La Vierge sensuelle/Texte entier

La bibliothèque libre.
Éditions Prima (Collection Gauloise ; no 66p. 1-48).

i


C’était une étrange jeune fille que Laure Harmel. Restée orpheline à vingt ans, héritière d’une fortune considérable, elle vivait seule avec une vieille cousine qui lui servait de chaperon et qu’elle appelait « tante Adèle ».

Non point que les deux femmes menassent une existence retirée. Loin de là. On les voyait souvent dans les salles de spectacles, dans les salons mondains, aux courses et un peu dans tous les endroits où se rencontrent les gens de la classe aisée.

Et il va sans dire que plus d’un homme avait remarqué la jolie héritière. Que dis-je ! Tous les hommes qui l’avaient vue une fois étaient fous d’elle, et il n’en était aucun qui n’aspirât à l’honneur de partager avec elle sa vie et ses millions.

Mais nul n’avait encore réussi à pénétrer le mystère troublant du regard des jolis yeux noirs, que voilaient à propos, des longs cils se rabattant avec la paupière sur l’éclat trop vif d’ardentes prunelles. Nul ne pouvait dire qu’il avait fait tressaillir d’émoi, même une minute, cette chair blanche et douce qui semblait appeler les caresses ; nul n’osait se vanter d’avoir perçu le moindre appel au baiser des lèvres ardentes et rouges sur lesquelles il eût voulu poser les siennes.

Laure passait partout, ironique, moqueuse, sans daigner paraître voir la foule d’admirateurs qui se pressaient sur ses pas.

Les plus audacieux avaient fait le siège de la « tante Adèle » dont la cinquantaine était indulgente aux amoureux, et bienveillante aux aspirants à la main de sa nièce.

Mais toujours Laure avait fait répondre par un refus décourageant. Elle avait repoussé les partis les plus sérieux et les fiancés les plus dignes d’elle.

Lorsque « tante Adèle » lui parlait de mariage, elle riait aux éclats.

— Non, disait-elle, non. Je ne me sens pas mûre encore pour la servitude.

Et sa parente s’effrayait elle-même de ce parti pris, que rien ne pouvait vaincre. Elle voyait la jeune fille devenir plus femme ; bientôt elle allait coiffer Sainte-Catherine sans qu’elle parût se soucier de « s’établir », ainsi que disait la brave femme.

Elles revenaient ce soir-là d’un bal mondain, où Laure avait subi l’assaut de vingt soupirants, se disputant l’honneur de danser avec elle pour la sentir un peu contre leur poitrine.

Parmi ces vingt soupirants, la tante Adèle avait un préféré : Gérard d’Herblay. Elle avait pris, à plusieurs reprises, le parti de ce jeune ingénieur, en même temps fin lettré, qu’elle considérait comme le mari rêvé pour la jeune fille. Et, dans la voiture qui les ramenait toutes deux, elle faisait une fois de plus l’éloge de cet amoureux qui s’acharnait à conserver malgré tout un espoir… Elle vantait sa constance, preuve d’un sentiment réel, faisait l’éloge de sa valeur personnelle, prônait même ses avantages physiques.

— Tu perds ton temps, tante Adèle, lui répondait en riant la jolie Laure. M. d’Herblay est peut-être très bien, il possède toutes les qualités, j’en conviens, mais je n’épouserai pas plus lui qu’un autre…

La tante Adèle n’était pas une duègne maussade et revêche. Elle restait une femme aimable et, s’étant mariée jeune, ayant eu même quelques aventures, elle ne concevait guère l’existence d’une femme jeune et jolie sans un compagnon, mari ou amant.

Aussi, jugeant par elle-même, ne comprenait-elle rien à l’obstination de sa nièce.

Lorsqu’elles furent rentrées dans l’appartement de Laure, et comme elle aidait celle-ci à se déshabiller avant qu’elle se mit au lit, elle voulut risquer une nouvelle tentative.

La robe de soirée de la jeune fille gisait sur un canapé, les bas étaient jetés sur une chaise et les derniers voiles étant tombés, Laure apparaissait presque nue, la courbe de ses hanches et les lignes de son corps dessinées par le tissu transparent de la chemise de soie fine.

Tante Adèle sourit :

— Lorsque je te vois ainsi, lui dit-elle, je me pose une question.

— Laquelle ?

— Je me demande s’il est possible que tu n’aies jamais songé à l’amour, s’il est possible que, te sachant belle parmi les plus belles, tu ne te sois jamais interrogée pour savoir si cette beauté ne t’avait pas été donnée précisément pour, tandis que tu es jeune, l’offrir à celui qui, en étreignant ce beau corps, lui ferait goûter les plus grandes joies de la vie…

Laure regardait sa parente, étonnée de ce discours.

Elle abaissa un moment ses beaux yeux sur elle-même, étira ses bras, considéra dans une glace sa poitrine aux seins fermes et elle poussa un grand soupir…

Ce n’était plus la jeune fille qui, ironique habituellement, se moquait des hommes. Ce soupir était, pour une femme experte comme tante Adèle, une révélation, et la parente de Laure devina un mystère que peut-être elle allait entrevoir.

— C’est vrai, dit la jeune fille, je suis belle… Et tu le dis bien cette beauté n’est pas faite pour moi seule. Hélas !… je ne le sais que trop… un jour viendra où un homme la profanera…

— Oh ! que voilà un vilain mot !… La profanation, ce serait, au contraire, faite comme tu l’es, de rester fille.

Un nouveau soupir fit soulever les jolis seins.

— Ne me dis pas cela… Écoute, tu vas savoir tout ce que je pense. C’est vrai ! J’ai cent fois songé à l’amour ! Cent fois j’ai senti mon être entier tressaillir d’un étrange élan vers un inconnu qui m’emporterait dans ses bras et auquel je m’abandonnerais toute.

« Mais nul n’a jamais connu cette faiblesse…

« Je vis libre, indépendante, et je veux le rester… Si je me refuse avec tant d’obstination, c’est que l’amour me fait peur… Pourtant, je suis comme les autres, et je sais qu’un jour je capitulerai. Mais, jusqu’à maintenant, ce jour-là n’est pas venu, et celui qui doit me vaincre ne m’est pas encore apparu.

Tante Adèle comprenait un peu, pas encore tout à fait cependant.

Mais, en bonne diplomate, elle ne voulut point pousser plus loin l’entretien ce soir-là.

— Tu n’es qu’une enfant ! dit-elle… Il faut chasser les mauvaises idées et, lorsque tu te sentiras ainsi portée vers l’inconnu de tes rêves, essaye seulement de mettre un nom sur le visage de cet amant. Alors, tu auras trouvé ton vainqueur et tu seras sauvée…

— Crois-tu que ce soit si facile ? répondit Laure.

Elle avait repris soudain son ton d’ironie coutumière, et elle ajoutait :

— Bah ! ne te tracasse pas pour moi ! Je suis riche, je peux vivre à ma guise !… Le reste importe peu !…



ii


La brave tante Adèle réfléchit longuement à cet entretien. Et le résultat de ses réflexions fut que le lendemain, elle se disait :

— Puisque Laure ne veut pas mettre de nom sur le visage de son inconnu, c’est à moi d’agir.

Agir, pour elle, c’était susciter une démarche d’un des soupirants de sa nièce. Et naturellement, elle n’hésita pas : elle choisit celui pour lequel elle avait une préférence, ce Gérard d’Herblay qu’elle tenait à donner à Laure pour mari.

Ne voulant pas attendre pour mettre son projet à exécution, elle s’en fut le jour même chez Mme d’Herblay mère, laquelle était une de ses meilleures amies.

— Ma chère, lui dit-elle, j’ai parlé à Laure. Cette enfant ne sait vraiment pas ce qu’elle veut. Mais ma conversation a tout de même eu un résultat. J’avais craint un instant qu’elle ne repoussât Gérard parce que son cœur était pris d’un autre côté ! Il n’en est rien heureusement. Et je crois bien que si votre fils faisait une démarche personnelle auprès d’elle, et s’il savait s’y prendre, nous verrions se réaliser notre projet.

— Vous en êtes sûre ? Comme Gérard va être content ! Il est tellement amoureux qu’il en perd le boire et le manger.

— Oh ! Je ne pense pas qu’il réussisse du premier coup ! Laure reste une jeune fille étrange… ce sera une conquête difficile, mais je la crois disposée à écouter favorablement celui qui saura lui parler. Et qui saurait mieux la convaincre que votre fils ?

— Nul autre certainement. Car l’amour lui donnera des arguments sans réplique pour convaincre votre belle mystérieuse.

Il fut convenu entre les deux amies que Gérard se présenterait le lendemain chez Laure, et que la tante Adèle préparerait celle-ci à recevoir la démarche du jeune ingénieur.

C’était là une mission délicate, car il fallait éviter à tout prix que la jeune fille se butât et refusât le candidat à sa main.

— Ma chérie, lui dit sa tante, j’ai reçu pour toi une nouvelle demande en mariage.

— On ne les compte plus. Et naturellement, tu as éconduit, comme les autres, ce prétendant.

— Ma foi non. Je n’en ai pas eu le courage. Il était tellement désespéré et il a tellement insisté pour venir te voir lui-même que je n’ai pu lui refuser cette faveur.

— Mais je ne veux pas qu’il vienne !

— Tu ignores qui il est.

— Peu m’importe ! Je refuse absolument de l’écouter.

— Pourquoi être aussi cruelle, lorsqu’au fond de toi-même, tu sais bien qu’un jour ou l’autre…

— Raison de plus…

— Tu vas causer le désespoir d’un brave garçon qui ne vit plus qu’en pensant à toi. Je t’assure qu’il est sincèrement épris ; d’ailleurs tu le connais, je t’en parlais hier encore, c’est Gérard d’Herblay…

Laure se leva à ce nom.

— Non, dit-elle, non… Lui moins qu’aucun autre.

— Que t’a-t-il fait ?

— Rien… mais…

— Écoute… ne sois pas intransigeante à ce point… Le recevoir ne t’engage à rien… Je serai là…

— Je n’ai pas besoin de toi.

— Alors, je n’y serai pas, répondit tante Adèle en souriant, je vais sortir avant qu’il vienne.

— Si tu veux.

— Mais tu me promets de le recevoir… et de l’écouter…

— Il le faudra bien, puisque tu le lui as promis en mon nom. Je me chargerai moi-même de le décourager.

Laure cependant était nerveuse, et sa parente remarqua qu’elle se contraignait pour paraître froide et détachée. Il était certain que l’annonce de la visite de Gérard avait produit une grande impression sur la jeune fille.

Tante Adèle qu’il était difficile de tromper, pensa tout de suite : « Tiens ! Tiens ! Est-ce que ma sauvage s’apprivoiserait… Elle agit absolument comme si Gérard ne lui était pas indifférent, au contraire. »

La brave femme fut encore confirmée dans cette opinion lorsqu’elle vit Laure passer dans sa chambre où elle consacra une grande heure à sa toilette ; ce n’était certes pas l’attitude d’une femme détachée des choses de l’amour et qui veut éconduire un prétendant importun.

Elle prit soin au contraire de faire ressortir tous ses avantages physiques et d’appeler à son secours — quoi qu’elle n’en eût nul besoin — tous les artifices de la coquetterie féminine pour mettre en valeur sa merveilleuse beauté.

On eût dit qu’elle voulait apparaître aux yeux de celui qui allait venir comme la plus désirable des femmes, on eût dit qu’elle voulait mettre à l’épreuve cet amoureux qu’on lui montrait désespéré de ses dédains précédents.

