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La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/Déportation

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LA DÉPORTATION ET LA MORT DE ROSSIGNOL[1]

Le 3 nivôse au IX, l’explosion de la rue Nicaise eut lieu au moment où le premier Consul passait. Cinq minutes après cette explosion, on cria dans Paris une foule de libelles ou pamphlets dans lesquels on imputait aux républicains, sous le nom banal de jacobins, la scélérate tentative qui venait d’être faite. On fit crier toute la nuit par des hommes à voix de stentor « qu’il fallait égorger ces monstres ».

Les jours suivants, les prisons de Paris furent encombrées de républicains, d’anciens représentants du peuple, de magistrats, de fonctionnaires publics, de généraux et d’officiers de tous grades. On les retint tous au secret le plus complet ; on ne leur permit pas même de tirer aucun secours de leur maison.

Bientôt, sans autre forme de procès, un acte inséré au Bulletin des Lois à la connaissance d’une commission sénatoriale « de la liberté individuelle » intervenait arbitrairement, et l’on répandait à profusion un arrêté des consuls qui portait :

Les consuls de la République, sur le rapport du ministre de la Police, le Conseil d’État entendu, arrêtent ce qui suit :

article premier

Seront mis en surveillance, hors du territoire europeen de la republique, les citoyens dont les noms suivent :

André (Louis) ; Bailly (André-Antoine-Côme) ; Barbier (Jean-Frangois) ; Baudray, rue Marivaux ; Bescher, rue de la Pépiniere ; Boisjoly dit Chrétien ; Boniface (Antoine) ; Bormans (Adrien — Antoine) ; Bouin (Mathurin), de la division des marches ; Bréban (Jacques) ; Brisevin (Jean-Michel) ; Brochet, rue du Vieux-Colombier ; Barlois (Laurent) ; Cardinaux (Pierre-Maurice) ; Caretté (Pierre) Ceyrat (président des assassins de septembre) ; Chateau (Joseph) ; Chateauneuf père (Joseph-Hugo) ; Chateauneuf fils (Philippe-Valerie-Hugo) ; Chalandon (Claude) ; Cheval (Charles — Auguste) ; Chevalier (Claude-Louis) ; Choudieu ; Chrétien (Pierre Nicolas) ; Colette (Claude), faubourg Antoine ; Coquerelle, rue du Crucifix ; Cordas (Jacques) ; Corchant (Andre) ; Cosette (Pierre) ; Crépin (Jacques) ; Crosnier, rue des Postes ; VilainDaubigny ; David, marchand de vins, rue du Theâtre-Français ; Delabarre (Robert-GuillaumeAntoine) ; Delrue (Jean-Baptiste-Edouard-Joseph) ; Derval (Nicolas-Joseph) ; Destrem (Hugues) ; Derville (Georges-Laurent) ; Ducatel (Pierre) ; Dufour (Francois) ; Dupont (Guillaume-Jean) ; Dussoussy (Joseph) ; Éon (Paul-Marie-Dominique-Bonaventure) ; Fiquet (Claude-Antoine) ; Flamand (Claude) ; Fontaine, quai Pelletier ; Fouryon (Francois) ; Fournier l’Américain (Charles) ; Frénière (Barthelémy) ; Fyon (JeanJoseph) ; Gabriel, ouvrier septembriseur ; Gaspard (Gilles), septembriseur ; Georget (Jean-Baptiste) ; Gerbaux (Jean-Louis) ; Giraud, rue du Vert-Bois ; Gosset (Jean) ; Gosset (Louis) ; Goulard (Jean-Baptiste) ; Guilhémat (Bertrand) ; Hesse (Charles) ; Humblet, rue Daval ; Jacquot-Villeneuve (JacquesChrysostôme) ; Jallabert (Étienne) ; Jolly (René), septembriseur ; Jourdeuil (Didier) ; Lagéraldy (Jean-Pierre) ; Lamberté (Théodore) ; Laporte (Antoine-Jean-Baptiste) ; Lacombe (Bertrand) ; Lefebvre, colonel de gendarmerie ; Lefebvre (Pierre) ; Lefranc (Jean-Baptiste-Antoine) ; Legros aîné, septembriseur ; Lemmery (Louis-Julien) ; Lepelletier [(Félix) ; Lépine (Louis-Marie-Daniel-Francois-Victor) ; Leroy (Julien) dit Eglator ; Lesueur (Jean-Nicolas) ; Lebois (René-Francois) ; Linage (Jean-Pierre) ; Linage (Cristophe) ; Louis, dit Brutus ; Mamin (Jean-Gratien-Alexandre-Petit) ; Marlet (Michel), septembriseur ; Maignan (Joseph) ; Marconnet (Ambroise) ; Margeau (René-François) ; Marquesi, de Toulon ; Marcelin (Jean-Francois-Julien) ; Marchand, orateur du manège ; Massard (Guillaume-Gilles-Anne) ; Menessier (Claude) ; Métivier (Pierre) ; Michel (Étienne) du sixième arrondissement ; Michel (Sulpice) ; Millières (Francois) ; Moneuse, marchand de vins ; Moreau (Louis) ; Mulot, faubourg Saint-Martin ; Niquille (Jean) ; Pachon (Charles) ; Paris (Nicolas) ; Perrault (Francois) ; Pépin-Desgrouettes (Pierre-Athanase) ; Pradel (Jean-Baptiste) ; Prévost (Gabriel-Antoine), septembriseur ; Richardet (Claude-Marie) ; Richon (Pierre) ; Rivière, rue des Prêtres Saint-Paul ; Rossignol, général de l’armée révolutionnaire ; Rousselle (Robert) ; Saint-Amand (Jacques-Gallebois), septembriseur ; Saulnier (Jean) ; Saulnois (Charles) ; Serpolet (Nicolas-Francois) dit Lyonnais ; Simon (Jacques-Marie) ; Soullier (Nicolas) ; Talot (Michel-Louis) ; Taillefer (Jacques) ; Thiébault (Sébastien Hubert) ; Thirion, faubourg Antoine ; Tirot (Claude) ; Toulotte, de Saint-Omer ; Tréant (Jean-Nicolas-Paul) ; Vacray (Jean-Martin) ; Vann Heck (Jean-Baptiste) ; Vatar (René), Vauversin (Pierre) ; Vitra (Agricole-Louis)[2].

Les prisons de Paris étaient donc pleines de républicains… Il y en avait à la préfecture de police, au Temple, à la Force, à Pélagie en grand nombre.

