La Vie littéraire/5/Lohengrin à Paris

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La Vie littéraire/5
La Vie littéraireCalmann-Lévy5e série (p. 21-35).

« LOHENGRIN » À PARIS

I

L’Eden-Théâtre monte en ce moment le Lohengrin de Richard Wagner, sous la direction d’un musicien consommé, M. Lamoureux[1]. Le patriotisme le plus ombrageux ne peut s’en offenser. L’art ne saurait être traité en ennemi puisqu’il est sans armes. D’où qu’il vienne, il est le bienvenu, car il vient non en conquérant avide, mais en hôte magnifique et bienfaisant.

Quant à Richard Wagner, il n’y a maintenant qu’un mot à dire de lui en France, c’est qu’il est mort. Il l’est comme Mozart et Beethoven. Car, s’il y a bien des manières d’être vivant, on n’en connaît encore qu’une seule d’être mort. Son œuvre subsiste. On ne peut nier qu’elle ne soit répandue dans l’Europe. Pourquoi, de toutes les capitales, Paris l’ignorerait-il seul ?

Ce n’est pas à moi à juger ici la musique de cet opéra fameux. Je voudrais bien, au contraire, m’occuper un peu du poème, que je trouve vraiment très beau.

Tout le monde en parle, mais tout le monde ne le connaît pas. Je vais vous le conter, s’il vous plaît. Je crains de ne pas savoir m’y prendre avec la grâce qu’il faudrait. Je tâcherai du moins d’être fidèle et clair. Aux personnes graves qui se plaindraient que c’est là un conte de fées, je ferais remarquer que les fées sont les images de la destinée, et qu’elles sont par conséquent touchantes et terribles. Je prends la légende telle que Wagner la donne. La voici :

Du temps qu’Henri, surnommé l’Oiseleur, était roi de Germanie, le duc de Brabant vint à mourir, laissant une fille nommée Elsa et un fils en bas âge, nommé Godefroid, qu’il avait recommandés sur son lit de mort à Frédéric, comte de Telramund, après eux son plus proche héritier. Celui-ci, qui était vanté dans le Brabant comme la fleur de toute vertu, prit soin de nourrir les deux orphelins. « Leur vie, disait-il, est le joyau de mon honneur. » Dans le fond de son cœur il avait résolu d’épouser Elsa, afin d’acquérir par elle le duché de Brabant, car il était avide de commander. Mais Elsa grandissait dans une autre espérance. Et elle refusait la main que le comte lui offrait. Cette jeune fille menait souvent son petit frère dans la belle forêt qui bordait alors l’Escaut, et où les démons des païens, chassés par les saints apôtres du Brabant, se cachaient au fond des sources et sous l’écorce des vieux chênes. Un jour qu’elle s’en était allée dans la forêt avec Godefroid, elle revint seule et ne put dire ce que son frère était devenu, parce qu’elle ne le savait point.

Or, sachez qu’il y avait dans cette forêt un château, près d’un étang. Là vivait la fille de Radbod, le vieux duc païen des Frisons ; elle se nommait Ortrude et était magicienne. Ayant vu l’enfant et connu qui il était, elle s’était approchée de lui à l’insu d’Elsa et l’avait changé en cygne par une œuvre de son art, qui était de lui passer au cou une chaînette d’or.

Après avoir opéré cet enchantement, Ortrude alla trouver Frédéric de Telramund et lui dit : « Comte, j’ai vu Elsa noyer son frère dans l’étang qui baigne le pied de mon château. » Et, reconnaissant que Frédéric ajoutait foi à ses paroles, elle dit encore : « Je sais lire dans le livre de la destinée. Écoute : La vieille souche royale de Radbod va reverdir. »

C’est pourquoi Frédéric de Telramund renonça à la main d’Elsa de Brabant pour épouser Ortrude de Frise. Cependant Elsa, chargée d’un crime odieux, ne pouvait se défendre et ne savait que gémir. Un jour qu’elle se lamentait seule dans sa chambre, elle entendit ses plaintes emportées loin d’elle par les airs ; puis elle ferma les yeux et s’endormit. Elle vit alors un chevalier vêtu d’une étincelante armure qui, s’approchant d’elle, lui adressa des paroles courtoises et consolantes. Elle connut qu’elle l’aimait, et à son réveil elle se sentit rassurée.

