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La Vigne américaine en Amérique

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Revue des Deux Mondes tome 45, 1881
Duchesse de Fitz-James

La vigne américaine en Amérique


LA
VIGNE AMERICAINE
EN AMERIQUE

Nous ayons raconté dans un précédent travail[1] l’histoire des essais d’acclimatation de la vigne européenne dans le Nouveau-Monde : comment des hommes de tous pays se sont unis dans une recherche commune, chacun apportant à la cause son contingent de travail, d’expérience, et la vigne de son pays. — Cette importation n’a pas été heureuse, a retardé le succès final et a permis aux Anglais, qui n’apportaient ni plants, ni traditions, de s’associer à l’œuvre dont nous allons suivre pas à pas les progrès, Nous poursuivrons le sujet jusque dans des monographies sans intérêt pour ceux qui ne considèrent la crise actuelle qu’à un point de vue humanitaire, tandis que les vignerons pourront puiser dans cette étude des indications utiles pour conjurer la ruine qui les menace.

Reprenons la viticulture telle que nous l’avons laissée, en 1820, après les échecs de la vigne européenne, en plein succès de la colonie de Vevay, c’est-à-dire en présence de deux routes, l’une fermée par l’insuccès, l’autre ouverte à l’espérance. Le succès de cette colonie suisse ne la rendit pas viable, elle se découragea devant ira fait brutal, indiscutable. En Amérique, douze livres de raisins font un gallon (4 litres 1/2) de vin ; en Suisse, dix livres suffisent pour faire la même quantité. Ces deux livres pesaient trop lourdement sur des hommes qui éprouvaient inconsciemment la lassitude d’une grande œuvre accomplie dont ils n’avaient ni les gloires, ni les joies, car leur directeur, Dufour, savait seul que, sous le nom de cape constantia, il avait civilisé la vigne américaine. L’œuvre de cette industrieuse colonie fut continuée par des hommes nouveaux qui cherchèrent la solution du problème dans l’essai d’autres variétés indigènes et dans l’hybridation de ces variétés avec le vitis vinifera, la vigne asiatique, répandue en Europe. Maintenant que le phylloxéra a compliqué le problème et qu’il faut, outre la qualité, la résistance, ces essais d’hybridation ont dû s’appliquer aussi aux vignes indigènes entre elles. Avant d’énumérer les variétés essayées, abandonnées ou conservées, examinons une question devenue industrielle et inséparable de l’existence même de cette vigne nouvelle : il s’agit désormais de la créer assez abondante pour suffire aux plantations dont l’urgence, aujourd’hui méconnue, ne tardera pas à apparaître aux yeux les plus aveuglés par des espérances chimériques ou par une fausse sécurité.

Revenons pour un moment en Europe et comparons entre eux les procédés de multiplication de l’ancien et du Nouveau-Monde.

La vigne européenne se reproduit facilement par simples boutures ; le vigneron se procure ainsi les jeunes plants dont il a besoin et il emploie les provins pour remplacer les manquans dans les vieilles vignes. — Le contraire, est le vrai en Amérique ; la bouture longue ou ordinaire n’est possible que pour certaines variétés inférieures. Le marcottage ou provignage est difficile et dispendieux pour les bois rares ; le semis est un moyen de trouver de nouvelles variétés qui a sa raison d’être, parce que les bonnes variétés sont encore imparfaites et rares et que l’Américain, novateur dans l’âme, commerçant jusque dans la moelle des os, trouve dans d’incessantes créations un moyen d’alimenter et d’animer le marché. — De ces fabriques, si l’on peut appeler ainsi des établissemens horticoles, il sort des prospectus incroyables, invraisemblables, et l’on s’étonne, à côté des merveilles décrites et prônées, de voir subsister des variétés dont l’oraison funèbre a été prononcée depuis des années. Ainsi le catawba, né en 1820, qu’Husmann[2] cite dès 1866 comme devant être relégué au musée des souvenirs, entre encore en 1879 pour 7/8 dans les 1,000 tonnes de raisins pressés à Kelley-Island (lac Erié), et nous lisons dans les annonces de 1880 : sparkling catawba, dry catawba, etc., à 1 et 2 dollars le gallon. Je crois néanmoins que sa dernière heure approche, car l’étendue croissante des vignobles aggravera évidemment l’intensité du fléau, et, l’effet rejaillissant sur la cause, les mourans passeront à la colonne des morts et les malades à celle des mourans, pour céder la place aux cépages réellement résistans, et cela malgré leurs difficultés de propagation, difficultés qui me ramènent à la fabrication industrielle des plants.

Des établissemens consacrés à cette fabrication existent déjà dans une certaine mesure, et le besoin de se procurer des plants absolument résistans leur donnera une importance croissante. Examinons le but, les théories et les pratiques de cette industrie nouvelle.

Les vignes indigènes se divisent, selon la facilité ou la difficulté de reprise, en deux groupes distincts : le premier, à reprise facile, se compose des labruscas foxés et peu résistans, et des riparias infertiles et indemnes ; le second groupe comprend les estivalis, absolument résistans, à bons fruits, et les cordifolias infertiles et indemnes.

Riparias et cordifolias n’ont d’intérêt en Amérique que pour l’expédition de porte-greffe résistans en France et en Californie, tandis que le groupe estivalis est le point lumineux de la viticulture, dont la. vue réchauffe les cœurs, ranime l’espérance, satisfait les esprits qui réfléchissent au lieu de se payer de raisonnemens vagues ou faux.

Ceux qui se permettent de donner des avis et des conseils sur des sujets qu’ils ne connaissent pas sont bien coupables. Il y a des lois pour empêcher les rebouteurs de traiter et de tuer les malades ; quelle protection y a-t-il pour le vigneron, qui, incapable par situation et manque d’instruction, de vérifier l’exactitude de ce qu’on lui raconte, est à la merci de théoriciens ou d’industriels qui le mènent à sa ruine en masquant la vérité, en le leurrant d’un salut chimique et chimérique, en prenant son argent, ses années, ou encore en prônant légèrement des procédés qui ne sont appuyés que sur des essais de jardinage impossibles à transporter dans la grande culture ?

Le groupe des estivalis est en effet une planche de salut absolument solide ; il a en plus l’avantage de produire des vins rappelant ceux d’Europe et en quantité suffisante. Mais ses variétés les plus pures émettent difficilement des racines, même par un marcottage soigneux. — La greffe est incertaine comme multiplication de bois ; elle peut à la rigueur transformer un vignoble inférieur et non résistant en un vignoble résistant et de bonne qualité. Mais ce sacrifice de beaucoup de bois ne produit qu’un ensemble inégal, je le sais par expérience ; le marcottage est ruineux, un long sarment couché produira une ou deux marcottes. Bref, tous ces procédés coûteront toujours plus de bois rares et n’atteindront pas le résultat de la bouture à un œil.