Bientôt nous fûmes transférés à Bicêtre, mais nous ne devions pas y rester longtemps[3]. On nous fit sortir de Paris au nombre de soixante-onze, en deux convois sous une très faible escorte ; on nous fit traverser la France dans une de ses plus grandes longueurs et passer par tous les départements qu’avaient occupés les Chouans et les Vendéens, dans l’intention que nous fussions égorgés. Des porteurs de cadenettes et de ganses blanches couraient devant nous à cheval pour animer la multitude, et la porter à nous massacrer. Il faut pourtant convenir que, dans plusieurs communes, les magistrats et les citoyens nous firent connaître qu’ils étaient convaincus de notre innocence et que nous emportions leur estime et leurs regrets[4].

Déposés sur la Cayenne, à Nantes, nous y reçûmes des lettres de nos amis et même de l’autorité supérieure qui nous causèrent une vive joie et nous firent concevoir une illusoire espérance ; toutes portaient que le ministre de la Police avait découvert les véritables auteurs du crime du 3 nivôse, qu’il avait fait son rapport au conseil d’État, que notre innocence était reconnue, que nous allions tous rentrer au sein de nos familles. Ces lettres ajoutaient que notre retour devait être prochain, que le gouvernement avait fait défendre à nos parents de nous envoyer aucun secours en argent et vêtements, attendu que ces objets, en se croisant avec nous, pourraient s’égarer et qu’il valait mieux les conserver pour notre arrivée.

Nous ne restâmes pas longtemps à Nantes[5]. On nous fit traverser la ville dans l’obscurité d’une profonde nuit. Nous fîmes nos derniers adieux à notre terre natale.

La frégate (la Chiffonne) fit voile pour le Sud : nous perdîmes bientôt de vue les côtes de Bretagne et les tours de Cordouan, et nous reconnûmes le cap Finistère au delà du golfe de Gascogne.

En route notre bâtiment fut attaqué par les Anglais. Avant le commencement de l’action, le capitaine nous fit enfermer, mais Rossignol trouva le moyen de s’échapper, il monta sur le pont et dit au capitaine : « Cette situation est intolérable pour des soldats. Nous sommes tous des Français ici… ne l’oubliez pas, monsieur. »

Le capitaine rendit justice à son sentiment, mais il ne voulut point accepter ses services.

Jusqu’au débarquement nous avons ignoré où nous étions conduits. Notre voyage dura trois mois bien pénibles.

Ce fut le 14 juillet (22 thermidor an IX) que nous descendîmes à terre. Ce jour était l’anniversaire de l’époque mémorable que l’on appelle le triomphe de la liberté ; mais ce triomphe était devenu pour nous celui de la tyrannie et de l’esclavage.

Nous regardions avec une sombre tristesse le navire sur lequel nous avions fait quatre mille cinq cents lieues pour venir végéter, languir et mourir comme des plantes arrachées de leur sol natal, et nos yeux mornes s’égaraient sur l’affreuse perspective de la mer qu’aucune image consolante ne venait adoucir. Il fallut céder au destin et vivre sans avenir.

Cependant quelques-uns d’entre nous avaient encore de l’espoir. Dès le premier jour de notre arrivée, avant le débarquement, Rossignol chercha à relever le caractère de ceux qui étaient moins bien trempés que lui :

« Amis, leur dit-il, ne vous alarmez point, nous reverrons encore le sol de la patrie. Le monstre qui nous a fait jeter sur cette terre ne peut avoir qu’une fin violente. Nouveau Néron, il achèvera sa carrière plus tôt que vous ne l’imaginez ; la France ne restera pas longtemps sous le joug de son oppresseur. Il périra, et la nouvelle de sa mort sera celle de notre délivrance. »

Le capitaine convoqua l’assemblée des notables du pays[6] ; cette assemblée décida que nous serions reçus, et ils s’obligèrent à nous fournir des vivres jusqu’à ce qu’il eût été pris des mesures pour assurer cet objet important. On proposa même de nous distribuer chez les habitants.

Tout allait bien, mais un nommé Malavois, ancien ingénieur des ponts et chaussées, se rendit dès le 13 juillet à l’établissement et reprocha aux habitants l’arrêté juste et bienfaisant qu’ils avaient pris la veille : « Qu’avez-vous fait, leur dit-il. Vous avez violé notre capitulation avec les Anglais[7] en consentant à recevoir ces gens-là, et vous vous exposez à leur juste vengeance. Les hommes que le gouvernement français vous envoie ne sont déportés qu’en apparence, ils sont chargés de l’horrible mission de soulever vos esclaves et de s’emparer de vos propriétés. »

Le commandant nous ayant fait descendre à terre, le 22 messidor, ces habitants vinrent au bord de la mer pour nous examiner : la consternation était peinte sur leurs figures. Le citoyen commandant nous fit un discours analogue à notre position. Le capitaine de la Chiffonne, qui était présent, déclara devant tous les habitants que nous avions tenu sur son bord la conduite la plus louable. Ce témoignage ayant rassuré quelques habitants, les moins fortunés, ils prirent plusieurs d’entre nous chez eux pour enseigner leurs enfants ; mais les plus riches, persuadés par les mensonges de l’ingénieur, non seulement n’en prirent aucun, mais ils refusèrent d’exécuter leur arrêté du 13 juillet et le commandant Quinssy eut beaucoup de peine à nous procurer de quoi ne pas mourir de faim.

Le 17 fructidor suivant, la corvette la Flèche arriva, apportant trente-huit proscrits. À cette arrivée le sieur Malavois et ceux qu’il avait séduits jetèrent de nouveaux cris, mais ce fut inutilement. Ces malheureux, qui étaient depuis plus de sept mois en mer, dont plusieurs étaient très malades, et qui ressemblaient à des squelettes, furent reçus avec bonté par le commandant, quoiqu’il fût embarrassé pour leur procurer des subsistances.

