La Vie rurale/31

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Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 105-107).

V

DU DISCIPLE AU MAÎTRE

Par un de ces grands jours aux loisirs léthargiques,
Immortel Mantouan, j’ai pris tes Géorgiques.
Au murmure des bois, dans un pli de nos champs,
J’ai voulu repasser ces magnifiques chants.
Ils sont d’un tour superbe et d’une grâce austère :
Nul mieux que toi n’enseigne à cultiver la terre,
À creuser le sillon qui recevra le grain,
À choisir pour chaque arbre un propice terrain,
À consulter le ciel, à savoir sous quel signe
Il faut lier la gerbe ou marier la vigne,
À prédire la pluie et la grêle et le vent.
Rien n’est plus profitable et rien n’est plus savant.

 
On s’étonne aujourd’hui, quand on reprend ton livre,
D’y voir que la leçon est toujours bonne à suivre ;
Et mes jeunes fermiers, s’ils savaient le latin,
Y trouveraient encor plus d’un avis certain.
C’est très-beau, je le dis, mais un peu froid peut-être.
Oserai-je tout bas te l’avouer, ô maître,
Moi qui ne suis pourtant qu’un indigne écolier ?
J’aimerais mieux parfois un vers plus familier.
J’aime assez qu’un poëte, en tunique de chambre,
Me dise : « Un jour d’avril, un matin de décembre,
J’ai fait ceci, j’ai vu cela ; j’ai rencontré,
En revenant du bois, un visage à mon gré ;
Tel ami, dont l’enclos touche à mon héritage,
Vint hier sans façon et goûta mon potage. »
Le propos, dira-t-on, est sans gêne ; tant mieux.
Pascal traite le moi de pronom odieux ;
Pascal se montre là beaucoup trop janséniste.
Bref, dût-on m’accuser de penchant égoïste,
Je ne hais pas du tout le pronom personnel.
Ce qui m’est odieux, c’est le ton solennel,
C’est l’accent magistral du professeur en chaire.
La trivialité m’est peut-être plus chère.
Tel mot que le censeur, de son doigt irrité,
Souligne, a tout au moins un son de vérité.

 
Donc, ô mon doux Virgile, ô poëte suprême,
Que n’offrirais-je pas pour avoir un poëme,
Un livre de ta main, écrit au jour le jour,
Où tu me parlerais de tes rêves d’amour,
De toi, de tes amis, des caprices de l’heure,
De tout ce qui se passe autour de ta demeure,
Du travail d’aujourd’hui, des projets de demain,
Sans me dire un seul mot de l’empire romain !
L’intérêt qui s’attache à ces choses d’empire
Décline avec le temps, et tôt ou tard expire.
Mais ce que rien n’efface, et ce qui ne meurt pas,
C’est l’aveu qu’un cœur simple a murmuré tout bas ;
C’est le trait vif et vrai, c’est la franche peinture
Qui fait dire au lecteur : « Voilà bien la nature ! »
C’est le vers, en un mot, où tu mets sous nos yeux
Ta blonde Galatée, enfant capricieux,
Qui, svelte, les cheveux tombant sur les épaules,
Te jette son œillade et s’enfuit vers les saules ;
C’est la page où je vois, au rayon du matin,
À travers la forêt fumer un toit lointain,
Et les petits oiseaux, en chantant, se répandre
Autour de ce vieux chaume où dort le bon Évandre !