En effet, la bouture à un œil réunit les avantages des semis à ceux de la bouture ordinaire et évite les inconvéniens inhérens à chacun de ces procédés. Appuyons cette assertion sur l’étude de la constitution théorique du plant : il doit se composer essentiellement d’une racine et d’une tige se réunissant en un point nommé collet, point décisif où les fonctions des organes s’effacent pour servir de transition à des actions physiologiques absolument différentes. Le plant de semis remplit parfaitement ces conditions, mais il a contre lui une jeunesse, une enfance même, indéfiniment prolongée, si bien qu’on peut, comme plant direct, hâter sa production et connaître plus tôt sa qualité en greffant son bois sur une autre souche, ou en le faisant enraciner par marcottage pour l’isoler de sa propre racine. Comme porte-greffe, sa racine pivotante trouble l’existence des greffes en lui lançant sans cesse de nouveaux rejets qui l’affament et l’étouffent. Enfin, dernier et principal défaut, il ne reproduit que l’espèce et non l’individu. Un pépin produira une vigne, produira même un labrusca ou un estivalis, mais le jeune plant ne sera ni un concord ni un herbemont ; il aura une grande analogie avec son ascendant, mais il n’en reproduira pas exactement les caractères, il sera blanc, noir, rosé, fertile, infertile, délicat du robuste, sans égard pour sa parenté ; le seul caractère invariable, si le pépin est pur de toute hybridation, sera sa résistance au phylloxéra quand le phylloxéra sera seul à l’attaquer ; mais si, par sa nature individuelle, il est sujet au mildew[3] ou au rot[4] le phylloxéra le trouvera sans défense et le tuera malgré sa racine résistante.

Passons à l’étude de la marcotte. Elle reproduit l’espèce et aussi l’individu ; si elle n’est la chair de sa chair, elle est le bois de son bois, mais avec la différence qui distingue constamment les interventions divines des interventions humaines. Eve fut une créature parfaite et la marcotte n’est jamais qu’un fragment d’arbuste muni accidentellement de racines mal attachées, — à moins qu’une disposition heureuse et une serpette intelligente ne lui donnent l’apparence de la constitution normale qu’on lui souhaite, et qu’elle ne se compose d’une tige, d’une racine et d’un collet, ce dernier étant un intermédiaire indispensable pour que la tige et la racine accomplissent leurs fonctions respectives. La bouture à plusieurs yeux, incertaine, impossible pour certaines variétés supérieures, manque d’ensemble dans sa constitution. La longue partie de vieux bois ralentit par sa texture le va-et-vient vital entre les deux nouvelles productions herbacées, tige et racine, tandis que la bouture à un œil, qui ne conserve du vieux bois que ce qu’il en faut pour jouer un rôle assimilable à celui des cotylédons dans les graines, permet à la circulation de s’établir dès le premier jour entre vaisseaux de texture absolument homogène. La bouture à un œil coûte moins de bois, prend moins de place et donne un plant plus abondamment fourni de racines que de tiges ; circonstance assurant au jeune plant vigueur et précoce fertilité.

Voyons maintenant par quels procédés et en vertu de quelle théorie ce plant peut être obtenu.

La dureté du bois et la fraîcheur de la terre ralentissent le mouvement vital, qu’accélèrent, au contraire, la lumière et la chaleur. Le bourgeon se met donc en mouvement avant que la racine ait le temps de se former dans un élément plus froid. Ce manque d’ensemble dans le réveil de la végétation est sans inconvénient pour les espèces qui s’enracinent facilement, car tôt ou tard les racines se forment et viennent au secours de la tige pour la nourrir, témoin les boutures européennes, celles des labruscas ou riparias. Mais, dans les variétés à bois dur, la tige se développe et absorbe toute la sève avant la naissance de la racine ; elle prospère et s’allonge tant que le bois peut la nourrir ; puis, quand elle ne trouve plus d’aliment, elle se flétrit, sèche, et emporte une illusion.

Le but à atteindre est celui-ci : intervertir les températures naturelles pour hâter le développement de la racine et ralentir celui du bourgeon, préparant ainsi à l’avance un approvisionnement régulier de la sève qui doit fournir les élémens nécessaires au développement du bourgeon et de la tige. Théoriquement, cela semble facile, mais dans la pratique il est très difficile de régler une chaleur souterraine uniforme, que ce soit en serre ou sur couche, il est très difficile de maintenir l’air frais et suffisamment humide, pour ne pas favoriser un trop grande évaporation par les feuilles, sans pourtant favoriser l’existence des cryptogames qui guettent ces jeunes plantes, vertes au matin, noires et pourries au soir, si la chaleur de midi a coïncidé avec un excès d’humidité.

Cette fabrication industrielle des plants, avec des hommes capables et spéciaux, dans des locaux appropriés, est une nécessité, car la petite culture ne peut produire au prix où les grands établissemens peuvent vendre. La grande propriété aura tout avantage a produire elle-même les plants dont elle a besoin, car, d’une part, elle dispose gratuitement de la matière première dans les rebuts de ses ventes de sarmens ou de plants, et de l’autre, elle peut, en se mettant vendeur, atténuer ses dépenses comme acheteur.

Revenons au jeune plant devenu fort, muni de belles racines. Il passé à la serre tempérée ou à la pépinière, selon sa force et la saison. Les plus forts sont vendus le premier hiver, la seconde qualité est employée sur la propriété ou vendue à deux ans, car, en Amérique, on ne partage pas les préventions françaises contre le plant de cet âge[5].

Dans une prochaine étude, nous verrons combien cette question sera capitale en France, car c’est derrière elle que s’abrite et se cache l’obstacle à la vulgarisation des variétés à produits directs. Il se prépare en Amérique des quantités de ces variétés, grâce aux patiens travaux de quelques savans viticulteurs ; il sera désirable de les multiplier rapidement ; exemple les estivalis à gros grains créés par M. Jaeger ; le neosho créé par M. Muench, qui, à l’âge de quatre-vingt et un ans, le suit avec intérêt et cherche à trouver mieux encore.

