La Vie littéraire/1/Pour le latin

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La Vie littéraire/1
La Vie littéraireCalmann-Lévy1re série (p. 281-290).

POUR LE LATIN

Nos collégiens ont repris la gibecière, et les voilà de nouveau étudiant la bonne doctrine dans ces salles où il y a tant d’encre répandue et tant de poussière de craie autour du tableau noir. Le jour de la rentrée n’est pas généralement redouté. Il est même plus désiré à mesure qu’il approche. Les vacances sont longues et oiseuses. La rentrée réunit des camarades qui ont beaucoup à se dire. Enfin, elle cause un changement. Cela seul la ferait bien venir. Les enfants veulent du nouveau. Nous en voudrions comme eux si l’inconnu nous inspirait encore quelque confiance. Mais nous avons appris à nous en défier. Et puis nous savons que la vie n’apporte jamais rien de neuf et que c’est nous, au contraire, qui lui donnons du nouveau quand nous sommes jeunes. L’univers a l’âge de chacun de nous. Il est jeune aux jeunes. Il est revêtu, pour les yeux de quinze ans, des teintes de l’aurore. Il meurt avec nous ; il renaît dans nos enfants. Qui de nous n’est soucieux d’un avenir qu’il ne verra pas ? Pour moi, je suis chaque année avec un intérêt plus vif et plus inquiet la fortune de nos études classiques. Songez donc que la culture française est la chose du monde la plus noble et la plus délicate, qu’elle s’appauvrit et qu’on multiplie pour la régénérer les essais les plus périlleux. Comment voulez-vous qu’à des heures aussi critiques on puisse voir sans émotion un petit « potache » allant, matinal, le nez en l’air, ses livres sur le dos, à son lycée ?

Il est l’avenir de la patrie, ce pauvre petit diable ! C’est avec angoisse que je cherche à deviner s’il gardera toute vive ou s’il laissera éteindre la flamme qui éclaire le monde depuis si longtemps. Je tremble pour nos humanités. Elles formaient des hommes ; elles enseignaient à penser. On a voulu qu’elles fissent davantage et qu’elles eussent une utilité directe, immédiate. On a voulu que l’enseignement restât libéral tout en devenant pratique. On a chargé les programmes comme des fusils pour je ne sais quel farouche combat. On y a fourré des faits, des faits, des faits. On a eu notamment une inconcevable fureur de géographie.

Le latin en a grandement souffert. Beaucoup de républicains s’en sont consolés, le croyant inventé par les jésuites. Ils se trompaient. Les jésuites n’ont jamais rien inventé ; ils ont toujours tout employé. On n’a qu’à ouvrir Erasme ou Rabelais pour voir que le latin classique fut instauré dans les écoles par les savants de la Renaissance. Le conseil supérieur de l’instruction publique ne pouvait prendre son parti si aisément. Il a voulu faire la part du latin. Mais la volonté d’un conseil, même supérieur, n’est jamais ni bien stable ni bien efficace. L’énergie s’y tourne vite en résignation. On veut croire que la meilleure manière de restaurer le latin est de créer un enseignement secondaire dans lequel on n’apprendra que des langues vivantes ; on s’efforce d’espérer que les études latines seront sauvées dès qu’elles partageront le beau nom de classiques avec des rivales qui ne les égaleront jamais, quoi qu’on fasse, en noblesse, en force, en grâce et en beauté. Ce sont des illusions qu’il est difficile de partager.

En réalité, le déclin des études latines est terriblement rapide. Les rhétoriciens de mon temps lisaient couramment Virgile et Cicéron. Ils écrivaient en latin, j’entends qu’ils faisaient effort pour exprimer dans cette langue morte leur pensée encore mal éveillée. C’est tout ce qu’on pouvait leur demander. On me dit de toutes parts et je vois qu’il n’en est plus ainsi. Il y a encore à la tête de chaque classe quelques jeunes gens amoureux des lettres latines. Mais on les compte déjà pour les derniers humanistes. Le grand nombre se désintéresse de plus en plus des choses classiques.

S’il faut s’en affliger, peut-on en être surpris ? Le latin s’est retiré du monde ; il tend à se retirer de l’école. C’est fatal. Au xviiie siècle, il était encore la langue universelle de la science. Maintenant, la science parle français, anglais, allemand. La théologie seule garde son vieil idiome ; mais elle est étroitement resserrée dans l’enceinte des séminaires et le public ne prête plus l’oreille à ses disputes. Déjà on a beaucoup diminué la place qu’occupait le latin dans les programmes. On lui a ôté ses antiques honneurs ; on l’en arrachera peu à peu par lambeaux, et sa disparition totale est certaine dans un avenir prochain que du moins nous ne verrons pas, je l’espère.

