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La Vigne américaine en France

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Revue des Deux Mondes tome 45, 1881
Duchesse de Fitz-James

La vigne américaine en France


LA
VIGNE AMERICAINE
EN FRANCE

En 1788, la France possédait 1,046,000 hectares de vignes. En 1829, ce chiffre s’était accru de 844,000, pour être arrêté en 1868 à 2,500,000 par l’invasion du phylloxéra, ruinant quinze cent mille familles vigneronnes, sans parler de deux millions de commerçans et d’industriels dont le travail se rattachait aux produits de la vigne. Les traditions les plus étranges, les théories les plus fausses, n’empêchaient pas la vigne de produire à elle seule le quart du revenu total agricole de la France, sans occuper plus d’un seizième de sa plus pauvre surface cultivable.

Au moment du désastre, la lumière se faisait ; quelques-uns commençaient à comprendre le retard que la plantation profonde apportait à la fructification, et, sans l’exprimer aussi élégamment que Virgile, disaient avec lui que la réduction imposée à la souche par une taille trop courte entraînait nécessairement la réduction du système radiculaire, et cela au détriment de la fertilité et de la longévité :

…. Quantum vertice in auras
Æthereas, tantum radice in Tartara tendit.

Je vais essayer de raconter aujourd’hui ce que nous autres de la langue d’oc avons appris à faire pour réparer nos malheurs, et si je cite d’autres pays que je ne connais guère, ce ne sera que d’après des autorités plus vigneronnes que littéraires. La discrétion, la prudence de paroles, sont imposées aux vignerons de la veille par les hardiesses d’appréciation de ceux du lendemain. Ils sont si osés et oublient si volontiers les lois immuables qui règlent la végétation et la vie ! .. Leur excuse est dans la brusquerie avec laquelle le cataclysme viticole les a mis aux prises avec l’inconnu d’hier. Tantôt ils découvrent ce que nous avons abandonné à bon escient ; tantôt ils annoncent des faits incroyables et désastreux qui semblent empruntés à la mythologie tant ils révoltent les lois physiologiques. Ces naïvetés seraient excusables si elles ne jetaient le désarroi parmi les conscrits viticoles, timides et prudens quand on leur parle de rebâtir la forteresse, confians, outrecuidans, sur le rempart démantelé qui défend pour une heure encore la vigne condamnée. Je ne prétends certes pas abattre pour reconstruire, ni arracher pour replanter, mais avec ce que nous savons maintenant, nous pouvons sans danger planter à côté de ce qui existe encore. Je vois depuis dix ans que, dans la lutte contre l’imperceptible et insidieux insecte, la défaite termine la défense, tandis que la victoire couronne la revanche.

L’expérience acquise dans le Gard enseigne que, dans un pays nouvellement attaqué, le malheur peut être réparé en deux ans, mais pas une province, pas un canton, ne semble vouloir profiter de l’exemple des premières victimes, comme si chaque point attaqué devait être le dernier, et chaque canton, chaque propriétaire croyant sa vigne abritée par un rempart qui n’est solide que dans son imagination. A mesure que le flot avance, on recule cette limite, et c’est ainsi que les vignobles disparaissent sans autre acte défensif qu’un décret déclarant envahi un département de plus. La convocation d’une commission suit de près, mais elle est généralement composée de gens aussi neufs sur la question qu’ignorans de ce qui s’est fait ailleurs : l’expérience d’autrui est pour eux lettre morte, — tandis qu’il y aurait du temps à gagner en faisant tout de suite ce qui a réussi ailleurs.

Les moyens de défense connus aujourd’hui sont palliatifs ou définitifs, — palliatifs pour prolonger l’existence de ce qui végète encore, définitifs pour constituer des vignobles résistans aux atteintes du phylloxéra ; Le premier, le plus durable des palliatifs, c’est la submersion ; le second, encore à l’état expérimental, est l’emploi des insecticides partout où le revenu de la vigne peut suffire à ce surcroît de dépense. Les moyens définitifs sont ; 1° la greffe, pour transformer des vignes françaises en vignes américaines résistantes ; 2° la plantation de vignes françaises greffées sur racines américaines résistantes ; 3° la plantation de vignes françaises dans le sable. Au point de vue économique, le meilleur de ces moyens est la transformation par la greffe, c’est aussi celui dont les résultats sont le plus prompts, car le sacrifice d’une année de vendange suffit pour assurer la résistance de la vigne transformée, et cela en lui conservant la fertilité due à son âge au profit de greffons américains. Le seul inconvénient sérieux, c’est la présence de la vigne française et le danger que ses vieilles racines phylloxérées constituent pour la jeune vigne indemne. Mais les avantages sont si grands qu’ils contre-balancent cet inconvénient, déjà très atténué si le greffon est d’espèce très résistante. L’estivalis dominera cette situation, à laquelle succomberait infailliblement le labrusca. La racine française nourrit le greffon avant de mourir, et cela assez longtemps pour qu’il s’affranchisse et se crée des racines résistantes.