Tante Adèle la vit reparaître dans la plus élégante et aussi la plus suggestive des toilettes d’intérieur. Elle ne reconnaissait plus sa Laure intraitable. Mais, en bonne diplomate, elle se garda bien d’en faire la remarque. Elle pensa seulement que tout allait très bien, et que Gérard n’essuierait certainement pas le refus formel et définitif que se disait prête à lui opposer la belle héritière.

Aussi était-elle persuadée qu’elle avait enfin réussi à « caser » sa nièce, ce qui était le plus cher de ses désirs.

En prenant congé de Laure, elle lui dit :

— Surtout ne sois pas trop brutale dans ton refus ! Habitue-le seulement à l’idée de t’oublier.

— Pourquoi ? Je trouve inutile de lui laisser le moindre espoir.

— Enfin. Pense seulement qu’il ne faut jamais briser complètement un cœur, mets-toi à sa place…

— Oh ! fit la jeune fille en riant, à sa place… Comment veux-tu que je fasse, je ne suis pas un homme, moi !…

Complètement maîtresse d’elle-même, Laure ne décelait plus aucun émoi. Tante Adèle recommençait à ne plus comprendre. Et en s’en allant, elle se disait : « Pourtant, il ne lui est pas indifférent, sans cela elle n’aurait pas eu cette attitude. Et elle ne se serait pas mis en si grands frais de coquetterie pour le recevoir. »

Mais qui pénétrerait jamais le mystère de l’âme d’une jeune fille aussi énigmatique ?…

Gérard vint à l’heure dite.

Le cœur du jeune homme battait très fort. Sa mère l’avait bien mis en garde contre tout emballement, l’avertissant que cette démarche qu’il faisait avait seulement été organisée par la tante de la jeune fille, que rien ne faisait préjuger des sentiments réels de celle-ci. Mais allez donc mettre un frein aux rêves d’un homme épris d’une jolie fille !… Il avait tout oublié pour ne se souvenir que d’une chose : Laure consentait à le recevoir et à l’écouter.

Ce seul fait, à ses yeux, l’autorisait à croire qu’elle était déjà à lui… ou presque.

La jeune fille attendait, songeuse, celui qui allait venir.

Le timbre de l’entrée la fit sursauter… Elle ferma les yeux comme pour se retrouver seule avec elle-même et ne les rouvrit que lorsqu’elle perçut le bruit de la porte du salon où elle se trouvait au moment où Gérard pénétrait dans cette pièce.

La porte s’était refermée, ils étaient seuls.

Laure considéra longuement le jeune ingénieur, lequel, de son côté, ne détachait pas les yeux de celle qu’il aimait et qui lui apparaissait, à ce moment, plus désirable que jamais.

Ils s’examinaient l’un et l’autre, sans dire un mot, presque comme deux adversaires.

Laure rompit la première le silence qui pesait sur eux. Elle voulait échapper à cette sorte d’emprise qui lui semblait peser sur elle… Elle se sentait comme enveloppée dans un cercle d’effluves magnétiques que constituaient les désirs du jeune homme.

— Monsieur, dit-elle, vous avez demandé à me voir ?

Il était perdu dans le charme attirant qui se dégageait d’elle, ces quelques mots l’en firent sortir comme d’un beau rêve.

— Oui, mademoiselle, dit-il, madame votre tante a dû d’ailleurs déjà vous expliquer le motif de ma visite…

— Elle m’en a parlé vaguement.

— Vaguement ? Ne vous a-t-elle pas dit que j’aspirais au grand bonheur de vous épouser, que je vous aimais à la folie, que je ne pouvais vivre sans votre chère présence ?

Une fois de plus, elle s’était reprise. Ses lèvres s’ouvrirent dans un rire qu’elle voulait cinglant.

— Non, monsieur. Elle m’a dit plus simplement que vous vouliez demander ma main… Je l’avais chargée d’ailleurs de vous répondre en mon nom…

— Et cette réponse était ?

— Cette réponse que ma tante n’a pas voulu vous faire était la suivante : je ne suis pas disposée encore à me marier.

— Pas encore. Mais vous ne me dites pas « non » définitivement.

— On m’a défendu de vous dire « non » pour ne pas vous désespérer.

Ces paroles n’avaient rien d’encourageant, mais Gérard n’eût pas été amoureux de Laure s’il n’y avait pas vu une branche à laquelle s’accrocher, si faible fût-elle.

Les derniers voiles étaient tombés (page 3).

— Vous ne voulez pas me désespérer, dites-vous ? C’est donc que peut-être un jour… Oh ! j’attendrai, soyez sans crainte. Mon amour est trop sincère, trop profond…

Elle l’arrêta :

— Mais je ne vous autorise pas à me parler ainsi. Vous attendrez, dites-vous. Vous ai-je dit quoi que ce soit qui vous permette de supposer que, plus tard, je vous accorderai ce que je vous refuse aujourd’hui ?

— Ne dites pas cela, je vous en supplie. Ne prenez pas cette attitude. Vous ne pouvez être sincère. Vous ne pouvez rester insensible à un amour qui, je vous le répète, est fait à la fois d’admiration pour votre beauté, et d’un sentiment plus grand encore.

Assise maintenant en face de lui, elle jouait négligemment avec le ruban de sa ceinture. Plus il parlait, plus elle semblait s’éloigner de lui.

Et comme il se jetait à ses pieds pour l’implorer, elle partit d’un grand éclat de rire :

— Non, dit-elle, non. Relevez-vous, ce n’est jamais ainsi que vous arriverez à me fléchir…

Il se releva :

— Êtes-vous donc si cruelle ?

— Je ne suis pas cruelle, cher monsieur, je suis logique. Voyons, je suis riche, libre, indépendante, et vous venez tout d’un coup me demander de vous sacrifier tout cela, de passer sous votre joug…

— Oh ! sous mon joug !

— Mais oui ! Sous votre joug, je dis bien. Oh ! je sais ce que vous allez me dire : je ne peux pas vivre éternellement seule, je me marierai certainement un jour. Vous m’aimez comme nul autre ne le pourra ! Tout cela est possible, c’est même vrai, je le crois. J’ajouterai même que vous ne me déplaisez pas…

— Laure. Est-ce vrai ?

— Ne vous emballez pas, je vous prie, laissez-moi achever. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas vous qui m’épouserez. Hélas ! Je sais trop que malgré toutes les belles théories sur l’affranchissement féminin la femme sera toujours la proie de l’homme. Servitude douce, servitude consentie, servitude heureuse, mais servitude quand même.

« Vous êtes l’homme, le mâle, et vous voulez me prendre. Eh bien ! non, je me défends, je défendrai ma liberté. Je suis comme le gibier sauvage qu’il faut saisir ainsi qu’une proie. Où donc avez-vous vu que l’antilope venait tranquillement se livrer au lion ou au tigre ? Croyez-vous que si celui-ci se jetait à ses pieds et l’implorait, elle se laisserait convaincre qu’elle doit se laisser dévorer ?

« Le chat tient-il de beaux discours à la souris pour qu’elle vienne se placer sous sa patte ? Et l’oiseau vient-il gentiment dans la cage qu’on lui a préparée ?

« Je serai serve, un jour, comme toutes mes sœurs, mais de celui qui aura osé, de l’audacieux, du fort qui m’aura conquise malgré moi, et sur moi-même.

Gérard écoutait et regardait cette étrange fille. Au fur et à mesure qu’elle parlait, son visage prenait une expression sensuelle, son regard brillait d’un feu étrange, elle lui apparaissait plus belle, mais d’une beauté sauvage, qui attisait son désir, et du feu coulait dans ses veines.

— Ne dites pas cela, dit-il, ne dites pas cela !

— Pourquoi ? Puisque je le pense ? Est-ce que ce n’est pas ainsi autrefois que les hommes prenaient leurs épouses ? Est-ce qu’ils ne les enlevaient pas par surprise pour les emporter vers leurs demeures ? Est-ce que…

Mais elle fut obligée de s’arrêter.

Gérard, affolé, ne savait plus ce qu’il faisait. S’approchant d’elle, il l’avait saisie à bras le corps, ses lèvres cherchaient la bouche rouge et sensuelle de cette fille désireuse d’impressions extraordinaires et brutales.

— Tu as raison, disait-il. C’est vrai. L’homme ne doit pas implorer, il est le mâle qui doit s’emparer de celle qu’il aime comme d’une proie. Je t’aime ! Je te veux ! Tu vas être à moi !

Elle se raidissait, cherchant à lui échapper, se renversant en arrière pour éloigner ses lèvres de celles de Gérard.

Mais lui la serrait plus fort contre lui, ouvrait sa robe, l’emportait vers la chambre voisine ; elle avait beau se débattre elle ne parvenait pas à faire desserrer l’étreinte de l’homme qu’elle avait affolé.

Il répétait :

— Tu es ma proie ! Je t’ai conquise !

Et sa bouche se colla, gloutonne, impérieuse sur celle de Laure.

C’était fini. Elle était vaincue.

Pourtant, elle ne s’abandonnait pas encore.

— Gérard ! fit-elle, Gérard ! Laissez-moi ! Je vous en supplie ! N’allez pas plus loin ! N’abusez pas de votre force !

« Je suis vaincue, je me soumets. Je vous aime et je serai votre femme.

« Mais, je vous en conjure, si vous êtes un honnête homme, respectez-moi aujourd’hui.

En même temps, elle essayait encore de lui échapper, tout en lui disant :

— Oui, mon chéri, c’est vrai, tu m’as prise comme ta proie.

« Mais il ne faut pas, aujourd’hui… Plus tard…

Pourquoi, soudain, s’écarta-t-il ? Dans le regard de la vierge, au moment où elle allait succomber, il lui avait semblé lire une telle prière que toute son excitation tomba.

Il baisa les beaux yeux qui l’imploraient et s’éloigna.

— Pardonnez-moi, dit-il, mais vos étranges paroles m’avaient rendu fou ! Maintenant, voyez, je vous laisse, je ne vous demanderai plus rien de pareil, que le soir où vous serez ma femme aux yeux de tous.

Dégagée de l’étreinte, elle s’était relevée lentement.

— Laissez-moi quelques instants, dit-elle, mettre de l’ordre dans ma toilette et je vous rejoins.

Il mendia, souriant :

— Puis-je vous demander la faveur d’un baiser, d’un baiser librement donné, maintenant que vous êtes ma fiancée ?

Elle s’approcha de lui et leva vers sa bouche son visage qu’il prit dans ses mains.

— Ma Laure chérie, dit-il, je t’aime.

— Moi aussi, Gérard.

Tout heureux il la laissa et passa dans la pièce à côté.

Quelques minutes après, elle venait le rejoindre.

— Me voici, dit-elle.

— Ma chérie…

Mais elle le regardait et il fut surpris de l’expression nouvelle qu’il lui voyait.

Ce n’était plus l’amante suppliante de l’instant d’auparavant. Elle affectait, au contraire, une allure hautaine et distante, et elle dit :

— Cher monsieur, si vous êtes un galant homme, vous oublierez ce qui s’est passé tout à l’heure entre nous, et jamais plus vous ne m’adresserez la parole… Vous comprendrez qu’après la façon dont vous vous êtes conduit et l’insulte que vous m’avez faite, il vaut mieux que nous cessions toutes relations.

Il était abasourdi :

— Ce n’est pas possible ! dit-il. Laure, ce n’est pas vous qui parlez ainsi, vous qui, tout à l’heure encore tendiez vos lèvres à mon baiser.

