La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/15

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CHAPITRE XV

À l’école militaire. — La friponnerie de Hullin. Je désirais l’épaulette. — La justice de Lafayette. — Je m’entête. — Propos soldatesques. — Les scènes continuent. — J’abandonne cette clique. — Un guet-apens. — Agent de Favras ! — Ma querelle avec Tournay.

On nous fit partir de la Bastille pour l’École Militaire, afin de nous y organiser en compagnie de cent cinquante hommes. Ce fut dans cette occasion que le nommé Hullin vola d’une belle façon : il touchait la paye de la compagnie au complet et nous n’étions au plus que soixante hommes ; la chose était bien facile à prouver puisqu’il n’y avait que trente lits à la caserne. Je fus un des premiers à m’en apercevoir et à le dire, ce qui m’attira toute la compagnie contre moi.

Les fournitures arrivaient de loin en loin, et à mesure que nous avions des lits, il entrait des hommes, ce qui diminuait chaque jour la paye de Hullin.

Au bout de trois mois, j’avais tout fait pour ce corps  : j’en avais chassé les mauvais sujets et j’instruisais sur les manœuvres, en tout j’avais pris partout nos intérêts, j’avais même exposé plusieurs fois ma vie pour des disputes de corps ; eh bien, à la nomination, je n’eus aucun suffrage. Nous étions onze officiers provisoires et, à la formation du corps, il n’en fallait que sept, encore devait-on réserver deux places vacantes à la volonté de Lafayette : ce fut deux gardes-françaises qu’il nous envoya. J’étais loin d’être content de tout cela. J’avoue que je désirais avoir une épaulette : j’en voyais tant qui ne les avaient pas gagnées.

Devant l’injustice qui m’était faite, je fus trouver Lafayette et je lui dis qu’il était bien étonnant que celui qui avait trempé la soupe et fait le bien d’un corps s’en vît chasser. Il me répondit que je n’avais qu’à me trouver à la caserne, qu’il allait y recevoir les officiers, et qu’avant il me rendrait la justice qui m’était due — mais il n’y vint pas. Ce fut M. de Bailly, alors maire de Paris, qui arriva et ce fut à lui que j’adressai ma réclamation. Il la trouva si juste qu’il ne voulut pas recevoir le corps des officiers sans en avoir parlé à la Commune et au général. J’eus la seule satisfaction d’empêcher ainsi leur nomination trois fois.

Les officiers et les sous-officiers de ce corps étaient comme des lions contre moi ; ce qui faisait que je n’allais plus souvent à l’École Militaire. Un jour que j’y étais, les officiers me tombèrent dessus et Hullin voulait me mettre en état d’arrestation jusqu’après leur nomination ; il assembla toute la compagnie et leur dit mille horreurs de moi : ce fut dans ce moment que je crus voir mon dernier jour ; je me mis tellement en colère que je le traitai de grand gueux, grand coquin, et je lui disais : Comment feras-tu pour inspirer de l’âme aux soldats, toi qui n’en as pas ? — et mille autres propos soldatesques bien plus durs. Jamais je ne pus parvenir à le faire battre. Ses soldats en furent tellement indignés qu’ils le quittèrent, et l’un d’eux lui dit : « Arrangez-vous ensemble, vous êtes deux officiers provisoires.  »

Ces candidats, voyant qu’ils ne pouvaient arriver à leur nomination, employèrent une scélératesse :

J’avais une chambre à la caserne et la clef dans ma poche ; comme je n’y couchais plus depuis toutes ces aventures, ils enfoncèrent la porte en présence, soi-disant, de quatre personnes et, comme j’avais dans une armoire plusieurs habillements, ils glissèrent dans une de mes poches de veste un écrit qui était le tableau de la compagnie où chacun était peint selon ses qualités et sans embarras. C’était bien la vérité ; j’avais même eu l’idée, plusieurs fois, d’écrire quelque chose comme ça, mais il est non moins vrai que je ne l’avais pas fait. Ils me l’imputèrent, de manière que tous ceux qui s’y reconnaissaient vinrent me demander raison de cet écrit. On avait eu la perfidie de ne faire figurer dans cette charge que les plus turbulents et les plus forts escrimeurs. Ils formèrent une députation qui vint me trouver au faubourg Saint-Antoine en demandant à me parler.

