La Vie littéraire/5/Lamennais

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La Vie littéraire/5
La Vie littéraireCalmann-Lévy5e série (p. 195-203).

LAMENNAIS[1]

Lamennais a laissé un nom illustre. Mais ses livres, jadis dévorés par toutes les âmes, n’ont plus guère de lecteurs ; son histoire, qui fut celle de l’Église pendant un demi-siècle, est oubliée, et nous ne nous faisons qu’une incertaine et vague idée de ce génie agité qui remua le monde. À ce nom de Lamennais, nous nous représentons un visage aride et désolé, semblable au masque de Dante, des joues creuses, des yeux ardents, un front superbe, comme noirci par la foudre. Nous songeons au lévite qui, frappé par l’Église, sa mère, traversa la foule du peuple, marqué du signe indélébile : Tu es sacerdos in aeternum, et qui porta, dans l’Assemblée nationale, sur les gradins de la Montagne, le sombre orgueil du prêtre. Peut-être encore, remontant le cours des années, évoquons-nous, sous les pieux ombrages de la Chesnaye, le Chrysostome breton, en qui ses disciples, les abbés Salinis, Lacordaire et Gerbet, saluaient uu nouveau père de l’Église, avant les foudres romaines. Sans doute enfin nous avons gardé le souvenir un peu flottant de vingt-cinq ou trente versets bibliques que les faiseurs d’anthologies empruntent aux Paroles d’un croyant. En somme, quelques traits d’une histoire à demi légendaire et quelques lignes détachées, mal senties et mal comprises, voilà ce qui demeure dans le domaine public de ce grand Lamennais. Pourtant son action sur l’Église fut forte et durable. Elle continue encore aujourd’hui.

En suivant dans sa vie et dans son œuvre l’auteur de l’Essai sur l’indifférence, M. Eugène Spuller marche sans cesse sur des cendres chaudes et sur un feu à peine couvert. L’histoire de Lamennais est encore brûlante. C’est une merveille de voir M. Spuller s’y avancer d’un pas prudent et sûr. L’ancien ministre de l’Instruction publique est trop connu pour qu’on ait besoin d’indiquer la direction de son esprit. On devinait d’avance que les sympathies de ce ferme républicain seraient acquises au Lamennais libéral de la dernière heure, et l’on n’est pas surpris de trouver, en effet, dans la belle étude que je signale au lecteur, un exposé bienveillant, un tableau chaleureux de l’évolution finale du grand théocrate vers la démocratie. Mais on se tromperait bien si l’on croyait que M. Spuller a passé sans s’y intéresser profondément sur les phases orthodoxes de cette vie singulière. Ce sont là, au contraire, des parties qu’il a traitées avec tout le soin et toute la curiosité d’un esprit rompu aux affaires ecclésiastiques, et très attentif à suivre la politique de l’Église.

Il a démêlé, en homme d’État, les rapports du prêtre ultramontain avec la curie romaine, et l’intrigue qui se dénoua par l’encyclique Singulari nos lui fournit la matière d’un des plus intéressants chapitres de son livre. Mais ce n’est pas tout encore. Il a pénétré l’âme impénétrable du prêtre et surpris la pensée de l’abbé de Lamennais jusque sur l’autel. Cette intelligence est l’effet d’une sorte d’amitié qui le porte vers toutes les pensées hautes et pieuses. Car on ne peut s’y tromper : affranchi de tout dogme et étranger à toute confession, M. Spuller n’en est pas moins une nature religieuse ; si, comme on peut le croire, il y a de la religion dans le respect des consciences, dans l’amour de la liberté et dans le zèle d’un cœur qui veut la paix et la dignité des âmes. Enfin, cette douceur profonde qui se fait sentir dans cet esprit grave, d’une gravité parfois un peu lente, met un charme sur ce livre que tout autre, peut-être, eût conçu avec moins d’humanité.

Félicité de Lamennais, qu’on nommait Féli dans le cercle étroit où il inspirait le plus tendre enthousiasme, n’eut jamais ce qu’on appelle, en langage religieux, la vocation du sacerdoce. Non qu’il manquât de foi. La foi était, au contraire, le premier besoin de son âme. Il avait faim et soif de croire. Le doute l’effleura peut-être, mais ne lui fit point une blessure profonde. Les brusques révoltes de l’esprit sont fréquentes au début, chez les prêtres, et Bossuet lui-même semble avouer, dans un de ses sermons, que les pièges de la raison ne lui étaient point inconnus. Ce qui manquait à Lamennais, c’était la joie. La vocation du prêtre est faite autant de joie que de foi. C’est à une sorte d’allégresse intérieure que les vieux prêtres reconnaissent l’élection divine chez les jeunes séminaristes. Félicité de Lamennais ne connut jamais ce doux contentement d’une âme qui quitte tout et qui se quitte elle-même. Pourtant c’est à ce seul prix qu’on entre heureusement dans les ordres. Sous-diacre à trente-trois ans et prêtre à trente-quatre, il fit ses vœux entraîné, pressé, contraint, inquiet, la mort dans l’âme. En célébrant sa première messe, il sua une sueur d’agonie. Il a conté depuis qu’à cette heure terrible, devant l’autel, il entendit très distinctement une voix qui lui disait : « Je t’appelle à porter ma croix, rien que ma croix, ne l’oublie pas. » À peu de temps de là, il écrivait à l’abbé Jean, son frère : « Je ne suis et ne puis qu’être désormais extraordinairement malheureux. »