Elle haussa dédaigneusement les épaules, et elle laissa tomber ces mots avec un sourire qui sembla à Gérard la plus cruelle des ironies :

— Mon cher, quand on tient sa proie, on ne la laisse pas échapper. Souvenez-vous de la fable du pêcheur et du poisson.

« Je vous ai prévenu : il faudra me prendre et me forcer à m’avouer vaincue, mais je me défendrai. Vous êtes un mauvais chasseur qui faites grâce au gibier au dernier moment. N’attendez pas que le gibier qui a retrouvé sa liberté revienne docilement se mettre à portée de votre fusil.

« Allons, si vous êtes un galant homme, ce que je crois, nous en resterons là. Vous n’êtes pas le mari qui me convient. Moi, il me faut un dompteur.

Elle n’avait pas vu la flamme de désir qui brillait encore dans l’œil de Gérard.

De nouveau il se précipitait vers elle et la prenait dans ses bras :

— Ah ! cette fois, dit-il, tu ne me tromperas pas ! Et tu seras à moi.

Elle se sentit serrée contre lui, emportée. Elle ferma les yeux, prête à l’abandon et cependant, une fois encore, comme les lèvres de Gérard s’approchaient des siennes, elle lui dit :

— Mon chéri, c’était pour t’éprouver ! Je t’aime, moi aussi et je te jure que je serai ta femme.

Mais lui n’écoutait pas.

— Eh bien ! Sois-la tout de suite ! Je t’aime trop pour attendre.

Alors, elle se raidit de tout son être et elle cria :

— Laisse-moi ! Laisse-moi ! Si tu me prends de force, je ne te reverrai jamais, jamais ! Tu m’auras une fois et ce sera tout !

Il la regarda et il se dit qu’elle ne pouvait pas lui mentir.

Respectueux une seconde fois de l’étrange vierge, il desserra son étreinte.

Elle n’eut plus de paroles méchantes. Comme ils étaient sur le point de se séparer, après avoir échangé un dernier baiser :

— Je suis heureux ! dit-il. Et je vais vite annoncer à ma mère et à tous nos amis la grande nouvelle de nos fiançailles.

Elle lui souriait doucement :

— Oui, mon Gérard. Oui, ou du moins attends ce soir. J’irai chez ta mère avec tante Adèle et nous réglerons tout cela.

Il partit, tout joyeux, quoique encore un peu abasourdi de cette aventure extraordinaire.

Restée seule, Laure se laissa tomber sur un fauteuil et se mit à pleurer nerveusement :

— Oh ! le niais ! fit-elle, le niais ! Il n’a pas su m’aimer et me prendre comme je le voulais. Non, ce n’est pas vrai, il ne m’aime pas. Autrement, il ne m’aurait pas écouté, deux fois, deux fois, c’est comme deux soufflets qu’il m’a donnés !



iii


Gérard cependant ne soupçonnait rien de ce qui se passait dans l’âme et dans l’esprit de Laure. Il était tout à son bonheur et lorsqu’il revit sa mère ce fut pour lui annoncer — sans la mettre au courant naturellement de ce qui s’était passé — que Laure consentait à devenir sa femme.

Ils attendirent impatiemment la visite promise pour le soir même de la jeune fille et de sa mère.

Aussi furent-ils surpris tous deux lorsque la tante Adèle arriva seule.

Gérard se précipita au-devant d’elle :

— Mademoiselle Laure n’est pas avec vous ? demanda-t-il.

— Mademoiselle Laure ! Ah bien ! merci ! Elle est furieuse après vous ! J’ignore ce qui s’est passé tantôt entre vous, mais elle ne veut pas entendre prononcer votre nom.

Le jeune homme tombait de son haut :

— Ce n’est pas possible !

— Voulez-vous que je vous répète textuellement ses paroles ?

— Oui, quelles qu’elles soient, dites-les…

— Eh bien ! Voilà : lorsque je lui ai demandé si vous étiez venu, elle m’a répondu : « Naturellement, il n’aurait pu manquer à ton invite, mais il s’est conduit comme le dernier des hommes. J’ai subi de lui la pire injure qui puisse être faite à une femme ! Aussi, je refuse de jamais le rencontrer. Tu m’entends, jamais ! Jamais ! Je voulais le lui écrire mais il vaut mieux que tu ailles le lui dire ce soir, de ma part. J’espère qu’il comprendra ! »

« Je n’ai rien pu tirer d’autre d’elle, rien. Elle s’est enfermée dans sa chambre et je l’ai entendue qui pleurait en criant qu’elle était bien malheureuse. Qu’avez-vous donc fait ? Que lui avez-vous donc dit ? Il paraît que vous l’avez injuriée gravement… deux fois ?

Mme d’Herblay, qui était une brave bourgeoise, aux idées saines et normales, se tourna vers son fils :

— Mon Dieu ! Gérard ! Aurais-tu par hasard été trop entreprenant et blessé la pudeur de cette enfant ?

Gérard était fort embarrassé. Il ne savait que répondre. Il fallait cependant qu’il se disculpât, tant aux yeux de sa mère que de la parente de Laure.

Et, ma foi, il prit le parti de leur raconter tout ce qui s’était passé entre lui et la jeune fille, en leur demandant la plus grande discrétion.

— Ce n’est pas de ma faute, dit-il en terminant. Vous comprenez dans quel état d’excitation je pouvais me trouver devant cette femme qui semblait s’offrir ainsi. Mes sens ont été les plus forts. Je défie n’importe quel autre homme d’agir autrement à ma place.

La brave Mme D’Herblay était stupéfaite, et scandalisée,

Quant à la tante Adèle, elle eut un sourire malicieux pour déclarer :

— Non, monsieur Gérard, un autre homme n’eût pas fait comme vous.

— Par exemple !

— Vous êtes inexcusable. Vous n’avez pas compris que Laure vous aimait ; ce dont elle vous tient rancune, ce n’est pas de vos emportements qu’elle avait elle-même provoqués, non, c’est de vos… deux défaillances !

« N’êtes-vous donc pas un homme véritablement pour ne pas savoir que c’est au moment où une femme amoureuse vous prie de la respecter qu’elle désire le plus n’être pas écoutée.

« Laure vous en veut de l’avoir trop respectée.

La mère du jeune homme, elle, était indignée :

— Ma chère amie, dit-elle, je ne veux pas qualifier la conduite de votre nièce. Si vous avez des raisons de l’excuser, moi, j’en ai d’autres pour la juger sévèrement. C’est une vicieuse et une sensuelle ! Elle ne peut pas être une honnête femme ! Et c’est moi, maintenant, qui refuse de laisser mon fils épouser une telle créature.

Gérard interrompit sa mère :

— Maman ! Ne parle pas ainsi !

Mais tante Adèle avait pris soudain une attitude digne de personne froissée et ce fut d’un ton pincé qu’elle répondit :

— À votre aise chère amie, moi-même je ne désire plus ce mariage et comme il déplaît à ma nièce, il vaut mieux n’en plus parler.

Sur quoi, elle prit congé et sortit.

Une fois dehors, elle reprit sa physionomie souriante et se dit : « Ces deux enfants-là s’adorent ! Quand ils seront un peu jaloux l’un de l’autre, tout ira bien ! »

Lorsqu’elle se retrouva seule avec sa nièce, elle eut garde de lui faire savoir qu’elle était au courant de ce qui s’était passé entre Laure et le jeune ingénieur.

Elle lui dit seulement :

— Après tout, tu as peut-être raison. Ce Gérard n’était pas le parti qui te convenait et je m’excuse de t’en avoir parlé.

Laure la regarda puis, au bout d’un instant, posa la question qui lui brûlait les lèvres :

— Qu’a-t-il répondu ?

— Mon Dieu, pas grand’chose. Sa mère a été assez froide.

« Quant à lui, il m’a semblé s’incliner facilement devant ton refus. Je m’étais trompée certainement sur ses sentiments !

Laure l’arrêta pour déclarer nerveusement :

— C’est bien ! N’en parlons plus ! Et une autre fois, ne te mêle plus de me trouver un mari !

— Je m’en garderai bien. Pour ce que ça me réussit !

Pourtant, le soir, Laure ne parvint pas à s’endormir. Malgré elle, elle revivait les moments passés dans la journée avec le jeune homme, elle cherchait à retrouver les sensations qu’elle avait éprouvées lorsqu’il la tenait dans ses bras, et, fermant les yeux, tout bas, elle prononçait son nom : « Gérard ! Gérard ! »

Puis elle murmurait :

— Non | Ce n’est pas vrai ! Il ne peut pas en avoir pris facilement son parti !

Elle s’attendait, dès le lendemain, à le voir accourir chez elle, ou au moins à recevoir une lettre de lui, mais rien ne vint.

Cependant Gérard avait bien écrit ; il avait passé la nuit à rédiger une longue lettre, qu’il avait recommencée plusieurs fois.

Finalement, il l’avait expédiée ainsi conçue :

« Ma Laure aimée,

« Vous ne pouvez m’empêcher de vous donner ce nom après ce qui s’est passé hier entre nous.

« Je ne peux croire, après les moments d’inoubliables abandons au cours desquels vous fûtes presque mienne, que vous me repoussez. Hier soir, je vous ai attendue et j’ai passé la nuit avec votre chère image et le souvenir des baisers que nous avons échangés et qui me brûlent encore les lèvres.



— Cette fois tu seras à moi ! (page 13).

« Laure, je ne sais de quoi vous m’en voulez, mais à l’avance, si je vous ai froissée, n’en accusez que mon ardent amour, et d’avance croyez que, quelle que soit ma faute, je la regrette infiniment !

« Je suis au désespoir et je ne peux croire qu’après avoir accepté de devenir ma femme, vous vous repreniez ainsi.

« Je veux vous revoir. Je vous en supplie, ne me condamnez pas sans appel.

« Laissez-moi vous dire encore que je vous aime et que je n’en aimerai jamais d’autre que vous.

« Ce soir, je serai à la réception de Mme B… J’espère vous y rencontrer et pouvoir vous parler.

« Un malheureux qui ne peut plus vivre sans votre amour.

Gérard. »

La tante Adèle veillait. Elle avait son plan, la tante Adèle.

Aussi, intercepta-t-elle, sans scrupule aucun, la lettre adressée à sa nièce, et elle répondit carrément au nom de celle-ci :

« Monsieur,

« Ma nièce me charge de vous retourner votre lettre et de vous prier de ne plus l’importuner.

« D’ailleurs, je peux vous informer à l’avance d’une nouvelle qui sera bientôt officielle : Laure est fiancée depuis ce matin avec un autre plus habile que vous. »

Elle alla porter elle-même la lettre, ce qui lui fournit l’occasion de voir la mère du jeune homme.

Il va sans dire que Mme d’Herblay reçut sans démonstration d’amitié la tante de Laure. Celle-ci cependant affecta de ne pas s’en apercevoir. Au contraire, elle déclara :

— Nous aurions tort de nous fâcher à cause de ces enfants. Après tout, je comprends fort bien que vous ayez peur de marier votre fils avec ma nièce qui me paraît un peu exaltée.

« Pour tout arranger, je vais lui chercher un autre mari. Quant à Gérard, je suis persuadée que vous n’aurez pas de peine à trouver pour lui une fiancée moins romanesque qui lui fera oublier cette aventure.

« Le mieux serait que nous puissions annoncer le plus tôt possible ces doubles fiançailles.

Mme d’Herblay trouva ce raisonnement fort judicieux et elle entra pleinement dans les vues de la tante Adèle qui, au fond, avait son plan.

Ce même soir, Laure refusa d’elle-même de sortir ; elle prétexta une migraine pour s’enfermer dans sa chambre et n’en pas sortir.