Le sieur Malavois avait déjà cherché à soulever les esprits contre nous à l’Île-de-France ; il y avait écrit qu’il était obligé de fuir les Seychelles devenues, disait-il, une nouvelle Gomorrhe par l’envoi que le gouvernement français venait d’y faire d’hommes abominables[8]. Ce fut sur cette lettre et quelques autres que l’assemblée coloniale de Île-de-France rendit cette loi terrible par laquelle, après avoir traîné dans la boue le gouvernement français et le ministre de la Marine, elle nous mit tous hors la loi, ordonna que tous ceux de nous qui approcheraient de ses rives seraient à l’instant mis à mort, prononça la même peine contre tout capitaine de guerre ou de commerce qui apporterait un seul de nous aux îles de France et de la Réunion, et déclara toute communication interdite entre ces îles et les Seychelles, tant que nous résiderions dans ces dernières…

Les capitaines anglais Adams, commandant la Sybille qui prit la Chiffonne, Colliers, commandant du Victor, qui coula la Flèche, Alexander, commandant le Brave, nous virent à Mahé ; ils parurent s’intéresser à nous, déplorer notre sort ; ils offrirent à plusieurs de les emmener dans l’Inde, mais nous leur répondîmes tous que, soumis aux ordres de notre gouvernement nous resterions dans l’endroit où il nous avait placés, si mal que nous y fussions. Ils nous offrirent des secours pécuniaires que nous refusâmes ; les plus misérables d’entre nous eussent rougi d’accepter le plus léger bienfait des ennemis de notre patrie.

Tout était calme. Nul de nous n’approchait des habitations de ceux qui ne nous appelaient pas chez eux. Nul habitant ne pouvait se plaindre qu’il lui eût manqué un fétu. Mais un événement bien simple en lui-même survint, qui causa la plus grande joie au féroce Malavois et à ses dupes.

Un de nos compagnons, le citoyen Magnan, s’étant trouvé un dimanche sur l’habitation d’une négresse libre nommée Vola Maelfa, où il était allé voir un autre camarade, le citoyen Laurent Derville, ancien capitaine de cavalerie, qui y était logé, il vit danser les noirs de cette propriétaire, et, comme il était très facétieux de son naturel, à son retour de l’établissement, Magnan contrefit si grotesquement les figures et les pas de la danse nègre qu’il fit naître dans le cœur de ceux qui ne la connaissaient pas le désir de voir cette danse bizarre. De ce nombre était un nommé Serpolet, qui n’avait que peu l’usage du monde, et encore moins celui des colonies.

Dans l’intention d’aller voir danser les noirs, cet homme partit le dimanche suivant pour se rendre chez Vola Maelfa. En son chemin, ne connaissant pas l’habitation, il demanda des indications à un noir qu’il rencontra et qui appartenait au citoyen Leguidec (de Bourbon). Ce noir lui répondit que s’il voulait l’accompagner il le conduirait droit chez Vola Maelfa, parce qu’il allait à un bal que ses noirs donnaient ce jour-là. Serpolet, heureux de cette rencontre, accompagna le noir qui le présenta à ses camarades dès qu’ils furent arrivés. Les noirs, se trouvant honorés d’avoir un blanc parmi eux, lui offrirent sa part de leurs rafraîchissements. Serpolet accepta faute de connaître l’usage des colonies, et il prit part au gala. S’en étant vanté à son retour, nous le réprimandâmes fortement.

Cette affaire semblait éteinte, mais Malavois en ayant été informé fit répandre le bruit que la visite aux noirs de Vola Maelfa était un commencement du grand complot de soulever les noirs, qu’il y avait à ce bal des députés de toutes les habitations, qu’on y avait projeté de profiter du jour de l’an alors prochain et de la liberté qu’avaient les noirs de vaguer ce jour-là, pour égorger les blancs et se rendre maîtres de l’île, que les déportés étaient à la tête du complot puisque l’un d’eux (Serpolet) avait assisté ce bal. Alarmés de ces bruits, les habitants s’assemblèrent, demandèrent que Serpolet fût mis en prison et que dix d’entre nous fussent convoqués pour prononcer sur la peine qu’il méritait. Nous fûmes convoqués quelques jours après avec les habitants par l’organe du commandant. Le résultat de cette séance fut que Serpolet devait être mis en prison le temps que le citoyen Quinssy jugerait convenable, pour le punir d’une incartade involontaire, mais qui n’en était pas moins une faute que la politique devait reprendre. Nous nous séparâmes ensuite, bien convaincus que les habitants devaient être satisfaits. Nous fûmes étrangement surpris lorsque quelques jours après les habitants nous firent appeler par M. Quinssy et nous proposèrent de signer leur procès-verbal à la rédaction duquel nous n’avions pris aucune part, et qui portait en substance que Serpolet serait déporté sur l’Île-aux-Frégates, île déserte et sans culture. Les habitants ajoutèrent à leur délibération de faire partager le sort de Serpolet au noir du citoyen Leguidec qui avait conduit Magnan chez Vola Maelfa, à deux noirs, charpentiers chez cette femme, qui avaient donné le bal, à un nommé Fernando, noir qui y avait dansé.

Le bâtiment d’un citoyen Hodoul étant sur le point de partir pour l’Île-de-France, on le chargea de transporter à l’Île-aux-Frégates Serpolet et les noirs proscrits.

Dans cette petite traversée, MM. Hodoul et Lacour s’arrogèrent le droit de faire subir des interrogatoires aux cinq transportés et, par menaces et par promesses, ils leur firent dire tout ce qu’ils voulurent et en dressèrent un prétendu procès-verbal, qu’ils se gardèrent bien de communiquer à personne à Mahé, mais qu’ils eurent soin de porter peu de jours après à l’Île-de-France.

À leur arrivée, ils crièrent tous de concert qu’il n’était plus possible de vivre aux Seychelles depuis que nous y étions, que nous soulevions les noirs contre leurs maîtres, que nous insultions et outragions les femmes et menacions les hommes, que nous nous étions rendus maîtres des armes de la Flèche (qui avait été coulée) et de la Chiffonne (qui avait été prise) et que nous parcourions et dévastions les habitations.

Pendant que tout ceci se tramait à l’Île-de-France, quelques habitants des Seychelles nous dirent : « Si vous nous en croyez, vous achèterez un navire pour vous reconduire en Europe. Si vous n’avez pas les fonds nécessaires, nous vous les avancerons sur le cautionnement de ceux d’entre vous qui ont de la fortune en France. » Ils exigèrent que les mis en surveillance nommassent des commissaires pour se concerter avec eux. Parmi les commissaires qui furent nommés se trouvait le général Rossignol ; il vivait retiré à Praslin, petite île du nord-ouest de Mahé, sur l’habitation du citoyen Sausse, et venait très rarement à Mahé. On lui écrivit d’y venir pour accélérer l’exécution du projet. Rossignol crut devoir se rendre où on l’appelait, et ces mêmes habitants lui en ont fait un crime.