Ce qui frappe dans la viticulture américaine, c’est qu’elle n’est ni aidée, ni gênée par la tradition ; ses théories sont scientifiquement suivies et raisonnées par des gens compétens et intéressés, tandis qu’en Europe la tradition domine la viticulture et arrête ses progrès par la prépondérance du vigneron ignorant sur l’homme instruit, mais inexpérimenté, qui soumet son jugement à l’ouvrier par crainte de mal appliquer ce qu’il sait.

L’économie de main-d’œuvre aux États-Unis est assez inégale ; on y met utilement la charrue dans les pépinières et les jardins maraîchers ; tandis que les vignes se font à grands frais de treillage, travaux manuels, etc. Faisons exception pour la Californie, où, au contraire, on fait de la grande culture dans la plus large acception du mot. Le père[6] du président[7] de la société viticole de San-Francisco a fait, il y a quelques années, une étude intelligente et fructueuse des vignobles de l’est de la France et du Rhin. Grâce à lui, son pays a fait un pas énorme, et je vois que les port, claret, riessling, zinfandel occupent la première place avec les eaux-de-vie dans la production californienne.

Les états du Nord et de l’Est produisent de très mauvais vins, non-seulement mauvais, mais bizarres ; les Américains sont habitués à ce goût foxé et l’acceptent. La production des labrusca est si grande que, si le phylloxéra ne les détruit pas, la classe ouvrière y trouvera une boisson saine et peu chère. Les vins du Sud, produits par les variétés d’estivalis, sont réellement bons ; droits de goût et alcooliques, sans les mesurer avec les grands crus européens, on peut les classer dans la consommation ordinaire courante, peut-être même un peu plus haut. — Il est évident que certaines variétés américaines ont assez de qualités pour rester dans la culture européenne, même si le phylloxéra, chose impossible, nous quittait.

Dans l’étude qui a précédé celle-ci, étude superficielle, effleurant toutes les questions sans en approfondir aucune, j’ai esquissé l’histoire des plantations européennes. Il faut revenir sur nos pas pour placer la Californie à son rang viticole et sous son jour actuel, car les morts vont vite, et ses beaux vignobles vont mourir si un grand et intelligent effort ne les sauve.

Ajoutons aux vignobles déjà cités la vina madre, plantée par les jésuites en Californie en 1697 et celle plantée par les franciscains[8] dans la haute Californie, en 1770. Plus heureuses que celles de Winthrop à Boston Harbour (1632), que celles des Hollandais à Hudson (1650), des Français dans l’Illinois (1660), ces deux vignes réussirent au-delà de toute expression ; grâce à elles, la Californie se couvrit de vignes, et rien n’égalait sa prospérité en 1860, époque à laquelle l’acre rapportait en moyenne 1,000 gallons en espèces de bonne qualité, mais de fertilité moyenne : gutedel, riessling, alicantes, muscats, etc.

Le phylloxéra, après avoir sourdement miné les vignobles européens et les cépages indigènes, peu résistans aux États-Unis, attaque en ce moment la Californie. Sa force est décuplée par le nombre, mais il est connu et attendu, et deux citations tirées de feuilles américaines[9] diront mieux que je ne puis le faire comment cette invasion est reçue et combattue. Les conclusions de cette expression réaliste et journalière de la viticulture commerciale sont le plus consolant témoignage que nous, promoteurs confians de la plantation américaine en France, puissions recueillir de la bouche de ce peuple essentiellement pratique. Dans un numéro de septembre 1879[10], je trouve confirmé ce que nous a appris dès 1875 notre compatriote M. Planchon. Le célèbre entomologiste, le professeur Riley écrit : « Que l’échec de la vigne européenne (v. vinifera) plantée ici, l’échec partiel de beaucoup d’hybrides de vinifera, la détérioration de nos espèces les plus délicates de racines soient principalement dus à la présence de cet insidieux petit insecte, cela est absolument hors de doute[11]… » Dans une lettre datée du 12 février 1881, après avoir établi que l’identité de la forme radicole et gallieole est un cas de polymorphisme assez général chez les insectes, le savant professeur ajoute : « Je puis en dire autant de la nature indigène du phylloxera vastatrix en Amérique ; mes propres écrits sur ce sujet prouvent qu’il est indigène, aussi complètement qu’une semblable question peut être prouvée. »

Je reprends mon auteur : le Wine and Grape Grower (octobre 1879). Dans un article intitulé ; le Phylloxéra, moyen d’éviter ses attaques, ce conseiller pratique indique : plantation de vignes résistantes comprises ; : 1° dans toute la famille des estivalis indigènes de la Virginie ; 2° dans la famille des estivalis du Sud, natifs des Carolines ; 3° des scuppernongs ; 4° des cordifolias et riparias comme porte-greffe. Après ces Conseils, il ajoute que le delaware et le labrusca, de même que les vignes exotiques, sont fort sujets aux atteintes du phylloxéra, que les taylors et le clinton portent aussi des phylloxéras sur leurs feuilles, mais que c’est jusqu’ici sans inconvénient. Les elvira, noah missouri, black-pearls, semis du taylor, paraissent jouir de la même immunité. Quoi de plus consolant que de retrouver conseillé, prôné en Amérique, un programme suivi dans le Gard depuis 1875 ?

Dans le numéro de novembre — décembre 1879, ce même journal donne une longue lettre de Sonoma, qui peint éloquemment une situation analogue à celle que le phylloxéra fait à la France : « Quoique le fléau soit de dix ans plus jeune en Californie qu’en France, dit le correspondant, le cri d’alarme d’un Californien réveillera peut-être un écho fécond dans la France qui s’endort. »

Julius Dresel, de Sonoma, écrit à l’Alta ce qui suit concernant le phylloxéra, ses dangers et les moyens de défense employés : « Il faut que des mesures immédiates soient prises contre ce fléau. Verrons-nous sans alarme la fertilité croissante des vignes de Sonoma céder la place à un vaste désert. Pas une mesure sérieuse n’a été prise jusqu’ici pour le combattre. Se méprend-on sur l’intensité du mal déjà fait, ou veut-on se résigner à voir le désastre s’achever ?

« Permettez-moi de vous soumettre le fruit des réflexions et de l’expérience, qui, impuissantes à arrêter le fléau, ont cherché du moins à en atténuer les effets désastreux.

