La Vie littéraire/1/Le Chevalier de Florian : les Félibres à la fête de Sceaux

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La Vie littéraire/1
La Vie littéraireCalmann-Lévy1re série (p. 188-201).

LES FÉLIBRES À LA FÊTE DE SCEAUX
LE CHEVALIER DE FLORIAN

Les félibres de séjour à Paris ont célébré dimanche dernier, selon la coutume, la fête de Florian. Florian, né dans la belle Occitanie, est leur compatriote. Il est vrai qu’il écrivit dans la langue des barbares, dans l’idiome de la Fontaine et de Voltaire ; il est vrai qu’il vécut et mourut sur la terre étrangère. Mais les félibres sont indulgents. Ils sont pleins de joie et d’oubli. Ils ont tout pardonné. Leur piété facile, leur riante sagesse égayent chaque année la tombe du poète. On y chante, on y boit. C’est-à-dire qu’on y accomplit les actes les plus agréables de la religion populaire. Ces félibres entendent admirablement la vie et la mort. Tout leur est fête.

Sans eux, l’auteur de Galatée tomberait dans l’oubli, et ce serait dommage. On éprouve à rappeler le souvenir du chevalier de Florian le genre d’agrément que donne la rencontre, dans une boutique de bric-à-brac, d’un vieux pastel très fin, à demi effacé.

« Sur les bords du Gardon, au pied des hautes montagnes des Cévennes, entre la ville d’Anduze et le village de Massane, est un vallon où la nature semble avoir rassemblé tous ses trésors. Là, dans de longues prairies où serpentent les eaux du fleuve, on se promène sous des berceaux de figuiers et d’acacias. L’iris, le genêt fleuri, le narcisse émaillent la terre ; le grenadier, l’aubépine exhalent dans l’air des parfums ; un cercle de collines parsemées d’arbres touffus ferme de tous côtés la vallée, et des rochers couverts de neige bornent au loin l’horizon. » C’est ainsi que Florian décrit lui-même, dans son Estelle, la vallée où fut son berceau. Faisant allusion à ce passage, le bon Sedaine disait au poète en le recevant académicien : « L’hommage que vous rendez aux lieux qui vous ont vu naître est une nouvelle preuve de cette sensibilité qui vous caractérise. »

Fils d’un pauvre chevalier de Saint-Louis, Florian fut élevé dans le château bâti à grands frais par son aïeul. « C’était, a-t-il dit, un gentilhomme qui dissipait tout son bien avec les femmes et les maçons. » Sa mère, Gillette de Salgues, était d’origine castillane. Boissy d’Anglas, ami de la famille, nous apprend « qu’elle avait conservé quelque chose des mœurs et des habitudes particulières au pays où elle était née, et qu’elle l’avait transmis à son fils ». Il la perdit de bonne heure et fut mis au collège. Il eut beaucoup de maîtres. L’un d’eux le menait souvent chez une demoiselle de la rue des Prêtres, qui demeurait au cinquième étage et peignait des éventails. « Je remarquai, contait-il lui-même plus tard, qu’il avait presque toujours quelque chose à lui dire en particulier, ce qui les obligeait de passer dans la chambre d’à côté. Un jour, j’eus la curiosité d’aller regarder par le trou de la serrure ; je les vis qui causaient, mais d’une manière qui me rendit rêveur pour plus de huit jours. »

Ce n’est pas des leçons de ce maître qu’il profita le moins. Nous savons de son propre aveu qu’avant dix-sept ans il était « assez heureux pour posséder une maîtresse, un coup d’épée et un ami ». L’ami était un bretteur de la pire espèce qui avait des démêlés avec le guet et causa quelques désagréments au jeune chevalier. Par bonheur, Florian avait aussi un oncle, et cet oncle, ayant épousé une nièce de Voltaire, envoya son neveu à Ferney. Voltaire trouva son petit parent gentil, le caressa et l’appela Floriannet. Il fit mieux encore : il le fit entrer à seize ans comme page chez le duc de Penthièvre. Pour sa bienvenue, le chevalier but avec les autres pages du duc tant de café et de liqueurs, « qu’il en gagna une maladie assez sérieuse ». Ces petits garnements faisaient mille folies. Le bon seigneur n’était pas homme à s’en aviser. C’était un saint. Dans son innocence, il ne voyait jamais le mal. On raconte qu’un jour, à la foire, un marchand, qui ne le connaissait point, lui montra et fit mouvoir devant lui des figurines obscènes. L’excellent duc crut en toute candeur que c’étaient des jouets d’enfant, et il les acheta pour une petite princesse à laquelle il les remit le lendemain.

