La Vie littéraire/1/Marie Bashkirtseff

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La Vie littéraire/1
La Vie littéraireCalmann-Lévy1re série (p. 167-176).

MARIE BASHKIRTSEFF[1]

Marie Bashkirtseff, dont on vient de publier le Journal, mourut à vingt-quatre ans, le 31 octobre 1884, laissant plusieurs toiles et quelques pastels qui témoignent d’un sentiment sincère de la nature et d’un amour ardent de l’art. Petite-fille d’un des défenseurs de Sébastopol, le général Paul Grégorievitch Bashkirtseff, elle se vantait d’avoir, par sa mère, du vieux sang tartare dans les veines. Elle avait le teint blanc, les cheveux d’un roux magnifique, les pommettes saillantes, le nez court, un regard profond et des lèvres enfantines. Elle était petite et parfaitement bien faite. C’est pour cela sans doute qu’elle aimait beaucoup à regarder les statues. À Rome, âgée de seize ans, elle passait de longues heures devant les marbres du musée du Capitole. Il ne faut pas s’étonner si elle fut ravie dans le même temps d’une amazone « en drap noir, faite d’une seule pièce par Laferrière… une robe princesse collante partout ». Ses mains, fines et très blanches, n’étaient pas d’un dessin très pur ; mais un peintre a dit que c’était une beauté que la façon dont elles se posaient sur les choses. Marie Bashkirtseff en avait le culte. Elle se savait jolie ; pourtant elle se décrit assez peu dans son journal intime. J’ai noté seulement, à la date du 17 juillet 1874, ce portrait, fort joliment arrangé : « Mes cheveux, noués à la Psyché, sont plus roux que jamais. Robe de laine de ce blanc particulier, seyant et gracieux ; un fichu de dentelle autour du cou. J’ai l’air d’un de ces portraits du premier empire ; pour compléter le tableau, il me faudrait être sous un arbre et tenir un livre à la main. » Et elle ajoute qu’elle aime la solitude devant une glace.

Elle était plus vaine de sa voix que de sa beauté. Cette voix s’étendait à trois octaves moins deux notes. Un des premiers rêves de Marie Bashkirtseff fut de devenir une grande cantatrice.

Elle a voulu se montrer dans son Journal telle qu’elle était, avec ses défauts et ses qualités, sa mobilité constante et ses perpétuelles contradictions. M. Edmond de Goncourt, du temps qu’il écrivait l’histoire de Chérie, demandait aux jeunes filles et aux femmes des confidences et des aveux. Marie Bashkirtseff a fait les siens. Elle a tout dit, s’il faut l’en croire ; mais elle n’était pas d’humeur à s’adresser à un seul confesseur, si distingué qu’il fût ; sa vanité ne pouvait s’accommoder que d’une confession publique, et c’est à la face du monde qu’elle a ouvert son âme.

Qui ne prendrait en pitié et en grâce cette pauvre enfant dont le malheur fut de n’avoir pas eu d’enfance ? Ce n’est, sans doute, la faute de personne, mais Marie Bashkirtseff ne fut jamais semblable à ceux que le Dieu qu’elle priait tous les jours désignait comme seuls dignes d’entrer dans le royaume des cieux. Elle ne connut jamais l’ineffable douceur d’être humble et petite. À quinze ans, elle eut des ailes sans le souvenir du nid. Ce qui lui manqua toujours, c’est l’allégresse naïve et la simplicité.

Les premières confidences qu’elle nous fait sont celles d’une petite intrigue qu’elle noua pendant le carnaval, à Rome, et qui n’eut d’autre dénouement qu’un baiser sur les yeux. La jeune fille y déploya beaucoup de coquetterie et de manège.

« — Vous ne m’aimez pas, soupira un jour le jeune neveu de cardinal qu’elle avait pris pour patito ; hélas ! vous ne m’aimez pas !

» — Non.

» — Je ne dois pas espérer ?

» — Mon Dieu, si ! Il faut toujours espérer. L’espérance est dans la nature de l’homme ; mais, quant à moi, je ne vous en donnerai pas. »

Le neveu du prêtre se montrait très tendre, mais Marie Bashkirtseff ne s’y laissa pas prendre. « Je serais au comble de la joie si je le croyais, dit-elle ; mais je doute, malgré son air vrai, gentil, naïf même. Voilà ce que c’est que d’être soi-même une canaille. »

Et elle ajoute :

« D’ailleurs, cela vaut mieux. »

Elle n’avait pas la moindre envie d’épouser le pauvre Pietro.

« Si j’étais sa femme, pensait-elle, les richesses, les villas, les musées des Ruspoli, des Doria, des Torlonia, des Borghèse, des Chiara m’écraseraient. Je suis ambitieuse et vaniteuse par-dessus tout. Et dire qu’on aime une pareille créature, parce qu’on ne la connaît pas ! Si on la connaissait, cette créature… Ah ! baste ! on l’aimerait tout de même. » Se montrer, paraître, briller, voilà son rêve perpétuel. L’orgueil la dévore. Elle répète sans cesse : « Si j’étais reine ! » Elle s’écrie, en se promenant dans Rome : « Je veux être César, Auguste, Marc-Aurèle, Néron, Caracalla, le diable, le pape ! » Elle ne trouve de beauté qu’aux princes, au duc de H…, au grand-duc Wladimir, à don Carlos. Le reste ne vaut pas un regard.

