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La Vie littéraire/5/Enquête sur l’évolution littéraire

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La Vie littéraire/5
La Vie littéraireCalmann-Lévy5e série (p. 103-109).

ENQUÊTE SUR L’ÉVOLUTION
LITTÉRAIRE[1]

M. Jules Huret vient de publier en volume son Enquête sur l’Évolution littéraire ; il a mis en tête des soixante-quatre interviews qui constituent cette enquête une préface dans laquelle, révélant au public les beaux desseins qu’il avait formés, il ne cache pas la tristesse qu’il éprouve à les voir accomplis si malheureusement et d’une manière si contraire à ses espérances. Son ambition était haute et pure. Il désirait écrire sous la dictée des doctes. Il voulait convier trois générations d’écrivains au banquet de la sagesse. Il se voyait déjà, nouveau Platon, recueillant les discours d’un autre Aristophane et d’une autre Diotime et souriant à quelque Alcibiade, venu le dernier, le front ceint de roses, au milieu des joueuses de flûte. Enfin, il se promettait de nous donner le symposion littéraire de ce siècle.

Ce rêve était né dans son âme attique. Il ne le dit pas expressément dans les termes mêmes que j’emploie, mais il le laisse entendre. Jaloux de surprendre des pensées graves, exprimées dans une forme ingénieuse et parfois souriante, il frappa à la porte des romanciers, des poètes et des philosophes. Il interrogea, prêta l’oreille et ne perçut que des grognements inarticulés et des hurlements furieux.

Quelle ne fut point sa surprise ! avec quelle amère tristesse il se vit arraché à son rêve ! Ce qu’il croyait être les jardins d’Académos était un cirque plein de bêtes. Et, venu comme un scribe fidèle, il dut prendre l’attitude d’un dompteur. Cela, il le dit formellement dans sa préface. Il s’y compare à un belluaire, et il en ressent pour lui-même beaucoup de mélancolie et quelque honte. Il sait que la foule cruelle l’applaudira, mais, comme le Spartacus du bonhomme Saurin, il est « indigné de sa gloire ». C’est au banquet des muses qu’il voulait s’asseoir et s’enivrer d’harmonie. Si je n’avais lu son avertissement, j’aurais cru tout au contraire que le jeune reporter se plaisait infiniment à ces cris furieux dont il se prétend offensé ; j’aurais cru qu’il mettait toute son industrie à exciter les bêtes féroces (c’est le nom qu’il nous donne), et qu’il goûtait une véritable joie à les faire battre ensemble. Je n’aurais jamais deviné qu’il eût le moindre souci de la paix des cœurs, de l’harmonie des âmes, du concert des idées, non plus que de la dignité des lettres et du bon renom des écrivains. Comme on se trompe ! Enfin, qu’il l’ait voulu ou non, il a servi de truchement à beaucoup de sottes vanités, de colères puériles et de haines intéressées. Il a fait un ample recueil et une riche collection de nos misères intellectuelles et morales. Il a tenu sous notre propre dictée le registre de nos faiblesses. Qu’ensuite il se moque de nous, qu’il déclare, avec une étonnante liberté, que la plupart de ceux qu’il questionna « se révélèrent inaptes aux abstractions, au développement ou même au simple langage des idées », qu’il attribue à la haine et à l’envie des opinions qu’il avait soigneusement recueillies et publiées, qu’ayant marqué son peu d’estime pour plusieurs qui se confièrent à lui il ajoute qu’après tout la vie est dure et que c’est une excuse, ce sont sans doute des façons inattendues et plus d’indépendance qu’on n’eût voulu. L’ironie pourra sembler mal placée et quelque peu impertinente. On ne pensait point que le châtiment vînt si vite, ni de ce côté.