Pourquoi, ne trouvant pas le sommeil, se mit-elle à sa fenêtre ? Peut-être parce que la nuit fraîche et le ciel étoilé l’encourageait à rêver.

Or, en face d’elle, de l’autre côté de la rue, une fenêtre était éclairée, fenêtre d’une chambre dans un Palace hôtel qui se trouvait juste vis à vis de sa demeure.

Elle suivait distraitement les allées et venues d’une femme de chambre qui allait et venait dans la pièce. Elle distinguait son bonnet et son tablier blancs ; même elle pouvait voir les traits malicieux, les yeux pétillants de cette fille accorte, brune et provocante.

Elle la considérait en se disant : « Celle-là aussi peut-être pense à l’amour. Comment peut être l’homme qui le personnifie à ses yeux ? »

Comme si la réponse devait lui être faite immédiatement un homme entra dans la chambre où se trouvait la soubrette.

Quel était cet homme ? À son allure, Laure jugea qu’il devait appartenir au personnel de l’hôtel.

Toujours est-il qu’il se mit à plaisanter la jeune femme.

Témoin de cette scène, Laure n’en détachait plus ses yeux. Elle y prenait d’autant plus d’intérêt que, ne percevant pas les paroles échangées entre les deux personnages, leurs gestes devenaient pour elle d’autant plus expressifs.

La servante riait en repoussant des avances que son compagnon précisait de plus en plus.

Et puis Laure vit l’homme embrasser la jeune femme dans le cou, près de la nuque. Il la souleva entre ses bras, elle se débattait en riant, mais lui ne la lâchait pas et devenait plus audacieux.

Frémissante, Laure semblait vivre la scène qui se déroulait devant ses yeux. Il lui parut même percevoir un cri poussé par la femme de chambre.

Elle referma la fenêtre bruyamment et s’alla jeter sur son lit.

— Oh ! dit-elle, celui-là, c’est un homme vraiment. Il n’a pas cédé ! Il n’a pas lâché sa proie au dernier moment ! Voilà comme je veux être prise !

Et elle enviait le sort de la servante. Elle l’enviait au point que, curieuse, elle revint vers la fenêtre.

La femme de chambre était assise sur le lit. La lumière l’éclairait et Laure pouvait distinguer son visage tourné, souriant, vers l’homme auquel elle paraissait dire des mots dont la jeune fille ne comprenait pas le sens.

L’expression seule frappa Laure qui soupira, en disant :

— Elle paraît bien heureuse !

Recouchée maintenant, seule dans son lit, elle se demandait :

— Qui donc saura m’aimer, moi ?

Elle comparait Gérard à l’amoureux qu’elle venait de voir, et elle pensait :

— Pourquoi ne m’a-t-il pas prise, lui, comme l’autre ?

Tout son être aspirait à l’abandon et au don de soi. Laure se révélait sensuelle et elle maudissait son amoureux qui n’avait pas su la comprendre : « Je le hais ! Oh ! comme je le hais ! » disait-elle.

Cependant si, à ce moment, il lui était apparu, s’il était venu dans sa chambre et qu’il ait voulu la prendre, elle n’eût pas fait un geste pour lui résister.

Elle l’attendait presque et s’étonnait qu’il ne répondit pas à son appel.



iv


Gérard avait été très désappointé en recevant la lettre de la tante Adèle en réponse à celle qu’il avait adressée à Laure.

Le congé définitif qui lui était signifié le plongea d’abord dans un violent désespoir, puis une grande colère l’envahit en apprenant que Laure s’était tout de suite engagée envers un autre.

C’est une comédienne ! dit-il. Et elle s’est jouée de moi !

Aussi était-il tout disposé à écouter d’une oreille complaisante les sages conseils de sa mère qui lui faisait valoir que, malgré sa richesse, dont il n’avait heureusement pas besoin, Laure était une de ces femmes fatales qui font le malheur des hommes.

— Oublie cette créature qui trompera certainement son mari et ne peut pas devenir une honnête épouse. Il y a tant de jeunes filles convenables qui feraient ton bonheur.

Justement — comme par hasard — Mme d’Herblay avait sous la main une demoiselle Éliane Anjoubert, qui avait toutes les qualités qu’on doit exiger d’une femme honnête et attachée à ses devoirs conjugaux.

Éliane n’avait pas la beauté captivante et mystérieuse de Laure, mais elle était quand même fort jolie et de bonne éducation.

Gérard, d’ailleurs, était prêt à accepter n’importe quelle fiancée.

Il n’avait qu’une idée : oublier la fille cruelle qui l’avait repoussé et s’était moquée de lui. Il accepta donc cette fiancée et laissa sa mère annoncer à tous leurs amis son prochain mariage.

Au fond de lui-même, il eut bien voulu savoir ce que Laure allait penser et il se disait qu’il eût été heureux qu’elle en éprouvât quelque dépit, mais il ne laissa pas percer ce sentiment.

Cependant, ses fiançailles étaient annoncées avant celles de Laure et il ignorait encore le nom de celui qui l’avait supplanté dans le cœur de la jeune fille.

— Sans doute, se disait-il, celui-là n’a-t-il pas fait grâce à la victime au dernier moment. Il a été le beau dompteur, brutal jusqu’au bout.

« Je voudrais bien le connaître, ce vainqueur !

Et il se dissimulait à lui-même que la jalousie seule le faisait parler ainsi.

Cependant, si Gérard ignorait le nom de son heureux rival, Laure, elle, avait appris les fiançailles du jeune ingénieur.

La tante Adèle s’était fait un malin plaisir de les lui annoncer et de lui fournir tout un luxe de détails sur la fiancée, Éliane, qui était, disait-elle, une jolie blonde, dont la grâce et le charme avaient certainement dû faire vite oublier à Gérard son aventure avec Laure.

— Tant mieux ! répondit celle-ci. Tant mieux ! Tout le mal que je lui souhaite, c’est qu’il soit heureux avec cette petite ; il ne m’intéresse guère, d’ailleurs, ce monsieur. Pourquoi me parler ainsi si longuement de lui ?

— Pour rien, tu sais, on parle beaucoup de cette union. Ce sera un grand mariage.

— Nous n’irons pas.

— Nous aurions tort. Il est vrai qu’on pourrait encore te demander « Et vous, Laure, quand sera-ce votre tour ? » Et puis, on croirait que tu es jalouse.

— Alors, nous irons.

— À propos, il y a M. Albert Duchemin qui est venu. Il insiste beaucoup pour te voir.

— Ah oui ! Encore un prétendant à ma main.

— Drôle de prétendant ! Fat, plein de lui-même, un désœuvré, sans situation sociale.

— Il a de la fortune. Ce n’est pas un vilain parti.

— Comment ? Tu consentirais à l’épouser ?

— Je n’en sais rien, mais il faudra bien que j’épouse quelqu’un, un jour. Que ce soit ce Duchemin ou un autre, peu importe.

— Alors, s’il revient ?

— S’il revient, je le recevrai.

— Comme tu voudras !

Et la tante Adèle se dit en elle-même : « La voilà où je voulais l’amener. »

Certes Albert Duchemin prétendait à la main de Laure, mais il y prétendait sans espoir aucun. Cependant il la courtisait tant pour elle-même que pour sa dot, car la fortune que lui reconnaissait la jeune fille n’était depuis longtemps qu’un souvenir et il avait grand besoin de l’argent de sa future femme pour faire figure dans le monde.

Il avait longtemps tourné autour de Laure sans parvenir à obtenir la moindre attention de la jeune fille, et il ne comptait guère que sur un hasard miraculeux pour arriver à son but.

Aussi fut-il agréablement surpris d’apprendre que la belle, jusque-là insensible, consentait à le recevoir.

— Allons ! dit-il, la vie est encore belle ! Une jolie femme que tout le monde m’enviera ! De l’argent ! Me voilà remis en selle.

Et ce fut tout souriant qu’il se présenta chez celle qu’il considérait déjà comme conquise.

Laure s’était promis de jouer avec lui le même jeu qu’avec Gérard. Elle avait fait la même toilette et préparé le même petit discours qui avait exaspéré les sens du fiancé éconduit… Cette fille extraordinaire aimait jouer avec le feu.

Mais, tout de suite, à la vue de l’homme, elle eut peur de lui. Malgré elle, elle se dit qu’avec celui-là, il n’y aurait aucune supplication qui le retiendrait.

Par une étrange contradiction, elle qui avait tant envié, le jour où elle en avait été le témoin, les amours brutales de la servante d’hôtel, elle craignait de devenir la maîtresse de celui que pourtant elle avait fait demander auprès d’elle et auquel elle était décidée à se donner.

Quoi qu’elle fit pour la dissiper, l’image de Gérard s’interposait entre elle et ce Duchemin dont elle n’ignorait rien, dont elle connaissait la vie de joueur et de débauché, dont elle savait aussi le mépris pour toutes les femmes. Peut-être même était-ce à cause de ce mépris qu’elle l’avait choisi.

Il entra le sourire aux lèvres.

Tout de suite, assuré du résultat, il alla au fait et ce fut brutalement qu’il demanda à la jeune fille si elle voulait être sa femme.

Elle ne répondit pas tout d’abord. Les mots qu’elle avait préparés n’arrivaient pas à sortir de sa gorge. Et pourtant, c’étaient les mêmes phrases qu’elle avait jetées quelques jours auparavant à la tête de son premier soupirant.

Mais elle voulait, elle s’était juré à elle-même de n’appartenir qu’à l’homme qui la contraindrait à se donner.

Et, reprenant son empire sur elle-même, elle redevint ironique. Elle releva ses beaux yeux et les fixa hardiment dans ceux de l’homme pour lui dire :

— Je ne suis pas de celles qui se donnent. Pour me posséder, il faudra me prendre de force, malgré moi.

Et elle recommença sa théorie de la femme serve, de la proie qui ne se livre pas d’elle-même.

— Ma foi, s’écria Duchemin, vous avez raison et vous êtes une assez jolie proie pour tenter le plus ardent des chasseurs. Jamais biche aussi élégante et aussi fine n’aura fait courir une meute. Et je me sens l’âme de plusieurs meutes aujourd’hui, ma belle enfant.

Comme le jour de son aventure avec Gérard, elle était bientôt soulevée, emportée et serrée sur la poitrine de l’homme, mais Albert Duchemin ne s’attardait pas à des caresses inutiles. Tout de suite, il cherchait à la prendre.

Elle criait, se défendait, se débattait, mais lui ne l’écoutait pas.

Et cependant, c’était pour tout de bon cette fois qu’elle se refusait, qu’elle essayait de s’arracher des bras de cet homme qui, brutalement, voulait la faire sienne.

Elle le suppliait, mais lui répondait :

— Tu veux rire, ma mignonne ! Tu te moquerais de moi après.

Elle revit Gérard maîtrisant son désir et s’effaçant devant elle.

Et comme Albert se penchait sur elle, elle le mordit, de toutes ses forces à la main, puis poussa un appel désespéré criant « Au secours ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Eh bien ! monsieur ! Oh ! quelle infamie ! Quel lâche vous êtes !

Albert Duchemin se sentait tiré par les bras, en même temps que la tante Adèle, furieuse, apparaissait devant lui.

Laure avait profité de l’intervention de sa parente pour échapper à l’étreinte de l’homme.

— Oh ! faisait-elle en pleurant ! Oh ! je n’aurais jamais cru cela !