Je ne pouvais m’imaginer pourquoi ils venaient. Enfin ils me dirent qu’ils venaient me demander raison des horreurs que j’avais écrites contre eux, et ils me racontèrent l’histoire du papier qui avait été trouvé dans ma poche. Je leur soutins qu’il n’était pas de moi et que c’était une perfidie de plus de la part des officiers qui, ne voulant pas se battre eux-mêmes parce qu’ils n’en avaient pas le cœur, les excitaient, eux, contre moi.

Ils étaient venus sept dans le dessein de me faire battre ; je leur dis : Écoutez, je ne refuse pas le combat avec vous, mais j’exige avant tout que vous soyez porteurs de « cet écrit » ; alors j’écrirai moi-même devant vous ; si c’est la même écriture, je ne pourrai la renier, et vous serez convaincus que c’est bien moi le coupable. Remettons la partie à demain ; demandez ce soir l’écrit ; mais je parie un louis avec vous que vous ne l’apporterez pas. Ce que j’avais prévu se réalisa, car deux d’entre eux vinrent me voir le lendemain et me dirent que l’on n’avait pas voulu leur remettre l’écrit ; et tout en resta là.

Trois jours après je rencontrai un caporal de l’École Militaire, qui était aussi très bien peint dans cet écrit  ; il me fit une scène sur le quai Pelletier et voulut à toute force me faire battre ; — c’était un protégé de Gouvion ; — cependant, après quelques explications, il fut convaincu que je n’étais pas l’auteur du papier.

Leur idée était de me faire tuer.

Ils m’ont envoyé mes effets, qui étaient à la caserne, avec mon décompte, en me retenant deux gardes de simples volontaires, qu’ils avaient fait monter pour moi.

J’abandonnai cette clique infernale d’officiers.

J’entrai aussitôt dans le bataillon de ma section[1] et j’arrivai assez à propos pour y obtenir le grade de sergent que j’ai tenu jusqu’au Dix-Août.

J’avais rassemblé des preuves de toutes les friponneries de Hullin ; je voulais le dénoncer à Lafayette ; mais Hullin lui était vendu, puisqu’il mangeait tous les jours chez ce général : toutes mes plaintes de ce côté furent donc inutiles. Je pris le parti d’aller trouver Gouvion qui, disait-on, aimait le soldat. Je lui présentai un mémoire où toutes les coquineries de Hullin étaient bien gravées en lettres ineffaçables. — Je finissais mon mémoire en demandant à passer en conseil de guerre comme militaire. — Gouvion, qui protégeait Hullin, ne me reçut pas mieux que Lafayette et je ne pus obtenir justice. Il me remit mon mémoire et j’eus la satisfaction de lui dire que, puisqu’il n’y avait aucune porte ouverte pour moi et que ce coquin était soutenu, je me ferais justice moi-même, mais non pas en assassin. Il me dit : «  Eh bien, comment ferez-vous ? » –J’arracherai les épaulettes de Hullin, je les envelopperai dans du papier et je les enverrai à son protecteur Lafayette avec ces mots signés de moi : Voilà l’ouvrage de Rossignol. — Il se mit à rire et je m’en fus.

Je pris le parti de porter mes griefs contre Hullin devant la Commune et je le fis. J’obtins un arrêté du Conseil général portant qu’il serait nommé six commissaires à l’effet de vérifier les comptes que je dénonçais et d’en soumettre le rapport au Conseil général pour statuer ce qui appartiendrait. Les commissaires furent nommés ; je ne me souviens du nom que de deux  : l’un s’appelait Boquillon et l’autre Cousin ; le premier était ci-devant avocat et l’autre attaché à l’administration des subsistances de la Commune et professeur de la Sorbonne. Je déposai entre leurs mains mes pièces de conviction contre Hullin. On fit venir tous les « vainqueurs » et on leur demanda quelles réclamations ils avaient à faire valoir.

