La Vie littéraire/4/Apologie pour le plagiat/1

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La Vie littéraire/4/Apologie pour le plagiat
La Vie littéraireCalmann-Lévy4e série (p. 156-165).

APOLOGIE POUR LE PLAGIAT

LE « FOU » ET L’« OBSTACLE »

Le Fou et l’Obstacle. On dirait le titre d’une fable. Mais il s’agit d’une accusation de plagiat. Nos contemporains se montrent fort délicats à cet endroit, et c’est une grande chance si, de nos jours, un écrivain célèbre n’est pas traité, à tout le moins une fois l’an, de voleur d’idées.

Cette mésaventure, qui ne fut épargnée ni à M. Émile Zola ni à M. Victorien Sardou, advint dernièrement à M. Alphonse Daudet. Un jeune poète, M. Maurice Montégut, s’est avisé que la situation capitale de l’Obstacle était tirée d’un sien drame, en vers, le Fou, qui fut imprimé en 1880, et il en écrivit aux journaux. Il est vrai qu’il se trouve dans le Fou comme dans l’Obstacle une mère qui sacrifie son honneur au bonheur de son enfant, qui, veuve d’un fou, révèle une faute imaginaire pour épargner à son fils la menace de l’hérédité morbide et pour écarter l’obstacle qui sépare ce fils de la jeune fille qu’il aime. Nul doute sur ce point. Mais la recherche du plagiat mène toujours plus loin qu’on ne croit et qu’on ne veut. Cette situation que M. Maurice Montégut croyait, de bonne foi, son bien propre, on l’a retrouvée dans une nouvelle de M. Armand de Pontmartin, dont j’ignore le titre ; dans l’Héritage fatal de M. Jules Dornay ; dans le Dernier duc d’Hallali de M. Xavier de Montépin et dans un roman de M. Georges Pradel. Il ne faut pas en être surpris ; il serait étonnant, au contraire, qu’une situation quelconque ne se trouvât pas chez M. Pradel et chez M. de Montépin.

La vérité est que les situations sont à tout le monde. La prétention de ceux qui veulent se réserver certaines provinces du sentiment me rappelle une histoire qui m’a été contée récemment : Vous connaissez un paysagiste qui, dans sa vieillesse robuste, ressemble aux chênes qu’il peint. Il se nomme Harpignies, et c’est le Michel-Ange des arbres. Un jour, il rencontra, dans quelque village de Sologne, un jeune peintre amateur qui lui dit d’un ton à la fois timide et pressant :

— Vous savez, maître ; je me suis réservé cette contrée.

Le bon Harpignies ne répondit rien et sourit du sourire d’Hercule.

M. Maurice Montégut n’est point comparable assurément à ce jeune peintre. Mais il devrait bien se dire qu’une situation appartient non pas à qui l’a trouvée le premier, mais bien à qui l’a fixée fortement dans la mémoire des hommes.

Nos littérateurs contemporains se sont mis dans la tête qu’une idée peut appartenir eu propre à quelqu’un. On n’imaginait rien de tel autrefois, et le plagiat n’était pas jadis ce qu’il est aujourd’hui. Au xviie siècle, on en dissertait dans les chaires de philosophie, de dialectique et d’éloquence. Maître Jacohus Thomasius, professeur en l’école Saint-Nicolas de Leipzig, composa vers 1684, un traité De plagio litterario « où l’on voit, dit Furetière, la licence de s’emparer du bien d’autrui en fait d’ouvrages d’esprit. » À la vérité je n’ai pas lu le traité de maître Jacobus Thomasius, je ne l’ai vu de ma vie et ne le verrai, je pense, jamais ; si j’en parle, c’est affectation pure et seulement parce qu’il est cité dans un vieil in-folio, dont les tranches d’un rouge bruni et le vieux cuir largement écorné m’inspirent beaucoup de vénération. Il est ouvert sur ma table, à la lumière de la lampe, et son aspect de grimoire me donne, par cette nuit tranquille, l’impression que, dans mon fauteuil, sous l’amas de mes livres et de mes papiers, je suis une espèce de docteur Faust et que, si je feuilletais ces pages jaunies, j’y trouverais peut-être le signe magique par lequel les alchimistes faisaient paraître dans leur laboratoire l’antique Hélène comme un rayon de lumière blanche. Une rêverie m’emporte. Je tourne lentement les feuillets qu’ont tournés avant moi des mains aujourd’hui tombées en poussière, et si je n’y découvre pas le pentacle mystérieux, du moins j’y rencontre une branche séchée de romarin, qui a été mise là par un amoureux mort depuis longtemps. Je déplie avec précaution une mince bande de papier enroulée à la tige et je lis ces mots tracés d’une encre pâlie : J’aime bien Marie, le 26mede juin de l’an 1695. Et cela me retient dans l’idée qu’il y a dans les sentiments des hommes un vieux fonds sur lequel les poètes mettent des broderies délicates et légères, et qu’il ne faut pas crier au voleur dès qu’on entend dire j’aime bien Marie, après qu’on l’a dit soi-même. Nous disions que le plagiat n’était pas considéré jadis tout à fait comme il l’est aujourd’hui. Et je crois que les vieilles idées, à cet égard, valaient mieux que les nouvelles, étant plus désintéressées, plus hautes et plus conformes aux intérêts de la république des lettres.

