La Vie littéraire/1/La jeune fille d’autrefois et la jeune fille d’aujourd’hui
LA JEUNE FILLE D’AUTREFOIS
ET LA JEUNE FILLE D’AUJOURD’HUI[1]
On dit communément : Ceci ou cela est un signe des temps. Et, neuf fois sur dix, la chose qu’on croyait nouvelle est en réalité vieille comme le monde. Il est même à remarquer qu’à toutes les époques, on s’est effrayé des mêmes signes. À toutes les époques, il s’est trouvé des âmes naïves et généreuses pour gémir du déclin universel des hommes et des choses, et pour annoncer la fin du siècle. Homère a dit avant M. Henry Cochin : « Les hommes d’autrefois valaient mieux que ceux d’aujourd’hui. » Quelques-uns, par une illusion contraire, proclament fortunée l’heure où ils sont nés. Ils pensent de bonne foi que le passé fut obscur et misérable, et que l’avenir sera beau, puisqu’il sortira d’eux. Et personne ne s’avise de croire qu’avant nous les choses humaines étaient mêlées de bien et de mal, qu’après nous le monde ira son train ordinaire et restera médiocre ; ce qui pourtant est le plus probable. Mais nous connaissons mal notre temps et pas du tout les autres : nous les jugeons d’après nos sentiments.
Certes tout se meut et tout change. Le mouvement, c’est la vie, ou du moins c’est tout ce que nous en voyons. La figure de l’humanité ne reste pas un moment la même. Ses transformations sont continues et c’est par cela même qu’elles sont peu sensibles. Elles s’opèrent avec l’impitoyable lenteur des forces naturelles. Elles ne s’arrêtent ni ne se hâtent jamais. Les révolutions soudaines n’existent que dans notre imagination. Si nous ne sommes point tout à fait pareils à nos pères, nous leur ressemblons plus que nous ne croyons et quelquefois plus que nous ne voulons. Il est infiniment délicat de marquer les similitudes et les dissemblances par lesquelles nous nous rapprochons ou nous nous éloignons d’eux. On est tenté d’exagérer les unes ou les autres, à mesure qu’on les découvre.
Je faisais ces réflexions en lisant l’Histoire d’une Grande Dame au dix-huitième siècle, par Lucien Perey. On trouve dans ce livre le journal écrit de 1772 à 1779, à l’Abbaye-au-Bois, par la jeune princesse Massalska, qui le commença à neuf ans et le continua jusqu’à sa quatorzième année. Disons tout de suite que M. Lucien Perey a complété, après de laborieuses recherches, la biographie de cette princesse, qui, devenue, par un premier mariage, la belle-fille de l’aimable prince de Ligne, épousa, après un divorce audacieux, le prince Jean Potocki, chambellan du roi de Pologne. On sait peut-être que ce nom de Lucien Perey est le pseudonyme d’une docte demoiselle qui exerce, depuis de longues années, sa pénétrante érudition sur ces vieux manuscrits où nos grands-pères et nos grand’-mères ont laissé un peu de leur âme. La figure que pseudo-Perey a cette fois fait revivre pour nous est celle d’une petite créature très jolie et très amoureuse, qui fit dans sa vie beaucoup de mal sans le moindre remords : car elle le fit par amour. Et il faut avouer que c’est une grande cause. « Nul n’a le droit de juger ceux qui aiment, » pensa la Jeanne Avril de M. de Bonnières, quand elle aima.