Après diverses propositions, l’assemblée arrêta que les habitants achèteraient sous le nom du citoyen Van Heck, l’un de nous, un navire que le citoyen Planot achevait de construire et le payeraient six mille piastres ; que nous en fournirions mille comptant et que les habitants fourniraient le surplus à titre d’avance ; que le citoyen Van Heck (propriétaire) souscrirait une lettre de change de la valeur de ce qu’il en coûterait aux habitants ; que le citoyen Emmanuel Gonneau laisserait son habitation et ses noirs en otage et partirait avec nous en Europe, afin d’y toucher le montant de la lettre de change et de ramener le navire qui serait la récompense de ses peines.

L’agent municipal Mondon convoqua une seconde assemblée pour aviser aux moyens de subvenir aux dépenses de l’armement et du départ du navire acheté à Planot. On y arrêta d’établir sur tous les habitants une taxe de trois piastres par tête de noir, laquelle devait être payée avant le vingt mars suivant, le bâtiment devant, disait-on, partir aux premiers jours d’avril.

On invita le commandement, on le somma d’assister à cette assemblée et de donner les commissions et permis nécessaires, mais il refusa l’un et l’autre. Alors le capitaine Sausse prit l’engagement de conduire le bâtiment jusqu’à Mozambique seulement, où on pourrait, disait-il, le faire naturaliser portugais, et trouver un capitaine qui se chargerait de le conduire de là en Europe.

Cependant notre ennemi, l’ingénieur Malavois, était toujours à l’Île-de-France, où il continuait sa campagne de calomnies pour attirer sur nous toutes les vengeances. Dans le même temps, le brick le Bélier apportait la nouvelle de la paix d’Amiens entre la France et l’Angleterre.

L’assemblée coloniale de l’Île-de-France profita de l’occasion pour envoyer ce navire aux îles Seychelles. Il amenait sur son bord un commissaire envoyé spécialement pour prononcer sur les réclamations des colons relativement aux prétentions des déportés.

Le 12 mars, à quatre heures du soir, on vit paraître un bâtiment de guerre portant pavillon français et flamme. Les manœuvres de ce bâtiment, les différents signaux qu’il faisait et son soin de ne point approcher de la rade jetèrent quelque inquiétude dans les esprits et, la visite de santé étant faite, un habitant (le chirurgien Biarieux) et trois des mis en surveillance se rendirent à son bord : ils furent tous quatre mis aux fers[9].

Ne voyant point reparaître l’officier de santé ni aucun de ceux qui s’étaient rendus à bord, pas même le commandant, et comme ce vaisseau faisait des signaux extraordinaires, mettant des feux à ses vergues et tirant en plein minuit des coups de canon à boulets rouges, l’inquiétude redoubla.

Plusieurs de ceux de nous qui étaient à l’établissement se rendirent chez le commandant, le croyant arrêté, pour se concerter avec son épouse sur les moyens de le défendre. Mme Quinssy les remercia et leur dit qu’il n’y avait point d’inquiétude à avoir. Ces paroles rassurèrent tout le monde et tout resta calme. Mais bientôt on apprit que les habitants du canton Letrou, tous affidés du sieur Malavois, avaient pris les armes, qu’ils poursuivaient avec des fusils et des chiens ceux de nous qui logeaient sur les habitations voisines de ce canton, qu’ils les arrêtaient, les attachaient, les amenaient chez l’agent municipal et les entassaient dans une de ses paillotes à la porte et à la fenêtre de laquelle ils avaient placé deux factionnaires, avec ordre de tuer sans miséricorde celui qui tenterait de sortir de cette prison ou charte privée.

Ils voulurent même forcer l’habitant Biarieux, chirurgien, à prendre les armes contre nous, ce qu’il refusa, assurant qu’il ne s’armerait jamais contre des gens paisibles et tranquilles ; aussi fut-il arrêté et incarcéré ; on voulut même le faire déporter pour cela[10].

Le lendemain matin, le citoyen Quinssy vint à terre et nos malheureux compagnons, ravis de le revoir, lui témoignèrent l’inquiétude qu’ils avaient eue sur son sort ; tandis qu’ils lui parlaient, la troupe qui était à bord du Bélier effectuait sa descente sous le commandement du capitaine Dejean et paraissait n’avancer qu’avec précaution. Le général Rossignol alla vers les soldats en disant : « Mes camarades, ne craignez aucune résistance de notre part, nous ne savons qu’obéir et souffrir. »

Il n’existait à Mahé aucun trouble, aucun crime, aucun délit ; pas même la plus légère rixe ; il n’y avait pas de coupables : tous devaient donc s’attendre à rester à Mahé. Aussi lorsque le citoyen Laffitte, commissaire envoyé par le général Magallon, eut dit qu’il fallait aller à bord du Bélier pour y être interrogé, Rossignol et beaucoup d’autres s’empressèrent de s’y rendre. Ils y furent reçus avec la plus horrible dureté, entassés les uns sur les autres dans un entrepont bas et obscur et étendus sur des câbles. Cependant le commissaire Laffitte ne tarda pas à voir de ses propres yeux qu’il n’existait aucun trouble aux Seychelles, qu’aucun délit n’y avait été commis, qu’aucune femme n’y avait été outragée, que toutes les habitations étaient tranquilles, qu’aucun habitant n’avait découché de son lit, que nous n’avions ni armes, ni moyens, ni volonté de nuire, enfin que tout ce que Malavois et ses acolytes avaient débité contre nous à l’Île-de-France n’était qu’un tissu d’horreurs et de fourberies. Aux termes de la proclamation du général Magallon, sa mission devait donc être finie ; il devait constater par un procès-verbal le véritable état des choses, et aller faire son rapport à son supérieur. C’était du moins ce que nous avions lieu d’espérer ; mais nous fûmes cruellement déçus. Le citoyen Laffitte avait sans doute des ordres secrets contraires à la proclamation du général. Ne pouvant baser l’enlèvement de tout ou partie de nous sur des faits évidemment faux et calomnieux, il imagina de consulter les habitants les uns après les autres sur le compte de ceux qu’ils croyaient le plus dangereux et, sans dresser aucun acte, tenir même aucune note des accusations secrètes, sans nous les communiquer, sans nous entendre, il se contenta de faire des croix en marge des noms de ceux qu’on lui déclarait comme dangereux : singulière manière de faire le procès à des hommes ou plutôt moyen assuré de victimer des innocents sans compromettre leurs délateurs faussaires, en ne laissant pas trace de la calomnie et de la délation.

Les partisans du sieur Malavois demandaient à grands cris que nous fussions tous enlevés et que même le commandant fût conduit à l’Île-de-France, mais plusieurs habitants réclamèrent. Cependant notre perte totale eût été consommée, si la corvette le Bélier, encombrée de soldats volontaires des colonies, eût pu nous contenir tous. Laffitte se contenta de trente-trois victimes[11].