Le second moyen définitif est la plantation de vignes américaines à produit direct, ou de porte-greffes greffés en espèces françaises. La vigne greffée a pour avantage une fertilité toute française et connue d’avance ; le produit direct celui d’une rentrée dans la culture normale. On peut arriver de cette façon à une récolte dès la deuxième ou la quatrième année de mise en place, selon qu’on aura planté d’abord en pépinière ou à demeure.

Enfin, la plantation dans le sable a une durée plus problématique, mais pour les heureux qui peuvent la pratiquer, c’est une source de fortune considérable.

J’avais, en 1872, 400 hectares de vignes prospères ; la présence d’une petite tache phylloxérique les condamnait à mort malgré leur belle apparence.

Les vignes de coteau dataient de 1802 et produisaient un vin excellent ; d’autres, en plaine, âgées de trente à quarante ans, produisaient une abondance de gros vins noirs, et enfin une excellente terre à blé de 13 hectares et demi avait été plantée, en 1868, en aramons et en carignanes, à l’exemple des nouvelles plantations de l’Hérault. Cette terre n’avait jamais porté de vigne : les gens du Gard, suivant par habitude les lois et usages de Louis XIV interdisant de cultiver la vigne dans les terres à blé, furent plus étonnés de voir des aramons et des carignanes dans cette terre de qualité légendaire qu’ils ne le furent depuis de la voir transformée en jacquez. Je dois ajouter que lorsqu’ils virent, en 1872, sortir 50 hectolitres à l’hectare d’une vigne de quatre ans et 150 hectolitres en 1875, leur enthousiasme fut tel qu’il n’est pas éteint encore, et quelques naïfs ont planté cette année des aramons pour le phylloxéra. J’insiste sur ce que cette terre portait de la vigne pour la première fois ; c’est un fait utile à noter pour ceux qui attribuent le phylloxéra à l’usure de la terre par une même culture arbusive, car c’est au centre de cette vigne que le phylloxéra a paru pour la première fois à Saint-Benezet ; et, au contraire, les vignes de 1802 en terre usée ont péri les dernières. Le point d’attaque du clos d’aramons était caractérisé par un centre mort, une zone souffreteuse, entourée elle-même d’un cercle jaunissant et dont les sarmens raccourcis se dressaient en épée au lieu de s’allonger en arceaux, cette dernière zone se confondant insensiblement avec la luxuriante végétation du restant de la vigne. 20 morts, 100 malades, 300 souffreteux, 35,000 belles souches, voilà le bilan du clos d’aramons en 1872.

Les souches mortes furent remplacées en 1873 par des clintons, que la Société d’agriculture du Gard distribuait alors pour la première fois. Ces clintons, toujours chétifs, sont actuellement dépassés par les taylors, jacquez et herbemonts, plantés en 1876 et 1878, qui les entourent. Quelques survivans de cette tache furent traités trop vigoureusement en juin 1872 par un composé de sulfure de carbone fourni par M. Fichet. Le lendemain, ces souches étaient mortes, moins une, qui, mourante du phylloxéra, brûlée, mais débarrassée de l’ennemi par l’insecticide, a survécu quelques années et a produit deux grappes avant de mourir. Un nouvel essai, fait en juillet, donna en apparence de si bons résultats que le traitement fut appliqué en grand en 1872 et 1873 : 1° sur une vigne peu malade, sol moyen ; 2° sur une vigoureuse vigne de coteau âgée de dix ans, et enfin ; 3° dans le clos d’aramons. Le résultat sembla bon partout, mais ne fut pas durable. En mars et avril 1874, M. Fichet me fournit un nouvel insecticide ne contenant pas de sulfure de carbones. Ce produit fut employé largement en 1874 dans le clos d’aramons, dont le revenu était très considérable. La dépense fut calculée dans les autres clos de manière à ne pas excéder le revenu probable. L’inverse eût réussi, car en terre pauvre et poreuse, les traitemens doivent être plus fréquens et plus complets que dans les sols riches qui facilitent la dispersion sans favoriser l’évaporation de l’insecticide. En 1875, je concentrai mes efforts sur le clos d’aramons et abandonnai les deux autres clos à leur malheureux sort. Ces essais de traitement par l’insecticide m’ont coûté 15,000 fr., sans compter la main-d’œuvre ; ils ont été heureux dans ce sens que la mortalité s’est bornée aux vingt souches mortes en 1872, — que la production s’est accrue avec l’âge dans une proportion presque normale, — mais surtout en ce que cette prolongation d’existence m’a donné le temps de transformer ce clos en j : icquez, et en herbemont, lorsque j’ai pu voir assez clairement que le traitement prolongeait une existence dont il ne pouvait assurer la durée définitive. En effet, pour conserver la vigne, il tût fallu trois et quatre traitemens par an, qui non-seulement auraient absorbé les revenus, mais, par la main-d’œuvre additionnelle, auraient compliqué l’ensemble de mon exploitation. Une application fréquente d’insecticide, très praticable quand il s’agit de petits vignobles précieux, est incompatible avec la grande culture ; l’emploi d’un toxique ne peut être confié au premier venu sans danger pour l’homme et sans danger pour la vigne. Il faudrait à plusieurs reprises dans l’année déranger les meilleurs ouvriers d’un travail souvent aussi important que le traitement, et ce qu’on gagnerait d’un côté, on le perdrait de l’autre, tandis que la transformation par la greffe donne un résultat durable en coûtant moins d’argent et de dérangement qu’un seul traitement annuel.