Du fond de sa désolation, s’il avait cessé de croire, il l’aurait crié au monde. Réprima-t-il jamais l’impétueuse sincérité de son âme ? Il faut remarquer seulement que, théologien médiocre, il ne s’appliquait guère à l’examen des dogmes et qu’il n’était point du tout enclin à considérer les fondements de la foi. Tout lui était roc pour asseoir l’édifice de ses idées. Ce qui occupait son âme tout entière, c’était l’action sociale du christianisme, le règne de l’Église sur le monde. Il vivait dans le plus puissant rêve de théocratie qu’un prêtre eût jamais fait depuis Grégoire VII. D’abord royaliste et chrétien, il n’avait pas tardé à subordonner la royauté temporelle à la royauté spirituelle. Sans pape, point d’Église ; sans Église, point de christianisme ; sans christianisme, point de société : donc le pape est au-dessus de tout.

Il n’y a pas deux puissances, mais une seule, celle qui a été instituée pour la garde de la vérité dans le monde, l’Église catholique, qui réside dans le pape.

Telle était la doctrine de Lamennais à l’époque de la Restauration, C’était l’opposé du galliconisme. Ce prêtre ultramontain dénonçait comme une odieuse usurpation la déclaration de 1682, qui consacrait l’indépendance réciproque du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. Il attaqua les gallicans avec une fureur sacrée et souleva contre lui, dans cette lutte, les haines sous lesquelles il devait plus tard succomber.

Dès les dernières années de la Restauration, la royauté n’était plus à ses yeux qu’un cadavre qu’il fallait ensevelir au plus tôt, jam fetet. En 1830, dans toute sa ferveur ultramontaine, il était républicain. Il écrivait le 6 août :

On va mettre la couronne sur la tête du duc d’Orléans. Le plus grand nombre préférerait la République, une République franchement déclarée, et je suis de ceux-là, mais j’espère que la royauté sera purement nominative.

Le 26 août il écrivait encore :

… Ceci doit, tôt ou tard, finir par la République, j’entends République de droit, car nous avons déjà celle de fait, et comme, d’ici à longtemps peut-être nul autre gouvernement ne sera possible en France, j’aimerais mieux pour la tranquillité de ce pays qu’on mît plus d’unité dans les institutions qu’on nous fabrique ; car tout ce qui s’y trouvera d’opposé à l’esprit républicain ne pourra ni durer ni être changé sans de nouvelles secousses qui ne seront pas médiocrement dangereuses.

À cette date, l’abbé de Lamennais, emporté par la logique enflammée de son esprit, était devenu catholique libéral. C’est pour l’Église qu’il voulait la liberté, mais il la voulait toute. Il fonda en 1831 avec les abbés Lacordaire, Gerbet et Rohrbacher, M. de Coux et le comte Charles de Montalembert le journal l’Avenir, qui, dans sa brillante existence d’une année, réclama la liberté d’enseignement et la séparation de l’Église et de l’État. On sent bien dans quel esprit et dans quelles espérances cette séparation et cette liberté étaient souhaitées par des catholiques qui rêvaient la domination de la papauté sur les peuples.

Lamennais, qui, dans la vaste solitude de son génie, luttait ainsi pour la papauté contre le gouvernement royal et le clergé de France, eut la pensée à la fois audacieuse et candide de solliciter du saint-père une approbation qu’on ne devait pas attendre de la prudence romaine. L’abbé de Lamennais partit pour Rome avec ses deux principaux collaborateurs, Montalembert et Lacordaire. Les pèlerins de Dieu et de la liberté, comme ils s’appelaient eux-mêmes, furent congédiés sans une réponse précise à leur demande. Grégoire XVI avait offert du tabac à l’abbé de Lamennais dans sa boîte de lapis-lazzuli, mais il n’avait fait aucune allusion à la grande cause portée à son tribunal. Ce n’est qu’après le retour des pèlerins en France qu’il lança l’encyclique Mirari vos, portant condamnation des doctrines exposées et soutenues dans le journal l’Avenir. Le pape condamnait ses généreux et imprudents défenseurs : soucieux de vivre en bonne intelligence avec les gouvernements, il séparait sa cause de celle des peuples et de la liberté. Aussi pourquoi l’avait-on contraint de parler ? N’eût-il pas mieux valu entendre son silence ? Ne pouvait-on le servir sans le compromettre ? Lamennais manqua toujours de mesure et de patience. Quelques années plus tard, sa politique triomphait à Rome. Elle triomphait sans lui. Pour sentir toute la rudesse du coup qui le frappait, il faut songer qu’il était porté par la main de Pierre, sous laquelle il voulait mettre le monde. Je trouve dans le livre de M. Spuller une page de Prévost-Paradol qui peint fortement cette âme abîmée avec ses grandes espérances :