Les idées les plus incohérentes se mêlent dans sa tête. C’est un étrange chaos. Elle est très pieuse ; elle prie Dieu matin et soir ; elle lui demande un duc pour mari, une belle voix et la santé de sa mère. Elle s’écrie, comme le Claudius de Shakespeare : « Il n’y a rien de plus affreux que de ne pouvoir prier. » Elle a une dévotion spéciale à la sainte Vierge : elle pratique la religion orthodoxe et elle lit l’avenir dans un miroir brisé, où elle découvre une multitude de petites figures, un plancher d’église en marbre blanc et noir, et peut-être un cercueil. Elle consulte le somnambule Alexis, qui voit dans son sommeil le cardinal Antonelli ; elle se fait dire pour un louis la bonne aventure par la mère Jacob. Elle a toutes les superstitions : elle est persuadée que le pape Pie IX a le mauvais œil. Elle craint un malheur parce qu’elle a vu la nouvelle lune de l’œil gauche. Ses idées changent à tout moment. À Naples, tout à coup, elle se demande ce que c’est qu’une âme immortelle qui se replie devant une indigestion de homard. Elle ne conçoit pas qu’un malaise de l’estomac puisse faire envoler la céleste Psyché, elle en conclut qu’il n’y a pas d’âme, que c’est « une pure invention ». Quelques jours plus tard, elle se met un chapelet au cou, pour ressembler à Béatrix, dit-elle, et aussi parce que « Dieu, dans sa simple grandeur, ne suffit pas. Il faut des images à regarder, des croix à baiser ». Elle est coquette, elle est folle ; mais cette tête de linotte est meublée comme celle d’un vieux bibliothécaire. À dix-sept ans, Marie Bashkirtseff a lu Aristote, Platon, Dante et Shakespeare. Les récits de l’histoire romaine d’Amédée Thierry la captivent. Elle se rappelle avec plaisir « un ouvrage intéressant sur Confucius ». Elle sait par cœur Horace, Tibulle et les sentences de Publius Syrus. Elle sent profondément la poésie d’Homère. « Personne, il me semble, ne peut, dit-elle, échapper à cette adoration des anciens… Aucun drame moderne, aucun roman, aucune comédie à sensation de Dumas ou de George Sand ne m’a laissé un souvenir aussi net et une impression aussi profonde, aussi naturelle que la description de la prise de Troie. Il me semble avoir assisté à ces horreurs, avoir entendu les cris, vu l’incendie, été avec la famille de Priam, avec ces malheureux qui se cachaient derrière les autels de leurs dieux, où les lueurs sinistres du feu qui dévorait leur ville allaient les chercher et les livrer… Et qui peut se défendre d’un léger frisson en lisant l’apparition du fantôme de Créuse ? » Son esprit est un magasin où elle fourre pêle-mêle la Corinne de madame de Staël, l’Homme-Femme de M. Alexandre Dumas fils, Roland furieux, les romans de M. Zola et ceux de George Sand. Elle voyage sans cesse allant de Nice à Rome, de Rome à Paris, de Paris à Pétersbourg, à Vienne et à Berlin. Sans cesse errante, elle s’ennuie sans cesse. Sa vie lui semble amère et vide. « Dans ce monde, dit-elle, tout ce qui n’est pas triste est bête, et tout ce qui n’est pas bête est triste. » Elle manque de tout parce qu’elle veut tout. Elle est dans une affreuse détresse, elle pousse des cris d’angoisse. Et pourtant elle aime la vie. « Je la trouve bonne, dit-elle. Le croira-t-on ? Je trouve tout bon et agréable, jusqu’aux larmes, jusqu’à la douleur. J’aime pleurer, j’aime me désespérer. J’aime à être chagrine et triste… et j’aime la vie malgré tout. Je veux vivre. Ce serait cruel de me faire mourir quand je suis si accommodante. » À certaines heures, elle a l’obscure et terrible conscience du mal qu’elle couve. Dès le printemps de 1876, elle se sent touchée. « Tout à l’heure, écrit-elle à la date du 3 juin, en sortant de mon cabinet de toilette, je me suis superstitieusement effrayée. J’ai vu à côté de moi une femme vêtue d’une longue robe blanche, une lumière à la main, et regardant, la tête un peu inclinée et plaintive, comme ces fantômes des légendes allemandes. Rassurez-vous, ce n’était que moi réfléchie dans une glace. Oh ! j’ai peur qu’un mal physique ne procède de toutes ces tortures morales. »