« Quelques procédés chimiques ont été expérimentés ; il est plus sage et surtout plus, économique de les laisser absolument de côté. Un grand prix a été offert en France au chimiste qui découvrirait un procédé sûr dans des conditions de prix abordables ; personne encore n’a pu le mériter, et quand même le remède serait trouvé, pourrait-on l’appliquer à une surface de 100 acres sur une profondeur de 4 pieds ? et « où prendre tout l’argent nécessaire ? .. J’ai vu de mes yeux le phylloxera ramper sur ses victimes sans égard pour jeunesse ou vieillesse, faiblesse ou vigueur. Toute vigne de race asiatique, vitis vinifera, c’est-à-dire toute vigne importée d’Europe doit fatalement succomber sous les piqûres répétées de ces myriades d’insectes, piqûres dont la conséquence est la pourriture des racines. Les fumures ne les préservent nullement. La dévastation s’étend sans s’arrêter ni devant le sol riche, ni devant le plus pauvre ; forts et faibles périssent également. En trois années, la ruine est consommée. La première année est marquée seulement par la couleur jaune des feuilles, la seconde, les sarmens deviennent courts et droits, de longs et arrondis qu’ils étaient ; la troisième année, tout est perdu : on croirait voir de vieux troncs de saules. Les Français semblent avoir tourné la difficulté : ne pouvant se débarrasser de l’ennemi, ils essaient de vivre avec lui et de planter les vignes résistantes des bords du Missouri. Suivant leur exemple, j’ai planté deux variétés blanches de riparias cultivés, l’elvira et le taylor, plus une variété rouge sauvage de la même espèce, le cordifolia, qui leur est préféré jusqu’à ce jour ; j’en ai greffé les boutures avec des gutedel, riesling, zinfandel, etc., et je les vois pousser avec leurs greffes tout aussi bien qu’autrefois nos vieilles vignes, ainsi que celles mises à enraciner en pépinière.

« Mon expérience personnelle ne va pas plus loin, mais j’ai pleine confiance dans cette manière de sortir de peine, encouragé par le succès des Français relaté par Wetmore dans l’Alta et aussi par les expériences microscopiques de Hecker de Belleville, qui déclare les fibres de riparias trop dures pour pouvoir être endommagées sérieusement par la trompe du phylloxéra. Le catawba, l’isabelle et autres variétés sont progressivement abandonnés, probablement comme douteuses.

« Il y a dans ce qui précède des motifs suffisants pour employer les variétés résistantes pour de nouvelles plantations. Je ne puis voir sans étonnement ceux qui continuent à croire à la vigne asiatique jusqu’à en planter de nouvelles, les sachant entourées de leur innombrables et implacables ennemis : ceux-là attendent sans doute quelque événement imprévu, défavorable au phylloxéra ; mais nous qui sommes las et surchargés de vignes mourantes, ne partageons pas leur illusion, de crainte qu’une hypothèque fatale, prise par l’ennemi, ne tarisse notre fortune dans sa source.

« Voici le procédé que j’emploie. Je greffe soigneusement une bouture avec un greffon à deux yeux, — je lie soigneusement avec un lien approprié et n’ai employé jusqu’ici aucun mastic. Chacun pourra faire en cela comme il l’entendra, pourvu que les greffes soient tenues fraîches et humides dans de la terre, ou mieux encore dans du sable en attendant la plantation. Par ce procédé, tranquillement assis chez moi, je puis faire cent soixante-quinze greffes par jour, tandis que le même travail fait en place, trois années plus tard, serait beaucoup plus long. Je laisse au jugement de mes collègues vignerons de décider si l’enracinement préalable en pépinière des boutures et de leurs greffes l’année suivante n’est pas préférable.

« Si les commandes de boutures du Missouri sont faites en octobre, elles seront expédiées en janvier, la plantation pourra donc avoir lieu en mars au plus tard. Ne vous attendez pas à recevoir des boutures avec autant d’yeux et aussi fortes que celles auxquelles nous sommes habitués ; elles seront pour la plupart minces et long-jointées, mais pousseront quand même. Je ne sais comment sont les troncs de ces vignes du Missouri, mais aucune plainte ne me parvient de France, et je crois volontiers que, favorisées par notre sol et notre climat, elles s’amélioreront comme l’ont fait les riessling, gutedel et autres. »

Cette citation est longue ; mais j’ai cru que la naïve profession de foi d’un Californien avait sa valeur et apportait une pierre utile à l’édifice. Ajoutons en passant que Julius Dresel renoncera aux boutures greffées le jour où il cessera de les faire lui-même ; il fera alors greffer des enracinés, les remettra d’abord en pépinière et seulement l’année suivante en place.

Arrivons enfin à l’étude des principales variétés de vignes indigènes et à leur classement dans les différens états de l’Union. Je dis principales variétés, et ce mot est encore trop large d’acception, vu le nombre restreint de celles que nous allons passer en revue. Le catalogue de Bush donnait, en 1876, trois cent quatre-vingt-quatre variétés ; depuis il en a surgi beaucoup d’autres. Nous ne parlerons ici que des variétés les plus connues, ayant une histoire utile à l’intelligence de la présente étude ou des qualités particulièrement utiles, c’est-à-dire une résistance à toute épreuve ou une fertilité tellement exceptionnelle qu’elle fasse accepter quelques doutes au sujet de la résistance, ou enfin une fertilité et une qualité acceptables comme culture directe.

En 1856, Charles Reemelin, d’Ohio, écrivait[12] :

« Dans ce pays, il n’y a encore que deux vignes à vin qui aient conquis une réputation durable : l’isabelle et le catawba. Aucun raisin étranger n’a encore été adopté par nous, ou plutôt aucun d’entre eux ne nous a adoptés .

« A trois reprises différentes, j’ai emporté des vignes de ma patrie, une fois même, en 1842, des pépins. En 1850, je transportai moi-même, à grand’peine et à grands frais, une collection de petits arbres à fruits et de plants de vigne pesant environ cinquante livres. Je les transportai moi-même de bateau en bateau, de diligence en diligence ; je les trempai dans le Neckar, le Rhin, le Weser, le Delaware, le Cumberland, l’Ohio, sans omettre l’eau de mer distillée sur les bateaux, mais tout cela en vain pour les vignes ; mes poiriers, abricotiers, pruniers, cerisiers, framboisiers ont tous réussi, mais les vignes (et les groseilliers à maquereaux) ne purent être naturalisées ! Elles végétèrent, mais seulement pour un temps… » Mon auteur ajoute avec bravoure, avec héroïsme même : « Je ne me découragerai pas et j’essaierai de nouveau dès que l’Europe aura une bonne année de vin garantissant au bois et aux pépins une maturation complète. »

