La Vie littéraire/4/M. Maurice Barrès. Le jardin de Bérénice

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La Vie littéraire/4
La Vie littéraireCalmann-Lévy4e série (p. 223-230).

MAURICE BARRÈS
LE « JARDIN DE BÉRÉNICE »[1]

Vous connaissez sans doute la Vita nuova de Dante Alighieri. C’est on petit roman allégorique, où se sentent la nudité grêle et la fine maigreur du premier art florentin. Sous les formes sèches et comme acides des figures se cachent des symboles nombreux et compliqués. Cette Vita nuova, du moins par sa subtilité, peut, à la rigueur, donner quelque idée de la manière de M. Maurice Barrès qui est, en littérature, un préraphaélite. Et c’est grâce, sans doute, à ce tour de style et d’âme qu’il a séduit M. Paul Bourget ainsi que plusieurs de nos raffinés.

L’inertie expressive des figures, la raideur un peu gauche des scènes qui ne sont point liées, les petits paysages exquis tendus comme des tapisseries, c’est ce que j’appelle le préraphaélisme et le florentinisme de M. Maurice Barrès. Mais il ne faut pas trop insister. Le Jardin de Bérénice est aussi éloigné de la symétrie naïve de la Vita nuova que la métaphysique de M. Barrès est distante de la scolastique du xiiie siècle. Loin d’être arrangé avec exactitude et déduit selon les règles du syllogisme, le livre nouveau est flottant et indéterminé. C’est un livre amorphe. Et l’indécision de l’ensemble fait un curieux contraste avec la sobriété précise des détails.

Les ouvrages de notre jeune contemporain trahissent, comme la toile de l’antique Pénélope, l’effroi mystérieux de la chose finie. M. Barrès ne défait pas la nuit la tâche du jour. Mais il met partout de l’inachevé et de l’inachevable. Car il sait que c’est un charme, et il est fertile en artifices. Ses deux premiers livres, Sous l’œil des barbares et un Homme libre, étaient conçus dans cette manière. Par malheur, ils étaient d’un symbolisme compliqué et difficile. Aussi ne furent-ils goûtés que par les jeunes gens. La jeunesse a cela de beau qu’elle peut admirer sans comprendre. En avançant dans la vie, on veut saisir quelques rapports des choses, et c’est une grande incommodité. Le Jardin de Bérénice, qui est une suite à ces deux ouvrages, et comme le troisième panneau du triptyque, semblera bien supérieur aux autres par la finesse du ton et la grâce du sentiment. Toutefois, j’avertis les personnes austères qui voudraient lire ce petit livre qu’elles risquent d’en être choquées de diverses façons. Car beaucoup de sentiments qui passent pour respectables parmi les hommes y sont moqués avec douceur, et M. Maurice Barrès est incomparable pour la politesse avec laquelle il offense nos pudeurs ; je le tiens un rare esprit et un habile écrivain, mais je ne me fais pas du tout son garant auprès du chaste lecteur.

J’eus pour professeur, en mon temps, un prêtre très honnête, mais un peu farouche, qui punissait les fautes des écoliers non pour elles-mêmes, mais pour le degré de malice qu’il jugeait qu’on y mettait. Il était indulgent à l’endroit des instincts et des mouvements obscurs de l’âme et du corps, et il y avait parmi nous des brutes à qui il passait à peu près tout. Au contraire, s’il découvrait un péché commis avec industrie et curiosité, il se montrait impitoyable. L’élégance dans le mal, voilà ce qu’il appelait malice et ce qu’il poursuivait rigoureusement. Si jamais M. Maurice Barrès éprouve le besoin de se confesser, comme déjà M. Paul Bourget le lui conseille, et qu’il tombe sur mon théologien, je lui prédis une pénitence à faire dresser les cheveux sur la tête. Jamais écrivain ne pécha plus tranquillement, avec plus d’élégance, plus d’industrie et de curiosité, par plus pure malice que l’auteur du Jardin de Bérénice.

Il n’a point d’instincts, point de passions. Il est tout intellectuel, et c’est un idéaliste pervers.