Peu de temps après, le roi Henri vint tenir son ban avec sa chevalerie sous un vieux chêne, dans une prairie qu’arrose l’Escaut. Quand les trompettes eurent sonné l’appel du roi, Frédéric de Telramund se présenta, accompagné d’Ortrude, et dit :

« — Roi, j’accuse Elsa de Brabant du meurtre de son jeune frère. Et je réclame pour moi cette terre avec justice, car je suis le plus proche héritier du sang du duc, et ma femme est de la race qui donna jadis aussi des princes à ce pays. Tu entends la plainte, ô roi, prononce une juste sentence !

« — Comment un tel crime est-il possible ? demanda le roi.

« — Elsa, répondit le comte, a l’âme ardente et vaine. Elle a repoussé dédaigneusement la main que je lui offrais. C’est pourquoi je l’accuse d’un amour illégitime. Elle se flattait que, débarrassée de son frère et devenue par un crime héritière du Brabant, il lui serait facile de refuser la main de son vassal et de prendre au grand jour, avec insolence, celle de son amant secret. »

Ayant entendu l’accusation, le roi suspendit son écu au chêne de la prairie et fit serment d’être bon justicier.

Elsa, appelée par le héraut, s’avança, vêtue d’une robe blanche, en signe d’innocence. Mais, au lieu de se défendre, elle soupira : Mon frère ! et puis elle se tut.

Pourtant, elle regardait à l’horizon lointain. Et quand le roi la somma de se justifier, elle répondit qu’elle remettait sa défense au chevalier qu’elle avait vu pendant son sommeil.

Après cette réponse, on la crut perdue. Le duc de Telramund offrit de soutenir son accusation au jugement de Dieu, par un combat à la vie et à la mort. Les hérauts sonnèrent deux fois l’appel et personne ne se présenta en champ clos pour l’accusée. Alors elle s’écria :

— Mon roi bien-aimé, accueille ma prière. Fais faire encore un appel à mon chevalier. Il est loin d’ici et n’a pas entendu.

Les trompettes sonnèrent pour la troisième fois. Puis il se fit un grand silence et les hommes se disaient : Ce silence est l’arrêt de Dieu. Mais bientôt le fleuve amena dans une nacelle traînée par un cygne un chevalier revêtu d’une armure étincelante.

Ce chevalier, ayant mis pied à terre, s’avança par la prairie vers Elsa de Brabant et lui dit :

— Madame, voulez-vous que je sois votre combattant ?

Elsa, reconnaissant celui qu’elle avait vu en songe, lui dit :

— Combats pour moi, je te donne tout ce que je suis.

Le chevalier au cygne répondit :

— Elsa, si tu veux que je sois ton époux et que rien ne me sépare plus de toi, il faut que tu me fasses une promesse : Jamais tu ne m’interrogeras ; jamais tu ne chercheras à savoir ni d’où je viens, ni quel est mon nom et quelle est ma nature.

Elsa répondit :

— Mon bouclier, mon ange ! tu crois à mon innocence, je serais criminelle si je n’avais pas foi en toi. Ô mon défenseur ! je t’obéirai.

Ayant reçu cette promesse, le chevalier au cygne se tourna vers le comte et dit à haute voix :

— Je proclame Elsa de Brabant innocente de tout crime. Comte de Telramund, tu vas être convaincu de fausseté par le jugement de Dieu.

Le roi, ayant tiré son épée, frappa trois coups sur son bouclier. À ce signal, le chevalier attaqua le comte, le renversa, lui mit l’épée sur la gorge et lui laissa la vie.

C’est ainsi que l’innocence d’Elsa fut reconnue. Elle aimait le chevalier au cygne et le chevalier au cygne l’aimait. Ils résolurent de s’épouser dans la ville d’Anvers. Pourtant Elsa ne savait point quel était son ami ; son amour, né d’un rêve, vivait dans le mystère.