Hélène de Massalska écrivait très bien. La raison en est qu’elle sentait fortement et n’avait pas appris le beau style. Hélène était orpheline ; son oncle, le prince-évêque de Wilna la mit, âgée de neuf ans, à l’Abbaye-au-Bois. À cette époque, où, parmi tant de femmes, il n’y avait point de mères, le couvent servait de famille aux filles de qualité. Mademoiselle de Fresnes, petite-fille du chancelier d’Aguesseau, y fut mise à trois ans avec sa nourrice. On y faisait ses dents. On s’y mariait à douze ou treize ans. L’usage fréquent de ces mariages était alors une des plaies de la société. Les fiancés, les maris venaient au parloir. La petite princesse Massalska raconte que mademoiselle de Bourbonne revint un jour fort triste du monde ; le surlendemain, elle fit part à ses compagnes de son mariage avec M. d’Avaux. Elle avait à peine douze ans ; elle devait faire sa première communion dans la semaine, se marier huit jours après et rentrer au couvent. « Elle était si excessivement mélancolique, raconte Hélène, que nous lui demandâmes si son futur ne lui plaisait pas ; elle nous dit franchement qu’il était bien laid et bien vieux ; elle nous dit aussi qu’il devait venir la voir le lendemain. Nous priâmes madame l’abbesse de permettre qu’on nous ouvrît l’appartement d’Orléans, qui avait vue sur la cour abbatiale, pour que nous voyions le futur mari de notre compagne ; on nous l’accorda. Le lendemain, à son réveil, mademoiselle de Bourbonne reçut un gros bouquet, et, l’après-midi, M. d’Avaux vint. Nous le trouvâmes comme il était, abominable. Quand mademoiselle de Bourbonne sortit du parloir, tout le monde lui disait : « Ah ! mon Dieu, que ton mari est laid ! Si j’étais de toi, je ne l’épouserais pas. Ah ! la malheureuse ! » Et elle disait : « Ah ! je l’épouserai, car papa le veut ; mais je ne l’aimerai pas, c’est une chose sûre. »
Tout cela est bien loin de nous. Si l’on compare l’Abbaye-aux-Bois, la Présentation, Penthémont, les dames Sainte-Marie, enfin les couvents où s’élevaient les filles nobles il y a cent ans, aux couvents qui reçoivent aujourd’hui les petites demoiselles riches, on est frappé du changement des mœurs. Certaines choses se sont perdues dans ce grand changement, qui peuvent être regrettées. On enseignait aux héritières des premières maisons de France les soins domestiques. On les employait tour à tour à la lingerie, à la bibliothèque, au réfectoire, à la cuisine et à l’infirmerie. Elles apprenaient à serrer le linge, à balayer les chambres, à servir à table, à faire la cuisine : Mademoiselle de Vogüé y avait un talent particulier ; elles apprenaient à préparer les tisanes et à allumer les lampes. Cet enseignement valait bien celui de la minéralogie et de la chronologie, dont nous tirons aujourd’hui beaucoup d’orgueil. Il instruisait les riches à ne point mépriser les pauvres ; il les gardait de croire que le travail des mains avilit ceux qui s’y livrent et qu’il est noble de ne rien faire. Il leur montrait le but de la vie, qui est de servir, et non point par occasion, dans d’éclatantes rencontres, mais tous les jours, à toute heure, humblement et avec simplicité. Mesdemoiselles d’Aumont, de Damas et de Mortemart savaient qu’il n’est point humiliant de laver la vaisselle. Je doute qu’on le persuade facilement aujourd’hui à mademoiselle Catherine Duval, la fille du gros marchand de papier que vous savez (Princesse). Nous voyons fort bien les préjugés de la vieille aristocratie : ils étaient cruels, j’en conviens, et je plains de tout mon cœur la petite mademoiselle de Bourbonne qui fut contrainte d’épouser M. d’Avaux. Mais il ne faut pas prêter à la société d’autrefois ceux que nous avons et qu’elle n’avait point. Voyez le jeune baron de Thondertentronck. Ce qui le fâche, ce n’est pas que sa sœur Cunégonde lave les écuelles chez un prince de Transylvanie, c’est qu’elle épouse Candide, lequel n’est point noble. Nous avons inventé l’aristocratie des mains blanches, et maintenant les petites filles de nos gros industriels ne comprennent pas que Peau-d’Âne fît des gâteaux, puisqu’elle était fille de roi.