Retournant un mot fameux de Théophile Gautier, il a dit de lui-même : « Je suis un homme pour qui le monde extérieur n’existe pas. « Ce qui doit s’entendre au sens métaphysique, et si on lui fait remarquer qu’il a tracé çà et là de bien jolis paysages, il répondra qu’il les a vus en lui et qu’ils marquaient les états de son âme. Il a dit encore : « La beauté du dehors jamais ne m’émut vraiment. » Et c’est un aveu de perversité intellectuelle. Car il y a de la malice à ne point aimer les choses visibles et à vivre exempt de toute tendresse envers la nature, de toute belle idolâtrie devant la splendeur du monde. M. Maurice Barrès nous répond encore ; « Il n’y a de réalité pour moi que la pensée pure. Les âmes sont seules intéressantes. » Ce jeune dédaigneux qui a méprisé l’instinct et le sentiment, est-il donc un spiritualiste, un mystique exalté ? Quelle philosophie ou quelle religion lui ouvre les demeures des âmes ? Ni religion ni philosophie aucune. Il ne croit ni n’espère. Il entre dans l’empire spirituel sans appui moral. Voilà encore de la perversité. Son jeune maître, M. Paul Bourget, qui tente de le catéchiser un peu, lui disait naguère : « Anxieux uniquement des choses de l’âme, vous n’acceptez pas la foi, qui seule donne une interprétation ample et profonde aux choses de l’âme. » Et M. Paul Bourget prêche d’exemple : il se spiritualise beaucoup en ce moment, me dit-on, au soleil de cette blonde Sicile qui n’est plus païenne.

Cependant, il ne faut pas s’imaginer que M. Maurice Barrès erre absolument sans règle et sans guide dans les corridors de la psychologie. Cet homme curieux n’est pas tout à fait impie, encore qu’il le soit beaucoup. Je disais qu’il n’a point de religion. J’avais tort. Il en a une, la religion du MOI, le culte de la personne intime, là contemplation de soi-même, le divin égotisme. Il s’admire vivre, et c’est un bouddha littéraire et politique d’une incomparable distinction. Il nous enseigne la sagesse mondaine et le détachement élégant des choses. Il nous instruit à chercher en nous seuls « l’internelle consolation » et à garder notre moi comme un trésor. Et il veut que cela passe pour de l’ascétisme, et qu’il y ait de la vertu à défendre le moi avec un soin jaloux contre les entreprises de la nature. Un Français qui fut élevé en Allemagne et qui y resta homme d’esprit, Chamisso, a écrit un conte d’un sens profond. On y voit qu’il est criminel de vendre non pas seulement sa pensée, mais même son ombre. M. Maurice Barrès est pénétré de la vérité de ce symbole : il nous avertit qu’il faut se garder, s’appartenir, demeurer stable dans l’écoulement des choses, se réaliser soi-même obstinément dans la diversité des phénoménes, et, fût-on seulement une vaine ombre, ne vendre cette ombre ni à Dieu, ni au diable, ni aux femmes.

C’est là une morale, et une morale considérable, une vieille morale. Guillaume de Humboldt la professait et la pratiquait. Selon lui, le principe des mœurs est que l’homme doit vivre pour lui-même, c’est-à-dire pour le développement complet de ses facultés.

Je crois avoir assez bien compris l’évangile du jeune apôtre. M. Barrès semble nous dire : Homme, je suis le rêveur du rêve universel. Le monde est le grain d’opium que je fume dans ma petite pipe d’argent. Tout ce que je vous montre n’est que la fumée de mes songes. Je suis le meilleur et le plus heureux de tous. La sagesse de mes frères d’Occident est vraiment incertaine et courte. Ils se croient sceptiques, lorsqu’ils sont au contraire d’une crédulité naïve. On m’appelle mademoiselle Renan. Je suis effrayé du poids des lourdes croyances qui pèsent sur l’âme de mon père spirituel. M. Renan, que d’ailleurs j’ai beaucoup inventé pour ma part, est opprimé sous toutes sortes de fidélités, et de confessions, et de professions, et de symboles. Moi, je ne crois qu’à Moi. Cela seul m’embarrasse, que le moi suppose le non moi, car enfin, si le monde se réflète en moi, il faut bien que le monde ait tout de même une espèce de vague réalité. Mais qu’il existe, c’est son affaire et non la mienne. Je suis bien assez occupé d’entretenir la réalité de mon moi, qui tente sans cesse à se dissoudre.

