La Vie littéraire/2/Anthologie (1)

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La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 228-236).

ANTHOLOGIE[1]

Si, prenant la voix de l’élégant Méléagre, nous demandons à notre tour : « Chère Muse, qui donc tressa cette couronne de poésie ? » la Muse répondra : « C’est Alphonse Lemerre et ses amis qui l’ont composée. »

L’éditeur du passage Choiseul pouvait seul former un si riche florilège de rimes contemporaines. Ne sait-on pas que les plantes dont il nous offre quelques fleurs ont été cultivées, en grande partie, par le Bêcheur qui prit pour devise Fac et spera ? Ne se rappelle-t-on point les gerbes du Parnasse ? Muguet des poètes intimes, orchidées bizarres des ciseleurs et des impassibles, je vous vis éclore voilà vingt ans !

L’Anthologie des poètes du XIXe siècle s’ouvre sur un poète du XVIIIe, André Chénier. M. André Lemoyne, dans la première des notices qui précèdent les morceaux choisis, s’est chargé de donner les raisons pour lesquelles le fils de la Grecque est représenté en tête d’un recueil réservé aux ouvrages d’un âge qu’il n’a point vu. La première raison est d’ordre chronologique. Les œuvres d’André Chénier, dit M. André Lemoyne, sont posthumes et furent publiées dans notre siècle. En effet, Latouche en donna l’édition originale en 1819. Cette raison peut paraître suffisante. On se demandera seulement si, d’après le même principe, certaines poésies de Parny, de Ducis, de l’abbé Delille, du chevalier de Boufflers, etc., publiées postérieurement à l’an 1801, ne devaient pas apporter leur contribution au nouveau recueil. Tout au moins aurait-on pu admettre un fragment de la Pitié, par exemple, le passage relatif à la captivité du petit Louis XVII au Temple. Outre que le morceau ne manque pas d’intérêt, on aurait découvert, en le lisant, une des sources où puisait le jeune Victor-Marie Hugo quand il composait ses premières odes. Mais je n’insiste pas. Il suffit qu’on n’ait rien omis d’essentiel.

La seconde raison de M. Lemoyne est d’ordre esthétique et vaut qu’on s’y arrête. La voici dans toute sa force : « André Chénier est le vrai rénovateur de la poésie française. » D’abord, il faut rendre justice à M. Lemoyne. Cette maxime ne lui appartient pas en propre : elle est courante parmi les poètes. En y réfléchissant, on est surpris qu’une idée aussi peu soutenable ait pu s’accréditer même chez des artistes étrangers à la critique et à l’histoire littéraire. La vérité est que, loin d’être un initiateur, André Chénier est la dernière expression d’un art expirant.

C’est à lui qu’aboutissent le goût, l’idéal, la pensée du xviiie siècle. Il résume le style Louis XVI et l’esprit encyclopédique. Il est la fin d’un monde. Voilà précisément pourquoi il est exquis, pourquoi il est parfait. Certes, il est achevé. Il achève un art et n’en commence aucun autre. Il ferme un cycle. Il n’a rien semé ; il a tout moissonné. C’est pour lui que l’abbé Barthélémy fit aimer la Grèce antique aux marquises poudrées et donna aux filles de l’Opéra l’envie d’imiter Laïs et Phryné en nouant leurs cheveux avec des bandeaux de laine. C’est pour lui que madame de Pompadour voulut que le ciel des boudoirs fût soutenu par des colonnes corinthiennes, que les chambres à coucher ressemblassent à des temples, que le dossier des chaises fût en forme de lyre et que des urnes funéraires s’élevassent sur les cheminées. C’est pour lui qu’un ciseau et des tenailles à la main, M. de Caylus, en veste, la chemise ouverte, déballait, rouge de fatigue et de joie, des bronzes antiques, des marbres grecs et des vases qu’il croyait étrusques. C’est pour lui que M. de Choiseul-Gouffier fouilla l’hippodrome d’Olympie. C’est pour lui que le peintre David peignait Léonidas et la mort de Socrate. C’est pour lui que l’architecte Ledoux faisait courir sur les barrières de Paris des frises de Vierges portant des panonceaux. C’est pour lui que les princes et les chanteuses faisaient élever, dans leurs parcs des fausses ruines, des tombeaux vides et des autels à l’Amitié. C’est pour lui que l’abbé Raynal composait avec émotion l’Histoire philosophique des sauvages américains. C’est pour lui que Cook et Bougainville firent connaître des hommes jaunes pleins de simplicité et des jeunes filles vêtues de fleurs à un monde très civilisé qui, par raffinement, s’éprenait de la nature. C’est pour lui que les femmes sensibles rêvaient dans des jardins anglais de Paméla, de Clarisse et de Julie. C’est pour lui que les grands seigneurs étaient anglomanes, philanthropes et licencieux. C’est pour lui que pensaient, observaient, travaillaient Buffon, d’Alembert, Diderot et les encyclopédistes ; pour lui que Voltaire exalta la tolérance, Rousseau la nature, d’Holbach l’athéisme, Mirabeau la liberté. Il fut tout ce qu’était son temps : néo-grec, didactique, encyclopédiste, érotique, romanesque, sensible, sentimental, tolérant, athée, feuillant. C’est dans les jardins anglais qu’il vit la nature ; son goût de l’antique ne fut en réalité que le goût Louis XVI. Je l’en loue, d’ailleurs, et l’en admire. Il eût fait du pastiche s’il n’eût fait du Louis XVI Il aime, il comprend, il embrasse le xviiie siècle.