En droit romain (je trouve cela encore dans mon in-folio relié en veau granit avec ces tranches d’un rouge adouci qui m’enchante), en droit romain, au sens propre du mot, le plagiaire, c’était l’homme oblique qui détournait les enfants d’autrui, qui débauchait et volait les esclaves. Au figuré, c’était un larron de pensées. Nos pères tenaient, en ce second sens, le plagiat pour abominable. Aussi y regardaient-ils à deux fois avant de l’imputer à un homme de bien. Pierre Bayle donne dans son Dictionnaire une définition qui n’est pas sans fantaisie mais qui ne s’en fait que mieux comprendre : « Plagier, dit-il, c’est enlever les meubles de la maison et les balayures, prendre le grain, la paille, la balle et la poussière en même temps. » Vous entendez bien, pour Pierre Bayle comme pour les lettrés de son âge, le plagiaire est l’homme qui pille sans goût et sans discernement les demeures idéales. Un tel grimaud est indigne d’écrire et de vivre. Mais quant à l’écrivain qui ne prend chez les autres que ce qui lui est convenable et profitable, et qui sait choisir, c’est un honnête homme.

Ajoutons que c’est là aussi une question de mesure. Un bel esprit, La Mothe Le Vayer a dit environ le même temps : « L’on peut dérober à la façon des abeilles sans faire tort à personne ; mais le vol de la fourmi, qui enlève le grain entier ne doit jamais être imité. » La Mothe Le Vayer avait un illustre ami qui pensait comme lui et faisait comme l’abeille. C’est Molière. Ce grand homme a pris à tout le monde. Aux modernes comme aux anciens, aux Latins, aux Espagnols, aux Italiens et même aux Français. Il fourragea tout à son aise dans Cyrano, dans Bois-Robert, chez le pauvre Scarron et chez Arlequin. On ne lui en fit jamais un reproche, et l’on eut raison. Que nos auteurs à la mode pillent çà et là. Je le veux bien. Ils auront toujours moins pillé que La Fontaine et que Molière. Je doute fort que la sévérité de leurs accusateurs soit fondée sur une connaissance exacte de l’art d’écrire. Cette rigueur s’explique par des raisons d’un autre ordre, et dont la première est une raison d’argent.

Il faut considérer, en effet, que ce qu’on appelle en littérature une idée est maintenant une valeur vénale. Il n’en était pas de même autrefois. On s’intéresse désormais à la propriété d’une situation dramatique, d’une combinaison romanesque, qui peut rapporter trente mille francs, cent mille francs et plus, à l’auteur, même médiocre, qui la met en œuvre.

Par malheur, le nombre de ces situations et de ces combinaisons est plus limité qu’on ne pense. Les rencontres sont fréquentes, inévitables. Peut-il en être autrement quand on spécule sur les passions bumaines ? Elles sont peu nombreuses. C’est la faim et l’amour qui mènent le monde et, quoi qu’on fasse, il n’y a encore que deux sexes. Plus l’art est grand, sincère, haut et vrai, plus les combinaisons qu’il admet deviennent simples et, par elles-mêmes, banales, indifférentes. Elles n’ont de prix que celui que le génie leur donne. Prendre à un poète ses sujets, c’est seulement tirer à soi une matière vile et commune à tous. Je suis également persuadé de la sincérité de M. Montégut qui se croit volé et de la surprise de M. Daudet, qui ne sait de quoi on l’accuse. M. Montégut se plaint. Le plaignant doit être écouté. Il trouvera des juges. Pour ma part, je me récuse, n’ayant point les pièces sous les yeux. Mais, si j’eusse été que lui, je n’aurais pas soufflé mot. Il accuse M. Daudet ; M. de Pontmartin, me dit-on, s’il était encore vivant, pourrait l’accuser à son tour, et il serait bien extraordinaire qu’on ne dénichât pas quelques douzaines de vieux conteurs obscurs pour montrer que M. de Pontmartin était lui-même un plagiaire. Je ne demande pas quarante-huit heures pour découvrir la situation de la mère généreuse qui s’accuse faussement dans vingt auteurs, depuis les plus vieux contes hindous jusqu’à Madame Cottin, où elle est — j’en suis sûr. En attendant, notre brillant confrère, M. Aurélien Scholl vient de la retrouver tout entière dans l’Héritage fatal, drame eu trois actes de Boulé et Eugène Fillion, représenté pour la première fois sur le théâtre de l’Ambigu le 28 décembre 1839.