Mais il n’importe guère. Le malheur, c’est que, poètes et romanciers, nous ayons, à la faveur de l’interview, manqué parfois de philosophie et de charité. Peut-être, à mon insu, en ai-je manqué comme d’autres. Je suis prêt à m’en accuser. Je n’ai point péché par malice, et c’est sans méchanceté que, paissant sur le pré de quelques moines de lettres, j’ai tondu de ce pré la largeur de ma langue. J’ai été amené, dans cette malencontreuse enquête, à confier à M. Jules Huret (qui d’ailleurs a fidèlement transcrit mes paroles) que M. José-Maria de Heredia avait, sur la forme du vers français, des idées qui ne se conciliaient pas avec la loi qui veut que toute forme change incessamment.

La matière demeure et la forme se perd,


a dit le vieux Ronsard. J’ai cru et je crois encore que les formes d’art sont mouvantes et, comme dirai ! un métaphysicien, dans un perpétuel devenir. Je l’ai dit et suis prêt à le redire. Mais en nommant M. José de Heredia je devais rappeler tout d’abord qu’il est un poète excellent, et qu’on ne doit disputer avec lui de la théorie du vers qu’après lui avoir reconnu l’avantage qu’il s’est acquis dans la pratique, où il est un maître. Mon excuse est que j’ai plusieurs fois déjà marqué l’admiration que m’inspirent les sonnets magnifiques de M. de Heredia, et que je ne négligerai jamais les occasions de la témoigner encore. M. de Heredia, qui est le plus galant homme du monde, m’a mis, par sa politesse, aux regrets de ne l’avoir pas traité dans mes propos comme on doit traiter un homme du plus grand talent quand on a le malheur de n’être point de son avis. Je m’accuserai d’une façon plus générale de n’avoir point assez marqué à M. Huret qu’en me séparant de mes vieux amis du Parnasse sur une question de prosodie, je gardais pour eux tous les sentiments que la sympathie et l’habitude ont formés. Je ne lui ai point assez dit que M. Catulle Mendès est un poète de l’espèce la plus rare, un poète qui aime assez les vers pour se plaire à ceux même qu’il n’a pas faits. Je ne lui ai pas assez dit tout le bien que je pense de Louis-Xavier de Ricard, mis de côté bien injustement dans l’enquête, de Léon Dierx, de François Coppée, de Sully Prudhomme, d’Armand Silvestre. Il me serait pénible de les fâcher en quelque manière que ce soit. Je les prie de me garder leur bienveillance, qui m’est infiniment précieuse. Par contre, je me soucie fort peu du sentiment de ceux qui, sans me connaître, prétendent découvrir les mobiles de mes actions, prêtent un sens défavorable à toutes mes paroles et même à mon silence, et voient un calcul dans tout ce que je dis et dans tout ce que je ne dis pas. Je ne m’abaisserai pas à me défendre contre de telles attaques. Il en est qui croient que si je ne les loue pas, eux et leurs amis, c’est malice pure. Et je conviens que mon silence doit leur paraître étrange. Mais pourquoi l’imputent-ils à ma méchanceté, quand ils peuvent croire tout aussi bien que c’est le fait de mon ignorance ? On ne peut pas tout lire. Je ne me flatte pas de tout comprendre. Ils m’en flattent encore moins. Pourquoi ne m’accordent-ils pas le bénéfice de mon insuffisance ? L’un d’eux, M. de Gourmont, me considère comme l’esprit le plus médiocre et le plus capable d’errer, et il est surpris que je ne l’admire pas ! Il n’est pas logique. Au reste, il se trompe : je lui trouve beaucoup de talent. Il se trompe encore quand il dit que je suis normalien. Je ne tiens en rien à l’Université et j’ai fait de très mauvaises études au collège Stanislas, qui était alors champêtre et plein de fantaisie. Il s’est bien corrompu depuis : on y travaille. De mon temps, on n’y faisait pas grand’chose et l’on ne m’y a point trop gâté Homère et Virgile. Comment M. de Gourmont, qui ne sait pas même de moi ce qu’en dit le Vapereau (je ne le lui reproche pas), peut-il prétendre connaître les secrets de mon âme et les desseins obscurs de mon esprit ?