Par malheur, Ortrude veillait. Elle fit honte à Frédéric de Telramund de la basse soumission avec laquelle il acceptait la sentence du champ clos et se soumettait à l’exil avec elle. Il disait : « J’ai été vaincu par Dieu ! » Et elle lui répondait : « C’est ta lâcheté que tu nommes Dieu ! » Elle était savante et connaissait la nature des enchantements.

— Sache donc, dit-elle à son époux, qu’une fois contraint de dire son nom et sa race, ce chevalier perd la force surnaturelle dont il est revêtu par un charme. Mais personne n’a la puissance de lui arracher son secret, hormis celle à qui il a solennellement défendu de l’interroger. Il faut, il faut inspirer à Elsa la curiosité qui les perdra à jamais l’un pour l’autre. Ce sera mon ouvrage. Je vais te dire le tien. Ce n’est pas en vain que je suis experte dans les arts secrets. Écoute. Tout être qui tient sa force d’un charme la perd en perdant un peu de sa chair. Coupe seulement le bout d’un doigt à ce chevalier enchanté et il cessera d’être invincible.

Ortrude se mit tout de suite à l’œuvre. Elle s’approcha tout en larmes d’Elsa et soupira avec une fausse douceur :

— Elsa, que t’ai-je fait, que t’ai-je fait, quand je pleurais dans la forêt, au bord de l’étang, ma race anéantie ? Que t’ai-je fait pour que tu me chasses ?

Elsa, à qui le bonheur inspirait la pitié, lui répondit :

— Si tu m’as jamais haïe, je te pardonne. Puisque tu as souffert à cause de moi, pardonne-moi. Reste, reste à mon côté, dans ma maison.

Ortrude resta donc dans la demeure par la grâce d’Elsa. Et quand, le jour des noces, la jeune épouse alla prier au munster, la fille de Radbod, reprenant toute sa fierté, cria avec un rire moqueur :

— Voilà Elsa de Brabant qui ne sait pas le nom de son mari ! Elsa, ma mie, peux-tu nous dire si sa race est sans reproche ? Peux-tu nous dire d’où il est venu sur le fleuve ? Peux-tu nous dire quand il s’en ira ? Voilà des questions qui l’embarrasseraient. Aussi le prudent héros t’a interdit de les faire.

Le chevalier au cygne survint et chassa la magicienne, mais trop tard, le poison était versé dans le cœur d’Elsa.

Ils s’aimaient comme jamais on ne s’aima sur la terre. Quand les portes de la chambre nuptiale se refermèrent sur eux, ils tombèrent, embrassés, dans un abîme de délices, et ils étaient si heureux qu’ils croyaient mourir. Pourtant, le poison versé par Ortrude brûlait sourdement le cœur de l’épouse. Aux premières lueurs du matin, Elsa dit au chevalier mystérieux :

— Confie-moi ton secret. D’où viens-tu ?

Au lieu de répondre, il gémit :

— Malheur à toi !

Elle demanda encore :

— Quelle est ta nature ?

— Malheur à nous ! s’écria-t-il.

À ce moment, la porte de la chambre s’ouvrit avec fracas et laissa passage au comte de Telramund et à quatre Brabançons qui, l’épée nue, se jetèrent sur le chevalier. Mais celui-ci, recevant des mains d’Elsa son épée, en frappa mortellement le comte dont les compagnons effrayés tombèrent à genoux.

Les dames d’honneur étant venues au bruit, le chevalier leur dit :

— Parez Elsa, ma douce épouse, afin que je la conduise devant le roi. Là je lui répondrai et me ferai connaître.

Quand elle fut parée, il la conduisit devant le roi et dit :

— J’accuse à la face du monde la femme à laquelle Dieu m’avait uni de s’être laissé gagner follement à me trahir. Vous avez tous entendu sa promesse de ne jamais me demander qui je suis. Elle a brisé son serment sacré, elle a prêté son cœur aux conseils des méchants. Il faut lui répondre, il faut lui dire qui je suis. Alors, il déclara qu’il était chevalier du Saint-Graal, Lohengrin, fils de Parsifal. À peine avait-il prononcé ce nom glorieux et saint que le cygne qui l’avait amené parut sur le fleuve.