Quand il fut parvenu à ses fins, il s’embarqua pour conduire ces infortunées et innocentes victimes au lieu de leur immolation. Plusieurs de ces malheureux avaient demandé au commissaire Laffitte, qui s’y refusa, à être entendus. Rossignol aurait montré à Laffitte une demande faite par lui et plusieurs autres, deux mois auparavant, tendant à ce que l’on nous transférât à la Digue ou à la Silhouette, pour ôter tout prétexte aux inquiétudes simulées des habitants sur notre résidence à Mahé et à Praslin.

La manière dont ces malheureux étaient reçus sur le Bélier, lorsqu’ils y arrivaient, révolterait la nature entière. Jamais homme flétri par la justice ne fut reçu sur les galères avec plus de dureté. On affectait de les regarder avec horreur, on les traitait de scélérats, on les poussait avec une horrible brutalité vers l’antre qui devait les recéler, et, pour leur annoncer d’une manière terrible et non équivoque le sort funeste qui les attendait, on ordonnait de jeter à la mer leurs misérables effets et les outils des ouvriers en criant qu’ils n’en auraient plus besoin.

Il est bien pénible, bien douloureux, d’avoir à rapporter de pareilles horreurs exercées par des hommes contre des hommes, par des Français contre des Français, mais malheureusement ces faits sont aussi constants que l’existence du jour.

Quand on sut que trente-trois d’entre nous allaient être ainsi déportés, sans autre forme de procès, à l’île d’Anjouan, M. Langlois, habitant de Mahé, dit au commissaire : « Monsieur, si vous les envoyez à Anjouan, il n’en restera pas un dans trois mois. Je connais le climat. » Cette observation fut inutile. Notre sort était décidé[12].

Le 13 mars 1802, le Bélier leva l’ancre et s’éloigna des îles Seychelles.

Quel voyage !

Rien n’égale ce que nous avons souffert pendant ce trajet de 800 lieues. On nous jeta dans l’entrepont où nous étions extrêmement serrés et privés d’air et de lumière dans un logement qui n’avait tout au plus que dix-huit pieds de longueur sur douze de largeur. Une garde armée était nuit et jour à l’écoutille et, pour nous permettre de satisfaire à nos besoins naturels, on nous escortait comme de vils criminels.

Cependant le vaisseau naviguait sous la zone torride. Nous étions tellement serrés que le moindre roulis suffisait pour nous entasser les uns sur les autres. L’excessive chaleur nous avait forcés à dépouiller tous nos vêtements ; malgré cela, la sueur sortait de notre corps comme l’eau d’une éponge. Cet excès de souffrance et de honte nous faisait souhaiter la mort.

Un jour d’affreux désespoir, Rossignol, le cœur brûlant de colère, demande obstinément à parler au capitaine, car nous étions décidés à en finir. Le capitaine consent à l’entendre, le fait monter sur le pont bien escorté et lui demande ce qu’il veut : « Nous voulons, répond Rossignol, que vous nous fassiez fusiller tous sur votre bord ! Cette mort sera plus douce que le supplice auquel vous nous avez condamnés ! »

Le capitaine hésite et répond qu’il n’a pas le droit de disposer de notre vie.

« En ce cas, reprend Rossignol, laissez-nous respirer ! »

L’équipage indigné protesta en notre faveur. L’émotion était si grande dans tous les cœurs que l’on fut sur le point d’assassiner le capitaine.

Ce soldat stupide, aussi lâche que cruel, baissa les yeux sous le regard de Rossignol ; il eut recours à toutes les bassesses pour calmer les matelots, et, pour conserver sa vie, il consentit à ne plus compromettre la nôtre : nous eûmes la faculté de monter tous les jours sur le pont, pendant deux heures, quatre par quatre.

C’est en vain que les malheureux qui ont souffert cherchent à effacer de leur mémoire les souvenirs douloureux. Ce capitaine est toujours là. Je me vois toujours dans l’entrepont de ce navire pressé contre mes compagnons[13] !

Et nous étions les citoyens d’un pays libre, et Rossignol était un vainqueur de la Bastille, un des premiers soldats de la Révolution !

Le Bélier aborda, le 3 avril 1802, à Anjouan, l’une des îles Comores. On nous jeta sur la plage pendant la plus forte ardeur du soleil, comme des animaux destinés à peupler les déserts.

Le sol, entièrement découvert dans cette partie, n’offrait aucun abri ; nous étions à trois quarts de lieue de la ville. Cette ville, qui porte le nom de l’île, est gouvernée par un roi arabe. Le capitaine Hulot parlementa avec le roi pour conclure le marché de notre réception. Il lui dit que nous étions envoyés par le gouvernement français en signe d’amitié pour contribuer à défendre ses possessions. Pour obtenir plus sûrement qu’il nous gardât, il lui fit donner deux canons de fonte de fer, un autre petit de bronze, une pièce de drap écarlate, de la poudre, du plomb et vingt-huit fusils. Cette convention bien stipulée, le brick cingla vers l’Île-de-France, ne nous laissant pour toutes ressources que quelques centaines de biscuits et un carteau d’arak[14]

Le capitaine Hulot nous avait sans doute dépeints pour des hommes dangereux, car on refusa de nous recevoir dans la ville.

On nous fit construire un hangar de feuilles de cocotiers. Nous couchions par terre, presque couverts d’eau après les mauvais temps fréquents, ou brûlés par le soleil, lorsque le ciel était pur ; la santé la plus forte et le tempérament le plus robuste n’auraient pu résister au climat de cette île excessivement malsaine ; l’air y occasionne des fièvres malignes  ; la plus funeste influence est celle de la nuit.

Et pendant ce temps notre oppresseur vivait au sein de toutes les voluptés, s’enivrait de tous les plaisirs que la mollesse parisienne peut offrir et reposait paisiblement sous les lambris dorés.

Nous avions peu de ressources pécuniaires ; cependant il nous restait quelques pièces de draps et de toiles et des objets de quincaillerie que nous avions emportés de Paris.

Nous demandâmes au roi la permission de construire une case. Il nous l’accorda.

Je fus l’architecte de cette pauvre bâtisse[15] qui devait être pour nous un palais.

Le bâtiment avait quatre-vingt-dix pieds de longueur et les façades latérales quarante-cinq. Dans toute la longueur s’alignait, sur deux rangs, un dortoir contenant trente-trois lits de feuillage. Derrière les deux extrémités du dortoir étaient, d’un côté la cuisine, et de l’autre le réfectoire.

