvernemens généraux et les gouvernemens spéciaux. Les gouvernemens spéciaux se fondent sur des intérêts particuliers, et les gouvernemens généraux ont pour origine la volonté et, pour objet, l’intérêt de tous. L’homme étant un être sociable qui, dans son union avec ses semblables, ne perd rien en liberté et gagne beaucoup en puissance, la société humaine se développe sans cesse, aux yeux de M. de Tracy, selon les lois de la raison. Aussi est-ce conformément à cette pensée de progrès et à ce besoin de perfection que M. de Tracy donne à la fois une histoire et une théorie de la société. L’histoire, telle qu’il l’aperçoit, lui offre trois degrés de civilisation qui ont pour conséquences trois genres de gouvernemens. Au premier degré se trouvent la démocratie pure et le despotisme sans limites, gouvernemens de sauvages et de barbares, ébauches informes et peu durables d’un ordre social encore à son début, où l’ignorance est dans les esprits, où l’emploi de la force domine dans l’état, et où la justice n’est que la vengeance. Au second degré se placent l’aristocratie et la monarchie, qui admettent plus de lumières dans les particuliers, plus de modération dans les lois, moins de violence dans les peines. Enfin, au troisième degré arrive la représentation pure sous un ou plusieurs chefs, gouvernement parfait selon lui, né de la volonté générale et fondé sur elle, qui a pour principe la raison, pour moyen la liberté, pour effet le bonheur, où les conducteurs de l’état sont les serviteurs des lois ; les lois, les conséquences des besoins naturels, et les peines, de simples empêchemens du mal à venir.

C’est pour cette forme dernière des gouvernemens humains qu’il donne sa théorie, en essayant d’organiser le droit absolu de manière à éviter tout ce qui avait fait périr naguère tant de constitutions régulières en apparence, impraticables en réalité. Dans cette théorie, M. de Tracy sépare les divers pouvoirs, à la délégation desquels il appelle tous les citoyens à concourir par le choix des électeurs chargés de nommer les fonctionnaires. Il confie la puissance législative à une assemblée nombreuse de représentans qui se distribue en sections, se renouvelle par parties, et veut dans les limites de la constitution ; il défère l’autorité exécutive à un collége de quelques hommes d’état qui ne l’exerce que temporairement et agit pour tous dans les limites de la loi. Au-dessus de ces deux corps chargés de vouloir et d’agir, il place un troisième corps chargé de conserver. Composé d’hommes mûris par l’âge et par l’expérience, ce corps a la mission permanente d’empêcher l’assemblée législative de violer la constitution par ses lois, et le collége exécutif, de violer la loi par ses actes. Vérificateurs des élections, juges des crimes d’état, arbitres suprêmes des fonctionnaires qu’ils surveillent et qu’ils destituent au besoin, ses membres sont confinés, tout le reste de leur vie, dans ces devoirs désintéressés, sans disposer d’aucune force, sans nourrir en eux aucune ambition.

Ce n’est pas tout. La constitution elle-même doit suivre la marche de la société et s’adapter à ses changemens, afin de rétablir, de loin en loin, l’harmonie interrompue entre la règle ancienne et les besoins nouveaux de l’état. Mais qui la modifiera ? Ici M. de Tracy, qui a lié l’action publique à la loi et la loi à la constitution par son corps conservateur, lie aussi ingénieusement le passé à l’avenir par l’appel d’une convention dont l’unique objet est de réviser le pacte social lui-même et qui accomplit sa tâche extraordinaire, tandis qu’à côté d’elle, tous les autres pouvoirs subsistent, toutes les autres fonctions s’exercent, et que l’état vit selon l’ancienne loi fondamentale, en attendant de se régler selon la nouvelle. C’est ainsi que, par d’adroites combinaisons, M. de Tracy croyait pouvoir organiser la souveraineté nationale dans toute son étendue, sans arriver à la confusion ; séparer complètement les pouvoirs, sans les mettre en lutte ; fonder l’action publique, sans préparer de la part de ceux qui l’exerçaient d’ambitieux empiètemens ; réviser la loi fondamentale, sans recourir à une révolution.