Madame Duval, une bourgeoise du Marais, a voulu apprendre à sa fille le ménage et la cuisine. « Les filles de la reine d’Angleterre, lui a-t-elle dit, apprennent à se servir elles-mêmes à balayer leur chambre, à savonner et à repasser. » Mais sa fille a résisté, et le papa, le gros papetier a été pour elle. (Princesse.)
Si l’on peut noter dans le journal de la princesse Massalska quelques différences de nature entre les jeunes filles de son temps et celles du nôtre, ce n’est pas toujours à l’avantage des dernières. Je me garderais bien de juger deux époques sur de trop légers indices ; mais je suis tenté de reconnaître par instants dans l’âme des compagnes d’Hélène un ressort qui a fléchi depuis, une fierté, une hauteur de pensées devenues rares aujourd’hui. Chez ces enfants, déjà le caractère est ferme. Des fillettes de dix ans, de huit ans, se montrent indomptables ; elles comptent pour rien les châtiments, s’ils les font souffrir sans les humilier. Les révoltes ont, parmi elles, une force et une durée dont s’étonneraient aujourd’hui les religieuses du Sacré-Cœur ou des Oiseaux.
À douze ans, mademoiselle de Choiseul, apprenant tout à coup l’indignité de sa mère, impose le silence et le respect à ses compagnes par la généreuse fermeté de son attitude. À huit ans, mademoiselle de Montmorency est menacée pour quelque faute par mademoiselle de Richelieu, alors abbesse, qui lui dit en colère : « Quand je vous vois comme cela, je vous tuerais. » Elle répond : « Ce ne serait pas la première fois que les Richelieu auraient été les bourreaux des Montmorency. » À quinze ans, elle meurt comme une dame de Port-Royal. Ses os étaient cariés, son bras gangrené. « Voilà que je commence à mourir, » dit-elle. Elle demanda pardon à ses gens, qu’elle fit assembler, et reçut les sacrements… Quelques moments plus tard, elle tint à sa sœur ces graves propos : « Dites à toutes mes compagnes de l’Abbaye-aux-Bois que je leur donne un grand exemple du néant des choses humaines ; il ne me manquait rien pour être heureuse selon le monde, et pourtant la mort vient m’arracher à tout ce qui m’était destiné… » Elle fit un effort pour tousser et expira[2].
Ces filles des plus illustres maisons de France se distinguent par la fierté et par le courage. Leurs maîtresses, qui sont pour la plupart du même sang qu’elles, développent ces vertus préférablement aux autres. Elles haïssent la délation d’une haine qui, dit-on, s’est affaiblie depuis dans les couvents. Quand mademoiselle de Lévis se fait un mérite de n’avoir point été de la dernière révolte, mademoiselle de Rochechouart, sa maîtresse, lui en fait un compliment ironique. Ces femmes bien nées ont surtout l’horreur de la bassesse, très coulantes au reste sur la grammaire et même sur le catéchisme. Elles ne peuvent souffrir les momeries. On annonce à l’une d’elles, avec de grands cris, que ces demoiselles ont mis de l’encre dans le bénitier, que les religieuses s’en sont barbouillées à matines, et que le trait est noir. Elle répond tranquillement qu’il est noir en effet, à cause de l’encre.