Ce naïf et utile serviteur de la bonne cause conseille en attendant de planter de bonnes et saines boutures de catawba, qu’il soit indigène ou importé, puis de continuer à essayer des variétés étrangères, soit qu’elles proviennent de l’ancien monde, soit qu’elles poussent sauvages dans les terrains vierges de l’Ouest. Il ajoute que l’isabelle est bon dans sa zone, mais que, dans l’Ouest, le catawba lui est préférable. Cette phrase m’amène à citer un passage d’Husmann, daté de 1866 :

« Le plus tôt nous abandonnerons l’idée qu’une espèce de vigne doive être la vigne de notre immense pays, le plus tôt nous essaierons d’adapter la variété à la localité, le plus tôt nous réussirons ; il est absurde et indigne d’une nation intelligente de penser qu’une variété unique puisse vivre également bien ou également mal dans des sols et des climats aussi variés que ceux de notre grand pays[13]. »

En effet, il n’existe pas de plant universel ; aussi, par la force des choses, par une création incessante de nouvelles variétés et une élimination dont le sol et le climat se sont chargés, les variétés se sont adaptées et classées selon leur nature dans les différens centres de production.

Reprenons d’abord[14], pour mémoire, le schuylkill ou cape des Suisses de Vevay ; ce cépage, devenu monument historique, n’est plus une actualité commerciale depuis que le catawba et l’isabelle l’ont remplacé avec avantage. Prince[15] reçut, en 1816, le premier plant d’isabelle de la Caroline du Sud, le planta à Brooklin-New-York dans le jardin de Mme Isabelle Gibbs et le répandit sous le nom d’isabelle. Cette origine est probablement la vraie ; mais on lui assigne parfois une provenance européenne qui n’expliquerait pas le goût bizarre que l’isabelle partage avec les labruscas indigènes.

Le premier vin d’isabelle fut fait chez Tugger[16], en 1840, à Hermann, et en 1859, Ainsworth, à Rochester, cite des vignobles rapportant de 1,000 à 1,500 dollars à l’acre, et Rush, East-Bloomfield, cite un tiers d’acre sur lequel cent souches produisirent 4,000 livres de raisin.

Ceci paraît invraisemblable, et le serait tout à fait à mes yeux, si je n’avais vu à Saint-Benezet un labrusca de quatre ans porter cent quinze grosses grappes tellement empilées qu’on croyait voir un tas de raisins recouvert de rares pampres, plutôt qu’une souche portant des raisins.

L’isabelle est mauvais comme vin et donne un beau, mais mauvais raisin de table ; il perd ses feuilles en août dans, beaucoup de localités. Pourtant, en 1879[17], Chorlton donne l’isabelle et le catawba comme des variétés supérieures. Il ajoute que ce sont des semis naturels : l’un de labrusca, l’autre de labrusca hybride de vulpina. Je crois comme Husmann que ces variétés reculeront jusqu’à disparaître devant les estivalis, car, d’une part, le goût foxé que les Américains acceptent, faute de mieux, leur apparaîtra un jour dans toute son horreur, comparé au goût franc des estivalis, tandis que ceux-ci feront leur chemin aux États-Unis comme en Europe. D’autre part, le labrusca ne résiste au phylloxéra que dans des circonstances exceptionnellement favorables.

Le phylloxéra est certainement indigène[18] dans l’Amérique du Nord, mais l’extension des vignobles en favorise la multiplication ; là où des vignes à raisin de table de peu d’étendue se défendaient par la solitude, si j’ose m’exprimer ainsi, de grandes étendues de vigne se font dévorer par voisinage et par infection, l’effet aggravant la cause.

Reprenons la biographie du catawba, qui a bien son intérêt, puisqu’en 1880 il figure en grosses lettres sur les annonces des négocians en vins et dans les plantations de Kelley-Island.

De plus, il est lié à une phase intéressante de l’histoire de la vigne[19]. En 1848, Longworth caressa un rêve qui fit naître chez lui une idée fixe : il voulut transporter le Rhin allemand sur tes bords de l’Ohio.

A cet effet, il distribua 122 acres 1/2 de terre qu’il possédait le long de ce fleuve entre vingt-sept colons allemands, à charge de les planter et de les cultiver à mi-fruits en catawba.

Disons en passant que le catawba, vulgarisé par le major Adlum, avait été trouvé par le Dr Salomon Beach, dans la Nouvelle-Caroline, au bord de la rivière Catawba. Ce plant est accessible à toutes les avaries, mais l’excellence au point de vue américain de son vin, de belles récoltes, quoique intermittentes, lui ont conservé son rang jusqu’ici. De 1869 à 1865, 4,200 souches ont donné en :


Gallons Dollars
1859 1.200 360
1860 1.300 405
1861 4.150 37 50
1862 20 10
1863 150 75
1864 150 75
1865 500 250

1868 et 1874, ont été de très belles années et, en 1857, 4,000 souches avaient donné 2,000 gallons, vendus 600 dollars. La moyenne de 17 ans donne 250 dollars.

Le catawba, transporté de Cincinnati à Herrman, donna en 1848 une si belle récolte qu’il causa de grandes déceptions à ceux qui en plantèrent partout, et sans égard au terrain ni au climat.

Sitôt l’œuvre de Longworth entreprise, elle prit l’allure d’une réalité heureuse, car en 1860 il y avait déjà 1,200 acres de plantations constatées par un comité officiel, et en 1866 ce nombre dépassait 2,000.

Le catawba est sensible au phylloxéra. Quand il souffre du mildew, sa vitalité est diminuée ; il fléchit devant l’ennemi, mais il lutte tellement longtemps que des circonstances favorables le retrouvent assez vivant pour se relever. C’est ainsi qu’il a fléchi dans la période comprise entre 1867 et 1868, et que 1868 et 1874 l’ont vu produire remarquablement et se relevée. Je cueille dans une lettre de M. Adetison Kelley[20] datée de décembre 1880, les intéressans renseignement que voici : le catawba n’a jamais de mildew sur la face inférieure de ses feuilles, sans avoir le phylloxéra aux racines, et le rot ne l’atteint qu’autant que le mildew l’y prédispose. Son vin est si apprécié que le commerce ne peut s’en passer, soit pur, soit mélangé à d’autres variétés. Avant 1848[21], il n’existait sur l’île de Kelley qu’un seul plant de catawba, et en 1863 on y récoltait 11,500 livres de raisin.

Le delaware fut vulgarisé par Thompson, de Delaware[22] ; il le tenait de Jacob Moffard, de New-Jersey, et celui-ci de M. Paul Prévost, Français établi depuis 1800 à Kingswood-Township-Hunterdon (New-Jersey). On a dit que M. Prévost l’avait reçu d’Italie, mais rien ne le prouve.