Ces deux pièces formaient deux pavillons carrés, autour desquels j’avais pratiqué une galerie couverte qui les joignait ensuite, en passant le long du dortoir. Chacune des deux façades longitudinales avait cinq portes ou fenêtres.

Avec des pierres et un ciment que l’on compose avec de la chaux de corail blanc, nous voulions élever devant la façade de ce bâtiment un obélisque supporté par trente-trois colonnes dédiées chacune au nom d’un déporté.

L’édifice entier n’aurait pas ressemblé au temple du Soleil dans la ville de Palmyre ; mais il n’en fallait pas tant pour des malheureux. Notre premier désir était de travailler ensemble à quelque chose qui nous rendît la vie moins pénible et qui attestât à la postérité, si loin de la métropole du tyran, ses fureurs et nos infortunes.

Nous voulions enfin donner aux habitants d’Anjouan une preuve des progrès de la civilisation chez les Européens, et peut-être mériter par là quelques égards de leur part.

En effet nos travaux avaient fixé l’attention de tous les habitants d’Anjouan. Notre obélisque surtout les étonnait beaucoup. Ils admiraient nos talents, et chacun d’eux se proposait d’utiliser notre industrie quand une épidémie affreuse se déclara dans l’île d’Anjouan.

Cette maladie, dont nous fûmes presque tous frappés, occasionnait des douleurs aiguës qui se répandaient dans tous les membres et qui n’avaient de terme que dans une mort rapide.

Rossignol fut une des premières victimes de l’épidémie. Jusqu’à son dernier moment ses paroles ne démentirent point son caractère impétueux et son courage intrépide.

Quelques instants avant d’expirer, il s’écria dans des mouvements convulsifs et en se tordant les bras : « Je meurs accablé des plus horribles douleurs, mais je mourrais content, si je pouvais savoir que l’oppresseur de ma patrie, l’auteur de tous nos maux, endurât les mêmes souffrances ! »

Il fut vivement regretté de nous tous et malgré nos propres maux, malgré l’égoïsme de la douleur, nous trouvâmes encore des larmes pour pleurer son trépas. Du reste, par son caractère, il nous était essentiellement utile. Fallait-il agir avec vigueur ? Il était le premier, et son activité paraissait infatigable ; fallait-il souffrir avec résignation ? il donnait l’exemple d’une âme stoïque. La commune infortune nous avait réunis. La séparation éternelle qui venait de nous isoler répandait autour de nous cette inquiète mélancolie qui remplit l’âme épouvantée.

C’était le 8 floréal an X.

  1. Le récit que nous publions utilise un précieux mémoire inédit conservé aux archives coloniales (Mémoire pour les 28 malheureux, reste de 71 citoyens français mis en surveillance spéciale à Mahé, principale d’îles Seychelles, etc.) en négligeant ce qui ne rentre pas dans le cours des événements auxquels Rossignol participa. Ce mémoire signé de 24 déportés avait été signalé déjà et cité par M. Jean Destrem dans son livre sur les déportations du Consulat et de l’Empire (Paris, 1885).

    D’autre part, des passages choisis dans les souvenirs de Lefranc, l’un des proscrits qui accompagnèrent Rossignol à Anjouan et le témoin de sa mort (cf. les Infortunes de plusieurs victimes de la tyrannie de Napoléon Bonaparte… par l’une des deux seules victimes qui aient survécu à la déportation) avec les notes authentiques qui servirent à M. Fescourt pour la rédaction de son Histoire de la double conspiration de 1800 et de la déportation qui eut lieu dans la deuxième année du consulat, continuent cette narration exactc. (N. de l’É.)

  2. Jean Destrem, le petit-fils de Hugues Destrem, membre du Conseil des Cinq-Cents, déporté à Cayenne, remarque justement que les qualifications qui apparaissent sur cette liste visent a un effet sur le public.

    « Sans m’attarder, dit-il, à rechercher jusqu’à quel point ces qualifications peuvent être fondées, je me contenterai de noter deux particularités : Ceyrat qui produit un si bel effet avec son titre de « président aux massacres de septembre » ne fut même pas maintenu en état d’arrestation. Sa femme n’eut aucune peine à établir qu’il avait été, en effet, président à l’époque des massacres, mais président de sa section et non président des massacreurs. Quant à « l’ouvrier septembriseur » Gabriel, le gouvernement ne devait pas avoir la peine de le conduire à Cayenne, puisqu’à ce moment même il habitait déjà cette colonie en qualité « d’agent civil » du gouvernement consulaire, détail que la police de Fouché ne s’était pas donné la peine de remarquer. Ajoutons que les consuls croyaient bien peu à la qualité d’ouvrier septembriseur de leur propre agent civil, puisque, quelques mois plus tard, ils devaient le nommer vice-président d’une cour d’appel.

  3. Le ministre de la Police au ministre de la Marine.
    22 nivose an IX.

    Je vous préviens, mon cher collègue, que, d’après les intentions du premier Consul, j’ai donné l’ordre de conduire à Nantes les personnes dont la déportation est ordonnée par le sénatus-consulte du 14 de ce mois ; elles devront être détenues dans le château de cette ville, jusqu’à leur embarquement par une disposition particulière du premier Consul.

    Signé : FOUCHÉ
  4. Le préfet de Nantes au ministre de la Police :
    Nantes, le 12 pluviôse an IX.

    …Le peuple s’est porté en foule sur le passage des voitures, mais il a observé le plus grand silence, et dans cette occasion on a eu pour eux tous les égards dus au malheur. Ils sont en ce moment à la disposition de la Marine…

  5. Marine au citoyen Levacher, commissaire principal de la Marine, à Nantes.
    20 nivôse an IX.

    Accélérez les préparatifs par tous les moyens qui seront en votre pouvoir. Il est essentiel que les prisonniers ne restent pas longtemps à Nantes. Le premier Consul voudrait même qu’ils n’y restassent que vingt-quatre heures. Faites à cet égard tout ce qui vous sera possible.

  6. Extrait d’une lettre du capitaine Guieysse commandant la Chiffonne au ministre de la Marine :

    « Le 22 messidor nous mouillâmes sur la rade de Mahé. Par la remise que je fis trois jours après des 32 détenus au citoyen Quinssy, commandant militaire, le principal but de notre mission se trouvait atteint.