En 1877, une passion unique s’empara de cette âme en peine : Marie Bashkirtseff se consacra tout entière à la peinture. Elle rassembla enfin les trésors épars de son intelligence. Tous ses rêves de gloire se fondirent en un seul et elle ne vécut plus que pour devenir une grande artiste. Elle étudia avec ardeur dans l’académie de Julian, dont elle devint bientôt une des meilleures élèves. Ce fut, si j’ose dire, une de ces conversions subites dont les vies de saints offrent tant d’exemples et qui révèlent une nature sincère, excessive, instable. Dès lors, les princes ne lui furent plus rien. Elle devint républicaine, socialiste et même un peu révolutionnaire. Elle ne mit plus d’amazones de chez Laferrière et porta gaiement le sarreau noir des femmes artistes. Elle découvrit la beauté des misérables. C’était une créature nouvelle. Au bout de six mois, elle tenait la tête de la classe avec mademoiselle Breslau. Elle a tracé de sa rivale un portrait qui, sans doute, n’est pas flatté : « Breslau est maigre, biscornue, ravagée quoique avec une tête intéressante, aucune grâce, et garçon, et seule ! » Elle se flatte que, si elle avait le talent de mademoiselle Breslau, elle s’en servirait d’une manière plus féminine. Alors elle serait unique à Paris. En attendant, elle travaille avec acharnement. C’est le 21 janvier 1882 qu’elle vit pour la première fois Bastien Lepage, dont elle admirait et imitait la peinture. « Il est tout petit, dit-elle, tout blond, les cheveux à la bretonne, le nez retroussé et une barbe d’adolescent. » Il était déjà frappé du mal dont il devait bientôt mourir. Elle-même se sentait profondément atteinte. Depuis deux ans, elle était secouée par une toux déchirante. Elle maigrissait. Elle devenait sourde. Cette infirmité la désespérait. « Pourquoi, disait-elle, pourquoi Dieu fait-il souffrir ? Si c’est lui qui a créé le monde, pourquoi a-t-il créé le mal, la souffrance, la méchanceté ?… Je ne guérirai jamais… Il y aura un voile entre moi et le reste du monde. Le vent dans les branches, le murmure de l’eau, la pluie qui tombe sur les vitres, les mots prononcés à voix basse, je n’entendrai rien de tout cela ! » Bientôt elle apprend qu’elle est poitrinaire et que le poumon droit est pris. Elle s’écrie : « Qu’on me laisse encore dix ans, et, pendant ces dix années, de la gloire et de l’amour ! et je mourrai contente à trente ans. S’il y avait avec qui traiter, je ferais un marché : — Mourir à trente ans passés, ayant vécu. »

La phtisie suit son cours fatal. Marie Bashkirtseff écrit, le 29 août 1883 :

« Je tousse tout le temps, malgré la chaleur ; et, cet après-midi, pendant le repos du modèle, m’étant à moitié endormie sur le divan, je me suis vue couchée et un grand cierge allumé à côté de moi…

» Mourir ? J’en ai très peur. »

Maintenant que la vie lui échappe, elle l’aime éperdument. Arts, musique, peinture, livres, monde, robes, luxe, bruit, calme, rire, tristesse, mélancolie, amour, froid, soleil, toutes les saisons, les plaines calmes de la Russie et les montagnes de Naples, la neige, la pluie ; le printemps et ses folies, les tranquilles journées d’été et les belles nuits avec des étoiles, elle adore, elle admire tout ! Et il faut mourir. « Mourir, c’est un mot qu’on dit et qu’on écrit facilement, mais penser, croire qu’on va mourir bientôt ? Est-ce que je le crois ? Non, mais je le crains. »

Et, quelques jours plus tard, écartant ces illusions, si obstinées à s’asseoir au chevet des phtisiques, elle voit distinctement la mort :

« La voilà donc la fin de toutes nos misères ! Tant d’aspirations, tant de désirs, de projets, tant de… pour mourir à vingt-quatre ans au seuil de tout. »

Pendant qu’elle se mourait, Bastien Lepage mourant se faisait porter presque chaque jour chez elle. Le journal s’arrête au lundi 20 octobre. Ce jour-là encore Bastien Lepage était venu, soutenu par son frère, au chevet de la malade. Marie Bashkirtseff s’éteignit onze jours après, « par une journée de brume, dit M. André Theuriet, pareille à celle qu’elle avait peinte dans un de ses derniers tableaux, l’Allée. »

C’est toujours un spectacle touchant quand la nature, par un terrible raccourci, nous montre l’un près de l’autre l’amour et la mort ; mais il y a dans la vie si courte de Marie Bashkirtseff je ne sais quoi d’âcre et de désespéré qui serre le cœur. On songe, en lisant son Journal, qu’elle a dû mourir inapaisée et que son ombre erre encore quelque part, chargée de lourds désirs.

En pensant aux agitations de cette âme troublée, en suivant cette vie déracinée et jetée à tous les vents de l’Europe, je murmure avec la ferveur d’une prière ce vers de Sainte-Beuve :


Naître, vivre et mourir dans la même maison !



  1. Son Journal, 2 vol. in-18.