La Vie littéraire/2/M. Gaston Pâris et la littérature francaise au moyen âge

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La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 264-274).
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M. GASTON PÂRIS
ET LA LITTÉRATURE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE[1]


J’ai reçu ici, dans les vignes, un livre qui a été pour moi comme, la visite d’un savant ami. C’est le Manuel de littérature française au moyen âge que M. Gaston Pâris rédigea d’abord pour ses élèves de l’École des hautes études et fit ensuite imprimer à l’usage des esprits, assez rares, qu’anime une curiosité méthodique. Comme la matinée était chaude et tranquille j’ai emporté le livre bienvenu dans un petit bois de chênes, et je l’ai lu sous un arbre, au chant des oiseaux. Une lecture ainsi faite est une lecture heureuse. Sur l’herbe, on ne songe pas à prendre des notes. On lit par plaisir, par amusement et avec candeur. On est très désintéressé, car il n’est tel que l’air animé des bois pour nous rendre indifférents à nous-mêmes et pour dissoudre nos âmes dans les choses. Enfin, l’ombre mouvante qui tremble sur le feuillet du livre et le bourdonnement de l’insecte qui passe entre l’oeil et la page mêlent à la pensée de l’auteur une impression délicieuse de nature et de vie.

Avec quelle docilité j’ai suivi, dans mon bois, l’enseignement de M. Gaston Pâris ! Comme j’entrais volontiers avec lui dans l’âme de nos aïeux, dans leur foi robuste et simple, dans leur art tantôt grossier, tantôt subtil, presque toujours symétrique et régulier comme les jardins sans arbres des vieilles miniatures ! Le malheur est que je dévorai en quelques heures un livre fait au contraire pour être longuement étudié, et dans lequel les notions sont puissamment condensées. C’est pourquoi je ressens une sorte de trouble et comme une hallucination. Il me semble que cette vieille France que je viens de traverser si vite, cette terre bien-aimée, avec ses forêts, ses champs, ses blanches églises, ses châteaux et ses villes, était petite comme le pré que je découvre là-bas entre les branches ; il me semble que ces siècles de grands coups d’épée, de prières et de longues chansons s’écoulèrent en quelques heures. Chevaliers, bourgeois, manants, clercs, trouvères, jongleurs, m’apparaissent comme ces insectes qui peuplent l’herbe à nos pieds. C’est une miniature dont mes yeux ont gardé l’impression, une miniature si fine qu’on pourrait découvrir les plus menus détails en regardant à la loupe. Les contes des fées parlent d’une toile d’un tel artifice qu’elle tenait tout entière dans une coquille de noisette, et sur cette toile tous les royaumes de la terre étaient représentés avec leurs rois, leur chevalerie, leurs villes et leurs campagnes. C’était l’ouvrage d’une fée. Tel que je me le représente sous mon chêne, le livre de M. Gaston Pâris ressemble beaucoup à cette toile merveilleuse. Mes mains en sentent à peine le poids et j’y vois les figures de tous ceux qui, dans la douce France, aux âges de chevalerie et de clergie, parlèrent de combats, d’amour et de sagesse. Ce que j’admire, c’est la netteté du tableau. Je vois distinctement la terre, revêtue, comme dit le chroniqueur Raoul Glaber, de la robe blanche des églises. Là s’agitent des hommes simples qui croient en Dieu et s’assurent en l’intercession de Notre-Dame. Les uns sont des clercs et leur vie, réglée comme la page d’un antiphonaire, s’exhale avec l’harmonieuse monotonie du plainchant. Quand ils tombent dans le péché, ce qui est l’effet de la malédiction d’Adam, ils restent pourtant fidèles à Dieu et ne désespèrent pas. Ils n’ont point de famille, ils écrivent en latin et disputent subtilement. Ce sont les pasteurs du troupeau des âmes. Les autres s’en vont en guerre ; il leur arrive parfois de piller des couvents et de mettre à mal les nonnes, qui sont les fiancées de Jésus-Christ. Mais ils seront sauvés par la vertu du sang divin qui coula sur la croix. Ils ont occis force Sarrasins et fait maigre exactement le vendredi, et ces bonnes œuvres leur seront comptées. Les vilains, qui labourent pour eux, sont des hommes puisqu’ils ont été baptisés. Ils peuvent endurer de grands maux sur cette terre, car