    « Notre arrivée dans cette colonie naissante occasionna beaucoup de rumeurs parmi les habitants ; les nouveaux colons que je leur portais les inquiétaient beaucoup. Ils voulaient les reléguer sur quelque île déserte. »

  7. Extrait d’une lettre du général Magallon, commandant en chef à l’Ile-de-France, datée du 3 vendémiaire an X et adressée au général Bonaparte, premier consul :

    « J’aurai aussi, général, quelque chose à vous dire sur la situation politique et territoriale des îles Seychelles qui ont été choisies pour y jeter les déportés. J’ignore si le gouvernement est instruit que ces îles ont capitulé le 17 mai 1794, et quoiqu’à le bien prendre elles appartiendront dans l’état où elles sont au premier occupant, elles n’en sont pas moins en ce moment sous la domination anglaise, de sorte que les déportés, en y mettant le pied, sont libres par le fait, et peuvent se réclamer de la protection de l’Angleterre. »

    Dans son rapport au ministre, le général Magallon ajoute :

    « Si les Seychelles ont conservé quelques relations avec le gouvernement, c’est moins comme faisant partie du territoire de la République que comme habitées par des Français qui y ont été maintenus dans leurs propriétés ; d’après cela il pourrait arriver que l’agent des Seychelles, quoique français, se trouvât très embarrassé de recevoir les déportés que vous lui avez adressés puisqu’il est vrai de dire qu’en mettant le pied sur ce territoire ces déportés sont libres sur-le-champ de se réclamer de la protection anglaise et de sortir du lieu de leur exil. »

    (Correspondance générale de l’Île-de-France, 1801. Arch. des Colonies.)
  8. On lit dans une adresse de l’assemblée coloniale de l’Ile-de-France aux consuls de la République datée du 20 vendémiaire an X et commençant par ces mots. Le 18 brumaire an VIII fut un jour heureux pour la France :

    «…Tout ce que les atrocités révolutionnaires ont de plus horrible se trouve réuni comme dans un même foyer ; où ? — dans un pays habité par les hommes les plus paisibles de la terre.

    « Les massacreurs de septembre, les conspirateurs du 3 nivôse, les bourreaux des rives de la Loire, les coupe-têtes d’Avignon, voilà les hommes que la France a vomis de son sein et que le ministre fait transporter, non loin de nos îles, à côté d’une population qui s’est conservée jusqu’ici saine et intacte.

    « Saisis d’horreur au récit de leurs crimes, habitués à maudire leurs forfaits, que sentirions-nous à l’aspect de ces monstres ? Mais ils sont appuyés de la recommandation du ministre…

    « Les îles de France et de la Réunion feront en faveur de leurs malheureux frères des Seychelles de plus généreux efforts. Elles emploieront tous les moyens pour empêcher que cette colonie intéressante par sa position, par ses habitants, par son climat, ne soit perdue à jamais pour la France, pour la préserver, s’il en est temps encore, de la destruction et des calamités auxquelles elle a été abandonnée, pour assurer leur propre conversation et interdire sur leurs côtes tout accès à la contagion.

    « Le mystère dont cette opération a été enveloppée à notre égard, le choix du lieu si proche de nous, et qui n’est point ordonné dans l’arrêté des Consuls.

    « Ces faveurs, ces ménagements envers de tels hommes qui, suivant l’expression d’un écrivain, étaient réclamés par les déserts, et que l’on met en quelque sorte en possession d’une colonie déjà habitée, d’une colonie qui, sans aucun moyen répressif pour sa police, ne se maintient que par la paix qui règne entre ses habitants ;

    « La privation, à l’avenir, d’un point de relâche commode pour notre commerce avec l’Inde et avantageux pour nos corsaires dans le cours de la guerre ;

    « La facilité d’introduire dans notre colonie ces principes destructeurs(*) contre lesquels nous avons si généreusement lutté jusqu’ici et d’y appuyer les perturbateurs qui auraient pu échapper à notre surveillance ;

    « Ces objets d’inquiétude ont répandu l’agitation dans nos campagnes…

    (Correspondance générale de l’Ile-de-France.)

    (*) Le décret du 16 pluviôse an II, sur l’affranchissement des noirs. (N. de l’É.)

  9. Le commissaire Laffitte, capitaine d’artillerie, a laissé un journal complet de cette « expédition » sur les îles Seychelles et du voyage à Anjouan qui la suivît[*]. Les détails qu’on relève corroborent sur tous les points le récit des proscrits, mais on y voit de plus un luxe de précautions guerrières assez comique.

    « Je requiers, écrit-il en vue des îles Seychelles, le capitaine Hulot (commandant le Bélier) d’embosser sa corvette le plus près possible du débarcadère et de faire charger ses canons pour protéger de tous ses moyens le débarquement des détachements, en supposant que la terre oppose une résistance quelconque.

    [*] Compte rendu au Gouverneur général des établissements français à l’est du cap de Bonne-Espérance, par le commissaire qu’il a envoyé aux Seychelles et de là à Anjouan. (Correspondance générale de l’Ile-de-France, 1802.) « Si, étant à terre, les détachements avaient besoin d’un renfort, ils le feront connaître le jour par un pavillon œil-de-bœuf, et la nuit par trois fusées lancées de minute en minute.

    « Si la corvette avait besoin de secours, elle en avertirait la terre par trois coups de canon tirés de minute en minute.

    « Dates Mots d’ordre (à compter de six heures du matin).
    « 21 ventôse Bonaparte et Moreau.
    « 22 — Iles de France et Seychelles.
    « 23 — Rodrigue et la Réunion.
    « Je requiers le commandant Quinssy :
    « 1° qu’il ordonne de suite la fermeture de toutes les cantines, etc. ;
    « 2° qu’il mette de suite en réquisition les embarcations, etc. ;
    « 3° qu’il donne les ordres nécessaires pour qu’aucune embarcation ne communique, jusqu’à nouvelle détermination, avec les îles adjacentes à celle de Mahé ;
    « 4° qu’il mette un embargo général sur tous les bâtiments, même sur ceux qui se trouveraient en partance. »
    Suivent les détails de l’opération tentée, de concert avec les habitants des Seychelles et les nègres réquisitionnés « pour prendre les déportés entre deux feux, s’ils osaient résister ou les arrêter s’ils voulaient s’enfuir. »

  10. Aujourd’hui, ce citoyen vit retiré à l’île de la Réunion, » ajoute le mémoire des déportés signé du 22 germinal an XII de la République française une et indivisible.

    La déportation projetée du chirurgien Biarieux est d’ailleurs certifiée par un article de la délibération prise par les habitants des Seychelles présidés par le commissaire extraordinaire Laffitte. Cette commission arrêta, en outre, que les quatre noirs transportés sur l’Ile-aux-Frégates seraient embarqués sur la corvette le Bélier.