Il ne devine, il ne pressent rien du nôtre. Novateur ! personne ne le fut moins. Il est étranger à tout ce que l’avenir prépare. Rien de ce qui va fleurir n’est en germe en lui. C’est un vrai contemporain de Suard et de Morellet. Il n’a soupçonné ni le spiritualisme, ni la mélancolie de René, ni l’ennui d’Obermann, ni les ardeurs romanesques de Corinne. Il n’a prévu ni les curiosités métaphysiques ni les inquiétudes littéraires qui entraînaient madame de Staël et Benjamin Constant vers l’Allemagne. Il a vu jouer Shakespeare à Londres et il y a moins compris que n’avaient fait Voltaire, Letourneur et Ducis. Le feu qui court dans ses veines n’est pas la flamme subtile qui dévora Werther. Il ne porte pas en lui le grand vague, le malaise infini des temps nouveaux. Il n’est point épris de cette folie de gloire et d’amour qui va saisir les enfants de la Révolution. Il n’a aucune des aspirations de l’esprit moderne. On citerait sans peine, des vers de Lemierre, de Millevoye, de Fontanes, de Chênedollé, qui nous, touchent de plus près que les siens par le ton, l’accent et le sentiment. Il est le moins romantique des poètes. Lamartine l’a bien senti, malgré son peu de critique et d’étude. En cette jeune victime de la Terreur il a flairé, avec la certitude de l’instinct, l’adepte, le séide de ce xviiie siècle abhorré, l’ennemi. C’est là, sans aucun doute, la cause secrète et profonde d’une antipathie qui s’exprime avec une aveugle injustice dans le Cours familier de littérature. Imaginez, en effet, qu’André, échappé aux bourreaux, ait vécu sous le consulat. Nul doute qu’il n’eût fréquenté la société de Suard et de Morellet. Il aurait été du groupe des philosophes, épousant les passions et les préjugés de ses amis ; il aurait difficilement compris l’état d’âme auquel répondit le concordat en politique et le Génie du Christianisme dans les lettres. Le voyez-vous publiant son Hermès, travaillant dans le didactique, traitant Atala de triste capucinade, raillant les nouveaux barbares stupidement épris de l’architecture des Goths, et déplorant le retour du fanatisme ? Tout ce que la jeunesse aimait alors, tout ce qu’exaltait l’art renaissant lui eût fait horreur, le son des cloches, les cathédrales, les cimetières, les batailles, et les Te Deum. De tout ce qui excitait alors les imaginations, je ne vois guère qu’Ossian et Malvina dont il eût pu s’accommoder ; pour tout le reste, l’esprit le plus dépaysé, le plus étranger, le plus malheureux.

Mais je crois voir venir un de mes amis du Parnasse, je dis des plus fameux, M. Catulle Mendès ou M. Armand Silvestre ; je le sens qui me tire par la manche, je l’entends qui me dit :

— À propos de poète, vous me parlez de religions, et de philosophies, et de mœurs publiques, et de goûts, et de sentiments. Qu’est-ce que cela en poésie ? Il importe peu qu’André Chénier ait eu les idées de ses contemporains, et même qu’il ait eu des idées quelconques. Cela ne compte pas. Ce qui compte c’est la forme pure, c’est la coupe, le rythme, un certain pli du vers. Et par là, par quelques césures, Chénier est moderne. Il est l’initiateur, il est le maître.

J’estime infiniment, pour ma part, les vers bien faits. Je ne crois pas qu’il y ait de poésie sans art ni d’art sans métier. Mais je soutiens que, même pour la forme du vers, André Chénier est un pur classique du xviiie siècle. Sans doute il a un délicieux tour qui lui est propre. Son vers, ferme et flexible à la fois, est d’une harmonie audacieuse et charmante ; il est de beaucoup le premier des versificateurs comme le premier des poètes de son temps. Mais son art n’est point essentiellement différent du leur. Ses rejets, ses coupes, n’étaient pas sans précédent quand il les employa. On en trouverait des exemples dans Bertin, dans Parny, surtout dans les Géorgiques de Delille, si on lisait encore Delille et Bertin, qui, en effet, ne sont guère lisibles, et Parny, qui est exquis.