Ce livre, écrit avec une rare vigueur, une simplicité supérieure et dans lequel la nature et le mécanisme de l’impôt sont exposés surtout d’une manière parfaite, a des mérites de l’ordre le plus élevé. Seulement M. de Tracy y retrace la marche des sociétés politiques sans tenir assez compte des faits de l’histoire, et, dans les lois savamment calculées qu’il donne aux hommes, il oublie peut-être un peu trop leurs passions, leurs passions qui subjuguent si aisément leurs pensées et qui brisent les cadres dans lesquels on veut les renfermer, d’autant plus vite qu’on les y presse plus étroitement. Il rend l’humanité si raisonnable qu’elle n’aurait presque pas besoin d’être gouvernée, et il n’est pas téméraire de dire qu’il manque encore à la société construite par lui, avec un art si géométrique, d’avoir été réalisée pour paraître possible.

La destinée de cet ouvrage fut singulière. M. de Tracy chercha à ce trop libre enfant de son esprit, qui aurait fait une grande fortune en France s’il était venu quelques années plus tôt, une autre patrie. Il l’envoya au-delà des mers, dans ce pays de ses prédilections, dont la liberté politique était d’autant plus grande, que son isolement géographique était plus complet ; pays gouverné dans ce moment par son respectable ami M. Jefferson. M. de Tracy confia cet exilé de l’Europe au président des États-Unis qui l’accueillit avec l’empressement de l’amitié et de l’admiration, Traduit en anglais par M. Jefferson lui-même, enseigné dans le collége de Charles-et-Marie, qu’il avait fondé, le Commentaire de l’Esprit des lois prospéra d’autant plus en Amérique, qu’il semblait être la critique de l’Europe, et que les citoyens de l’Union, ne connaissant pas son véritable auteur, croyaient opposer un Montesquieu du Nouveau-Monde au Montesquieu de l’ancien.

C’est là qu’en 1815 le vieux et aimable Dupont de Nemours, secrétaire du gouvernement provisoire en 1814, et qui s’était rendu aux États-Unis pendant les cent-jours, trouva le Commentaire de l’Esprit des lois, c’est de là qu’il le rapporta en France. À son retour, il alla voir M. de Tracy, lui annonça la découverte et lui recommanda la lecture de l’ouvrage qui l’avait émerveillé. M. de Tracy ne répondit pas à ce vif enthousiasme par sa curiosité, et il se contenta de dire à Dupont de Nemours que sa vue affaiblie ne lui laissait pas la possibilité de le lire lui-même, et que la difficulté de la prononciation anglaise ne lui permettait pas de se le faire lire par d’autres. Il croyait en être quitte ; mais peu de temps après, Dupont de Nemours, dont l’admiration ne se calmait pas, lui confia que ce livre lui paraissait si beau et lui semblait devoir être si utile, qu’il en avait commencé la traduction. M. de Tracy ne crut pas devoir garder plus long-temps son secret et souffrir qu’avec beaucoup de peine et d’inévitables infidélités, on rétablît dans leur langue originale des idées que neuf années auparavant il y avait mises lui-même. Il se leva, ouvrit un tiroir, y prit le manuscrit du Commentaire, le présenta à Dupont de Nemours, qui fut d’abord un peu surpris, rit ensuite beaucoup, et renonça, comme de raison, à sa traduction.

C’est alors que M. de Tracy se décida à publier cet ouvrage, qui avait été le dernier pour lui. Il n’avait pas achevé l’édifice intellectuel qu’il avait conçu sur le plus vaste plan, et qui devait embrasser à la fois l’humanité et la nature unies dans l’esprit de l’homme par la philosophie et par la science. Après en avoir jeté fortement les bases dans son Idéologie, dans sa Grammaire générale, dans sa Logique, dans son Économie politique et dans sa Législation, il avait le dessein de l’étendre aux sentimens par un traité de morale, aux propriétés des corps ou à la physique, à celles de l’étendue ou à la géométrie, à celles de la quantité ou au calcul. L’on ne peut douter que M. de Tracy, profondément versé dans ces dernières sciences qui exigent une analyse sûre, une méthode exacte, une exposition claire, n’eût composé sur chacune d’elles de vrais chefs-d’œuvre philosophiques.