Cet homme de bien s’intéressa à Florian et lui donna bientôt une compagnie dans son régiment de dragons. C’était l’usage. « Lindor, dit Marmontel dans un de ses Contes moraux, venait d’obtenir une compagnie de cavalerie au sortir des pages. » Devenu ensuite gentilhomme ordinaire du duc de Penthièvre, Florian célébra la bienfaisance inépuisable, de cet excellent maître.

Avec lui la bonté, la douce bienfaisance
Dans le palais d’Anet habitent en silence,
Les vains plaisirs ont fui, mais non pas le bonheur.
Bourbon n’invite point les folâtres bergères
À s’assembler sous les ormeaux ;
Il ne se mêle point à leurs danses légères,
Mais il leur donne des troupeaux.

C’est auprès du duc, dans les châteaux d’Anet et de Sceaux, que Florian composa ces bergeries où l’on ne voit pas de loups, ces jolies comédies italiennes dans lesquelles Arlequin lui-même est sensible et ces romans poétiques dont on disait alors avec une politesse exquise : « Ils sont dédiés à Fénelon, et l’offrande n’a point déparé l’autel ». À la veille de la Révolution, le jeune chevalier faisait danser ses bergères. Galatée parut en 1783, Numa Pompilius en 1786, Estelle en 1788. Sans inspirer l’enthousiasme, ces ouvrages furent bien reçus. Encore que les gens de goût en sentissent la faiblesse, les pastorales devinrent à la mode. Les dessinateurs, et particulièrement Queverdo y mirent de galants frontispices où l’on voyait des pastourelles avec des fleurs à leur chapeau, des rubans à leur houlette et le nom d’Estelle gravé sur l’écorce des chênes. Laharpe, bien qu’ami de l’auteur, maltraita Gonzalve de Cordoue. Mais il avait loué Galatée. On dit qu’un jour Rivarol, rencontrant Florian qui marchait devant lui, un manuscrit à demi sorti de sa poche, s’écria : « Ah ! monsieur, comme on vous volerait si on ne vous connaissait pas. » Mais ce n’est là qu’un joli mot. Nous savons, par le témoignage d’un contemporain, qu’Estelle rapporta à Florian beaucoup plus que l’Émile et la Nouvelle Héloïse n’avaient rapporté à Jean-Jacques.

Quoi qu’il en semble aujourd’hui, Florian avait le génie de l’à-propos. Il se fit berger au temps où toutes les belles dames étaient bergères. Il parla nature et sentiment à une société qui ne voulait entendre que sentiment et nature. Son Numa Pompilius, publié trois ans avant la réunion des états généraux, n’est qu’une longue allusion aux vœux politiques de la France. Ce roi inspiré par la sagesse, ce prince, disciple de Zoroastre, élevé par le choix des peuples à l’auguste et suprême magistrature, ce Numa qui fait des noms de père et de roi deux parfaits synonymes, n’était-ce point l’image du monarque constitutionnel, du prince philosophe qu’attendait la nation ? N’était-ce point l’emblème des espérances que Louis XVI donnait alors à son peuple idolâtre ?

On voyait tout en rose. La philosophie nous gouvernera, disait-on. Et quels bienfaits la raison ne répandra-t-elle pas sur les hommes soumis à son tout-puissant empire ? L’âge d’or imaginé par les poètes deviendra une réalité. Tous les maux disparaîtront avec le fanatisme et la tyrannie qui les ont enfantés. L’homme vertueux et éclairé jouira d’une félicité sans trouble. On rêvait les mœurs de Galatée et la police de Numa.

Le chevalier de Florian montrait patte blanche. Néanmoins il entrait comme un jeune loup dans le bercail des théâtres à la mode. On trouve dans ses poésies fugitives les vers que voici :

À MADAME G…

Après l’avoir vue jouer la Mère confidente
Que j’aime à t’écouter, quand d’un accent si tendre
Tu dis que la vertu fait seule le bonheur !
Ton secret pour te faire entendre,
C’est de laisser parler ton cœur.
Mais, en blâmant l’amour, ta voix trop séduisante
Vers l’amour, malgré moi, m’entraîne à chaque instant ;
Et depuis que j’ai vu la Mère confidente
J’ai grand besoin d’un confident.