La tante Adèle était superbe d’indignation :

— Heureusement, disait-elle, que je n’étais pas loin et que j’ai pu arriver à temps. Mais, monsieur, pour qui donc prenez-vous ma nièce ? C’est une jeune fille convenable. Comment avez-vous osé ?

Laure avait repris ses esprits.

— C’est bien, tante, dit-elle. Je suis persuadée que monsieur regrette maintenant son attitude. Pour moi, je consens à l’oublier si monsieur veut bien souscrire à mes conditions.

Duchemin se demandait maintenant où la jeune fille étrange, qui s’était refusée après s’être presque offerte, voulait en venir.

Cependant il ne voulait pas abandonner tout espoir de posséder la femme et la fortune.

— Quelles que soient ces conditions, dit-il, je les accepte pour bien vous prouver que si je n’ai pu résister à certaines… attractions auxquelles tout autre que moi eût succombé, je n’en suis pas moins résolu à tout faire pour que vous ne me regardiez pas en ennemi.

Laure, échappée au danger, avait repris son attitude ironique coutumière :

— Oh ! fit-elle, mes conditions sont simples. Je vous demande de m’épouser. C’est bien le moins que vous me deviez.

— Certes ! Et si c’est là ma punition…

— Vous recommencerez, je le crois. Mais, au contraire ce que j’attends de vous, c’est que vous soyez un mari officiel, mais apparent, un figurant si vous aimez mieux.

— Comment, après ce que vous-même disiez tout à l’heure ?

— Certes ! J’ai changé d’idée, voilà tout. Vous aurez en moi un beau parti. Vous serez riche et pourrez payer vos dettes. Mais vous ne me demanderez jamais aucune faveur, ni aucune caresse.

« À cette condition je consens, dès que vous le voudrez, à devenir votre femme.

— C’est ridicule !

— Si vous le trouvez ainsi, n’en parlons plus ! Ou vous serez un mari de façade, un mari pour le monde, ou vous ne serez rien du tout.

Albert Duchemin s’inclina fort cérémonieusement, baisa la main qui lui était tendue et dit :

— Il sera fait suivant votre désir, mademoiselle. Je serai comme vous le dites si bien, un mari de façade, mais laissez-moi espérer qu’un jour…

— Si ça vous fait plaisir, vous pouvez espérer tout ce que vous voudrez, seulement n’y comptez pas trop.

« Je vous autorise pour aujourd’hui à annoncer vos fiançailles avec moi. Ne trouvez-vous pas cela suffisant ?

— C’est plus de bonheur que je ne pouvais l’espérer !

Et Albert Duchemin, soumis, se retira, Pourtant, il pensait que, sans l’intervention inopportune de la tante Adèle, il aurait en ce moment lié à tout jamais son destin à celui de la jolie Laure.

— Bah ! dit-il, ce n’est que partie remise ! Et je ne suis pas l’homme auquel une petite femme nerveuse impose un ménage blanc.

Laure, de son côté, écoutait les reproches de tante Adèle qui s’élevaient en termes amers contre l’attitude de sa nièce… laquelle avait failli perdre l’honneur en même temps que sa vertu, dans une aventure ridicule.


Elle s’alla jeter sur son lit (page 19).

— Vraiment, lui disait-elle, ma petite Laure, il fait bon d’être originale, mais pas à ce point. Je tremble en me demandant ce qui serait arrivé si ce misérable avait réussi à te violenter.

— Eh bien mais, il ne serait rien arrivé du tout. Après tout, je serais sa maîtresse à présent, ce qui n’a pas grande importance puisque avant un mois je serai légitimement mariée avec lui.

— Que vas-tu dire là ?

— Rien que de très naturel. Quel jour se marie M. d’Herblay ?

— Mais, le 14 avril, je crois.

— Fort bien, moi aussi, je me marierai le 14 avril et j’entends que ce soit à la même heure et à la même église.

« Je veux lui montrer que je n’ai pas plus de peine que lui à le remplacer.



v


Gérard avait naturellement été avisé l’un des premiers du prochain mariage de Mlle Laure Harmel avec M. Albert Duchemin.

En apprenant le nom de son rival plus heureux, il avait d’abord eu la pensée de le provoquer. Mais il avait ensuite réfléchi qu’il jouerait un rôle ridicule. Cet homme, après tout, ne lui devait aucune réparation.

Il enrageait cependant à la pensée que ce viveur allait devenir l’époux de Laure.

Et il enrageait d’autant plus qu’il avait la conviction que la jeune fille était devenue la maîtresse de celui qu’elle allait épouser.

Certainement, la même scène, dans laquelle il avait été si bien berné, avait dû se dérouler avec Duchemin qui n’avait cédé, lui, à aucun scrupule, pour posséder cette vierge sensuelle, mais ignorante.

Et il se prenait à insulter Laure.

— C’est une folle ! disait-il. Elle a un tempérament de prostituée. D’ailleurs, toutes les femmes sont semblables ; elles se cachent plus ou moins de nous, voilà tout. Mais elles sont toutes esclaves de leurs sens.

Et il en concluait :

— Elles ne méritent pas d’être traitées autrement que de jolis jouets dont on s’amuse, des bêtes à plaisir !

Même sa fiancée ne trouvait pas grâce devant lui.

La pauvre petite n’y comprenait rien. Gérard, qu’elle croyait très amoureux d’elle, avait de temps à autre des mots brusques à son adresse, il la regardait étrangement et elle se sentait mal à l’aise lorsque les yeux du jeune homme se fixaient sur elle avec cette expression étrange.

C’est qu’à ce moment, Gérard pensait à Laure, il identifiait celle-ci avec Éliane et se disait : « Peut-être que cette enfant, avec son air naïf, a envie, elle aussi, d’être possédée brutalement. »

D’autres fois, il avait envie de courir chez la belle ingrate et de la faire capituler sous son étreinte, pour la reprendre à l’autre.

Alors, pour calmer ses nerfs, pour que ses sens soient apaisés, il allait vers les lieux de plaisir où il savait rencontrer des femmes faciles.

Il s’étourdissait, s’oubliait en des orgies crapuleuses qui le rendaient encore plus dur à l’égard des femmes.

Il se plaisait à demander à ses amies de rencontre des caresses qui les avilissaient davantage à ses yeux.

Il avait ainsi lié connaissance avec une grande fille brune, qui était devenue presque son amie en titre et à laquelle il avait demandé un jour :

— Comment t’appelles-tu ?

— Carmen, avait répondu la femme en riant.

— Ce n’est pas ton vrai nom.

— Qu’est-ce que ça peut te faire. Carmen ou autrement !

— Non, je veux savoir ton vrai nom.

— Ah bien ! mon petit ! Tu es drôle, toi, enfin, si ça te fait plaisir, je m’appelle Julie.

Pourquoi avait-il insisté en espérant qu’elle lui répondrait : Laure ? Il l’ignorait. Il avait obéi à une impulsion dont il n’était pas maître.

En entendant le nom de Julie, il fit la moue.

— Ça ne te plaît pas ? Tu vois, dit la femme, ce n’était pas la peine de me le demander, Carmen, c’est bien plus beau. Et puis, ça me va mieux, parce que je suis brune.

Mais il lui avait répondu brusquement :

— Pour moi, tu t’appelleras Laure.

— Laure… c’est un drôle de nom. Tu dois avoir eu une maîtresse qui s’appelait comme ça et qui t’a plaqué, au moins ?

— Qu’est-ce que ça te fait ?

— Ça se voit bien. Pauvre gosse, va !

Il regarda cette femme déchue qui avait ainsi pour lui, malgré elle, une expression de pitié. Il était surpris. Elle reprit :

— Faut pas t’en faire pour une femme, va ! Ça n’en vaut pas la peine. Appelle-moi Laure si tu veux.

— Oui, je le veux. Et je veux aussi que tu fasses tous mes caprices, tous, tu entends ?

— Bien sûr, grand fou que tu es… Je te la ferai oublier cette vilaine femme. Tu verras, je serai tout plein gentille, mon petit loup chéri.

Et il s’abîmait avec cette fille, en des étreintes renouvelées, des caresses et des agaceries qu’il lui semblait exiger de l’autre, qu’ainsi il abaissait dans son esprit.

Laure s’identifiait pour lui avec la fille qu’il prenait dans ses bras, avec laquelle il soupait dans les cabinets particuliers des restaurants de nuit.

Lorsqu’il la possédait, rageusement elle lui disait :

— Ça, ce n’est pas de l’amour pour moi ! C’est pour l’autre. Vrai ! Faut-il qu’une femme soit rosse pour lâcher un type qui a un pareil béguin pour elle ! Moi, ça ne m’est jamais arrivé qu’on m’aime comme ça ! Je suis pas une femme pour avoir des grandes passions.

— Tais-toi, lui répondait-il, tais-toi.

Il ne voulait pas qu’elle parlât. Il préférait la posséder dans le silence pour ne pas que fût rompu le charme de l’illusion.

Puis, il se retrouvait en présence de sa fiancée. Et un sentiment nouveau naissait en lui ; il était arrivé à identifier la Laure qui l’avait repoussé avec sa nouvelle amie. Alors, Éliane apparaissait à ses yeux comme la pureté, faisant contraste avec l’autre qu’il avait faite impudique et sensuelle.

Mais, quand même, malgré tout, il n’arrivait pas à préférer sa fiancée ni à arracher de son âme l’amour qu’il aurait voulu tuer.

Pourtant, il le fallait, puisque Laure appartenait maintenant à un autre. Et quel autre ! Ce Duchemin, il l’avait rencontré une ou deux fois dans les boîtes de nuit, s’amusant avec des filles, presque toujours ivre et se plaisant dans la basse orgie. Chaque fois une rancœur lui était venue, chaque fois il avait davantage méprisé celle qui s’était donnée à cet homme indigne d’elle, ou du moins il avait cru la mépriser davantage !



vi


Les jours coulaient ainsi et l’on approchait de la date où devaient être célébrés les deux mariages.

Albert Duchemin avait scrupuleusement respecté les conventions que lui avait imposées son étrange fiancée, et il avait gardé envers elle une attitude des plus correctes, comme si jamais rien ne s’était passé entre eux.

Mais il était fermement décidé à changer d’attitude.

— Il faudra bien, pensait-il, que cette jolie poulette cède le soir de ses noces. Elle se trompe si elle se figure que, lorsque je serai le mari, je n’exigerai pas de ma femme tout ce à quoi j’ai droit. Les mariages blancs, on voit ça dans les livres, mais dans la réalité c’est une autre paire de manches.

Laure ne se faisait pas d’illusions. Elle se rendait bien compte que son futur époux n’était pas du tout l’homme à tenir sa parole. Et elle voyait venir avec appréhension le jour où il lui faudrait devenir Mme Duchemin.

Cependant, elle était trop fière pour renoncer à cette union.

Elle se mariait par vengeance, pour que Gérard ne crût pas qu’elle le regrettait et aussi parce que lui-même l’avait facilement abandonnée pour s’engager vis-à-vis d’une autre.

Sa tante, maintenant, eût bien voulu, elle aussi, défaire ce mariage, car elle savait que Laure aimait toujours Gérard. Mais elle se heurtait à l’entêtement de la jeune fille qui lui répondait :

— Pourquoi veux-tu m’empêcher de me marier ? Tu devrais être contente, au contraire, toi qui me reprochais toujours de rester fille.

« C’est M. Duchemin qui te déplaît ?

— Ah ! certes, ce n’est pas le mari que j’avais rêvé pour toi. Je suis certaine qu’il te rendra malheureuse. Il n’a même pas eu la pudeur de cesser sa vie de plaisirs depuis qu’il est fiancé. Et il s’affiche partout avec des femmes de mauvaise vie.