— Adieu, ma douce épouse, dit Lohengrin ; il me faut partir.

Et la contemplant douloureusement, il ajouta :

— Ô Elsa ! j’aurais voulu rester près de toi. Dans un an devait revenir, sanctifié par les vertus du Saint-Graal, ton frère que tu croyais mort… S’il revient plus tard, quand je serai loin de lui dans la vie, donne-lui ce cor, cette épée, cet anneau. Ce cor lui prêtera secours dans le péril, cette épée lui donnera la victoire, cet anneau lui rappellera celui qui prouva l’innocence de sa sœur. Adieu.

En entendant ces paroles, Elsa, brisée par un mortel désespoir, se renversa dans les bras de ses femmes.

— Folle ! folle ! pauvre folle, lui cria Ortrude avec une haine joyeuse. Regarde le cygne qui emporte ton héros. Ce cygne, c’est ton frère, ainsi transformé par mes enchantements. Je reconnais la chaîne d’or dont j’ai entouré son cou.

À la prière de Lohengrin et par la vertu du Graal, Godefroid fut rendu aussitôt à sa forme naturelle. Elsa retrouva son frère. Mais déjà le fils de Parsifal, emporté sur le fleuve dans une nacelle que tirait une colombe miraculeuse, s’éloignait sans retour. La malheureuse le suivit des yeux aussi longtemps qu’elle put ; puis, quand elle ne le vit plus, elle poussa un grand cri et tomba comme morte.

Ainsi finit l’histoire de Lohengrin et d’Elsa. J’en sais peu d’aussi belles. Tout merveilleuse qu’elle est, elle est profondément vraie ; elle est humaine et prend l’homme au cœur, Richard Wagner ne l’a point inventée. Il l’a prise à un vieux minnesinger allemand qui lui-même l’avait empruntée à quelque autre. Elle n’est point d’origine purement allemande, loin de là. Elle se rattache à ce cycle d’Arthur dans lequel la race celtique exprima confusément son invulnérable idéalisme. Ce sont là les sources les plus fraîches de la poésie du moyen âge. Combien l’Arthur de l’épopée bretonne l’emporte sur Achille et sur Charlemagne ! Il est aussi courtois que brave, il aime, il croit, il espère. Tous les romans de la Table ronde respirent l’enthousiasme religieux et chevaleresque. Ils ont apporté au monde un nouveau goût de l’amour et de l’idéal. On peut bien, après cela, excuser la prolixité et l’affectation qui les déparent. Lohengrin tient aux compagnons d’Arthur par son père Parsifal ou Perceval. Il est de même nature. Il est chevaleresque et religieux. Il est profondément frappé du mystère de la vie. Ses paroles et ses actions sont empreintes d’une gravité qui va jusqu’à la tristesse. Il agrandit l’amour en l’enveloppant de mélancolie. Il a un sentiment de la destinée qui lui ôte presque le sentiment de soi-même, et qui le rend touchant et tragique au plus haut point. Peu de héros d’opéra, vous en conviendrez, atteignent cette hauteur poétique et morale.

Wagner a bien fait en refaisant la vieille légende de Lohengrin. C’est le propre des légendes de n’appartenir à personne en particulier et d’être à tout le monde. Elles vivent, elles se transforment et elles expriment, en se modifiant sans cesse, la pensée de l’humanité. Wagner a su renouveler celle-ci en la dégageant de sa forme gothique, si disgracieuse pour nous, et en l’animant d’un souffle moderne.

Il l’a rendue haute et pure, et il lui a donné la clarté spirituelle d’un symbole. L’intérêt du poème de Wagner — Wagner l’a dit lui-même — repose tout entier sur une péripétie qui s’accomplit dans le cœur d’Elsa et qui touche à tous les mystères de l’âme. La durée d’un charme qui répand une félicité merveilleuse et inspire la calme plénitude de la foi dépend d’une seule condition, c’est que jamais cette question ne monte aux lèvres : « D’où viens-tu ?  » Mais une profonde et irrémédiable détresse arrache violemment d’un cœur de femme le cri du doute, et le charme est rompu. Elsa et Lohengrin, c’est Psyché et l’Amour, c’est Madeleine au tombeau et le divin jardinier qui lui dit : Noli me tangere. Ne me touchez point. Car il savait bien, sachant toutes choses, que l’idéal tombe en poussière sous le doigt qui l’effleure. Elsa et Lohengrin nous enseignent, pour l’avoir éprouvé, que le désir fait seul la beauté des choses, que l’imagination est tout et que la réalité n’est rien. Ils nous montrent, avec une grandeur tragique, l’éternelle déception à laquelle aucun de nous n’échappe, si peu qu’il ait songé.

