La Vie littéraire/2/« Le Bonheur », par Sully-Prudhomme

La bibliothèque libre.
La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 36-46).


LE BONHEUR[1]


« Il n’y a plus de Manichéens », disait Candide. Et Martin répondit : « Il y a moi. » On dit de même aujourd’hui qu’il n’y a plus de poètes pour faire de longs ouvrages, et M. Sully-Prudhomme répond en publiant un poème philosophique en douze chants sur le Bonheur.

Il faut admirer tout d’abord la fière étrangeté de l’entreprise. N’est-ce point, en effet, un effort admirable et singulier que de déduire en vers une ample suite de pensées, de forger en cadence une longue chaîne d’idées, dans un temps où la poésie, qui semble avoir renié définitivement les vieilles formes héroïques et didactiques, se complaît, depuis trois générations, dans l’ode et dans l’élégie, et se borne volontiers, chez les épiques, à des études ou fragments d’épopée ? Le sonnet a retrouvé la faveur dont il jouissait aux heures où brillait la Pléiade. On estime qu’il n’offre pas à la pensée du poète un cadre trop étroit, et M. Sully-Prudhomme a lui-même composé un recueil de sonnets d’une beauté à la fois intellectuelle et sensible. Plusieurs de ces petits poèmes qui composent le recueil des Épreuves expriment dans le plus suave langage la pensée la plus profonde. Tels sont assurément les sonnets sur la Grande Ourse et sur les Danaïdes. Tel est le sonnet qui commence par cette strophe délicieuse :

S’il n’était rien de bleu que le ciel et la mer,
De blond que les épis, de rose que les roses,
S’il n’était de beauté qu’aux insensibles choses,
Le plaisir d’admirer ne serait point amer.

C’est surtout par ses petits poèmes, par ses stances et ses élégies, que M. Sully-Prudhomme est connu de beaucoup et chèrement aimé. Son premier poème de longue haleine, la Justice, ajouta à l’admiration qu’inspirait aux lettres un poète si sincère, sans accroître beaucoup la sympathie qui montait de toutes parts du fond des âmes élégantes et douces vers l’auteur des Solitudes. C’est pour ses élégies que M. Sully-Prudhomme avait été tout d’abord adoré et béni. Et quel amour et quelles bénédictions ne méritait-il pas pour nous avoir versé ce dictame, inconnu avant lui, cet exquis mélange dans lequel l’intelligence se fondait avec le sentiment pour nous rafraîchir le cœur et nous fortifier l’esprit ? C’était un miracle qu’il y eût un poète à la fois si sensible et si intelligent. D’ordinaire, les miracles durent peu. Celui-ci cessa trop tôt. Le périlleux équilibre de deux facultés contraires qui nous avait émerveillés se rompit. Chez M. Sully-Prudhomme, l’intelligence l’emporta sur la sensibilité. Les facultés intellectuelles, si riches dans cette nature, se développèrent avec une puissance tyrannique. Au poète des Solitudes succéda le poète de la Justice. Aux impressions rapides et profondes, M. Sully-Prudhomme préféra les pensées pures, longuement enchaînées les unes aux autres. Il cessa d’être élégiaque et devint philosophe. Je suis loin de m’en réjouir. Mais je ne saurais l’en blâmer. Alors même qu’on préfère en secret les troubles délicieux de la première heure à la sérénité du soir, il faut taire de vains regrets et avouer de bon cœur que, si c’est fini de sourire et de pleurer, il sera bon, peut-être, de méditer, et qu’enfin la Polymnie accoudée a aussi des grâces irrésistibles.