— C’est son droit tant qu’il n’est pas marié. Et puis, s’il me plaît à moi. Je suis bien libre. Personne ne me force à devenir sa femme.

— Ça ne fait rien ! Je ne voudrais pas, moi, épouser un pareil individu.

— Bah ! Tous les hommes se valent. Est-ce que ton Gérard d’Herblay, dont tu faisais ton Dieu, ne mène pas la même vie, malgré qu’il soit fiancé à une jeune fille charmante ?

— Pauvre garçon ! Il essaye d’oublier…

Laure partit d’un grand éclat de rire.

— Ah non ! vraiment c’est trop drôle ! ce monsieur essaie d’oublier. Et il va se marier dans cinq jours. Laisse-moi donc tranquille. Il n’est pas plus intéressant que mon fiancé à moi. Il est seulement plus hypocrite !

Cette conversation, cependant, avait ouvert à Laure des horizons nouveaux. Et elle avait conçu un plan pour amener son futur époux à passer par où elle le voulait.

Un soir elle sortit de chez elle, sans rien dire à sa tante. Elle savait à peu près où rencontrer Albert Duchemin, qui ne quittait pas certains établissements de nuit.

Et elle se rendit dans un café de Montmartre. Une curiosité mauvaise l’y poussait. Elle voulait saisir ce qu’étaient ces femmes avec lesquelles les fiancés et les maris trompaient leurs fiancées et leurs épouses, elle se demandait comment ces filles attiraient et retenaient les hommes et elle voulait se mêler à elles.

Laure n’eut pas de peine à engager la conversation avec deux ou trois femmes. Mais elle fut étonnée de la trivialité de ces amoureuses vénales ; elle fut surprise, voyant qu’elles étaient presque toutes moins belles que les femmes honnêtes qu’elles supplantaient, et elle en conçut un dédain plus grand pour les hommes.

Cependant, ceux qui la voyaient, la dévisageaient, tous la provoquaient, lui adressaient des invites dans un langage cru qui la blessait malgré tout.

Puis elle s’amusa du spectacle de ce milieu nouveau pour elle. Son fiancé qu’elle s’attendait à voir survenir d’un moment à l’autre n’arrivait pas, une idée bizarre lui passa par la tête : elle voulut se jouer d’un de ces hommes qui la regardait insolemment, la confondant avec celles qui l’entouraient.

Et comme un des clients de l’établissement s’asseyait à côté d’elle, en lui disant :

— Eh bien ! La jolie fille ! On s’ennuie toute seule ?

Au lieu de le rabrouer, ainsi qu’elle avait fait aux autres, elle lui répondit en souriant :

— Vous voulez me tenir compagnie ?

— J’en meurs d’envie, et vous êtes assez mignonne pour que je fasse des folies avec vous.

— Oh ! Des folies !

— Oui, des folies et pour commencer, si vous voulez monter avec moi au premier, je vous offre à souper en tête-à-tête.

Elle rit.

— Va pour le souper, dit-elle.

Elle regardait son compagnon. Il était quelconque, sans doute un jeune fils de famille qui dépensait l’argent du paternel. Il ne lui parut guère plus déplaisant qu’Albert Duchemin.

Il se penchait vers elle, tandis que sa main s’égarait sous la table, cherchant à caresser la cuisse de la femme sous la jupe courte.

Elle retira sa jambe.

— Chut ! fit-elle, soyez convenable,

— Convenable ! Par exemple ! C’est que je n’y tiens pas du tout. Ce n’est pas pour être convenable que je vous invite à souper avec moi.

Maintenant il lui entourait la taille.

— Non, fit-elle en se levant.

— Allons, voyons, calmez-vous ! Vous plaisantez ? Tenez, montons si vous voulez.

Elle avait bien envie de ne pas le suivre et d’arrêter là l’aventure. Pourtant elle n’en fit rien et elle gravit avec lui l’escalier qui conduisait à l’étage où se trouvaient les cabinets particuliers. Il lui semblait que tous les yeux étaient fixés sur elle, et cependant il n’en était rien. Nul ne faisait attention à ce couple qui venait de se former parmi tant d’autres.

Lorsqu’ils furent assis, l’inconnu commanda brièvement au maître d’hôtel, sans omettre le champagne de la meilleure marque.

— Vous me traitez royalement, fit Laure.

— C’est parce que vous êtes jolie comme une reine, une reine dont je suis le roi pour le moment.

Elle était étonnée de ces manières, elle pensa qu’il devinait qu’elle n’était pas une femme semblable à celles qu’il avait l’habitude de rencontrer dans cet endroit.

Mais quand ils se retrouvèrent seuls, il changea d’attitude :

— Maintenant, ma mignonne, tu ne vas plus me jouer la comédie de la femme offensée. Donne-moi vite ces jolies lèvres rouges-là… Elles doivent être gourmandes et sensuelles. C’est ce que j’aime.

En même temps, il s’avançait vers elle et voulait la prendre aux épaules pour l’embrasser. Il ne comptait pas sur un refus. Aussi fut-il stupéfait lorsque Laure se dégagea :

— Non, dit-elle, vous vous trompez, je ne suis pas ce que vous croyez.

Il rit.

— Ah ! Elle est bien bonne ! Allons ! Ne me monte pas de bateau ! Qu’est-ce que tu faisais alors en bas ?

Elle reprit :

— Je regardais, j’étais venue en curieuse, mais si vous voulez être respectueux de ma personne, et bien vous tenir, je souperai volontiers avec vous, en tout bien tout honneur. D’ailleurs, puisque le menu est commandé, j’aurai garde de le refuser.

— Quelle bizarre petite femme ! Vous, il y a un mystère dans votre attitude.

— Peut-être !

_ Elle avait remarqué qu’il ne la tutoyait plus et elle en fut heureuse.

— Voyons, lui dit-il. Je parie que votre mari vous trompe.

— Je n’ai pas de mari.

— Alors, votre ami ?

Elle se révolta.

— Je n’ai pas d’ami non plus, je suis honnête.

— Oh ! oh ! Voilà qui devient grave. Alors, c’est un fiancé qui…

— Oui, c’est un fiancé.

— Vous savez, il faut être indulgente. Il profite de son reste. Il n’en sera que plus fidèle après.

Elle haussa les épaules.

— Je ne lui en demande pas tant ! Je voulais seulement le surprendre ici avec des femmes. Soyez tranquille. Ce n’est pas pour faire du scandale, Mais pour obtenir de lui certaines choses.

— Qui sont ?

— C’est bien difficile à dire… pour une jeune fille…

— Alors, je ne vous les demande plus.

— Si je suis montée avec vous, c’est pour éviter les offres de tous ces hommes qui passent en bas. Vous m’excuserez, mais j’avais besoin d’un complice.

— Bigre ! Je le serais volontiers pour rendre à ce fiancé volage la pareille.

— Ne me parlez plus de cela, voulez-vous ?

— Alors, je ne comprends pas.

— Vous n’avez pas besoin de comprendre. En deux mots, je me marie, mais je veux un mariage qui n’en soit pas un.

— Un mariage blanc ! C’est drôle.

— Oui, n’est-ce pas ? Mais j’ai fait une convention avec mon fiancé.

— Il ne la tiendra pas.

— C’est pour cela que je suis venue ici. Je veux le surprendre, le confondre et lui signifier que je ne serai sa femme — en apparence — qu’à la condition qu’il s’en aille le jour même des noces de son côté et moi du mien.

— Étrange ! Et pourquoi l’épousez-vous ?

Laure poussa un soupir.

— Parce qu’il le faut !

— Vos parents vous y contraignent ?

— Je n’ai pas de parents, je suis orpheline.

— Il est riche ?

— Au contraire, c’est moi qui le suis.

— Alors, je ne comprends pas pourquoi, il le faut…

— Parce que, c’est absolument obligatoire.

Le compagnon de Laure regardait cette étrange jeune fille. Il cherchait à lire dans ses yeux, à deviner ce qui se passait dans son esprit.

Contrairement à ce qu’elle avait pensé, ce n’était pas un viveur, mais un littérateur, un romancier psychologique.

Au bout d’un instant il sourit et déclara :

— Petite fille, il y a un roman dans votre vie !

Furieuse d’être devinée, elle essaya de rire.

— Ah non ! Par exemple ! Non ! J’ai trop de dédain pour les hommes.

— Voyez-vous cela ! Cependant, une fois que vous serez mariée, votre époux peut exiger…

— Je prendrai mes précautions.

— Enfant que vous êtes ! Voulez-vous un bon conseil. Ne vous mariez pas.

— Merci du conseil, mais je ne le suivrai pas.

— Vous me faites de la peine.

— Vous êtes bien bon de vous intéresser autant à moi, que vous ne connaissiez pas il y a une heure et que vous vous apprêtiez à traiter comme une fille quelconque.

— Pardon ! Je ne pouvais pas supposer…

L’entretien fut à ce moment interrompu par des éclats de voix et des rires provenant d’une pièce voisine. La cloison séparant les deux cabinets était assez mince pour qu’on distinguât les paroles prononcées.

On entendait deux voix de femmes se répondre :

— Germaine ! Ça n’est pas de jeu, tu l’accapares ! C’est à mon tour ! Albert, lâche-la… Viens un peu avec moi.

— Non, ce soir il est mon amant. Pas mon Bébert chéri ?


Laure s’identifiait pour lui avec la fille (page 28).

Et l’homme, éclatant d’un gros rire, répliquait :

— Ne vous disputez pas, mes mignonnes, il y aura de l’amour pour vous deux que diable. Ce sera bien meilleur de s’amuser à trois.

« Tenez, venez, chacune sur un genou.

Laure écoutait, soudain attentive :

— Oh ! dit-elle, cette voix, je la reconnais, c’est lui !… Justement il y a une porte qui communique.

Et elle alla vers la porte qu’elle désignait.

— Faites attention ! dit son compagnon, si vous alliez vous tromper ?

— Vous ne me connaissez pas ! Je fais toujours ce que j’ai décidé, quoi qu’il arrive ! Si ce n’est pas lui, je m’excuserai. D’ailleurs, vous avez bien entendu l’une de ces personnes qui l’appelait Albert. C’est son nom.

Comme pour la confirmer dans ses soupçons, de nouveau ils entendirent une voix de femme qui gémissait :

— Albert ! Oh ! Albert !

Tandis que l’autre répondait :

— Quel homme ! On ne dirait pas que tout à l’heure c’était moi qui étais dans ses bras…

Laure avait bondi sur la porte ; le hasard voulut que le verrou ne fut pas mis et elle s’ouvrit sous la poussée de la jeune fille qui s’arrêta devant la scène qui se déroulait à ses yeux.

À ce moment l’inconnu qu’elle avait suivi et qui se tenait auprès d’elle fut frappé de l’attitude de la jeune fille.

Elle ne poussa aucune exclamation, au contraire, elle affecta un air ironique et hautain pour dire :

— Tous mes compliments ! cher monsieur Duchemin ! Il vous faut deux maîtresses à la fois !

Le compagnon de Laure ne put retenir un cri de surprise en reconnaissant lui aussi le fiancé de la jeune fille.

Mais il réprima vite toute manifestation.

Duchemin se retourna :

— Comment, fit-il, vous ici ?

— Comme on se rencontre, n’est-ce pas ? dit Laure. Mais vous y êtes bien, vous !

— Ce n’est pas votre place. Quant à monsieur Noël Veron, qui vous accompagne…

— En tout bien, tout honneur !…

Duchemin rit à son tour :

— Je la connais ! Il vous a domptée sans doute, ainsi que vous le désiriez.