Cette madame G… n’est autre que Rose Gontier, qui n’avait pas sa pareille pour faire passer le spectateur du sourire aux larmes. Elle était de huit ans plus âgée que le chevalier. Il l’aima, mais elle l’aima bien davantage. Il ne nous reste de ces amours qu’un seul et tardif témoignage. Longtemps, longtemps après la mort de Florian, Rose Gontier, devenue la bonne mère Gontier, amusait ses nouvelles camarades comme une figure d’un autre âge. Fort dévote, elle n’entrait jamais en scène sans faire deux ou trois fois dans la coulisse le signe de la croix. Toutes les jeunes actrices se donnaient le plaisir de lutiner celle qui jouait si au naturel Ma tante Aurore ; elles l’entouraient au foyer et lui refaisaient bien souvent la même question malicieuse :

— Mais est-ce bien possible, grand’maman Gontier, est-il bien vrai que M. de Florian vous battait ?

Et, pour toute réponse et explication, toute retenue qu’elle était, la bonne maman Gontier leur disait dans sa langue du dix-huitième siècle :

— C’est, voyez-vous, mes enfants, que celui-là ne payait pas[1].

Il est piquant de savoir qu’Estelle était battue par Némorin. La Révolution contraria vivement le chevalier de Florian, qui l’avait comprise d’une tout autre manière. Dès les premiers troubles, il se réfugia à Sceaux, où il vécut très retiré. Il écrivit le 17 février 1792 à Boissy d’Anglas :

« Je passe doucement ma vie au coin de mon feu, lisant Voltaire et fuyant des sociétés qui sont devenues des arènes affreuses où tout le monde hait la raison, où les vertus ne sont même plus louées, où l’humanité, la première des vertus, et la modération, la première des qualités, sont méprisées par tous les partis. Je me trouve fort bien de ma solitude, et, si j’y recevais souvent de vos nouvelles, je l’aimerais encore plus. »

Florian s’était montré très empressé, vers ce temps-là, auprès de la troisième fille de M. Le Sénéchal, administrateur des domaines. Elle n’avait pas été insensible aux attentions d’un homme plus âgé qu’elle de quatorze ans, mais agréable et célèbre. Sans être fiancés l’un à l’autre, ils avaient échangé des engagements sur la foi desquels Sophie (c’est le nom de cette jeune fille) se reposait avec confiance. Nous possédons un portrait littéraire de Sophie à dix-neuf ans. Il n’est pas inutile de dire, avant de mettre ce portrait sous les yeux du lecteur, qu’il est de la main d’un rival malheureux du chevalier. « À la régularité de ses traits, si l’on en croit ce témoin, Sophie joignait une physionomie animée. C’était une beauté grecque ou une beauté française, suivant qu’il lui convenait ; seulement il lui manquait l’éclat du teint. La fierté semblait d’abord le premier caractère de sa figure, mais les impressions de la pitié y jetaient comme un rayon céleste. Dès qu’elle entendait raconter une belle action, ses yeux lançaient une noble flamme. Elle aimait avec un goût trop vif les traits saillants de l’esprit. »