Plusieurs témoins, qui avaient été payés depuis la dénonciation, ne pouvaient réclamer, mais, comme j’étais présent à l’interrogatoire, je leur demandai à quelle époque ils avaient été soldés : il fallait bien dire la vérité… alors la parole me fut interdite ; on ne voulait pas que je prouve à Hullin qu’il était un coquin. Plusieurs commissaires m’avaient dit, malgré toutes les preuves établissant sans aucun doute abus dans les comptes, qu’ils voyaient bien ce qui en était, mais que je ne gagnerais pas. Hullin fit tant qu’il mit de son côté les deux orateurs, qui étaient Cousin et Boquillon. Ils firent à la Commune leur rapport à son avantage. Cependant il fut statué que tous les blessés au siège de la Bastille toucheraient leur paye depuis le moment où la Compagnie avait été formée et seraient exemptés du service militaire. Je ne pus obtenir que cela, mais ce fut beaucoup pour ces braves gens.

Je demandai la parole au Conseil pour prouver combien le rapport était astucieux et je commençai à démontrer au Conseil la perfidie de Boquillon et Cousin. Je fus hué et ne pus continuer ; enfin je fus obligé de me retirer. Tous les officiers m’attendaient aux abords de la salle : les uns disaient qu’il fallait me couper en morceaux, d’autres qu’il fallait me pendre.

Le nommé Chapuis, alors sergent-major, s’offrait pour être l’exécuteur à défaut de bourreau. — Ce Chapuis est un de ceux à qui j’ai donné du pain dans la Révolution et, par la suite, dans le temps de mon généralat, je le fis adjudant-général… Il en sera parlé plusieurs fois. — J’avais heureusement avec moi une douzaine d’amis. Je vis l’instant où cela allait faire une boucherie. La réserve monta et le commandant me plaça sous sa protection : je ne fus sauvé de leurs mains que par la force armée qui vint à propos à mon secours. Je ne connaissais pas cet officier commandant, mais c’était un brave homme puisqu’il empêcha le meurtre.

Quelque temps après, mes ennemis portèrent contre moi au Comité des recherches de la Ville une dénonciation me visant comme agent payé par Favras pour faire la contre-révolution. Cette dénonciation spécifiait que, dans le temps où l’on faisait le procès de Favras au Châtelet, j’avais voulu emmener avec moi la troupe de l’École Militaire pour faire pendre Favras par le peuple, afin de voler tous les effets du greffe et de les partager avec la troupe. — Je n’ai jamais connu Favras, et l’on voit que leur dénonciation était bien incohérente, car si j’avais été son agent, comme ils disaient, j’aurais fait tout mon possible pour le sauver et non pour le faire pendre. Cette méchanceté était signée par sept officiers. Le Comité siégeait quand ils portèrent leur pli à la Ville. Plusieurs personnes me connaissaient et leur dirent  :

« Portez cette dénonciation-là ailleurs, car nous avons la liste de tous ceux que Favras a pu employer et, certes, on n’y voit pas le nom de Rossignol. » Ils la portèrent au Comité des recherches de l’Assemblée Constituante, qui leur fit la même réponse. J’appris par un de mes amis qu’ils cherchaient à me perdre par tous les moyens. Quant à Favras, je ne l’ai vu qu’une seule fois  : le jour qu’il fut mené au supplice. Il était dans la charrette avec son confesseur ; je dis à plusieurs de mes amis sur la Grève : D’où vient qu’on n’a pas planté deux potences pour pendre ces deux coquins-là ? — J’avais reconnu Bossu, curé de Saint-Paul, qui l’exhortait à la mort, et je connaissais celui-là pour un aristocrate prononcé.

J’étais si aigri contre ces sortes d’officiers-là que j’avais résolu de les battre tous les sept. Un jour que j’étais avec plusieurs de mes amis chez le citoyen Cholat, le nommé Tournay y vint costumé en officier de l’ancien régime ; je lui dis : Tes camarades ont été me dénoncer à tous les Comités ; n’ayant rien obtenu, ils ont porté plainte contre moi au général Lafayette et au major Gouvion ; dis-leur que je sais mépriser leurs perfidies. — Il me tint quelques propos équivoques auxquels je répondis nettement ; il prit à témoin ceux qui étaient avec nous et, le lendemain, après avoir consulté les officiers du corps, ils furent quatre ensemble porter plainte chez un commissaire. On fit assigner les témoins ; ils répondirent qu’ils n’avaient rien à dire, ni pour ni contre, qu’à leurs yeux il s’agissait d’une dispute militaire et que, en conséquence, ils n’avaient rien à déposer, et surtout devant un tribunal tel que le Châtelet. L’affaire n’eut pas de suite. J’en connus les détails par ceux qui avaient été assignés contre moi.