Mais il fut tout à coup arrêté dans la vigueur de l’âge, dans la force de l’esprit, et ses desseins restèrent inachevés. Cette ame résolue et opiniâtre ne résista point à l’épreuve des afflictions. L’année 1808 fut fatale à M. de Tracy. Il perdit, à peu de distance l’un de l’autre, ses deux attachemens les plus vifs, les plus doux, les plus profonds. Il fut privé d’une amitié ancienne et chère, et une fin prématurée lui enleva Cabanis, auquel l’unissaient une forte tendresse, une estime sans bornes et de communes opinions. Par ces deux coups, la mort le frappa jusqu’au fond de l’ame. Depuis lors, ce philosophe en apparence si froid, ce stoïcien si impassible, ce fier adorateur de la raison, délaissa ses travaux, cessa de se complaire dans ses pensées, et, pendant près de trente années, renfermé dans sa douleur avec une constance silencieuse, il ne vécut plus que par ses souvenirs.

Cependant l’Académie française, dont Cabanis était membre depuis la suppression de la classe des sciences morales et politiques, voulut, par une attention délicate, que celui des deux amis qui survivait vînt succéder à l’autre et le louer au milieu d’elle. M. de Tracy n’en trouva la force que bien tard, et lorsqu’il prit enfin la parole : « Ne soyez pas étonnés, dit-il, que l’expression de la douleur vienne se mêler à celle de la reconnaissance. Le choix que vous avez fait de moi pour remplacer M. Cabanis est une des circonstances les plus honorables de ma vie, c’est une des distinctions les plus flatteuses qu’il me fût possible d’obtenir ; mais je n’en ai pas moins éprouvé un extrême malheur, puisque j’ai à pleurer la perte de l’homme qui m’était le plus cher et dont je fus le plus tendrement aimé. J’ai reçu une preuve inespérée de vos bontés et de votre indulgence ; mais elle est venue surprendre mon ame au moment où elle était accablée de chagrins si cruels, qu’elle ne pouvait s’ouvrir à aucune autre impression, et que même il m’a été impossible jusqu’à présent d’apporter au milieu de vous le juste tribut d’éloges que je devais à mon prédécesseur et à mon ami. »

À partir de cette époque jusqu’à la fin de ses jours, M. de Tracy se borna au strict accomplissement de ses devoirs. La chute de l’empereur lui parut le retour à la liberté, et, en votant sa déchéance en 1814, le sénateur crut revenir aux idées de l’ancien constituant. Nommé membre de la chambre des pairs, il s’éleva dans cette assemblée contre la fougueuse réaction de 1815, refusa de prendre part aux procès politiques, et repoussa toutes les lois contraires à l’esprit et aux établissemens de la révolution. Attentif aux progrès des sciences naturelles, il suivit leur marche avec plus d’intérêt que le mouvement de la philosophie, alors engagé dans d’autres voies que les siennes.

En effet, comme toutes choses, la doctrine qu’il avait embrassée et étendue avait eu son cours et semblait toucher à son terme. Offerte sans succès par Gassendi et par Hobbes au XVIIe siècle, qui avait besoin de croire ; renouvelée en Angleterre par l’usage du XVIIIe siècle, qui avait besoin d’analyser ; transportée sur le continent par Voltaire, propagateur zélé de la philosophie de Locke et de la physique de Newton ; réduite en système par Condillac ; rendue populaire, non sans exagération, par Helvétius ; froidement exposée dans des catéchismes de morale par Saint-Lambert et par Volney ; appuyée sur la physiologie par Cabanis ; professée avec éclat et esprit par Garat et Laromiguière ; complétée dans toutes ses parties et poussée à toutes ses conséquences, au moyen de théories rigoureuses et d’applications universelles, par M. de Tracy, cette doctrine, qui avait été la foi philosophique de tout un siècle, qui lui avait donné des idées étroites, mais énergiques, des sentimens raisonnés, mais généreux et hardis, qui lui avait fait entreprendre et exécuter de si grandes choses, paraissait épuisée à son tour et ne pouvait plus contenter les besoins immortels ni arrêter la curiosité insatiable de l’esprit humain.