Pourtant, tout mutilé qu’il est, il reste le nerf et le muscle de l’enseignement secondaire. À la place des membres dont il est amputé, on a mis quelques branches de sciences. Il ne paraît pas que l’esprit des élèves en ait été profitablement nourri. Il y a eu à cet égard une pénible déception. Comme les méthodes des sciences passent l’entendement des enfants, on s’en est tenu aux nomenclatures qui fatiguent la mémoire sans solliciter l’intelligence. Les éléments d’histoire naturelle introduits dans les classes de lettres y ont donné, en particulier, les plus mauvais résultats.

« On peut affirmer sans crainte, dit M. H. de Lacaze-Duthiers, qu’il est peu de professeurs faisant des examens du baccalauréat ayant en grande estime le savoir des candidats au baccalauréat restreint ou au baccalauréat ès lettres, en physique, en chimie et en histoire naturelle… Quant aux bacheliers ès lettres, il peut en exister sans doute de bien forts en histoire naturelle ; mais j’avouerai n’en pas connaître beaucoup parmi ceux que j’ai examinés, tandis que ceux qui ne le sont pas abondent[1]. »

On a ajouté, en outre, aux programmes beaucoup d’histoire et encore plus de géographie. On a rendu plus sérieuse l’étude des langues vivantes ; enfin, on s’est efforcé de donner un caractère pratique à l’enseignement secondaire.

Il faut bien reconnaître qu’on n’a pas réussi. Nos bacheliers ès lettres sont-ils mieux armés pour le combat de la vie depuis qu’on a mis dans leur tête quelques termes de chimie ? Non. Les éléments d’une science axate ne sont d’aucune utilité à ceux qui ne poussent pas cette science assez avant pour en faire la synthèse ou pour en tirer des applications industrielles. Auront-ils plus d’expérience parce qu’ils apprennent l’histoire universelle depuis l’âge des cavernes jusqu’à la présidence de M. Jules Grévy ? J’en doute. L’histoire, telle qu’on la leur enseigne, n’est qu’un insipide catalogue de faits et de dates. Il vaudrait peut-être mieux embrasser moins de temps, s’en tenir aux âges modernes et les étudier avec toutes les circonstances qui en révèlent l’esprit et la vie. Mais comment faire connaître la vie d’un peuple à des enfants qui ne savent pas même ce que c’est que la vie d’un homme ? Je ne dis rien de la géographie, qui fut longtemps l’objet des espérances les plus superstitieuses. Elle n’est une grande science qu’à la condition d’en absorber plusieurs autres, telles que la géologie, la minéralogie, l’ethnographie, l’économie politique, etc., etc., et ce n’est point de cette façon qu’on l’entend au lycée. On l’y réduit à un exercice de mémoire long et stérile.

Je ne vois guère, dans toutes ces notions, que la connaissance des langues vivantes qui ait un intérêt pratique. On ne peut nier qu’il ne soit avantageux de savoir l’anglais et l’allemand. Cette connaissance est utile au négociant et au législateur, comme au soldat et au savant. Mais il reste à savoir si l’enseignement secondaire doit avoir pour unique objet l’utile. Il est bien général pour cela.

Non, le beau nom d’humanités qu’ont lui donna longtemps nous éclaire sur sa véritable mission ; il doit former des hommes et non point telle ou telle espèce d’hommes ; il doit enseigner à penser. La sagesse est de se tenir satisfait s’il y réussit et de ne pas lui demander beaucoup d’autres choses en plus.

Apprendre à penser, c’est en cela que se résume tout le programme bien compris de l’enseignement secondaire.

C’est pourquoi je regrette infiniment, les méthodes d’après lesquelles on enseignait autrefois le latin dans les classes de lettres ; car, en apprenant le latin de la sorte, les élèves apprenaient quelque chose d’infiniment plus précieux que le latin : ils apprenaient l’art de conduire et d’exprimer leur pensée.

Je lutte contre la nécessité. Qu’on veuille excuser cette vaine obstination. Je porte aux études latines un amour désespéré. Je crois fermement que, sans-elles, c’en est fait de la beauté du génie français. Le latin, ce n’est pas pour nous une langue étrangère, c’est une langue maternelle ; nous sommes des Latins. C’est le lait de la louve romaine qui fait le plus beau de notre sang. Tous ceux d’entre nous qui ont pensé un peu fortement avaient appris à penser dans le latin. Je n’exagère pas en disant qu’en ignorant le latin on ignore la souveraine clarté du discours. Toutes les langues sont obscures à côté de celle-là. La littérature latine est plus propre que toute autre à former les esprits. En parlant ainsi, je ne m’abuse pas, croyez-le bien, sur l’étendue du génie des compatriotes de Cicéron ; j’en vois les limites. Rome eut des idées simples, fortes, peu nombreuses. Mais c’est par cela même qu’elle est une incomparable éducatrice. Depuis elle, l’humanité conçut des idées plus profondes ; le monde eut un frisson nouveau au contact des choses, il est vrai. Il est vrai aussi que, pour armer la jeunesse, rien ne vaut la force latine.