En 1866, Husmann affirmait que le delaware supplanterait le catawba et l’isabelle. Il se trompait pour le catawba, quoique le delaware se montre supérieur là où il se plaît. Sujet au leaf-blight, — chute de feuille prématurée, — il en est très affaibli dans certains pays. A Herrmann, il demande un terrain léger, chaud, sablonneux et prospère ; dans le Missouri et l’Arkansas, quoique très sensible au phylloxéra, » il produit quand même dans les milieux qui lui conviennent. Le delaware ne gardera pas plus que l’isabelle sa place au soleil dans un pays qui marche si vite ; aussi occupons-nous des vignes de l’avenir[23].

Bush dit que le norton’s-virginia est indigène et sauvage. Il fut trouvé en 1827 par le docteur Norton, de Richmond, et en 1845-1846 apparut à Hermann[24] ce plant de modeste tournure ; il y arriva de deux côtés à la fois, de Cincinnati et de Virginie. Avec ses petits grains et ses bourgeons rouilles, il faisait piètre mine à côté du catawba et de l’isabelle ; il ne reprenait pas de bouture ; malgré ces défauts, quelques persévérans, le multipliant de marcottes, de greffes, faisaient d’excellent vin, lorsque ce nouveau plant reçut un coup qui eût été celui de la mort pour un cépage ordinaire : Longworth, ce père et pontife de la viticulture, le déclara sans valeur (worthless). La majorité s’inclina devant ce jugement prématuré ; mais une minorité plus juste, surtout plus attentive, se groupa autour du vaincu. Inscrivons au livre d’or de la viticulture les noms de MM. Rommel, Pœschel, Langendorfer, Grein et Husmann.

Quand le vin de norton fut mieux apprécié, ce cépage, méconnu d’abord, fit fureur, et, en 1866, la production de plants ne put suffire à la demande. Une terre forte lui est favorable ; il réussit mieux dans le Missouri que dans l’Ohio. Ce fut M. J. Soulard, de Gallena (Illinois), qui envoya à M. Husmann les premiers greffons de concord, qu’il greffa sur des catawba ; il n’obtint qu’une seule reprise ; mais en neuf ans, quelque faible que fût ce commencement, on voyait les concords couvrir des milliers d’acres. Husmann accuse, en 1961, un profit de 10,000 dollars en fruits, vins, boutures, plants produits d’un tiers d’acre (13a33). Il considère 1,000 gallons à l’acre comme une récolte moyenne ; chez lui elle s’élève à 2,500 gallons. Ce cépage est justement nommé le grape for the million là où il réussit, et mérite d’être maintenu, quoique son origine labrusca rende sa résistance douteuse. Dans l’Est, on se plaint de sa qualité, mais la saison y est trop courte pour laisser le fruit mûrir suffisamment sur la souche ; il réussit, au contraire, partout autour de New-York et d’Herrmann ; il prospère là où le catawba et l’isabelle périssent.

Le rôle du taylor (propagé par le juge Taylor, de Jéricho (Kentucky) est assez nul en Amérique ; sa fertilité est contestée et contestable ; il est difficile qu’une fleur aussi incomplète et irrégulièrement partagée du côté des étamines produise une grappe serrée et à grains réguliers. Plusieurs auteurs affirment qu’avec une taillée longue et un vigoureux pincement en vert, on arrive à une production normale ; d’autres, également sérieux, affirment le contraire. On doit conclure de ces opinions contradictoires, ou que le sol a une influence extraordinaire sur ce cépage, ou que l’on s’est adressé à des variétés ou sous-variétés différentes. Le taylor a son utilité comme porte-greffe, et ses semis ont déjà produit des variétés qui lui sont très supérieures au point de vue de la fructification. Le black-pearl entr’autres s’annonce remarquablement ; l’elvira a déjà fait ses preuves comme raisin blanc,.. et bien d’autres encore trop longs à énumérer.

L’herbemont est certainement le pivot autour duquel les variétés résistantes gravitent. Nicolas Herbemont multiplia une vieille vigne, connue depuis 1798, qu’il avait remarquée chez le juge Huger, à Colombia (Sud-Caroline) et qu’il considérait justement comme indigène… Plus tard, en 1834, des gens mal informés ébranlaient sa foi en lui affirmant que la vigne originelle venait de France. Mais tout tend à détruire cette assertion : la difficulté de reprise des boutures, la résistance absolue au phylloxéra et enfin la découverte, dans le comté de Warren, de vignes sauvages absolument semblables à la vigne du juge Huger.

Husmann dit que l’hrrbemont supplantera le catawba et l’isabelle, que ce raisin est délicieux et qu’il sera le leading-vine du Sud sitôt que l’abolition de l’esclavage aura permis à la viticulture de prendre son véritable essor. Il ajoute : « Si vous avez une chaude exposition au sud, avec sous-sol légèrement calcaire, plantez l’herbemont, vous ne serez pas désappointé[25]. » L’herbemont demande une longue saison pour mûrir et atteindre sa perfection ; il gèle au-dessus de sa limite naturelle, Herrmann. Les semis d’herbemont ont produit la plupart des bonnes variétés résistantes, et c’est certainement dans le groupe d’estivatis du Sud, dont il est le chef, qu’il faut chercher un pendant au norton, le meilleur et le plus confirmé des estivalis du northern group. Le hartford prolific, créé par Steele à Hartford (Connecticut) en 1850, est surtout remarquable par sa précocité et sa prodigieuse fertilité. Il alimente presque seul et à bas prix le marché de New-York en primeur, son goût est affreux, son apparence magnifique ; son défaut semble être de perdre ses fruits dans certaines localités.

Le scuppernong (vitis vulpina ou rotundifolia) a une valeur en Amérique[26], mais il est aussi recommandé par les uns que déprécié par les autres. Ses grains sont isolés, l’ensemble de sa constitution oblige à en faire une classe à part. Il ne prospère ni au Nord ni au Texas, mais semble se plaire particulièrement dans la Caroline du Sud, la Floride, la Géorgie, l’Alabama, le Mississipi et dans certaines parties de la Virginie, de la Caroline du Nord, du Tennessee et de l’Arkansas. Le principal mérite du scuppernong serait d’être exempt de phylloxéra sur ses racines, d’avoir très exceptionnellement la forme gallicole sur ses feuilles. Jusqu’ici il donne de très mauvais résultats comme porte-greffe, et son vin, quoique prôné en Amérique, n’a pas de grandes qualités ; cependant il ne faut pas abandonner l’idée d’en tirer parti un jour.