ils auront part à la félicité éternelle. Le curé qui chaque dimanche, leur promet le paradis est, dans sa naïveté, un merveilleux économiste. À ceux qui n’ont pas de terre ici-bas, il montre les terres fleuries du ciel. Le ciel, où Dieu le père siège en habit d’empereur, est tout proche : on y monterait avec une échelle, pour peu que saint Pierre le voulût bien, et saint Pierre est un bon homme ; pauvre et de petite naissance, il a de l’amitié pour les vilains et, peut-être, quelques égards pour les nobles. D’ailleurs, la sainte Vierge, les anges, les saints et les saintes descendent à tous moments sur la terre. Les bienheureux et les bienheureuses n’ont rien d’étrange, ce sont des prud’hommes et des dames qui favorisent, à la manière des petits génies et des fées, les personnes qui leur sont dévotes. Les passages sont perpétuels de l’église triomphante à l’église militante ; la flèche des cathédrales marque la limite indécise entre le ciel, et la terre. Quant à l’enfer, il est dans la terre même, et des bergers, parfois, en voient, au fond des cavernes, les bouches empestées. L’enfer fait peur, comme dit François Villon. Mais de quelque façon qu’on vive, on compte bien l’éviter ; on peut, on doit espérer : l’espérance est une vertu. Parlerai-je du purgatoire ? Il n’est presque point distinct de cette terre où les âmes en peine reviennent chaque nuit demander des prières. Voilà le monde du moyen âge ; il pourrait être représenté, à la rigueur, par une vieille horloge un peu compliquée, comme celle de Strasbourg. Il suffirait de trois étages de marionnettes, que des rouages feraient mouvoir. En parlant ainsi, je sais bien que je poursuis mon rêve. Car, enfin, les hommes qui vivaient entre le XIe siècle et le XVe étaient soumis comme nous aux lois infiniment complexes de la vie ; l’immense nature qui nous enveloppe les baignait comme nous dans l’océan des illusions ; ils étaient des hommes. Mais ils n’avaient ni nos craintes ni nos espérances, et leur monde, par rapport au nôtre, était tout petit. Si on le compare à l’univers de Galilée, de Laplace et du père Secchi, ce n’était véritablement qu’un ingénieux tableau à horloge. Il faut goûter la naïveté de leur imagination. Elle se peint en traits aimables dans les Miracles de la Vierge et dans les Vies des Saints. La critique savante de M. Gaston Pâris en est tout attendrie. N’est-ce-pas, en effet, une gracieuse histoire que celle de la nonne qui, par faiblesse de cœur, quitta son monastère pour se livrer au péché ? Elle y revint après de longues années, ayant perdu l’innocence, mais non pas la foi, car dans, le temps de ses erreurs, elle n’avait cessé d’adresser chaque jour une oraison à Notre Dame. Rentrée dans le monastère, elle entendit ses sœurs lui parler comme si elle ne les avait jamais quittées. La sainte Vierge, ayant pris le visage et le costume de celle qui l’aimait jusque dans le péché, avait fait pour elle l’office de sacristine, de sorte que personne ne s’était aperçu de l’absence de la religieuse infidèle. Mais M. Gaston Pâris sait un autre miracle plus touchant.

Il y avait une fois un moine d’une extrême simplicité d’esprit et si ignorant qu’il ne savait réciter autre chose qu’Ave Maria. Il était en mépris aux autres moines, mais étant mort, cinq roses sortirent de sa bouche en l’honneur des cinq lettres du nom de Marie. Et ceux qui l’avaient raillé de son ignorance honorèrent sa mémoire comme celle d’un saint. Enfin voici un miracle encore plus ingénu, celui du Tombeor Nostre-Dame. C’était un pauvre jongleur qui, après avoir fait des tours de force sur les places publiques pour gagner sa vie, songea à l’éternité et se fit recevoir dans un couvent. Là, il voyait les moines honorer la Vierge, en bons clercs qu’ils étaient, par de savantes oraisons. Mais il n’était pas clerc et ne savait comment les imiter. Enfin, il imagina de s’enfermer dans la chapelle et de faire, seul, en secret, devant la sainte Vierge, les culbutes qui lui avaient valu le plus d’applaudissements du temps qu’il était jongleur. Des moines, inquiets de ses longues retraites, se mirent à l’épier et le surprirent dans ses pieux exercices. Ils virent la mère de Dieu venir elle-même, après chaque culbute, éponger le front de son tombeor.