Ils nous enseignent que toute curiosité est vaine et décevante, que nous ne trouverons jamais nulle part ce qui n’est point en nous, que nous courons après des mensonges, que nous sommes les jouets de l’éternelle illusion et qu’il n’y a de vrai au monde et de bon que nos rêves.

17 avril 1887.

II

(Confidences d’un des manifestants de l’Eden.)

Ce matin, un apprenti menuisier est venu chez moi poser une bibliothèque. Je ne sais si les livres sont mes amis ou mes ennemis. Je crains qu’ils ne soient mes maîtres. Ils se sont emparés de ma maison. Il m’en arrive chaque jour de toutes sortes. Il s’en loge aujourd’hui bon gré mal gré quelques milliers sous mon toit ; ils y sont fort encombrants. Il s’en fourre un certain nombre aussi dans ma tête, où l’encombrement n’est pas moindre. Plusieurs s’y mangent aux rats, et je sens parfois des piles d’in-folio, rehés en vieille basane, s’ébouler dans mon cerveau. J’y voudrais plus de fleurs et moins de bouquins. Mais il n’est tel qu’un ignorant pour avoir la tête bourrée de papier noirci. Ceux-là, les livres que j’ai dans la tête, c’est moi qui les range ; aussi sont-ils fort mal rangés. Quant aux autres, c’est présentement l’apprenti menuisier qui les pose sur des tablettes de bois blanc. Il se nomme Paulin ; il est jovial et s’acquitte lestement de sa besogne. Le classement des ouvrages est ce qui l’embarasse le moins. Il met en évidence ceux qui sont bien reliés et il cache les autres. Grâce à lui, ma bibliothèque présentera l’image de la société : les auteurs y seront traités sur leur mine, et c’est l’or qui procurera les meilleures places. M. Paulin babille en travaillant et me conte ses petites affaires.

— C’est donc vrai, monsieur, me dit-il en soupirant, qu’on ne jouera plus ce Lohengrin ? Quel dommage ! J’ai manifesté trois fois, et ç’a été, malgré la pluie, trois bonnes soirées. J’ai crié : À bas Wagner ! À bas Lamoureux ! Vive Peyramont ! J’en suis encore tout enroué. Est-il possible que cela soit fini si tôt ? Un si beau tapage !

C’est une question de savoir si l’on doit la vérité aux hommes. Les moralistes sont divisés à ce sujet et, pour ma part, je me sens au cœur quelque respect pour les erreurs consolantes. Je ne crus pas toutefois devoir refuser la vérité à mon jeune menuisier.

— Monsieur Paulin, lui dis-je, vous avez fait une sottise.

Il me regarda d’un air de reproche et me répondit :

— Oh ! monsieur, pouvez-vous dire cela ? Je me sens grandi de trois pieds depuis ces trois soirées. J’ai dit son fait à Bismarck ; j’ai résisté aux sergots qui voulaient m’empoigner. J’ai failli aller au poste. J’ai un camarade qui passe aujourd’hui en police correctionnelle. Il ne disait rien ; c’est moi qui criais. Je me sens un homme ! je me sens un citoyen.

Il posa sur une tablette la pile de livres qu’il embrassait, se croisa les bras et, hochant la tête :

— Je lis tous les jours mon journal, monsieur. Et je vous promets qu’il est bien écrit. Le feuilleton, la politique, les crimes, tout cela m’entre à la fois dans la tête et me donne des idées… Oh ! des idées !… Vous, monsieur, quand vous en avez, des idées, vous les couchez sur le papier ou vous les contez, le soir, à de beaux messieurs et à de belles dames. Cela vous soulage. Mais moi, un ouvrier, un apprenti, qu’est-ce que vous voulez que je fasse de mes idées ? D’abord, quand je les cherche je ne les trouve plus. C’est des idées fortes qu’il est impossible de dire tranquillement. Il faut les crier. Voilà !