Si les compagnes de la princesse Massalska sont plus fières, en général, que les filles de nos bourgeois, elles sont plus violentes aussi et plus brutales. Elles se frappent entre elles avec une violence extrême. Hélène, qu’on accuse de rapporter, est foulée aux pieds par toutes ses compagnes. « J’en étais moulue, » dit-elle. Les maîtresses l’envoient coucher[3], sans s’inquiéter davantage. Pour je ne sais quelles sottes querelles, « quand les rouges (les grandes) rencontraient les bleues (les petites), elles les tapaient comme des plâtres ». Elles étaient aussi beaucoup plus libres dans leurs paroles qu’on ne le souffrirait aujourd’hui. Leur esprit se ressentait de la vie de château qu’elles menaient et qui est, en somme, une vie rustique. Il leur échappait parfois des propos salés. Hélène raconte qu’il y avait dans la classe rouge une maîtresse qu’on ne pouvait souffrir, nommée madame de Saint-Jérôme. « Comme elle avait la peau fort noire et dom Rigoley (son confesseur) aussi, quelques-unes s’avisèrent de dire que, si on les mariait ensemble, il viendrait des taupes et des négrillons. Quoique ce fût une grande bêtise, cette plaisanterie devint si fort à mode, que l’on ne parlait que de taupes et de négrillons dans toute la classe. »
Fermeté, fierté, non sans quelque rudesse, voilà ce qui gonflait en 1780 les jeunes poitrines de celles qui bientôt devaient voir sans pâlir crouler leurs maisons et finir leur monde.
Mais, à tout prendre, de nos filles aux leurs, il n’y a à cet égard que des nuances. Un trait tout autre marque la véritable différence. Nos jeunes bourgeoises sont plus inquiètes et plus troublées que ne le furent les filles nobles d’autrefois. Il ne semble pas que celles-ci eussent beaucoup de vague dans l’âme. Nos filles parfois en ont trop. Voyez la Jeanne Avril de M. Robert de Bonnières :
« Elle avait des aspirations confuses vers de grandes choses, sans savoir lesquelles. Une impatience était en elle qui l’emportait dans des régions élevées au-dessus des sages pratiques et des soucis vulgaires. » (Jeanne Avril.)
Si nos jeunes bourgeoises rêvent beaucoup, c’est aussi que la vie leur donne beaucoup à rêver. Elles peuvent désormais, dans la confusion des vieilles classes, dans le tumulte des mondes qui se choquent, se hausser par un mariage jusqu’à des titres et des couronnes.
C’est, en 1885, l’ambition de mademoiselle Catherine Duval. Son père, nous l’avons dit, est un gros marchand de papier du Marais. Elle veut être une grande dame. Voilà pourquoi elle rêve ; elle l’avoue ingénument. « Un seul désir m’agite, dit-elle, une seule ambition me saisit et me possède tout entière… Moi aussi, être, un jour, une de ces femmes sur lesquelles Paris a sans cesse les yeux fixés ! Et moi aussi, au lendemain d’un grand bal, délicieusement lasse, entendant encore à mon oreille le bourdonnement de déclarations aimables et tendres, sentant encore sur mes épaules la caresse et la flamme de mille regards admirateurs, moi aussi, lire dans le Carnet d’une mondaine ou dans les Notes d’une Parisienne que la plus jolie à ce bal, et la plus fêtée, et la plus entourée, et la mieux attifée, et la plus jalousée, c’était moi, moi, moi, Catherine Duval, métamorphosée en marquise ou en comtesse de je ne sais quoi. » (Princesse.) La vie moderne laisse une grande marge au désir. Elle permet à Jeanne Avril et à Catherine Duval de vastes espérances ; elle leur apporte des « peut-être » nouveaux. Elle excite les ambitions en multipliant les chances. Elle est une loterie. C’est par là qu’elle énerve et déprave. C’est ainsi qu’elle fait les névrosées, les détraquées, les morphinomanes.
Pourtant, je ne suis pas bien sûr encore que ce soit là un infaillible signe des temps. Et je reviens à mes premiers doutes. Ce n’est que sage. La vérité est que la nature est toujours plus diverse que nous ne le soupçonnons. Il y a encore aujourd’hui des filles simples qui pensent fortement et ne rêvent guère. Il y eut de tout temps des névrosées. Seulement, on leur donnait un autre nom et on y prenait moins garde. Si les mœurs changent, il y a dans la femme un naturel qui ne change guère. Elle est toujours la même et toujours diverse. On ne peut pas plus la caractériser que la vie elle-même, dont elle est la source.