Aussi deux philosophes contemporains de M. de Tracy, par leurs recherches, avaient fondé, le premier, à Kœnigsberg, une grande école de métaphysique, le second, à Édimbourg, une école plus modeste. Kant, dont M. de Tracy avait entrepris la réfutation, Kant, à l’aide d’une analyse profonde, avait décrit et classé toutes les lois intérieures de la raison humaine, rétabli les principes fondamentaux de la morale, et, par là, redonné à l’être spirituel toute la dignité de son existence, toute l’indépendance de son action ; Reid avait soumis à une observation patiente et fine les opérations de l’ame et les avait rattachées à des facultés actives aussi différentes des sensations que les formes de la raison dans Kant étaient distinctes des objets extérieurs qui recevaient d’elle leur caractère et leurs lois. En même temps que le spiritualisme triomphait en Europe et substituait la règle inflexible du devoir à la morale équivoque de l’utilité, la vieille doctrine reçue avait chancelé en France. Cabanis, l’un de ses plus fermes soutiens, l’avait en quelque sorte abandonnée avant de mourir, puisqu’au lieu de faire de la vie le résultat de l’organisation, et de la pensée une opération purement mécanique du cerveau, il avait donné à l’un et à l’autre l’ame pour principe et pour cause. Laromiguière l’avait modifiée, sous une forme à la fois brillante et ingénieuse ; Maine de Biran, avec une profondeur et une originalité trop souvent voilées par les obscurités du langage. Un homme d’un grand esprit, M. Royer-Collard, l’avait attaquée avec toute la force de sa vive argumentation, et, sans fonder de système, avait préparé une révolution. Enfin cette révolution s’était accomplie lorsque, la paix rapprochant les systèmes philosophiques comme les nations, et l’histoire faisant pour les siècles ce que la paix faisait pour les peuples, les doctrines de tous les temps et de tous les pays avaient comparu devant l’esprit français. Alors un jeune philosophe, à la parole éloquente, à l’intelligence étendue, confrontant entre eux tous les systèmes successifs, n’en trouva aucun dépourvu de fondement ni exempt d’erreur. La vérité, objet éternel des recherches de tous les âges, lui parut éparse dans toutes les philosophies ; il considéra comme devant être la plus complète et la plus exacte la doctrine qui, par un choix savant et sûr, se composerait des principes reconnus vrais dans toutes les autres, et il fonda l’éclectisme pour être en quelque sorte la charte de la philosophie et devenir le droit international de la pensée humaine.

M. de Tracy croyait trop à ses propres pensées pour être ébranlé par celles d’autrui, et la vérité lui semblait trop absolue pour la reconnaître dans cette vaste dispersion de ses parties, qui, aux yeux d’un logicien aussi rigoureux, empêchait sa démonstration en détruisant son unité. Aussi demeura-t-il attaché à ses théories avec une fermeté tranquille, car il supposait l’esprit humain livré à un égarement passager, et il comptait avec confiance sur ses retours. Rendu, en 1832, à l’Académie des sciences morales et politiques, qu’il avait autrefois illustrée, il ne parut qu’une seule fois à ses séances. En devenant vieux, il était tombé dans une grande tristesse. Au souvenir toujours douloureux de ses plus chères amitiés perdues, au chagrin philosophique de ses opinions délaissées, s’était jointe une désolante infirmité. Depuis plusieurs années, il n’y voyait presque plus, et sa seule distraction était de se faire lire et relire Voltaire. Ce premier précepteur de ses jeunes années le consolait, dans ses derniers jours, par son bon sens, le charmait par sa grace, le faisait sourire par son esprit ; il le savait par cœur, et l’appelait le héros de la raison humaine. Peu à peu il déclina, sans que son jugement restât moins net et son ame moins ferme, et, visité par quelques amis qui pensaient comme lui, consulté par de jeunes savans dont il encourageait les travaux, entouré des soins et des tendres respects de ses enfans, il vit approcher sa fin avec un regard tranquille, et il s’éteignit doucement, le 9 mars 1836, à l’âge de quatre-vingt-deux ans.