Le poème du Bonheur est un poème philosophique. On y apprend les aventures extra-terrestres de Faustus et de Stella. Comme l’Eiros et la Charmion, comme le Monos et l’Una du visionnaire américain, Faustus et Stella forment un couple affranchi par la mort. Ils goûtent ensemble, loin de cette humble et misérable terre, la paix dans le désir et la joie dans l’immortalité. En les évoquant, le poète les a adjurés de nous dire l’ineffable. Et c’est là une adjuration redoutable. Faustus et sa douce Stella ne reviennent de l’inconnu, à la voix du poète, que pour nous faire entendre des paroles inouïes et nous apporter la révélation des secrets qui nous tiennent le plus au cœur. À vrai dire, cette obligation, tous les Faustus, toutes les Stella l’éluderont toujours. Le poète le savait. Il ne s’est pas fait illusion un seul instant sur l’autorité de ses personnages. Il ne se flatte pas que les discours de Faustus mettront fin à l’incertitude humaine. Si Faustus annonce ce qui est véritablement, dit-il lui-même dans sa préface, « si ce rêve confine à la réalité, les cœurs droits et hauts n’auraient pas à s’en plaindre, mais c’est au hasard surtout qu’ils en pourraient faire honneur » . Hélas ! il est donc vrai, l’aventure de Faustus et de Stella n’est qu’un beau rêve. Ce rêve, le voici :

Faustus et Stella, qui se sont aimés sur la terre sans pouvoir s’unir, se retrouvent, après leur mort, sur une nouvelle planète. Faustus y est accueilli par Stella, morte avant lui. Dans cette planète différente de la nôtre, le poète, comme on devait s’y attendre, ne nous montre rien qui ne soit terrestre. Il est impossible, en effet, de rien inventer. Toute notre imagination est faite de souvenirs.

Nous avons fabriqué le ciel même avec des matériaux pris sur la terre. Les myrtes des champs Élysées se trouvent dans nos jardins, et les harpes des anges sortent de chez nos luthiers. La planète innomée où nous ravit le poète est plus belle que la nôtre, et plus douce, mais elle ne contient rien que ne contienne la Terre.

Il faut louer du moins M. Sully-Prudhomme de n’avoir point, à l’exemple de Swedenborg, peuplé les mondes inconnus de visions incohérentes. Nous ne savons pas comment sont les planètes qu’éclairent Sirius et la Polaire. Nous ne le saurons jamais. Il faut nous contenter de savoir que le soleil lointain dont ils sont nés est composé de gaz qui nous sont connus. L’unité de composition des corps célestes est certaine. Il se pourrait bien que l’univers fût, en somme, assez monotone et qu’il ne méritât pas l’incontentable curiosité qu’il nous inspire.

Dans la planète habitée par Faustus et Stella, il y a des chevaux ailés. Il est vrai qu’il ne s’en trouve pas sur la Terre, mais il s’y trouve des ailes et des chevaux, sans quoi les Grecs n’eussent pas eu l’idée de Pégase. Un Pégase, un de ces chevaux de l’air, emporte les deux amants ressuscités à travers le monde nouveau qu’ils habitent et les dépose à l’entrée d’une antique forêt. Ils s’y enfoncent, et bientôt s’ouvre devant eux une vallée où des fleurs et des fruits de toute espèce charment le goût et l’odorat. Ces fleurs et ces fruits sont la seule nourriture des habitants de cette planète.

 Nul être n’y subsiste au détriment d’autrui.

Le combat pour la vie y est inconnu. Le meurtre n’étant point la condition nécessaire de l’existence, les âmes y sont naturellement paisibles et bienveillantes. De même que la vie est établie sur notre terre de manière à engendrer constamment le crime et la douleur, l’existence n’a, dans la planète innomée, que de douces et clémentes nécessités. On n’y est pas méchant, puisqu’on n’y souffre pas et que la méchanceté est inconcevable sans la douleur ; mais, pour la même raison, on ne saurait s’y montrer excellent. Car il est impossible d’imaginer des êtres possédant à la fois la bonté et la béatitude. La vertu suppose forcément la faculté du sacrifice ; un être qui ne peut cesser d’être heureux est condamné à une perpétuelle médiocrité morale. Cela ne laisse pas d’être embarrassant. Quand on y songe, on ne sait que désirer et l’on n’ose rien souhaiter, pas même le bonheur universel.