Et le portraitiste amoureux ajoute ingénument : « C’est ce qui faisait ma désolation, car je ne pouvais soutenir avec elle ce genre de lutte. » Puis il met les derniers traits au tableau : « Une extrême activité compromettait sa santé, qui déjà donnait quelques signes inquiétants. La musique, la peinture, la traduction de quelques romans anglais, auxquels elle ajoutait parfois des scènes très vivement frappées, remplissaient alors des journées qu’il fallait disputer aux chagrins les plus poignants. » Vive, spirituelle, mélancolique et lettrée, Sophie Le Sénéchal était tout à fait à la mode et au goût du temps. Son père occupait une de ces fonctions civiles que la riche bourgeoisie se partageait : car les offices de judicature et de finance à tous les degrés appartenaient alors au tiers état. M. Le Sénéchal avait établi ses deux filles aînées dans la noblesse ; la première était marquise de Chérisey, la cadette marquise d’Audiffret. C’était par lui-même un homme insignifiant. Mais sa femme avait quelque prétention au bel esprit et tenait un salon ouvert aux gens de lettres. Cette famille, naguère opulente, était à peu près ruinée par la Révolution. Les biens de l’administrateur des domaines, tenus sous séquestre, s’y dévoraient sûrement. Après le 10 Août, M. Le Sénéchal jugea prudent de quitter Paris, où il était soupçonné de modérantisme. Il se retira à Rouen avec sa famille. C’est là qu’il connut Charles Lacretelle, dit Lacretelle jeune, âgé alors de vingt-six ans. Celui-ci ne fréquenta pas longtemps la maison Le Sénéchal sans devenir amoureux de la jeune Sophie. Il lui cacha cet amour avec d’autant plus de facilité qu’elle ne le partageait pas. Elle lui disait : « Mon frère, » et il ne tarda pas à sentir toute l’amertume de ce nom dont il avait d’abord goûté la douceur. Comme c’était un fort honnête jeune homme, il informa de ses vues et de ses sentiments la mère de la belle Sophie. La réponse qu’il obtint ne pouvait être favorable. La voici, telle qu’il nous l’a transmise :

« C’est au frère aîné de Sophie que je vais faire une confidence qui mourra dans son sein et que je crois nécessaire à votre repos. — Ne vous abusez pas ; renoncez à tout espoir. Ma fille est aimée du chevalier de Florian et ne paraît pas insensible à cet hommage ; je souhaiterais pourtant qu’elle en perdît le souvenir : car j’ai vu l’amour du chevalier décliner à mesure que notre fortune lui a paru baisser, et chaque jour de la Révolution en compromet les restes. N’imaginez pas que ce soit l’homme de ses bergeries ; il a trop de probité pour être un séducteur ; mais il a trop de prudence et de calcul pour être un Némorin. »

Il ne paraît pas que le rival qui entendit ces paroles les ait le moins du monde adoucies. Telles qu’il les rapporte, elles sont vraiment trop dures. Si le chevalier ne s’empressait pas d’épouser Mlle Le Sénéchal, il était facile de supposer à ses retards d’autres raisons que celle de la cupidité déçue. Suspect lui-même et sans cesse inquiété dans sa retraite de Sceaux, il pouvait raisonnablement juger qu’à la veille de la proscription ce n’était pas le temps d’unir sa destinée à celle d’une jeune fille notée elle-même d’incivisme. C’eût été là une généreuse folie, et M. de Florian n’était capable de folies d’aucune sorte. Il professait volontiers avec Parny que :

Une indifférence paisible
Est la plus sage des vertus.

Il était trop prudent pour n’être pas un peu égoïste et il estimait, lui aussi, que, dans une pareille époque, c’est assez de vivre, sans rien de plus. Madame Le Sénéchal, qui ne se faisait pas d’illusions sur son caractère, loin de là, ne tarda pas à acquérir une nouvelle preuve des dispositions paisibles du chevalier. Fixée à Montrouge avec sa famille dans les derniers mois de 1792, cette dame donna asile au marquis d’Audiffret, son gendre, qui était porté sur une liste d’émigrés. Il fut dénoncé par des patriotes de Montrouge et aussitôt arrêté. Madame Le Sénéchal pria Florian d’attester que M. d’Audiffret n’avait pas quitté le territoire de la République. C’était la vérité, mais il y avait péril à porter ce témoignage. D’Audiffret n’était point un émigré, mais c’était un ci-devant. Son beau-frère, le marquis de Chérisey, avait émigré. D’Audiffret était deux fois suspect. Florian, ci-devant lui-même, ne pouvait se montrer sans danger. Il s’excusa. Son jeune rival, trop heureux de saisir une occasion qu’on lui laissait, s’offrit pour témoin. Il courait les plus grands risques en faisant cette démarche : car sa collaboration au Journal de Paris, avec André Chénier, pouvait n’être pas oubliée. Pourtant il n’hésita pas, se présenta devant la municipalité et obtint la liberté du beau-frère de Sophie. Est-il besoin de dire qu’il n’en fut pas aimé davantage ? Heureux encore si on lui pardonna d’avoir laissé voir une grandeur d’âme que l’homme aimé n’avait point montrée ! C’est là un grief qu’une femme qui aime ne supporte pas volontiers.