Albert s’avança. Il avait pris son parti de l’aventure et était disposé à prendre toute la responsabilité de la situation.

Il allait prononcer peut-être des paroles irrémédiables, Laure le sentit et s’interposa :

— Monsieur n’a rien à voir dans cette affaire. Je suis libre de mes actions, comme vous des vôtres. Ce sont nos conventions, n’est-ce pas ? Tout ce que je vous demande, c’est de reconnaître devant lui que je vous ai surpris avec ces dames. J’ai besoin de ce témoignage pour m’assurer que vous respecterez l’accord que nous avons conclu.

« Après cela, vous pourrez continuer à vous amuser, je m’en voudrais de vous déranger plus longtemps.

« Monsieur, voulez-vous m’offrir votre bras ?

Et Laure sortit au bras de ce Noël Veron dont elle entendait le nom pour la première fois et qui devenait, en d’aussi bizarres circonstances, son chevalier servant.

Lorsqu’elle fut partie, Germaine demanda à Albert :

— Qu’est-ce que c’est que cette poule ? Ta femme ?

— Non, ma fiancée.

— Eh bien ! Vrai ! Ton mariage est fichu, alors ?

Duchemin sourit :

— Pas le moins du monde ! Seulement j’épouserai peut-être, mais j’aurai du mal à avoir la femme. Enfin, je tiendrai toujours l’argent. Pour le reste, on verra !

Pendant ce temps, Noël accompagnait Laure qui l’avait autorisé à la reconduire jusqu’à sa porte.

Dans la voiture, ils causaient comme des amis.

— Mademoiselle, disait le romancier redevenu courtois et déférent, croyez-moi, vous avez tort d’épouser cet homme. Vous vous abusez si vous comptez le tenir. Revêtu de l’autorité du mari, il trouvera certainement le moyen de vous contraindre à lui appartenir, et c’est le plus grand malheur qui puisse vous arriver.

Laure ne répondait pas.

Elle remercia Noël en le quittant et lui dit seulement :

— J’aurai peut-être besoin de vous. Promettez-moi, le cas échéant, de répondre à mon appel.

— Vous pouvez compter sur moi entièrement.

Et il ajouta :

— Je me trompe fort, ou je ferai votre bonheur malgré vous.



vii


Le lendemain, Gérard d’Herblay recevait, au moment où il s’y attendait le moins, la visite de son ami Noël Véron, car la Providence des amoureux avait justement mis sur le chemin de la belle Laure le plus intime camarade et le confident du jeune ingénieur.

Gérard était nerveux, préoccupé. Il allait se marier le surlendemain.

— Eh bien, lui dit Noël, tu es dans la joie, heureux fiancé… Tu es impatient de posséder le trésor, l’ange qu’est la toute charmante Éliane ?

Le jeune homme interrompit son ami :

— Pourquoi me dis-tu cela de ce ton ironique ? Tu es sceptique, c’est entendu. Mais, moi, je suis sentimental et j’aime ma fiancée.

— Tu ne l’aimes pas ? Tu l’adores !

— Bien sûr que je l’adore ! N’est-ce pas tout naturel ?

— Diable ! si ! C’est naturel ! Et tu fais beaucoup de jaloux en l’épousant. Je suis certain qué tu ne penses qu’à ton bonheur ?

— Je ne pense pas à autre chose !

— Et c’est ce qui te rend si nerveux ?

— Dame ! C’est un grand changement dans ma vie.

Noël continuait sur le même ton. Il semblait prendre un malin plaisir à exaspérer son ami.

— Il y aura deux grands mariages ce jour-là, à la même église. Et vous risquez fort de vous rencontrer sur les marches… ou à la sacristie avec les époux Duchemin-Harmel.

— Qu’est-ce que ça peut me faire ?

— Tous mes compliments ! Je vois qu’Éliane a complètement effacé dans ton esprit le souvenir de la captivante Laure.

Gérard s’arrêta et regarda son ami :

— Noël ! Tu as tort, lui dit-il, de remuer les cendres du passé. Tu m’as assez tourné en ridicule lorsque je t’ai confié ma détresse. Mais c’est fini, maintenant, bien fini…

— Même si Laure t’aimait.

— Tu es fou ! Elle se marie dans deux jours avec un autre qu’elle a choisi délibérément, qu’elle aime sans doute et dont elle est déjà la maîtresse.

— Tu n’as pas le droit d’affirmer une chose pareille.

— J’en suis sûr. Elle ne l’épouse que pour cela. Il est le beau dompteur qu’elle attendait et qui l’a conquise !

— Rien du tout !…

— Par exemple ! Comment alors expliquer son mariage ?

— Par le tien ! Elle épouse Duchemin qu’elle déteste, par dépit de te voir épouser une autre femme !

— Ce n’est pas possible ! Voyons. Qu’est-ce qui peut te permettre une telle supposition ?

— Ce n’est pas une supposition, c’est une certitude.

— Noël ! Je t’en supplie, ne me parle pas ainsi.

Noël se leva. Il tendit les deux mains à Gérard :

— J’écris des romans psychologiques qui ne valent pas souvent les aventures véritables de la vie. Laure t’aime, te dis-je, j’en ai la preuve. Ne dis rien, ne bouge pas, laisse-moi faire. Et c’est elle après-demain qui sera ta femme.

Gérard maintenant était transfiguré.

— Je veux savoir !

— Ne sois pas impatient ! Attends, deux jours, ce n’est pas long.

— Une éternité !

— Amoureux, va ! Laisse-moi faire, ou tu feras tout casser.

Noël en rentrant chez lui, se demandait comment il allait parvenir à réunir les deux amants et empêcher les deux unions ridicules qu’ils allaient contracter par dépit. Il échafaudait des plans lorsqu’en arrivant on lui remit une lettre de Laure.

« Venez tout de suite, lui disait-elle, j’ai absolument besoin de vous voir. »

Noël qui maintenant s’attachait à cette aventure qu’il vivait comme un roman, déjà écrit dans sa pensée, ne voulut pas attendre pour déférer à l’invitation de l’étrange jeune fille.

Laure était impatiente de le voir. Pour se trouver seule avec lui, elle avait, sous un prétexte quelconque, éloigné la tante Adèle. Celle-ci, d’ailleurs, ne savait plus à quel saint se vouer. Jusqu’au dernier moment elle avait espéré que le mariage de sa nièce avec Albert Duchemin n’aurait pas lieu ; elle croyait même que Gérard reviendrait lui aussi et ne persisterait pas dans son projet d’union avec la blonde Éliane.

Aussi s’accusait-elle à présent d’avoir mal manœuvré et d’être la cause du malheur de Laure. De guerre lasse, elle subissait les événements qu’elle ne pouvait plus empêcher, attendant qu’un miracle se produisit à la dernière minute.

Laure était très nerveuse, et Noël s’en aperçut tout de suite.

— Enfin, vous voilà, dit-elle ! Je me demandais si vous alliez venir !

— Ne vous avais-je pas dit que vous pouviez compter sur moi ?

— Sans doute ! Mais avec les hommes on ne sait jamais.

— Pas avec moi. Je tiens parole.

— Je vous en remercie.

— Et qu’attendez-vous de moi ?

Cette question était toute naturelle. Et cependant la jeune fille tardait à y répondre. Ce ne fut qu’après quelques minutes qu’elle reprit la parole.

— Voilà, dit-elle. J’ai bien réfléchi depuis hier, j’ai revu M. Duchemin…

— Votre fiancé ?

— Oui, Je lui ai signifié une fois de plus qu’il ne devait rien attendre de moi et que notre mariage devait rester platonique.

— Et il a accepté, il s’est soumis ?

— Il s’est soumis, mais tout dans son attitude me fait croire qu’il n’entend pas tenir sa promesse et qu’il espère quand même venir à bout de moi. Je le crois capable de tout.

— Eh bien ! Je vous le répète encore une fois. Ne l’épousez pas.

Elle fronça les sourcils.

— Je ne peux plus faire autrement, dit-elle. Il le faut.

— Quelle femme bizarre vous êtes ! Vous vous liez à un homme que vous n’aimez pas… par orgueil.

— Par orgueil, peut-être, mais je ne veux pas qu’il soit dit que cet être que je déteste m’aura courbé entièrement sous sa loi. Je ne veux pas — si jamais je dois succomber — que cet homme indigne me révèle l’amour. Non ! ma pureté ne doit pas être sacrifiée à ce viveur.

— Je ne vous comprends pas…

— Vous ne voulez pas me comprendre. Soyez généreux. Ne m’obligez pas à aller jusqu’au bout de ma pensée que vous devinez bien. J’aime mieux être prise la première fois par n’importe qui, par le premier inconnu que je rencontrerai.

— Vous êtes folle.

— Ne me dites pas cela, vous saviez bien me parler autrement l’autre soir, lorsque vous m’invitiez à souper, Si vous voulez, reprenons l’entretien à ce moment-là…

La jolie Laure baissait les yeux. Sa pudeur, malgré elle, l’emportait et elle rougissait en prononçant ces mots par lesquels elle s’offrait.

Elle était certes bien tentante ainsi. Noël eut un éblouissement. Il la voyait toute frémissante, pleine de sensualité, prête à se donner et il eut — ce ne fut qu’un éclair — l’idée de faire le geste décisif qui ferait tomber dans ses bras cette neige toute brûlante de désir de connaître l’amour.

Mais il se reprit. Il eut assez d’empire sur lui-même pour faire taire ses sens qui lui criaient : « Elle est à toi. Prends-la donc ! »

Et ce fut, au contraire, en affectant le ton le plus déférent qu’il répondit :

— Non. Je ne vous prendrai pas au mot.

Elle le regarda, étonnée, M. Duchemin — Pourquoi ? Ne suis-je donc pas désirable ?

— Plus qu’une femme l’a jamais été ! Mais je ne veux pas profiter d’un moment d’abandon où vous n’avez pas conscience de ce que vous faites.

Elle se leva, furieuse. C’était la colère maintenant qui empourprait ses joues :

— Voilà comment vous êtes ! Lorsque vous m’avez rencontrée dans ce restaurant, vous me désiriez, parce que vous me considériez comme une fille. Et maintenant, vous me respectez. Vous ne comprenez donc pas que c’est votre respect d’aujourd’hui qui est une insulte.

« Eh bien ! Tant pis ! Puisqu’il faut pour qu’un homme me possède sans scrupules que je me mêle à ces femmes, je le ferai. Je vous l’ai dit. N’importe qui, le premier venu, plutôt que mon futur mari.

« Je vous donnais la préférence. Vous jouez l’homme fort. Un autre en profitera. Les hommes, avant de se marier enterrent leur vie de garçon. Je ferai comme eux. Demain soir, la veille de mon mariage, je retournerai là où vous m’avez rencontrée.

« Vous m’y retrouverez si vous y venez. C’est moi qui inviterai à souper les hommes qui s’y trouveront, Et je serai à celui qui voudra de moi.

Elle éclata de rire et s’écria :

— Je pense que, cette fois, il y aura des amateurs !

Noël répondit simplement :


Ce n’est pas pour être convenable que je vous invite (page 31).

— Il y en aura ! Soyez-en certaine !…

— Mais si vous venez, il sera trop tard pour vous.

— Je viendrai, et s’il est trop tard pour moi, un autre en profitera.

11 la salua respectueusement et sortit.

Laure, une fois de plus, tomba dans une violente crise de désespoir.

— Qu’ai-je donc ? disait-elle. Qu’ai-je pour être ainsi méprisée des hommes ?