Finissons cette longue étude par de la statistique. Empruntons à Husmann les renseignemens réunis en 1866 sur les frais et rendemens moyens des différentes espèces ; à Mac-Minn, la distribution géographique des principaux cépages américains, et au Grape and Wine Grower de 1881 le tableau des vins actuellement sur le marché de New-York, avec leurs provenances.

Prix de revient d’un acre[27] de concord en 1866.


700 plants, première qualité d’un an plantés à 6 x 10, à 12 dollars le 100 84 dollars.
Frais généraux Préparation du sol, labour, défoncement. 50 dollars
« 450 pieux à 15 pieds de distance, 10 cents pièce, 45 »
« 450 pieux intermédiaires (échalas) à 3 cents 13 doll. 50
« 600 livres fil de fer n° 12 à 16 cents le 100. . . 96 »
« Pose du treillage 50 « 254doll.50
Travail, soins, première année 50 «
Intérêts du capital 20 »
408doll.50
L’année suivante, cette vigne devra payer tous ses frais par marcottage, etc.
Prix de revient d’un acre d’herbemont


700 plants, 1re qualité, 6 x 10, à 25 dollars le 100 175 dollars
Frais généraux 254 50
Soins, 2 ans 125 »
Intérêt du capital. 2 ans 66 »
620 doll. 50
Prix de revient d’un acre de norton


850 plants. 1re classe, 6 X 8, à 25 dollars le 100 212 doll. 50
Frais généraux 254 » 50
Soins, 2 ans 125 »
Intérêt, 2 ans, 6 pour 100 70 »
662 doll. »

« Prix de revient de la plantation d’une vigne de 2 acres 1/2 (à peu près un hectare), plantée en 1861 par moi-même[28], contenant environ 3,000 souches, plantées trop tard, avec beaucoup de remplacemens en 1862.

Plants


1.700 norton’s virginia, 20 doll. le 100 340 dollars
400 concords (petits) 25 » le 100 100 »
350 delawares 50 « le 100 175 »
150 herbemonts 25 » le 100 37 50
50 cunninghams 50 » le 100 25 »
Divers assortis 100 »
777 doll. 50

Produit des 4 premières années en boutures, marcottes, raisins….. 8.848 doll. 50

Produit, cinquième année


1.030 gallons de vin concord 2 doll. 50 2.575 dollars
1.300 — — norton’s Virginia 4 dollars 5.200 »
125 — — herbemont 3 dollars 375 »
30 — — cunningham 4 dollars 120 »
40 — — delaware 6 dollars 240 »
10 — — clinton 3 dollars 30 »
50 — — divers 3 dollars 150 »
336 — — hartford prolific et raisins 67 20
57.000 plants ou boutures à 100 dollars par mille en moyenne 5.700 »
H4.457doll.20
Le produit des 5 premières années étant de 23.305 80, ci….. 23.305 doll. 80

Le total de la dépense étant :


Achats de plants 777 50
Treillage 499 50
Intérêt 5 ans à 5 pour 100 500
Main-d’œuvre 1re année 150
— 2° année. 300
— 3° année 400
— 4° année 500
— 5° année 500
Total 3.627 »

laisse un produit net de….. 19.678 doll. 80

« La quatrième année, la vigne avait gelé au-dessous de la ligne de neige. Je fis, en dehors des raisins, vendus 1,500 dollars, du vin qui fut bu par les rebelles cette année et conséquemment perdu. Cette année, à peine si 2,200 souches (2 acres) étaient à fruit. Si mes lecteurs veulent comparer ce rendement avec celui de la vigne de catawba, ils verront la différence de produits entre des variétés appropriées au climat et au sol et celles qui ne le sont pas.

« La dernière saison, défavorable au catawba, produisit une énorme quantité de concord et de norton’s virginia, et ne peut pas être prise comme une moyenne. Je crois que l’on pourrait considérer comme telle les quantités suivantes : 700 gallons pour le norton’s Virginia et 1,200 pour le concord.

Vigne de M. Michael Poeschel, plantée en 1861-1863 (récolte partielle)


2 acres, 500 gallons de vin de norton’s Virginia 1.500 dollars.
1 1/2 acre raisins de concord 400 «
Plants et marcottes 2.000 «
3.900 dollars.
1864. — Deuxième récolte. Vignes gravement gelées


2 acres norton’s Virginia, 600 gallons de vin à 4 doll. 50 2.700 dollars
2 acres 1/2 catawba, 400 “s à 2 doll. 15 850 »
1/2 acre concord, raisins vendus. 400 »
Plants vendus. 1.500 »
5.450 dollars.
1865. — Troisième récolte


2 acres 3/4 norton’s Virginia, 2.000 gallons de vin à 4 doll 8.000 dollars
2 « 1/2 catawba.. 450 « à 1 » 75 787 50
1 acre 1/4 concord, 1,000 » à 2 » 50 2.500 »
1/2 » herbemont, 400 » à 3 » » 1.200 »
1/2 » rulander, 50 » à 5 » » 250 »
Plants rendus 1.500 »
14.237 doll. 50

Ces vignes sont défoncées au prix de 120 dollars l’acre, et la plupart sont plantées à 5 x 5, — évidemment trop près. — Elles sont palissées et bien cultivées.

Vignes de William Poeschel. — 1865.


2 acres 1/2 catawba. 900 gallons de vin à 1 doll. 75 1.575 »
2 acres 1/2 concord, 700 gallons à 2 doll. 50 1.750 »
1 acre norton’s virginia, 600 gallons à 4 doll 2.400 »
1 acre 1/2 delaware, 120 gallons, à 5 doll 600 »
1 acre 1/2 herbemont, 350 gallons, à 2 doll. 50 875 »
Divers 150 »
Plants vendus 940 »
8.200 dollars.

Cette vigne est une des mieux situées pour le catawba et le delaware, et son propriétaire un des hommes les plus intelligens et industrieux du pays.

Le colonel Waring, Indian Hill (Missouri) a une petite vigne de 2 acres en rapport en ives seedling, plant peu affecté par le mildew et le rot.


Ce vignoble a produit, en 1865, 650 gallons de vin à 4 doll. 10 2.665 dollars
Vente en plants 1.500 »
4.165 dollars.

Frais, 100 dollars ; reste net, 4.065 dollars.