Faustus et Stella rencontrent une troupe nombreuse de cavaliers de toutes les races, autrefois esclaves sur la terre, maintenant libres et jouissant avec ivresse de leur indépendance. Ils admirent en eux la beauté des divers types humains. Et ce n’est pas sans raison : la liberté embellit les forts qui l’embrassent, et cette vérité naturelle a servi de fondement aux préjugés aristocratiques, si fortement enracinés dans toutes les sociétés humaines. Je ferai seulement observer qu’il faut que Faustus et Stella aient encore présentes aux yeux les apparences de la terre, pour se représenter si vivement l’image de la liberté. Car la liberté ne saurait exister dans un monde où la servitude n’existe pas. La vision des deux amants n’est, à proprement parler, qu’un mirage. La planète des heureux ne peut porter en son sein fleuri la guerrière Liberté, la vierge aux bras sanglants. Celle-là ne se révèle que dans le combat : les planètes heureuses ne la connaissent pas. Plus j’y songe et plus je me persuade que les planètes heureuses ne connaissent rien. Dans leur nouvel habitacle, Faustus et Stella sont charmés par les sons, les formes et les couleurs. Je n’aurais pas cru qu’étant immortels ils pussent goûter le plaisir de voir et d’entendre. Voir, entendre, sentir, n’est-ce pas user quelque chose de soi-même, n’est-ce pas déjà un peu mourir ? Et qu’est-ce que vivre comme nous vivons sur la terre sinon mourir sans cesse et dépenser tous les jours une part de la quantité de vie qui est en nous ? Mais la vision du poète est si pure et son art si subtil, que nous sommes transportés et ravis.

Stella révèle à Faustus la plus haute expression de la musique. Il goûte le charme de la voix dans une extase heureuse qui lui fait oublier sa vie passée. Stella qui jusqu’alors lui était apparue sous sa figure terrestre, revêt devant lui sa parfaite beauté. Ils échangent leur amour dans une communion sublime.

Voilà leur bonheur ! Mais comment donc peuvent-ils le goûter, s’ils sont immortels ? Nous avons l’amour sur la terre, mais c’est au prix de la mort. Si nous ne devions pas périr, l’amour serait quelque chose d’inconcevable. À peine Faustus a-t-il pressé Stella dans ses bras rajeunis qu’il devient distrait et songeur. Son bonheur a-t-il duré un jour ou des milliards de siècles ? On ne sait, et lui-même il l’ignore. Un bonheur sans mélange ne saurait être mesuré. Celui même qui le possède ne le goûte ni ne l’éprouve. Quoi qu’il en soit, la curiosité, un moment assoupie par les délices de la vie paradisiaque, se réveille en Faustus. Il aspire à comprendre la nature dont il jouit. Il veut connaître. Immortel d’hier,

             Une vague inquiétude,
 Le souci de savoir, que nul front fier n’élude,
 Le mal de l’inconnu l’avait déjà tenté.

À ce signe encore, je le reconnais pour un de nos frères. Il n’a pas dépouillé le vieil homme ; il reste, par l’esprit, citoyen de la vieille petite planète où quelque scoliaste latin écrivit un jour cette maxime : « On se lasse de tout excepté de comprendre. »

Faustus évoque, dans son inquiétude, le lointain souvenir des connaissances humaines. D’abord, il se remémore les systèmes philosophiques de l’antiquité grecque ; puis il passe en revue les alexandrins, les scolastiques. Enfin il affronte les modernes, Bacon, Descartes, Pascal, Spinoza, Leibnitz, Locke, Berkeley, Hobbes, Hume, Kant, Fichte, Hegel, Schopenhauer, Comte… Celui-ci l’arrête, lui interdit les spéculations métaphysiques et lui impose une vue générale du savoir humain. Mais cette philosophie ne le conduit pas à la connaissance de l’origine et de la fin des choses : la résignation qu’elle impose à sa curiosité inassouvie ne lui répugne pas moins que la témérité des conceptions métaphysiques. Faustus, désespérant de trouver la vérité dans l’enseignement des penseurs terrestres, renonce à leur secours décevant.