  11. « L’an X, le 25e jour de ventôse, 11 heures du matin, la commission instituée par le gouvernement général des établissements français au-delà du cap de Bonne-Espérance, pour prendre connaissance et juger, d’après le rapport des habitants quels étaient les hommes nuisibles à la tranquillité des îles Seychelles, déclare que les nommés ci-après lui ont paru devoir être transportés sur-le-champ hors de cette colonie comme étant par leur conduite passée et leurs principes susceptibles de désorganiser les îles Seychelles :

    « Magnan, Paris, Tirot, Serpolet, Saint-Amand, Fresnière, Vauversin, Brabant, Gerbaux, Mamin, Corchant, Joly, Rossignol, Taillefer, Saunois, Thirion, Chrétien, Gosset aîné, Van Heck, Marconnet, Gosset cadet, Lefèvre, La Géraldy, Soulier, Lacombe, Millières, Pachon, Moreau, Laporte, Dupont, Georget, Bouïn, Lefranc. »

    Extrait de la proclamation du commissaire Laffitte aux habitants des îles Seychelles :

    « Je ne crois pas devoir vous cacher que l’île d’Anjouan est le lieu où vont être portés les hommes que vous avez déclarés être coupables ou dangereux. Ce pays a été choisi par le gouvernement parce que le Roi est l’allié, l’ami des Français, et aussi parce que son intérieur est sain.

    « Des présents vont être offerts au Roi de cette île pour le décider à ne faire que de bons traitements aux hommes qui lui seront confiés : le gouvernement voulant impérativement le bon ordre, mais désirant l’obtenir sans que l’humanité puisse se plaindre. »

    (Corr. gén. de L’Ile-de-France, 1802.)
  12. On lit dans un travail joint aux pièces de la déportation à Anjouan :

    « Au lieu de transporter les déportés à l’île d’Anjouan, il semble que l’expédition aurait dû être destinée pour Madagascar. Là, on aurait trouvé des points où il eût été facile d’occuper utilement ces individus. On cite le port de Louquez, au nord-est de Madagascar : ce pays est découvert, il produit de bon tabac, de la cire jaune, d’excellent miel ; les bords de la mer fournissent beaucoup d’ambre gris et de tortues. Angoutry, dans la baie du cap de l’est offrirait encore un lieu de retraite ; c’est là que Benyousky avait fixé sa résidence, et certes ce fameux aventurier connaissait les localités : en effet le port est bon, le sol fertile, le riz y croît sans culture ; on y trouve de beau bois de construction et d’autres bois recherchés tels que l’acajou et le santal.

    « Si cette proposition est approuvée, il en sera écrit au commandant de l’Ile-de-France, pour qu’il transporte à l’un ou l’autre des endroits désignés les 32 déportés qui sont à Anjouan. » (Arch. des Colonies.)

  13. Note de Lefranc.
  14. Extrait du journal du commissaire Laffitte :

    Le 10 germinal, la corvette mouilla à Anjouan.

    Le 11 germinal, à sept heures du matin, le commissaire du gouvernement se rendit auprès du roi pour lui renouveler l’assurance de l’amitié de l’Ile-de-France… Les présents ont été débarqués, notamment la pièce à la Rostaing que le roi désirait vivement, afin d’avoir un canon mobile à opposer aux descentes des Malgaches. Plusieurs coups de cette pièce ont été tirés devant lui, afin qu’il connût ainsi que ses officiers la manière de s’en servir et de la manœuvrer.

    Le 12 germinal, le roi a exigé du commissaire du gouvernement qu’il réglât la conduite des Français relativement aux ordres qu’il leur donnerait, relativement aux usages des Anjouannais, et relativement aux femmes du pays.

    Revenu à bord, le commissaire fit appeler le citoyen Rossignol pour le prévenir que, d’après la confiance que les autres lui témoignaient, il avait été désigné comme leur chef, en lui adjoignant les citoyens Van Heck, Corchant, Lefèvre et Lefranc, que leur éducation mettait dans une classe particulière.

    En conséquence, le commissaire invita fortement le citoyen Rossignol à faire tenir une conduite sage aux Français qui allaient ainsi que lui être déposés à Anjouan. La réponse du citoyen Rossignol fut qu’il ferait tout son possible pour que les Français se comportassent bien, mais qu’il ne pouvait dissimuler que l’intention de tous était depuis longtemps de se rendre en France par les premières occasions qui se présenteraient. Le citoyen Rossignol ayant exprimé le désir qu’il avait d’être présenté au roi, le commissaire lui promit de l’y conduire le lendemain matin.

    Le 13 germinal au matin, les effets appartenant aux 33 Français, les objets portés dans la pièce K [*], les trois noirs désignés aux

    [*] Pièce K. — État des objets laissés aux Français portés à Anjouan par la corvette le Bélier, le 13 germinal an X :

    20 sacs de biscuits pesant 2 milliers, 1 barrique d’arak, 6 gamelles. 6 bidons, 1 hache.

    Ces objets sont fournis par la corvette.

    1 balle contenant 50 pièces garras numérotées n° 2 I. D. F. ; 1 balle numérotée n° 2 I. D. F contenant lorsqu’elle a été remise à Anjouan 15 pièces baftas, 20 pièces mouchoirs fond gris et pièces de toile bleue.

    3 chaudières, dont 2 en fer-blanc, et 1 en cuivre ; 1 baril de bœuf salé pesant 200 livres.

    Ces objets ont été donnés par l’état-major de la corvette.

    1 gril, 1 poêle à frire, donnés par l’état-major de la corvette.

    Ces objets sont mis sous la surveillance des citoyens Rossignol, Vaneck, Corchant, Lefranc et Lefèvre. Seychelles comme dangereux et les 33 déportés eux-mêmes furent débarqués. Pendant ce temps, le commissaire du gouvernement se rendit chez le roi pour lui présenter le citoyen Rossignol comme chef des autres Français devant rester à Anjouan. Le commissaire avait préalablement fait sentir au citoyen Rossignol le grand inconvénient qui résulterait pour le bien-être de tous, s’il avait l’indiscrétion de faire connaître que les Français que l’on portait à Anjouan y étaient par une mesure de sûreté de France et par une seconde mesure de sûreté prise par les colonies.

    Le citoyen Rossignol se borna donc à promettre au roi de lui obéir et de le défendre de tout son pouvoir contre les attaques des Malgaches.

  15. Lefranc était architecte et mécanicien.