Ses traits ne m’ont pas fait de blessure et, si je suis sensible, ce n’est point à l’endroit de la littérature. Pour m’inquiéter de l’opinion, j’en sais trop bien les incertitudes. À quoi bon nous tourmenter ? Quel mal dira-t-on de nous qu’on n’ait pas dit de Shakespeare ? Quel bien dira-t-on de nous qu’on n’ait pas dit de M. Ohnet ? Et puis, la vie est courte ; chaque jour nous arrache quelques lambeaux de nous-même. Il faut regarder Sirius et se dire : Que restera-t-il de tout cela dans cent ans, dans quarante ans, dans vingt ans, dans… ? D’ailleurs, que sais-je et que savent les autres ? Ceux qui croient posséder la vérité sont bien heureux. Comment leur félicité ne leur donne-t-elle point plus d’indulgence ? Pourquoi s’irritent-ils contre ceux qu’ils devraient plaindre ?

Au fond, ils sont troublés, l’orgueil les agite ; c’est une passion malheureuse, parce que tout au monde la contrarie. Ils sentent leurs limites et le peu de place qu’ils tiennent dans l’univers. Ils s’aigrissent, ils deviennent violents, injurieux. M. Jules Huret l’a bien vu ; mais ce n’était pas à lui de le dire.

Il se trouve d’excellentes choses dans les consultations qu’il a publiées, et il a recueilli çà et là des réponses intelligentes et sages. Il est remarquable que ce sont les esprits les plus réfléchis et les mieux informés qui y montrent le plus de bienveillance. Il faut relire à cet égard les dépositions de M. J.-H. Rosny et de M. Henry Céard. Elles sont fort belles, on y sent le désir et la faculté de beaucoup comprendre. J’aime, pour ma part, ce que dit M. Henry Céard des jeunes poètes qui cherchent un rythme et des formes nouvelles :

« Quand ils se tromperaient, où serait le mal ? Et ne faut-il pas se souvenir que c’est des tâtonnements des alchimistes impuissants et acharnés à fabriquer de l’or qu’est sortie la chimie moderne, et qu’aucun effort n’est jamais inutile ni méprisable ?  »

Cela est d’un bon esprit. J’admire beaucoup aussi ces paroles de M. Catulle Mendès : « Oh ! voyez-vous, il ne faut jamais rire d’un jeune, la jeunesse. c’est sacré. Qu’on examine, qu’on discute, mais qu’on tienne compte : dans dix ans, ce sera peut-être le Poète ! Moi, je mourrais inconsolable si je pouvais croire que j’aie jamais méconnu un véritable artiste ; et s’il est vrai qu’à un certain âge nous ne comprenons plus ceux qui nous suivent, nous portons là une des infirmités les plus lamentables, les plus désespérantes qui soient. »

Un tel langage fait honneur à celui qui l’a tenu. Pour moi, qui, mêlé je ne sais comment à cette affaire, fus pendant quelques mois secoué de beaucoup d’injures et de louanges, qu’on me permette de me rendre à moi-même ce témoignage, que j’ai parlé des nouveautés de l’art et de la poésie avec une sincérité profonde et une sympathie ingénue. J’ai relu l’article que j’ai publié ici même sur Jean Moréas et le Pèlerin passionné[2] ; j’ai relu l’interview que M. Jules Huret est venu me prendre, et je déclare que je n’ai rien à changer ni à cet article ni à cette interview. Au reste, les rythmes de M. Jean Moréas, comme ceux de M. Henri de Régnier et de tous les poètes qu’on appelle un peu vaguement les symbolistes, soulèvent des questions de prosodie très intéressantes sur lesquelles je compte revenir prochainement.

16 août 1891.
  1. Voir la note placée à la fin du présent volume.
  2. Le Temps, 21 décembre 1890. Article repris dans la Vie littéraire, 4e série.