La Vie rurale/72

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Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 249-252).

XXI

LA MÈRE ROBERT

Luberon ! Luberon ! ô ma chère montagne,
L’Écosse aux pics neigeux, ni la sombre Allemagne,
N’ont des bois plus épais, ni des sites plus beaux.
Des grands siècles, sur toi, j’aime à voir les lambeaux :
Un surtout, vieil amas de murailles perdues,
Au penchant d’un ravin tristement suspendues,
Toits affaissés, donjons appuyés dos à dos.
Là vécurent jadis les barons féodaux.
Au sommet de ces murs tout lézardés de fentes,
Leurs bannières au vent se levaient triomphantes.
Ces remparts à créneaux, ces escaliers à vis,
S’entouraient de fossés et de leurs ponts-levis.
Le matin d’une fête, aux approches d’un hôte,


Le nain sonnait du cor sur la tour la plus haute,
Et, soudain prévenus, la dame et le seigneur
Avec leurs écuyers et leurs dames d’honneur
Venaient, sur le perron couronné de balustres,
Donner la bienvenue aux visiteurs illustres.
Comme tout est changé ! Des êtres indigents
Vivent là désormais, bûcherons, pauvres gens,
À qui Dieu n’a laissé des trésors de ce monde
Que le pain d’un travail où la sueur abonde.
Triste au soleil d’été, le bourg est en hiver
Farouche et d’un manteau de neige recouvert.

Un soir, par le sentier caillouteux et rougeâtre,
J’en revenais, parlant à je ne sais quel pâtre,
Et regardant les cieux par la brume envahis.
C’était aux derniers jours d’octobre ; le pays,
Qu’avait longtemps brûlé l’ardente sécheresse,
Attristait le regard d’un tableau de détresse.
Vieille et pauvre, non moins que la mère de Ruth,
À mes yeux tout à coup une femme apparut,
Qui, dans le dur sentier, montait vers le village,
Traînant un arbre mort, avec tout son feuillage.
Attelée au fardeau, lente, elle gravissait,
Et le vieil arbre sec sur ses pas bruissait.


Étrange vision, digne d’un soir d’automne !
Blancs cheveux frissonnants, front caduc, œil atone,
Dos courbé, haillons vils et ballottés du vent :
La misère et l’hiver dans un portrait vivant !

« Connais-tu, demandai-je au pasteur, cette femme ?
— C’est la mère Robert, dit-il, une pauvre âme ! »
Il ne dit que ce mot. Moi, de l’interroger.

« Ah ! le sort est changeant, poursuivit le berger.
Elle ne vécut pas toujours de vie amère ;
On l’a connue heureuse épouse, heureuse mère.
Un honnête mari, deux fils, triple soutien,
Alors ne souffraient pas qu’elle manquât de rien.
Braves gens ! travailleurs d’ancienne et forte souche !
Hardi, la hache au poing, le sourire à la bouche,
Chacun d’eux en un jour eût abattu vingt troncs.
Hélas ! Dieu frappe aussi ; les meilleurs bûcherons
À leur tour sont brisés. Durant un temps de peste,
Tous trois sont morts, tous trois !… la vieille seule reste.
Depuis longtemps, au sein d’un aride abandon,
Elle végète, grâce à quelque mince don,
Misérable tribut quêté de porte en porte,
Fruit amer et douteux que l’aumône rapporte.


Vous pensez quelle aumône, à ces tristes foyers
Où l’homme le plus riche à peine a des souliers !
Pour mieux gagner son pain, l’errante créature
Parfois, les soirs d’été, dit la bonne aventure.
Les filles, les garçons, au prix d’un liard ou deux,
Consultent par sa voix l’avenir hasardeux.
Vient l’hiver, la saison pour tous ingrate et rude,
Rien, plus rien n’adoucit alors sa solitude.
Neige et glace obstruant les seuils et les sentiers,
En son gîte désert, souvent, des mois entiers,
Elle couve un tison, bois mort, bruyère sèche,
Qu’elle glane partout, car pas un ne l’empêche.
Qui le lui défendrait ne serait pas chrétien ! »

Voilà ce qu’il disait dans ce simple entretien.

Depuis lors, chaque fois que l’automne flétrie
Du bruit de ses vents sourds berce la rêverie,
Je revois ce pays, ce ciel, ce château fort,
Je t’y vois remonter avec ton arbre mort,
Mendiante aux pieds nus, hâve, maigre, débile,
Du vieux bourg délabré lamentable sibylle !