Le chevalier faisait visite assez souvent à madame Le Sénéchal à Montrouge. Il avait perdu sa gaieté et ne montrait plus à Sophie ni amour ni galanterie. « Un soir, dit Lacretelle, il entra brusquement au moment où nous improvisions, vaille que vaille, une comédie-proverbe tirée de Gil Blas, où le général Baraguay d’Hilliers, à la grande et noble stature, représentait le capitaine Roland, moi Gil Blas, et la jolie madame d’Audiffret la vieille Hébé, qui servait à boire aux voleurs. Je ne vis jamais une figure plus sombre, plus indignée que celle de Florian. C’était un prophète aux cheveux hérissés. Il venait de lire une séance des Jacobins, pleine d’atroces propositions qui ne devaient être que trop tôt converties en décrets, et pour lui il les lisait comme autant de décrets déjà rendus. Il semblait se plaire, pour nous punir de notre gaieté, à nous pétrifier de terreur. Peu s’en fallut qu’il ne nous annonçât notre mort à nous tous. L’avis eût été bon s’il y avait eu des moyens de fuir. C’est ce que fit observer avec douceur madame Le Sénéchal. Après son départ, nous voulûmes reprendre la pièce commencée, mais nous n’y pûmes parvenir. »

Certes le chevalier avait tort de n’être point gai. Je tiens d’une personne fort spirituelle et fort sensée que la gaieté est la forme la plus aimable du courage. Mais il faut reconnaître que les inquiétudes du ci-devant chevalier étaient fondées. Bientôt, cet homme inoffensif, victime d’une odieuse et folle suspicion, fut mis en état d’arrestation et conduit à la Bourbe. On appelait vulgairement ainsi l’ancien couvent de Port-Royal de Paris, devenu une prison sous le nom de Port-Libre. C’était une demeure habitable encore, malgré l’encombrement, et dont le régime était moins dur que celui des autres maisons d’arrêt.

La compagnie y était excellente. Le soir, les femmes, parées avec grand soin, se réunissaient aux hommes dans la salle commune, qu’elles transformaient en un salon élégant. Le poète Vigée et le citoyen Coittant y disaient des vers. Le baron de Wirbach y donnait des concerts, et l’on affirme que ce baron de Wirbach était la première viole d’amour de son siècle. Un acacia, planté dans une des cours, abritait, dit-on, les plus douces confidences. Un poète reconnaissant le célébra dans un ode qui se termine par ce vers :

Sous son ombrage on fut heureux.

On lit dans le journal d’un des détenus de la Bourbe, à la date du 27 messidor an II (15 juillet 1794 : « On nous a amené ce matin un homme bien estimable, le chevalier de Florian, auteur de Numa, d’Estelle, etc. » Trois jours après, les détenus se réunirent, le soir, pour entendre un des leurs chanter une chanson du nouveau venu, dont ils s’honoraient d’être les compagnons d’infortune. Il ne paraît pas que Florian se soit associé à ces pâles fêtes de la captivité. On ne dit pas qu’il s’entretint avec les femmes galamment vêtues ni qu’il s’assit, la nuit, sous l’acacia. D’ailleurs, sa détention fut de courte durée. Il sortit de la Bourbe peu de jours après le 9 Thermidor. De retour dans sa chère retraite de Sceaux, il ne put retrouver en lui-même la paix qui l’environnait. La fièvre le consumait. À chaque coup frappé à sa porte, son imagination troublée lui figurait des patriotes armés de piques venus pour l’arrêter. Il languit ainsi quelques semaines et mourut le 29 fructidor an II (15 septembre 1794), à l’âge de trente-huit ans. Peu de mois après, mademoiselle Sophie Le Sénéchal se maria avec un homme obscur et riche, et, quatre ans plus tard, Rose Gontier épousa son camarade Allaire.

Tel est le véritable Florian. Il battait sa maîtresse, et il n’épousa pas mademoiselle Sophie. Mais l’ombre d’Estelle sourit encore sur sa tombe dans le cimetière du village où il repose.

  1. Sainte-Beuve, sur madame Desbordes-Valmore.