Noël fut heureux de se retrouver dans la rue. Il s’épongea le front avec son mouchoir et murmura : « Ce sacré Gérard a de la chance que je sois son meilleur ami. Il ne se doute pas du sacrifice que je viens de lui faire. »

Et il ajouta : « Sera-t-il heureux avec elle ? Cette fille me fait peur. »

Ce qui ne l’empêcha pas de courir chez son ami.




viii


Le lendemain soir, avant minuit, Laure se retrouvait dans l’établissement où elle avait rencontré Noël.

Elle s’assit à une table, seule, et commanda du champagne. « Il faut que je boive, pensait-elle, pour m’étourdir et me donner du courage. »

Elle souriait en pensant qu’elle allait se donner au premier venu et que le lendemain elle irait à l’autel en robe blanche, couronnée de fleurs d’oranger. « Hypocrisie ! murmurait-elle. Tout n’est qu’hypocrisie et mensonge. »

Puis son front se rembrunissait. Elle pensait alors à Gérard qui se marierait le même jour qu’elle et elle soupirait. Soupir de regret, car, au fond d’elle-même, elle était bien obligée de s’avouer qu’elle aimait toujours le premier fiancé qu’elle avait éconduit. « J’étais presque à lui, songeait-elle. » Et elle frissonnait comme le jour où ses lèvres s’étaient unies dans un premier baiser à l’homme qu’elle voulait détester sans y parvenir.

Elle sortit de cette sorte d’engourdissement et jeta les yeux autour d’elle. Des couples étaient attablés, en des poses souvent indécentes. Elle les considérait, en se disant qu’elle serait ainsi tout à l’heure à côté d’un inconnu qui se presserait contre elle.

Provocante, comme elle l’avait vu faire aux femmes à côté d’elle, elle dévisagea des hommes qui passaient. Deux d’entre eux s’arrêtèrent.

— Oh ! la belle enfant ! dit le premier, posant sur son œil un monocle pour la dévisager.

— Allons lui demander lequel de nous deux elle préfère, répondit l’autre.

Elle les avait entendus et les laissait venir. Ils prirent place à sa table.

— Vous buvez seule ? dit l’un des inconnus.

— Je vous invite si vous voulez. Justement, je cherche des amis pour souper.

— Ma foi, qui refuserait un souper en aussi charmante compagnie serait fou ! Nous serons volontiers ces amis, à moins qu’un seul vous suffise.

— Non, dit-elle, les deux. Même il me plairait d’avoir à ma table un troisième convive.

— C’est beaucoup !

— J’y tiens… Je ferai mon choix au dessert. Si cela vous plaît, ça va. Sinon, j’attendrai d’autres…

Ils se regardèrent.

Déplaçant son monocle, le premier s’inclina :

— Non pas, nous acceptons. Chacun attendra avec plus d’impatience la fin du souper… dans l’espoir d’être l’heureux mortel que vous désignerez.

— Ce ne sera pas banal, fit l’autre. Au moins vous êtes originale, vous !

— Vous trouvez ? demanda Laure ironique.

— Justement, voici un de nos amis. Il fera volontiers le troisième que vous attendez.

L’ami, joyeux, accepta. Il se tapait sur les cuisses, en disant : « Ça c’est rigolo, je la resservirai ! Au moins, toi, tu es une môme pas ordinaire. Je parie cent francs que c’est moi qui l’emporterai et qui finirai la nuit avec cette jolie gosse ! »

Elle se sentit froissée mais n’en laissa rien paraître.

À ce moment, elle vit Noël qui se dirigeait vers elle.

Il salua les trois hommes et s’adressant à Laure :

— Je vois, dit-il que vous avez déjà trouvé des soupeurs. Suis-je de trop ?

— Vous n’êtes pas de trop le moins du monde, mon cher. En votre qualité d’ami platonique, vous serez l’arbitre entre ces messieurs. Conduisez-nous donc, vous qui connaissez la maison, dans un salon où nous soyons seuls !

À la grande surprise de Laure qui le mit au courant de la proposition qu’elle avait faite aux trois amis, Noël ne s’indigna pas.

— Ce sera très amusant, dit-il, au contraire. Et je prévois un dénouement inattendu…

— Pourquoi inattendu ?

— Au moins pour deux de ces messieurs.

Un quart d’heure plus tard, tous cinq étaient attablés.

Laure présidait cet étrange souper. Elle dissimulait son état nerveux sous une gaîté affectée, riant aux plaisanteries et aux mots grossiers de ses convives.

Les trois hommes, au fur et à mesure qu’approchait la fin du repas, devenaient plus loquaces, plus émoustillés. Chacun se voyait déjà l’amant de cette femme qu’ils trouvaient superbe, et ils mordaient dans la chair des fruits qui leur étaient servis comme s’ils avaient posé leur bouche sur la peau fraîche et satinée qu’ils convoitaient de la fille étrange avec laquelle ils se trouvaient.

Laure commençait elle aussi à être troublée, en proie à un malaise bizarre, inconnu d’elle, au milieu de ces mâles en rut, dont elle sentait les désirs monter vers elle.

Déjà elle se demandait : « Lequel vais-je choisir ? »

Le champagne remplissait les coupes. Noël, qui le versait, se leva.

— Puisque, dit-il, mademoiselle m’a désigné comme arbitre, je propose que celui qui doit rester avec elle soit tiré au sort.

Laure sourit :

— Ce ne sera que plus original, fit-elle, et j’accepte volontiers de me soumettre au décret du hasard. Cela me sortira d’un grand embarras.

— Comment va-t-on procéder ?

— C’est bien simple ! dit Noël. Écrivez vos noms sur des billets tandis que je me retire, vous mettrez les trois billets dans une assiette, sous une serviette et je tirerai quand vous m’appellerez. Je reste derrière la porte.

Il sortit en effet.

En riant, les convives inscrivirent leurs noms — ou du moins leurs prénoms — sur des morceaux déchirés du menu, et cinq minutes plus tard, ils rappelaient Noël.

Laure considérait les trois hommes avec une apparente indifférence.

Cependant, elle cherchait quand même à saisir lequel serait le gagnant de cette extraordinaire loterie, Elle ne savait pourquoi, mais maintenant, tous trois lui déplaisaient : celui qui portait monocle lui paraissait trop fat ; son ami, chauve et grisonnant, ridicule, et le troisième vulgaire. Mais elle était résolue à ne pas se dédire et elle pensait : « L’un des trois va être mon amant. Et il ne se doute pas qu’il va posséder une vierge ! »

Certes non, ils ne s’en doutaient pas ni l’un ni l’autre,

L’aventure leur paraissait déjà suffisamment singulière. Elle n’avait pas besoin de ce piment supplémentaire pour les exciter.

— Heureusement, dit Noël en riant, ceux qui resteront pour compte trouveront dans l’établissement même de jolies filles pour les consoler.

Les trois amis protestèrent. Ils ne voulaient pas entendre parler d’autre femme que de leur convive.

— Je ne peux pourtant pas, dit-elle, être à tous les trois.

— Des fois ! dit celui qui était arrivé le dernier.

Lentement, Noël sortit un carré de papier et le déplia.

Ni Laure, ni les autres ne soufflaient mot. La jeune fille sentait peser sur elle trois regards aussi chargés de désirs. Elle ferma les yeux et pensa qu’elle était dans la jungle une proie disputée par trois fauves. Cette impression la fit vibrer étrangement. Elle lui plaisait, parce qu’elle se laissait aller à la sensualité dont son être débordait.

Et Noël lut :

— Gérard !…

Les trois hommes bondirent ensemble :

— Vous avez triché !

— C’est un quatrième billet !

— Ce nom n’est pas l’un des nôtres !

Mais, la porte laissée entrebaillée s’était ouverte soudain et un nouveau personnage était entré.

— Ce nom est le mien ! s’écria-t-il. Et je vous défends à tous de toucher à mademoiselle et de la salir plus longtemps de vos désirs !

S’élançant vers la jeune fille qui s’était dressée soudain, toute pâle, il se plaça contre elle et l’enlaçant :

— Laure ! dit-il. Laure ! Qu’alliez-vous donc faire ? C’est à moi seul, à moi seul que vous appartenez ! À moi qui vous aime !

Elle tomba, défaillante, dans les bras du jeune homme. Elle ne put dissimuler le sentiment qui l’assaillait. Elle murmurait : « Gérard ! Oh ! Gérard ! » Et elle pleurait.

Il l’entraîna hors de la salle puis l’emmena avec lui.

Noël et les trois hommes étaient restés seuls dans le salon où le souper avait eu lieu.

— Vous m’excuserez, messieurs, dit Noël, mais il fallait sauver d’elle-même cette jeune fille qui se croyait délaissée par son amoureux et voulait se venger par dépit.

Les autres ne répondaient pas. La soirée finissait mal.

Noël reprit :

— Mais nous n’allons pas nous séparer sur cette déconvenue. Vous me permettrez de vous offrir ce souper. Et puisque nous sommes ici pour nous amuser, je vais, avec votre permission, inviter à venir nous rejoindre quelques jolies filles qui s’ennuient en bas, qui accepteront joyeusement de sabler le champagne en notre compagnie et qui même ne se feront pas prier pour le reste.

Une demi-heure plus tard, les trois convives de la fantasque Laure ne pensaient plus à elle. Ils avaient, pour satisfaire les désirs qu’elle avait éveillés, chacun sur les genoux une femme qui ne demandait qu’à se laisser aimer.



Gérard et Laure étaient partis comme des fous. La jeune fille se laissait emmener par celui qu’elle aimait et qui n’avait pas cessé de l’aimer, lui non plus.

Il lui expliquait comment il s’était cru abandonné d’elle et avait accepté de se fiancer par dépit. Et elle lui demandait pardon de l’avoir repoussé, tout en lui faisant cependant ce reproche :

— Pourquoi n’es-tu pas revenu ? Il fallait quand même forcer ma porte. Tu sais bien que je voulais que tu me prennes de force.

Il avait retenu une chambre dans un hôtel, pour ne pas rentrer chez lui. Ils y passèrent la nuit.

Et Laure, cette fois, se donna tout entière, complètement, se révélant amoureuse passionnée, ardente, femme et amante.

— Mon chéri, disait-elle, je te l’ai dit. Le jour où je me donnerai, j’accepterai avec joie le joug de l’homme que j’aimerai. Tu es mon maître, fais de moi, ton esclave, tout ce que tu voudras.

Le lendemain, ils quittaient Paris sans se préoccuper davantage des deux fiancés qu’ils abandonnaient le matin même de leurs mariages.

— Ils se marieront ensemble s’ils veulent ! dit Gérard.

Ce à quoi répondit Laure :

— Ce serait malheureux pour cette petite Éliane. Elle aurait un bien mauvais mari.

Noël reçut une lettre des deux amants alors que tous leurs parents et leurs amis s’inquiétaient de leur disparition.

La lettre était remplie de marques de sympathies et de gratitude, mais elle le priait d’arranger les choses avec les deux familles et de préparer le mariage des fugitifs.

— Voilà une commission difficile ! dit-il. Enfin, il faut bien que j’aille jusqu’au bout et que j’écrive l’épilogue de mon roman.

La mission fut assez facile auprès de la tante Adèle, un peu moins auprès de Mme d’Herblay mère, et beaucoup plus délicate auprès de la fiancée délaissée, la jeune Éliane.

Mais il la mena à bien quand même, tellement à bien que, quelques mois plus tard, on annonçait le mariage de M. Noël Veron, le jeune romancier connu, avec mademoiselle Éliane Anjoubert !

FIN