Lamennais avait vu dans l’Église catholique l’émancipatrice prédestinée des nations. C’est donc à l’Église qu’il s’adresse, c’est elle qu’il somme d’instituer ici-bas la paix et la justice, et, comme il la charge de faire le bonheur du genre humain, il veut naturellement lui en donner la conduite. Il la déclare indépendante des puissances de la terre, bien plus, leur souveraine ; il lui faut un Grégoire VII, plus puissant que les rois despotiques et que les aristocraties égoïstes, qui nous enseigne et nous oblige à être justes et heureux. Il supplie l’Église de se prononcer et de jeter sa parole décisive dans l’arène où se débat l’humanité ; il la conjure, d’abord avec douceur, plus tard avec amertume, de s’expliquer et de tout finir d’un seul mot qui emportera toutes les résistances et qui commencera la régénération du monde. Il l’a déclarée cent fois infaillible, et il attend, il presse son jugement. Elle se rend enfin à tant d’instances, elle parle et le condamne.

Il se soumit pourtant. Que sa soumission n’ait point été pleine et entière, comme l’ont dit les prêtres qui le haïssaient, il se peut. Mais il est clair qu’on voulait se débarrasser de l’audacieux qui entraînait l’Église dans des voies nouvelles. Et lui-même, emporté par sa pensée ardente, s’arrachait sans retour de l’Église. Il rebâtissait Rome dans son âme apostolique et il y appelait les peuples avec des cris de haine et de pitié. Par les Paroles d’un croyant, Lamennais se révéla le prophète du socialisme chrétien. Ce pamphlet biblique animé d’un si grand souffle de révolte, fit scandale parmi les puissants du jour. On disait : c’est l’apocalypse de Satan ; c’est Babeuf débité par Ézéchiel, c’est le bonnet rouge planté sur la croix. M. Guizot voulait qu’on ordonnât des poursuites, et le pape, dans l’encyclique Singulari nos, traita l’auteur de Vaudois et de Hussite.

Hussite et Vaudois, peut-être, mais chrétien encore et toujours. Ce prêtre condamné ne songeait dans sa révolte qu’à former une démocratie spiritualiste et chrétienne ; il n’aspirait qu’à fonder la société future sur les préceptes de l’Évangile. « On peut dire (je cite M. Spuller) qu’il n’est pas sorti du giron catholique pour faire la guerre à l’Église. Il s’est tourné vers la démocratie pour lui apprendre qu’elle ne trouverait la véritable application de ses principes que dans un christianisme épuré, agrandi. » Et plus tard, quand enfin il rejeta les dogmes et ne crut plus au surnaturel, c’est encore du cathohcisme qu’il tira les principes de sa philosophie. Il y a bien du vague et du chimérique dans le socialisme chrétien de Lamennais, qui était non point un politique, mais un prophète. Proudhon lui reprochait avec rudesse de ne point serrer d’assez près la réalité. « Ta philosophie, lui disait-il, se tait où les difficultés commencent ; prêtre jadis par le cœur, prêtre aujourd’hui par la raison, prêtre toujours. »

Cette dernière phase du génie de Lamennais n’aurait pourtant pas été, peut-être, la plus stérile, si l’on en juge par les tendances actuelles des catholiques. Et M. Spuller fait remarquer que, si l’on y regarde de près, Lamennais « est aujourd’hui en passe, tout exclu de l’Église qu’il ait été, de devenir le maître et le docteur du socialisme chrétien ».

M. Spuller s’est plu, dans son livre, à rattacher les idées de Lamennais et de l’école mennaisienne aux pensées dont les catholiques s’inspirent en ce moment même. Le lien est parfois très visible. On ne pensera pas que M. Spuller a forcé les rapports du passé et du présent quand on lit ce qu’un disciple de Lamennais, et non le moindre assurément, écrivait en 1833 :

Les rois ont été bien coupables, et chaque jour ils ajoutent à leur faute contre la religion et la liberté des fautes qui font pressentir que leur réprobation s’accomplira peut-être jusqu’au bout et que la tribune de France aura prophétisé quand elle disoit : « Les rois s’en vont… » Que les rois descendent en paix dans leur tombe ; leur sort est accompli. Nous voulons séparer notre cause de la leur.

Ainsi parlait Lacordaire il y a plus d’un demi-siècle. Aujourd’hui l’Église sépare sa cause de la cause perdue des rois et, inclinant vers un socialisme chrétien, elle entre dans les voies indiquées par le vieux prêtre qu’elle a jadis foudroyé.

12 juin 1892.
  1. Lamennais, étude d’histoire politique et religieuse, par E. Spuller, in-18, 1892.