— Et ne pourriez-vous pas me dire un peu, monsieur Paulin, quelles idées vous aviez rue Boudreau pendant ces trois nuits ?

— Je vais vous expliquer. C’étaient des idées sociales. Certainement je n’aime pas les Prussiens. Mais ce n’est pas eux qui m’occupaient le plus. Ils sont loin. Je ne connais pas Wagner ; on dit même qu’il est mort. Je ne sais pas si c’est vrai ; toutefois, le bruit en court. Mais je vais vous dire ce qu’il y avait de bon dans la première soirée, car les autres ont été manquées. Ce qu’il y avait de bon, c’est que nous faisions peur aux belles dames qui descendaient de voiture. Elles tendaient le cou hors de la portière, encapuchonnées de blanc, comme des perruches effrayées qui n’osent sortir de leurs cages, et quand, embarrassées dans leurs jupes, elles traversaient le trottoir, entre leurs messieurs et leurs larbins en pâlissant. Et c’est nous qui les faisions pâlir, nous qu’elles regardent avec dégoût et qu’elles traitent comme des chiens.

« Quelle joie ! Il y avait dans la file une vieille à qui je criai : Prussienne ! en jetant de la boue sur son coupé. Elle était épouvantée, elle n’eut pas le courage de descendre de voiture. C’est moi qui l’ai empêchée de prendre la place qu’elle avait payée. Qu’elle me méprise encore, après cela ! Je ne suis pas méchant, monsieur ; j’ai même de l’éducation, et mon patron, qui me connaît, m’envoie sans crainte travailler chez les bourgeois. Je ne ferais pas de mal à une mouche. Mais il y a des moments où je ne peux pas voir une femme bien mise sans avoir envie de mettre le feu partout. C’est que voilà : aujourd’hui on lit, on réfléchit, on est éclairé, on a des idées, et on ne supporte plus ce qu’on supportait autrefois.

— Monsieur Paulin, pensez-vous que tous les manifestants des trois nuits partageassent vos sentiments ?

— Oh ! non, monsieur, ils n’étaient pas assez éclairés. Ils rigolaient, voilà tout. Et après que toutes les belles dames furent entrées, j’ai fait comme eux. Que voulez-vous ? La vie n’est pas gaie. Quand on n’a pas de relations, on ne sait que faire de ses soirées. Il y a des gens à qui il n’arrive jamais rien. Cela les fait hurler d’ennui. Il faut vous dire aussi qu’il se trouvait dans certains groupes des jeunes gens très montés contre les Allemands. Plusieurs voulaient même aller se battre tout de suite, à condition de choisir leurs chefs, pour n’être pas trahis. Ah ! monsieur, comme nous avons crié ! et quel dommage que ce soit fini !

J’étais instruit. Je congédiai M. Paulin avec moins d’égards qu’il n’en méritait peut-être. Car, après tout, c’est un triomphateur : le Lohengrin est tombé sous lui ; sa volonté a prévalu, et l’on ne jouera, désormais, dans la capitale des arts et de l’esprit, que les œuvres poétiques et musicales qui seront agréables à M. Paulin et à ses amis.

Il ne faut point s’en étonner. L’ignorance, la bêtise et la violence ne sont pas des figures nouvelles sur cette vieille planète. Le sage veut les combattre sans penser les détruire. Et quand il est las du spectacle de la terre, il contemple le ciel.

8 mai 1887.
  1. C’est le 3 mai 1887 que Charles Lamoureux fit représenter Lohengrin, pour la première fois à Paris. Le succès fut grand, mais des manifestations hostiles se déroulèrent aux abords du théâtre de l’Eden, rue Boudreau. L’ïiffaire Schnaebelé était toute récente. Après cette unique représentation, Lamoureux retira Lohengrin de l’affiche. (Note de l’éditeur.)