Quatre ou cinq jours après, j’étais chez un de mes amis ; le même officier nommé Tournay vint à passer. Plusieurs de ses amis qui étaient les miens l’invitèrent à venir prendre un verre de vin avec eux ; on m’appela aussi. J’entre chez le marchand de vin ; on m’offre un coup à boire ; je le refuse en disant : Je ne bois pas en toute sorte de société.

Ce propos choqua d’abord l’officier et ce n’était pas sans raison, puisque j’avais parlé pour lui. Nous nous prîmes de querelle de part et d’autre, de manière que je lui donnai un soufflet et un coup de pied au cul, et j’ajoutai : Puisqu’il vous faut des coups pour vous faire tirer l’épée, à présent vous ne pouvez, comme officier, souffrir cette insulte sans en tirer vengeance.

Il voulut tirer l’épée sur moi ; j’avais en main une petite canne à dague avec laquelle j’allais me défendre, quand on nous sépara. Je m’en fus chez ma sœur où je présumais qu’il viendrait me chercher le soir même, ou du moins le lendemain matin ; pour lui il s’en fut à l’École Militaire et rendit compte aux officiers de l’insulte qu’il venait d’essuyer. Dans la Compagnie il y avait sept officiers et Tournay était le premier lieutenant, de manière que les autres officiers le poussèrent à se battre ; ils décidèrent le combat : deux d’entre eux viendraient me chercher, pendant que Tournay irait au Bois de Boulogne avec ses autres camarades.

Le capitaine Hullin était spectateur, de même qu’un nommé Chéfontaine, capitaine des chasseurs soldé caserne de la rue de Babylone : ce fut ce dernier qui vint chez moi avec un autre. Ne m’ayant pas trouvé, ils laissèrent une lettre qui était le cartel pour quatre heures, et le troisième jour après l’insulte. Ce billet était conçu en ces termes :

Monsieur, après l’insulte que vous m’avez faite, vous voudrez bien vous trouver avec une paire de pistolets et deux témoins au Bois de Boulogne, entre quatre et cinq : je vous y attends.

Signé : Tournay.

(Un cahier manque à la suite)[2]

  1. Les états de service de Rossignol expliquent : Enrôlé dans la garde nationale en qualité de fusilier, compagnie d’Aridan, le 20 août 1791.
  2. Aux archives administratives de la guerre, la lettre suivante, sans date et sans adresse, reste au dossier de Rossignol :

    « Messieurs,

    « Jean Rossignol, ancien militaire au régiment de Royal-Roussillon, dans lequel il a servi huit ans, a l’honneur de vous représenter que, depuis le commencement de la Révolution jusqu’à ce jour, il n’a cessé d’être en activité ; non seulement il s’est distingué à la prise de la Bastille, mais c’est à ses lumières militaires, à son zèle pour la chose publique que les Volontaires de la Bastille sont redevables de la création de cette compagnie, à laquelle il a toujours été attaché en qualité d’officier provisoire ; qu’il l’a suivie dans tous les postes périlleux qu’elle a occupés tels qu’à Montmartre, à Versailles dans les journées des 5 et 6 octobre, à Vernon, et au Bois de Boulogne où il a commandé un détachement pour arrêter une foule de brigands qui s’y étaient rassemblés ; qu’enfin il a sacrifié son état et sa petite fortune pour défendre la liberté et accélérer le grand travail de la Constitution.

    « Dans ces circonstances et par ces considérations, il se recommande à vous, Messieurs, pour vous supplier de lui faire obtenir dans le militaire une place analogue à ses talents, aux offres qu’il fait de subir un examen de tel commandant qu’on jugera à propos, pour prouver qu’il est en état de s’en acquitter avec honneur et distinction.

    « Sa reconnaissance égalera ses sentiments respectueux envers ses bienfaiteurs.

    Rossignol

    (ancien officier provisoire des Vainqueurs de la Bastille.)