Il a, dès lors, épuisé les joies du sentiment et celles de l’intelligence. Or, pendant qu’il goûtait son insensible félicité, le chœur des plaintes humaines, sans cesse grossissant depuis les âges les plus reculés, montait de la terre au ciel. Il atteint enfin la planète habitée par Stella. Faustus entend ces plaintes, les reconnaît et sent se réveiller en lui la conscience et la sympathie fraternelles.

Oh ! quelle gémissante éloquence enfle la voix de la Terre !

 Lamentable océan de douleurs, dont la houle
 Se soulève en hurlant, s’affaisse et se déroule,
   Et marche en avant sans repos !
 N’est-il donc pas encore apparu sur ta route
 Un monde fraternel où quelque ami t’écoute :
   N’auras-tu nulle part d’échos ?

Faustus, à cette voix, se promet de redescendre sur la terre pour apporter aux hommes le secours de sa science ; Stella le suivra et partagera son sacrifice. La mort obéissante viendra les reprendre.

Que l’homme est peu fait pour l’immortalité ! Faustus et Stella semblaient la respirer comme un fluide étouffant. Leur mort a la douceur joyeuse d’une renaissance. On sent qu’elle rendra les amants à leur véritable destinée. Le poète a trouvé, pour la chanter, des accents exquis et rares, je ne sais quoi de fin, de délié, de subtil (il faut revenir à ce mot). Il a extrait la quintessence de sa poésie :

 La tombe est toute faite et, pour l’heure fatale,
 L’aube leur a tissé des suaires d’opale.
 Ils regagnent leur couche et se livrent tous deux
 En silence, à l’asile aujourd’hui hasardeux
 Que leur ouvre ce lit, odorante corbeille,
 Où depuis si longtemps leurs bonheurs de la veille Au fidèle matin renaissaient rafraîchis.
 Étendus sans bouger, droits, les bras seuls fléchis
 Pour rapprocher leurs mains et les unir, il semble
 Que le trépas déjà les ait glacés ensemble.
 Ils n’ont pas vu la mort achever leur repos :
 Leurs yeux, à leur insu, par degrés se sont clos ;
 Leurs fronts n’ont plus pensé, décolorés à peine,
 Et tout bas, ralentie, a cessé leur haleine.
…………………………………………….
 Quand le soleil du monde abandonné par eux
 Embrassa tout à coup l’horizon vaporeux,
 Une abeille rôdeuse, explorant les prairies
 Sur un amas foulé de mille fleurs meurtries
 S’arrêta pour y faire un butin pour son miel,
 Comme avec la douleur se fait la joie au ciel.

La Mort les a emportés inertes vers la terre. Au moment de toucher l’antique planète d’où montait un si grand cri de douleur, Faustus et Stella, ranimés, reconnaissent leur première patrie, mais ils n’y découvrent plus d’hommes ; l’espèce humaine y est depuis longtemps éteinte. N’importe ; ils descendront dans ce monde mauvais. Ils se dévoueront à créer, sur le sol qui nourrit jadis tant de souffrances, une race heureuse. Tandis qu’ils s’y décident, obéissant à un ordre divin ; la Mort les emporte vers le plus haut séjour, mérité par leur incomparable dévouement. Hélas ! que feront-ils dans ce séjour glorieux ? Puisque nous savons, par leur exemple, que, même hors de la terre, il n’y a de joie que dans le sacrifice, nous craignons, qu’en ce septième ciel, où la Mort les dépose, ils ne goûtent qu’une insipide félicité. Quel est le vrai nom de ce séjour sublime que le poète ne nous nomme pas ? N’est-ce point le nirvâna qu’on y trouve ? Et le rêve heureux du poète ne finit-il pas par l’irrémédiable évanouissement des deux âmes dans le néant divin ?

Tel est le sujet ou plutôt le trop sec argument de ce beau poème, un des plus audacieux, à la fois et des plus suaves, parmi les poèmes philosophiques.



  1. Le Bonheur, poème par Sully-Prudhomme. 1 vol. in-18, Lemerre, éditeur.