Avant de nous séparer de M. de Tracy, disons un dernier mot sur ses pensées, sur son caractère, sur sa vie. Philosophe éminent, analyste ingénieux, logicien puissant, écrivain pur et distingué, M. de Tracy s’est borné volontairement dans sa science. Les immortels problèmes, la nature et la fin des choses, le principe des êtres, la destination de l’homme, le but de la création, les lois cachées de l’univers, tout ce qui a exercé les plus grandes intelligences, tout ce qui a transporté l’esprit humain dans les régions les plus hautes de la pensée et l’a fait arriver jusqu’aux confins extrêmes qui séparent les desseins connus de Dieu, réalisés dans le monde, des vérités infinies dont il a laissé voir ici les mystères pour en donner plus tard les explications, n’ont point provoqué les recherches de M. de Tracy, attiré sa curiosité, tourmenté son ignorance. Il n’a désiré connaître que ce qu’il pouvait pleinement savoir, et, négligeant le reste sans toutefois le dédaigner, il a mieux aimé demeurer dans l’indifférence lorsqu’il était réduit aux hypothèses. Il n’y a pas eu de milieu pour lui entre ignorer et démontrer. Doué d’un esprit fin et ferme, austère et gracieux, plein de force et d’ardeur, mais dépourvu d’imagination, il a montré, dans les matières difficiles qu’il a traitées, une clarté d’exposition, une élégante simplicité de langage, et je ne sais quoi d’exquis transporté des manières dans les idées, qui laisse toujours apercevoir l’ancien grand seigneur dans le sévère philosophe.

Les sentimens de M. de Tracy étaient droits et hauts comme son ame. Il cachait un cœur passionné sous des dehors calmes. Il y avait en lui un désir vrai du bien, un besoin d’être utile qui passait fort avant la satisfaction d’être applaudi, une modestie sincère qui ne laissait apercevoir aucun orgueil caché, et la plus grande envie de ne tromper ni soi ni autrui. Aussi était-il dépourvu d’exagération, excepté, si on peut dire ainsi, dans son horreur pour le mensonge, qui lui donnait un air outré vis-à-vis de beaucoup de gens. Son extrême politesse était mêlée à un certain désir de déplaire à ceux dont il faisait peu de cas. Autant il savait être aimable, autant il pouvait être sec. On l’a appelé Tétu de Tracy. Il disait que c’était un excellent nom. Il y avait chez M. de Tracy un contraste singulier de simplicité démocratique et de manières féodales. Ayant à la fois reçu l’éducation aristocratique de l’ancien monde et les principes libéraux du XVIIIe siècle, il était resté dans ses habitudes en arrière de ses idées.

M. de Tracy avait, dans sa jeunesse, un courage bouillant et téméraire qui était devenu plus froid dans un âge avancé, sans devenir bien circonspect. Atteint de la cataracte et après un an de complète cécité, il partit un matin de la rue d’Anjou-Saint-Honoré, sans prévenir personne, se rendit en fiacre à l’Arsenal, où demeurait le célèbre oculiste Wenzel, se fit opérer, mit un bandeau sur ses yeux, ses cristallins enlevés dans sa poche, et retourna aussi tranquillement chez lui que s’il venait d’une promenade ou d’une visite. Cette opération, suivie d’aussi peu de ménagement, ne lui avait pas entièrement rendu la vue, et tout le monde se souvient d’avoir rencontré un vieillard vêtu de noir, constamment en bas de soie, le visage surmonté d’un vaste abat-jour vert, une longue canne a la main, marchant toujours seul, avec plus de hardiesse et d’un pas plus ferme que ne devaient le permettre ses yeux presque éteints. C’était M. de Tracy qui, dans ce costume, et à l’âge de soixante-seize ans, s’engagea avec une curiosité patriotique et périlleuse au milieu des barricades de 1830.