Il y a quelques années M. Jean Richepin fut accusé d’avoir volé une ballade au poète allemand Rückert. Mais M. Richepin prouva sans peine qu’il ne devait rien à Rückert, qu’il avait seulement puisé au même fonds que le poète et fouillé dans un vieux recueil de contes orientaux dont les inventeurs sont aussi inconnus que ceux de Peau d’âne et du Chat botté.

Je vous conterai à ce sujet l’aventure véritable de M. Pierre Lebrun, de l’Académie française. M. Lebrun avait, en ses beaux jours, vers 1820, tiré convenablement de la Marie Stuart de Schiller une tragédie exacte. C’était un honnête académicien et un très galant homme. Il aimait les arts. Un soir de sa quatre-vingtième année, il lui prit envie d’entendre madame Ristori, qui, de passage à Paris, donnait des représentations dans la salle Ventadour. La grande artiste jouait ce soir-là le rôle de Marie Stuart dans une traduction italienne du drame allemand. Tout en écoulant les vers, M. Lebrun, au fond de la loge, passait sa main sur son front et, après chaque scène, il murmurait entre ses dernières dents :

— Je connais cela ! Je connais cela !

Il y avait soixante ans qu’il avait fait sa tragédie, et il ne se la rappelait plus guère ; mais il se rappelait bien moins encore le drame de Schiller. Et dans l’intervalle des actes, il se disait :

— Voilà qui est bien ; mais où donc ai-je vu cela ?

Enfin, au spectacle de Marie Stuart faisant ses adieux à ses femmes, la mémoire lui revint, et il souffla dans l’oreille de son voisin :

— Pardieu ! ces gens-là m’ont volé ma tragédie !

Puis il ajouta que c’était une bagatelle et qu’il n’en fallait point parler, car il était homme du monde et ne craignait rien tant que de faire un éclat.

Que l’exemple de M. Pierre Lebrun nous profite, à nous tous qui avons le malheur de barbouiller du papier avec les images de nos rêves ! Quand nous voyons qu’on nous vole nos idées, recherchons avant de crier si elles étaient bien à nous. Je ne dis cela pour personne en particulier, mais je n’aime point le bruit inutile.

Un esprit soucieux uniquement des lettres ne s’intéresse pas à de telles contestations. Il sait qu’aucun homme ne peut se flatter raisonnablement de penser quelque chose qu’un autre homme n’ait pas déjà pensé avant lui. Il sait que les idées sont à tout le monde et qu’on ne peut dire : « Celle-ci est mienne, » comme les pauvres enfants dont parle Pascal disaient : « Ce chien est à moi. » Il sait enfin qu’une idée ne vaut que par la forme et que donner une forme nouvelle à une vieille idée, c’est tout l’art, et la seule création possible à l’humanité.

La littérature contemporaine n’est ni sans richesse ni sans agrément. Mais sa splendeur naturelle est altérée par deux péchés capitaux, l’avarice et l’orgueil. Avouons-le. Nous nous mourons d’orgueil. Nous sommes intelligents, adroits, curieux, inquiets, hardis. Nous savons encore écrire et, si nous raisonnons moins bien que nos anciens, nous sentons peut-être plus vivement. Mais l’orgueil nous tue. Nous voulons étonner et c’est tout ce que nous voulons. Une seule louange nous touche, celle qui constate notre originalité, comme si l’originalité était quelque chose de désirable en soi et comme s’il n’y avait pas de mauvaises comme de bonnes originalités. Nous nous attribuons follement des vertus créatrices que les plus beaux génies n’eurent jamais ; car ce qu’ils ont ajouté d’eux-mêmes au trésor commun, bien qu’infiniment précieux, est peu de chose au prix de ce qu’ils ont reçu des hommes. L’individualisme développé au point où nous le voyons est un mal dangereux. On songe, malgré soi, à ces temps où l’art n’était pas personnel, où l’artiste sans nom n’avait que le souci de bien faire, où chacun travaillait à l’immense cathédrale, sans autre désir que d’élever harmonieusement vers le ciel la pensée unanime du siècle.

En ce temps-là, M. Montégut n’aurait point porté de plainte, dans la confrérie, si M. Alphonse Daudet, son maître compagnon, lui avait emprunté, pour achever une figure de pierre, quelque pli de draperie. Mais aussi, dans ce temps-là, que d’insipides chansons, que de plats fabliaux et comme notre art individuel est, avec tous ses défauts, plus pénétrant, plus subtil, plus divers, plus ingénieux et plus aimable ! Nos petites querelles d’auteurs sont agaçantes, mais, pour un esprit curieux, jamais temps ne fut plus intéressant que le nôtre, hormis peut-être l’époque d’Hadrien.