Néanmoins l’idée que Chénier a ouvert de nouvelles sources à la poésie, tandis qu’en réalité il a épuisé les anciennes, est reçue sans examen par les poètes. L’éditeur regretté d’André, le savant et délicat Becq de Fouquières, pensait comme eux, à ce sujet. Une nouvelle édition des poésies d’André Chénier vient de paraître à la librairie Charpentier, édition somptueuse et magnifique, monument de typographie et d’art, orné de quinze dessins de Bida. Ce bel in-quarto contient une préface nouvelle du meilleur des éditeurs, où je trouve cette phrase : « Pour peu qu’on étudie avec quelque attention notre poésie contemporaine, on sera frappé de l’influence pénétrante que l’art d’André Chénier n’a cessé d’exercer sur elle. » On voit que M. Becq de Fouquières affirme nettement l’influence des œuvres de son poète sur l’école moderne. Mais quand il s’agit de l’établir, il ne laisse pas d’être embarrassé. Il sent bien qu’il ne peut constater cette influence ni chez Victor Hugo, ni chez Musset ; encore moins chez Lamartine. Il était trop habile homme pour la rechercher dans les Poèmes antiques d’Alfred de Vigny. En effet, si l’on peut croire, à première vue, que trois ou quatre pièces de ce recueil, telles que Symetha et la Dryade, procèdent des élégies et des églogues d’André, c’est un fait que Symetha fut composée en 1817 et la Dryade en 1815, deux ans, quatre ans avant la première édition des œuvres de Chénier. En dernière analyse, c’est dans les Poèmes antiques de M. Leconte de Lisle et dans les sonnets de M. José-Maria de Heredia, qu’au sentiment de M. Becq de Fouquières se résume l’action de Chénier sur la poésie moderne. Pour ma part, je ne découvre aucune ressemblance entre la muse hispano-latine de M. de Heredia et les nymphes de Luciennes qu’évoquait l’amant de Fanny. Quant à M. Leconte de Lisle, on sait que plusieurs de ses premiers poèmes sont des études d’après l’antique. Il s’abreuva aux sources ; c’est dans Homère, dans Hésiode, dans Théocrite, et non dans André Chénier, qu’il cherchait des formes et des images.

Je dirai plus généralement que l’influence d’André Chénier n’est sensible chez aucun des poètes de ce siècle, et c’est par pure fantaisie que les éditeurs de la nouvelle Anthologie ont placé l’Aveugle et la Jeune Captive en tête du recueil, comme un portique Louis XVI à l’entrée d’un édifice moderne.

D’ailleurs, le divin André n’en mérite pas moins d’immortels honneurs. Il n’a rien à craindre d’une critique rationnelle et fondée sur l’histoire. Au contraire, plus on l’étudie et mieux on l’admire. Rendu à son temps, replacé dans son milieu, remis dans son vrai cadre, il n’apparaît plus seulement comme un délicieux artisan de petits tableaux et de figurines pseudo-grecques et néo-romaines, une sorte de peintre à la cire et de coroplaste tout riant des souvenirs de Pompéi ; c’est une âme ardente et vertueuse, c’est un mâle génie où souffle l’esprit d’un siècle. Et quel siècle ! le plus hardi, le plus aimable, le plus grand ! Voyons-le donc, notre André, tel qu’il fut en pleine vie, au milieu des choses. Voyons-le mêlé au peuple et aux héros de 1789, partageant leur puissant idéal et leurs nobles illusions. Regardez cet homme au large front, plein de pensées et d’images, au cou d’athlète, petit, bilieux, qui, l’œil en feu, s’est jeté dans la mêlée des partis, et qui consacra à la liberté son cœur, son génie, sa vie ; c’est lui, c’est le généreux André. Il unit à la sagesse d’un politique la candeur d’un héros. Il veut bien être dupe, si la vertu est trompée avec lui. Ce n’est pas seulement un artiste ingénieux, c’est un bon citoyen, c’est un homme, c’est un grand homme. Courageux, éloquent, fidèle, sage avec énergie, pur au milieu des crimes, étranger à la violence parce qu’il ignore la peur, il a le droit de dire :

Toi, Vertu ! pleure ai je meurs.

Sa vie est courte, mais elle est remplie. Non, ce n’est pas un chanteur insoucieux que les prescripteurs ont fauché par hasard. André Chénier était désigné aux bourreaux par son courage, par son amour de la liberté, par son respect des lois. Il a vraiment mérité sa mort. Il était digne du martyre politique. C’est une grande victime à qui nous devons un monument expiatoire.



  1. Anthologie des poètes français du XIXe siècle. Alphonse Lemerre, éditeur, 3 vol. in-8o. — Poésies d’André Chénier, avec quinze compositions de Bida. Charpentier éditeur, 1 vol. in-4o.