C’est dans ces imaginations populaires, c’est dans les légendes venues d’Orient, dans les histoires de sainte Catherine et de sainte Marguerite qu’il faut rechercher, ce semble, les sentiments obscurs, qui, trois ou quatre fois séculaires, aboutirent à la vocation de Jeanne d’Arc et rendirent possible, à l’heure du danger, la plus charmante des merveilles, la délivrance de tout un peuple par une bergère. Je m’explique mal sur ce point et je ne pourrais le mieux faire qu’en sortant tout à fait de mon sujet. Je m’en garderai bien. On peut rêver sous un arbre ; encore faut-il quelque suite, même dans un rêve. Cette figure de la France féodale, que nous venons de dessiner d’un trait grêle et d’une couleur trop vive à l’exemple des enlumineurs des XIVe et XVe siècles, c’est l’art, c’est la littérature épique, lyrique et sacrée de ces temps, telle que nous la présente M. Gaston Pâris, qui nous en a suggéré l’idée.

M. Pâris n’est pas seulement un savant. Il unit au goût littéraire le sens philosophique, et son Manuel de vieux français, dont je vous parle ici, n’a tant d’intérêt que parce qu’on y voit constamment les idées générales sortir de l’ensemble des faits. L’auteur nous montre d’abord la fatalité qui ne cessera de peser sur toute la littérature du moyen âge et qui déterminera finalement son caractère. Les clercs, qui presque seuls lisaient et écrivaient, gardèrent l’usage du latin. Ils considéraient cette langue comme le seul instrument digne d’exprimer une pensée sérieuse. « C’est là, dit M. Pâris, un événement d’une grande importance, un fait capital, qui détruisit toute harmonie dans la production littéraire de cette époque : il sépara la nation en deux et fut doublement funeste, en soustrayant à la culture de la littérature nationale les esprits les plus distingués et les plus instruits, en les emprisonnant dans une langue morte, étrangère au génie moderne, où une littérature immense et consacrée leur imposait ses idées et ses formes, et où il leur était à peu près impossible de développer quelque originalité. »

Dédaignés des gens instruits, les écrits en langue vulgaire ne s’adressaient guère qu’aux ignorants. Ce ne pouvait donc être d’abord que des contes et des chansons. Et puisque ces chansons étaient faites pour le plaisir des nobles et des bourgeois qui ne lisaient point, il fallait les leur lire ou mieux les leur chanter. Aussi la Chanson de Roland, et généralement tous les vieux gestes étaient-ils chantés par des jongleurs. De là le caractère essentiellement populaire de la littérature française au moyen âge.

Cette littérature abondante et naïve, brutale et pourtant ingénieuse comme le peuple dont elle était l’idéal, fut surtout modelée par les mains les plus habiles à sculpter les âmes, les mains de l’Église. L’Église la tailla comme une image. Elle lui donna ses principaux caractères : une foi naïve, un air d’enfant tendre et cruel, un goût du merveilleux familier et rustique, une peur disgracieuse de la beauté, de la chair (ce qui ne l’empêchait pas d’être obscène quand il lui en prenait fantaisie), une quiétude parfaite, la certitude absolue de posséder l’immuable vérité. Ce dernier trait, le trait essentiel, a été admirablement marqué par M. Gaston Pâris.