M. de Tracy a eu beaucoup d’amis qu’il savait choisir et garder : il n’en a jamais perdu aucun que par la mort. Il se plaisait avec les jeunes gens, et ceux qui donnaient des espérances par leurs talens rencontraient le solide appui de ses conseils et de son attachement. Il pratiquait sa philosophie et très peu de choses lui suffisaient : un appartement presque nu, une frugalité constante dans ses repas, point de voiture, le même vêtement noir dans toutes les saisons, et, à côté de cette austère simplicité, le plus noble usage de la fortune. Il cherchait toutes les occasions d’aider les autres et couvrait toujours ses générosités des prétextes les plus délicats. Il demandait presque pardon à ceux qu’il obligeait, s’adressant à eux avec ce tour discret et ingénieux qui, dans les bonnes actions, est, en quelque sorte, la politesse de l’ame. Je pourrais en citer beaucoup de traits, je n’en rapporterai qu’un seul, d’après lequel on devinera le reste. En 1806, lorsque la guerre éclata entre la France et la Prusse, M. Bitaubé, membre de l’Académie française perdit une pension de deux mille écus qui lui était payée depuis les temps de Frédéric II. C’était toute son existence. M. de Tracy en fut informé, et se rendant auprès de lui : « Mon cher confrère, lui dit-il, je sais que votre pension est dans ce moment suspendue. Obligez-moi de me prendre pour votre banquier pendant tout le temps de la guerre. » Cette offre, faite avec cordialité, fut acceptée avec reconnaissance, et personne n’en aurait jamais rien su si M. Bitaubé n’en avait parlé lui-même.

M. de Tracy est du petit nombre de ces hommes rares qui ont donné le beau spectacle d’une parfaite harmonie entre l’intelligence et le caractère, entre la raison et la conduite. Il n’a pas agi autrement qu’il n’a pensé, et sa vie a été le pur reflet d’une longue idée. Pendant quatre-vingt-deux ans, il a eu le même amour pour la liberté, la même foi dans la vérité, et il a marché avec courage dans les voies droites où il était d’abord entré, sans autre ambition que celle de voir la raison triomphante et l’humanité heureuse. Ayant fait partie de cette généreuse noblesse qui avait coopéré à une révolution d’égalité ; n’ayant pas voulu quitter le sol de la patrie dans les momens du plus extrême péril ; sans crainte en prison, sans faiblesse au sénat ; dans ses livres, inspiré par le désir d’être utile ; au milieu de sa famille, affectueux ; avec ses amis, dévoué ; dans ses actions, irréprochable, M. de Tracy a été un grand philosophe, un excellent citoyen et un homme de bien.


Mignet.
  1. Voici la série de ces équations auxquelles était arrivé M. de Tracy, et qu’il a écrites le 5 thermidor même :

    « Le produit de la faculté de penser ou percevoir, = connaissance, = vérité.

    Dans un deuxième ouvrage auquel je travaille, je fais voir qu’on doit ajouter, à cette équation ces trois autres membres : = vertu, = bonheur, = sentiment d’aimer ; et dans un troisième je prouverai qu’on doit ajouter ceux-ci : = liberté, = égalité, = philantropie.

    « C’est faute d’une analyse assez exacte qu’on n’est pas encore parvenu à trouver les déductions ou propositions moyennes propres à rendre palpable l’identité de ces idées. J’espère prouver par le fait, ce que Locke et Condillac ont fait voir par le raisonnement, que la morale et la politique sont susceptibles de démonstration. »

  2. Il écrivait en juillet 1793 :

    « Nous ne sommes que d’hier pour les sciences physiques. N’est-il pas honteux qu’il n’y ait pas de classe pour les sciences morales et politiques ? et n’est-il pas affreux que nous soyons réduits en ce moment à souhaiter qu’on ne s’en occupe pas, de peur qu’on détruise le tout au lieu de l’agrandir ? » En effet, un mois après, l’Académie des Sciences elle-même fut supprimée.