Voyez Hamlet, c’est tout un monde immense. Je doute qu’on ait jamais fait quelque chose de plus grand. Mais que voulez-vous qu’un écolier y prenne ? Comment saisira-t-il ces fantômes d’idées plus insaisissables que le fantôme errant sur l’esplanade d’Elseneur ? Comment se débrouillera-t-il dans le chaos de ces images, aussi incertaines que les nuées dont le jeune mélancolique montre à Polonius les formes changeantes ? Toute la littérature anglaise, si poétique et si profonde, offre de semblables complexités et une telle confusion. J’en dirai autant de la littérature allemande, pour toutes les parties qui n’ont été inspirées ni par Rome ni par la France. Je relisais hier le Faust de Gœthe, le premier Faust, dans la belle traduction, aujourd’hui sous presse, de M. Camille Benoit. C’est un riche magasin d’idées et de sentiments ; c’est mieux encore : c’est un laboratoire où la substance humaine est mise au creuset. Pourtant, que de brumes dans cette œuvre du plus lumineux génie de toute la Germanie ! On y marche à tâtons par des sentiers tortueux, le regard aveuglé de météores. Cela non plus ne sera jamais classique pour nous. Maintenant, ouvrez les histoires de Tite-Live. Là tout est ordonné, lumineux, simple ; Tite-Live, ce n’est pas un génie profond ; c’est un parfait pédagogue. Il ne nous trouble jamais ; c’est pourquoi nous le lisons sans vif plaisir. Mais comme il pense régulièrement ! Qu’il est aisé de démontrer sa pensée, d’en examiner à part toutes les pièces et d’expliquer le jeu de chacune. Voilà pour la forme. Quant au fond même, qu’y trouve-t-on ? Des leçons de patriotisme, de courage et de dévouement, la religion des ancêtres, le culte de la patrie. Voilà un classique ! Je ne parle pas des Grecs. Ils sont la fleur et le parfum. Ils ont plus que la vertu, ils ont le goût ! J’entends ce goût souverain, cette harmonie qui naît de la sagesse. Mais il faut convenir qu’ils ont toujours tenu peu de place dans les programmes du baccalauréat.

Et voici que le latin est devenu, dans nos lycées, semblable au grec. Voici qu’il n’est plus qu’une vaine ombre, jouet d’un souffle léger.

L’enseignement secondaire se dépouillera de plus en plus de cette incomparable splendeur qu’il tirait de son apparente inutilité. Puisque cette transformation est nécessaire, puisqu’elle correspond au changement des mœurs, il ne serait pas bien philosophique de s’en affliger outre mesure. Si je suis inconsolable, la raison me donne tort ; la nature n’est jamais du parti des inconsolables. C’est toujours une attitude un peu sotte que celle de bouder l’avenir. Les nations ont l’instinct de ce qui leur est convenable et la France nouvelle trouvera peut-être l’enseignement dont elle a besoin pour ses enfants. Et nous autres, cependant, si ce plaisir égoïste nous est permis, nous nous réjouirons d’avoir été appelés les derniers au banquet des Muses et nous murmurerons ces vers d’un docte poète, Frédéric Plessis, en nous refusant toutefois, par un sentiment pieux, à croire à l’entier accomplissement de la menace prophétique qu’ils contiennent :

Les siècles rediront que, d’Athène et de Rome,
Au stérile Occident l’art fécond est venu,
Et ceux qu’autour de nous la voix du jour renomme
Périront dès demain pour l’avoir méconnu.

Dans la route banale où leur foule s’engage
Ils trouvent la fortune et l’applaudissement ;
Mais la noble pensée et le noble langage
Par eux ne seront pas foulés impunément.

  1. M. Lacaze-Duthiers ajoute :

    Ils ne s’en tiennent pas à ne pas savoir, ils inventent des réponses et les débitent avec un aplomb qui mériterait un autre sort qu’une réception. Je ne puis résister à l’envie d’en citer un exemple.

     » D. — Comment respirent les animaux ?

     » R. — Par des poumons, des branchies, des trachées.

     » D. — Qu’est-ce qu’une trachée ?

     » R. — Une houppe de petites villosités fixée sur la pointe du nez des insectes.

     » Ce candidat fut reçu ; il avait la moyenne pour le passable. — Il passa. »

    N’en déplaise à M. H. de Lacaze-Duthiers, le jeune gaillard qui lui fit cette réponse n’inventa rien. Il rendit à l’alma mater la monnaie de sa pièce. Il lui donna les mêmes mots qu’elle lui avait donnés. Seulement il ne les rendit pas dans l’ordre où il les avait reçus. Il en avait trop entendu. Ils s’étaient brouillés dans sa tête.