« Le nom, dit ce savant, que nous avons donné au moyen âge, indique combien il fut réellement transitoire, et cependant ce qui le caractérise le plus profondément, c’est son idée de l’immutabilité des choses. L’antiquité, surtout dans les derniers siècles, est dominée par la croyance à une décadence continue ; les temps modernes, dès leur aurore, sont animés par la foi en un progrès indéfini. Le moyen âge n’a connu ni ce découragement ni cette espérance. Pour les hommes de ce temps, le monde avait toujours été tel qu’ils le voyaient (c’est pour cela que leurs peintures de l’antiquité nous paraissent grotesques), et le jugement dernier le trouverait tel encore… Le monde matériel apparaît à l’imagination comme aussi stable que limité, avec la voûte tournante et constellée de son ciel, sa terre immobile et son enfer ; il en est de même du monde moral : les rapports des hommes entre eux sont réglés par des prescriptions fixes sur la légitimité desquelles on n’a aucun doute, quitte à les observer plus ou moins exactement. Personne ne songe à protester contre la société où il est, ou n’en rêve une mieux construite ; mais tous voudraient qu’elle fût plus complètement ce qu’elle doit être. Ces conditions enlèvent à la poésie du moyen âge beaucoup de ce qui fait le charme et la profondeur de celle d’autres époques : l’inquiétude de l’homme sur sa destinée, le sondement douloureux des grands problèmes moraux, le doute sur les bases mêmes du bonheur et de la vertu, les conflits tragiques entre l’aspiration individuelle et la règle sociale. » (Page 34.)

Quel est donc l’intérêt, quels sont donc les mérites de cette littérature condamnée dès sa naissance à une irrémédiable humilité, ignorant la beauté des formes, la volupté des choses, la Vénus universelle, et plus étrangère encore à ces nobles curiosités, à cette inquiétude de la pensée, à ce mal sublime, ce monstre divin que nous caressons, tandis qu’il nous dévore ? Par quels charmes l’immense bibliothèque du moyen âge, longtemps oubliée sous la poussière et découverte d’hier seulement peut-elle nous attirer et nous plaire encore ?

Le savant que nous consultons va nous répondre. Cette littérature oubliée, nous dira-t-il, demeure intéressante parce qu’elle est « l’expression naïve et surtout puissante des passions ardentes de la société féodale » . Elle nous intéressera encore par la peinture « des relations nouvelles des deux sexes, telles qu’elles se formèrent sous l’influence du christianisme », et elle nous plaira par l’accent, inouï jusque-là, de la courtoisie. Enfin, nous goûterons, dans les œuvres bourgeoises du XIIe siècle, « le bon sens, l’esprit, la malice, la bonhomie fine, la grâce légère », qui sont les qualités de la race, les dons que les fées de nos bois et de nos fontaines accordèrent à Jacques Bonhomme pour le consoler de tous ses maux.

Et M. Gaston Pâris conclut par ces belles paroles :

« En somme, le grand intérêt de cette littérature, ce qui en rend surtout l’étude attrayante et fructueuse, c’est qu’elle nous révèle mieux que tous les documents historiques l’état des mœurs, des idées, des sentiments de nos aïeux pendant une période qui ne fut ni sans éclat ni sans profit pour notre pays, et dans laquelle, pour la première fois et non pour la dernière, la France eut à l’égard des nations avoisinantes un rôle partout accepté d’initiation et de direction intellectuelle, littéraire et sociale. » (Page 32.) Et le vieux chêne sous lequel je suis assis parle à son tour, et me dit :

— Lis, lis à mon ombre les chansons gothiques dont j’entendis jadis les refrains se mêler au bruissement de mon feuillage. L’âme de tes aïeux est dans ces chansons plus vieilles que moi-même. Connais ces aïeux obscurs, partage leurs joies et leurs douleurs passées. C’est ainsi, créature éphémère, que tu vivras de longs siècles en peu d’années. Sois pieux, vénère la terre de la patrie. N’en prends jamais une poignée dans ta main sans penser qu’elle est sacrée. Aime tous ces vieux parents dont la poussière mêlée à cette terre m’a nourri depuis des siècles, et dont l’esprit est passé en toi, leur Benjamin, l’enfant des meilleurs jours. Ne reproche aux ancêtres ni leur ignorance, ni la débilité de leur pensée, ni même les illusions de la peur qui les rendaient parfois cruels. Autant vaudrait te reprocher à toi-même d’avoir été un enfant. Sache qu’ils ont travaillé, souffert, espéré pour toi et que tu leur dois tout !



  1. La Littérature française au moyen âge, XIe et XIVe siècles. — Manuel d’ancien français, par Gaston Pâris. 1 vol. in-18.