La vigne de norton’s Virginia, de MM. Bogen, a donné, en 1863, pour 1 acre 1/2 :


1 récolte, 500 gallons à 3 dollars 1.500 dollars.
Vente de boutures 400 »
Vente de marcottes 800 »
2.700 «
Frais 100 «
Produit net 2.600 «

Soit, 1.733 dollars à l’acre.

1864, produit net. 2.300 dollars.

Soit, 1.533 dollars à l’acre.

Finissons cette longue statistique par une traduction des conclusions de l’auteur[29].

« Ce qui suit est un résumé sommaire de la dernière récolte autour d’Hermann (1865) ; il n’est peut-être pas absolument exact, mais il l’est autant que possible. Il y a environ 1,000 acres de plantés, dont 400 en production. Malheureusement, toutes les vieilles vignes sont plantées en catawba, dont le produit a été presque nul cette année, la récolte n’ayant pas atteint 75 gallons à l’acre. Les dernières plantations sont en concord et en norton’s virginia, et la moyenne de leur produit a dû être de 600 gallons à l’acre pour le norton et de 1,000 gallons pour le concord. L’herbemont a dû donner environ 800 gallons à l’acre.


Raisins vendus, environ 20.000 livres, prix moyen 0 doll. 15 3,000 doll.
Vin de catawba, 23.000 gallons, prix moyen, 1 doll. 50 37.500 »
Vin de norton’s Virginia, 10.000 gallons, prix moyen, 4 dollars 40.000 »
Vin de concord, environ 5.000 gallons, prix moyen, 2 doll. 50 12.500 »
Vin d’herbemont, 1.500 gallons, prix moyen, 2 doll. 50 4.500 »
Vifi divers, 1.000 gallons, prix moyen, 3 dollars 3.000 »
Plants racines, boutures vendues. 50.000 »
150.500 doll.

Tous ces chiffres ayant été cotés très has, on peut estimer la valeur réelle de la récolte de 1865 à 200,000 dollars.

Indiquons maintenant la distribution des différentes variétés que nous avons énumérées ou étudiées entre les différens états de l’Union. Cette distribution, — résultat dû à l’expérience des hommes et aux éliminations successives faites par la nature, — est remplie d’enseignemens pour l’acclimatation de ces vignes indigènes en Europe et, peut, par analogie, servir à classer presque toutes les variétés non désignées dans ce tableau.

MASSACHUSETTS.

Delaware, Rebecca, Concord, Diana, Hartford prolifle.

NEW-YORK.

Clinton, Norton’s Virginia, Delaware, Herbemont (douteux), Canby’s August (York Madeyra), Diana.

PENSYLVANIE.

Clara, Wrigbt’s Isabella, Diana, Catawba, Cassiday, Concord.

OHIO.

Catawba, Diana, Clinton, Concord, Delaware, Shaker.

VIRGINIE.

Isabella, Catawba, Warren (Herbemont), Pauline, Bland’s Virginia, Lenoir.

GEORGIE.

Isabella, Catawba, Scuppernong, Missouri, Lenoir, Warren (Herbemont).

MISSOURI.

Little Ozark, Ozark Seedling, Waterloo, Scuppernong, Missouri, Warren. Je joins à cette distribution de cépages la provenance des vins indigènes annoncée par James M. Bell et Cie, à New-York, telle que l’indiquent ses annonces faites dans l’American Wine and Grape Grower.

California wine. — Port, sherry, claret, hock, angelica, riesling, zinfandel, etc.

California brandy.

Ohio wines. — Catawba, ives, clinton, delaware, etc.

New-York wines. — Catawba, concord, yova, clinton, etc,

Missouri wines. — Herbemont, cynthiana, norton, delaware.

North-Caroline wines. — Scuppernong, alvey, concord, norton’s virginia.


Les conclusions de notre premier travail étaient que la vigne américaine, même avec la durée et les qualités que nous lui connaissons, pouvait sans danger être cultivée en France et devait donner un revenu supérieur à celui que nous sommes en droit d’attendre d’autres cultures.

Les conclusions de l’étude que nous terminons aujourd’hui sont que la vigne américaine, en Amérique, offre des garanties de durée, de fertilité et de qualités plus grandes que celles que nous lui attribuons en France, et que la Californie et l’Amérique entrent plus résolument que nous dans la voie que la France elle-même leur a tracée, en repoussant les insecticides et en adoptant le plant américain comme porte-greffe et plant direct.

J’espère que le résultat de mon prochain travail sera de montrer l’inopportunité des traitemens chimiques en dehors des grands crus et d’affirmer l’urgence des plantations américaines. Ma confiance dans les idées que je viens défendre ici, dans les procédés que je recommande est absolue. Je crois avoir le droit de dire qu’elle est fondée sur une expérience déjà longue et sur des résultats certains. Je fraie hardiment la route, convaincue que Saint-Benezet, dont f ai fait le poste avancé de la fortune dans un pays ruiné, sera bientôt le centre de nos vignobles reconstitués.


LÖWENHJELM, Duchesse DE FITZ-JAMES.


  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. The Culture of the native grape, by Hosmann ; New-York, 1866.
  3. Moisissure des feuilles.
  4. Pourriture du fruit, gagnant la plante entière.
  5. Hasmann, Fuller, Saonders, etc.
  6. M. Agoston Harasthy.
  7. M. Arpad Harastby.
  8. A Contribution to the classification of species and varieties, by Mac-Minn, civil engineer, 1860. Both sides of the grape question.
  9. American Grape and Wine Grower.
  10. Ibid.
  11. Root-louse.
  12. The Wine dressers Manual ; New-York, 1856.
  13. The Cultivation of the native grape and manufacture of American wines ; New-York, 1866.
  14. Catalogue de Bush.
  15. Elliot, Western fruit growers Guide ; New-York, 1867.
  16. Husmann, Culture of the native grape ; New-York, 1866.
  17. Chorlton, Grape growers Guide ; New-York, 1879.
  18. Lettre de M. Riley, du 12 février 1881, à M. Morlot, Fayl-Billot (Haute-Marne.)
  19. Husmann.
  20. Propriétaire à Kelley-Island, lac Erie.
  21. Carpenter, Kelley-Island, lettre à M. Morlot, juin 1880.
  22. Fuller, Grape Culturist ; New-York, 1867.
  23. Catalogue de Bush, 1876.
  24. Husmann, Grapes and Wine, page 21.
  25. Husmann, Grapes and Wine, page 49.
  26. Bush, Catalogue, 1876.
  27. L’acre vaut 0,4047 hectares ; le pied 0m,305 ; le dollar 5 fr. 25 ; le cent, 5 centimes.
  28. Husmann
  29. Husmann.