Il a raison, M. Maurice Barrès. Son Moi a une tendance singulière à se répandre dans l’infini. Il est exquis, ce moi, mais d’une délicatesse, d’une subtilité, d’un vague extrêmes. Il est fait d’affaissements, de troubles, d’hésitations et si compliqué, que c’est un héroïque travail de le contenir. Une perpétuelle ironie le subtilise et le dévore. C’est un moi fluide et charmant, d’une inquiétante ténuité. Ce moi pensant a l’éclat des nébuleuses et fait songer à ces astres frêles, à ces comètes pour lesquelles la sollicitude des astronomes redoute sans cesse quelque terrible aventure céleste. Et ces craintes ne sont point vaines. Plusieurs de ces astres subtils se sont perdus dans leur course hyperbolique, d’autres ont été coupés en deux. Ils ont maintenant deux Moi qui ne peuvent se rejoindre.

Pour conjurer une semblable disgrâce, M. Maurice Barrès a recours à divers procédés. Il ne se contente pas de concentrer son moi dans d’élégants romans psychiques tels que l’Homme libre et le Jardin de Bérénice. Il agit, il institue des expériences. Je ne crois pas le fâcher en disant que sa candidature heureuse à la députation fut une de ces expériences de scepticisme pratique, et que le député de Nancy est un essayiste en action.

Doutons de tout, je le veux bien. Mais le doute ne change pas les conditions de la vie.

Sceptiques et croyants, nous sommes soumis impérieusement aux mêmes nécessités, qui sont les nécessités de l’existence. Cette nuit même, une des premières nuits douces de l’année, en finissant de lire votre livre, mon cher Barrès, j’ouvris ma fenêtre, je regardai les étoiles qui tremblaient dans le ciel allégé de ses brumes d’hiver. Et le mystère de ces brillantes inconnues me troubla une fois de plus et aussi amèrement que jamais, car je venais de faire une lecture qui n’était pas consolante. Et je songeai : peut-être que la vie telle que nous la voyons et telle que nous la concevons ici-bas, la vie organique, celle des bêtes et des hommes, n’est qu’un accident tout à fait particulier à ce petit monde insignifiant que nous appelons la terre. Peut-être que cette infime planète s’est gâtée, pourrie, et que tout ce que nous y voyons et nous-mêmes n’est que l’effet de la maladie qui a corrompu ce mauvais fruit. Le sens de l’univers nous échappe totalement ; nous sommes peut-être des bacilles et des vibrions en horreur à l’ordre universel. Peut-être… Mais, comme dit Martin, qui était un sage, cultivons notre jardin. Il ne s’agit point d’expérimenter la vie. Il faut la vivre. Ayons le cœur simple et soyons des hommes de bonne volonté. Et la paix divine sera sur nous.

M. Maurice Barrès a plus d’une fois fait froncer le sourcil aux personnes graves. Mais il a exercé sur beaucoup de jeunes gens une sorte de fascination. Il ne faut pas s’en étonner. Cet esprit si troublé, si malade, si perverti et gâté, comme nous l’avons dit, par ce que les théologiens appellent la malice, n’est certes ni sans grâce ni sans richesse. Il a présenté artistement une réelle détresse morale. Et cela lui a gagné des sympathies dans la jeunesse, cela lui a valu une sorte d’admiration tendre et mouillée. Un poète de son âge qui a écrit un bien joli livre de critique, M. Le Goffic, constate cette influence profonde de M. Maurice Barrès et il l’explique en bons termes. » C’est qu’en effet, dit-il, ces livres maladifs d’art et de passion mettent dans le jour le plus vif les habitudes morales d’une jeunesse d’extrême civilisation, clairsemée dans la foule assurément, mais qui, si l’on en réunissait les membres épars, apparaîtrait plus compacte qu’on ne croit. »

El puis enfin (aucun lettré ne s’y trompera) M. Maurice Barrès possède l’arme dangereuse et pénétrante : le style. Sa langue souple, à la fois précise et fuyante, a des ressources merveilleuses. Tel paysage du Jardin de Bérénice, d’un trait rapide et d’une perspective infinie, est inoubliable.

  1. 1 vol. in-18. Perrin édit.