J’avais su que M. Fichet, chimiste à Vincennes, détruisait les insectes dans les jardins maraîchers de Saint-Mandé ; j’en parlai à M. Rivière, jardinier en chef du Luxembourg, savant aimable et modeste, resté fièrement jardinier, qui me donnait alors des avis précieux sur la multiplication. Il me raconta que, pour se débarrasser des chimistes et de leurs offres de service, il leur demandait systématiquement la destruction du kermès du laurier. M. Fichet ayant réussi à détruire cet insecte, je supposais qu’il aurait raison du phylloxéra. M. Dumas eut l’obligeance, en 1875, de déléguer M. Romier, pour diriger les essais de sulfo-carbonates à Saint-Benezet : les résultats furent nuls, et la dépense d’eau et d’argent fut supérieure à celle du traitement Fichet.

Je n’ai pas employé le sulfure de carbone de la compagnie de Paris-Lyon-Méditerranée, je suis trop persuadée que la viticulture ne ressuscitera que par la vigne américaine. Une récente et minutieuse enquête prouve que ce traitement n’est abordable que pour les vignes à grand rendement, que son application demande beaucoup de soins, car non-seulement cet insecticide est assez dangereux pour tuer les vignes, mais il a tué des mûriers. Deux expériences faites en 1879 par des employés de la compagnie chez deux propriétaires différens, ont produit ce résultat ; les vignes traitées sont mortes bien avant celles qui ne l’avaient pas été. Je choisis cet exemple entre beaucoup d’autres plus favorables à l’insecticide de la compagnie, pour dégager la mort des ceps de toute idée de mauvaise volonté de la part des ouvriers ruraux et pour prouver que certains succès appareils sont dus à ce que les propriétaires emploient plus hardiment le fumier que le sulfure de carbone, tandis que les agens de la compagnie emploient le sulfure de carbone plus vigoureusement que le propriétaire lui-même. Le sulfure de carbone semble stériliser la terre et. nuire à la vigne, le fumier répare ces effets fâcheux. Reste à savoir si, dans ce combat entre le sulfure malfaisant et le fumier réparateur, le phylloxéra n’est pas oublié. Ce qui est certain, c’est que le sulfure de carbone peut tuer la vigne que nous voulons guérir et que, si l’on admet l’arsenic prudemment dosé par un médecin, on n’admettra jamais ce toxique dans la médecine usuelle des familles à côté du quinquina. Le sulfure de carbone semble rentrer dans la même catégorie de remèdes dangereux, c’est pour cela que je m’intéresse vivement aux nouvelles expériences d’un produit inoffensif, faites par M. Fichet en ce moment, près de Bergerac.

Il faut aussi tenir compte du terrain dans les succès dus à l’insecticide. Ainsi une souche dont les racines profondes seraient hors de l’atteinte du phylloxéra et dont les racines superficielles seraient traitées, vivrait, mais est-ce au sol frais où sont les racines profondes qu’elle devrait sa vigueur, ou à l’insecticide ?

Citons quelques chiffres pour indiquer les cas d’inopportunité de l’emploi du sulfure de carbone. Dans le Gard, les vignes de coteaux rapportaient à l’hectare 25 hectolitres de vin, valant 25 francs l’un, soit 625 francs brut à l’hectare. Les frais de culture étant d’environ 300 francs, reste 325 francs pour intérêt du capital et insecticide. Théoriquement le prix du traitement est de 150 francs par hectare et par an, mais en additionnant les chiffres fournis par les documens officiels pour la matière première, la main-d’œuvre et la fumure, je trouve 257 francs pour le traitement d’été et 297 francs pour le traitement d’hiver, soit 554 francs à l’hectare. Il paraît qu’au bout de trois ans le traitement de 150 francs par an serait suffisant, mais la conclusion de l’expérience se trouverait ainsi rejetée après trois années de dépense, dont le total serait supérieur aux frais de plantation d’un vignoble durable et résistant par nature, et il me semble logique de planter une certitude pratique plutôt que d’entretenir chèrement une espérance théorique.

De 1866 à 1875, les plaines de l’Hérault ont donné en moyenne 175 hectolitres à l’hectare, se vendant de 10 à 30 francs l’hectolitre (prix moyen, 10 fr. 22). Avec ce produit de 1,788 fr. 50 à l’hectare, la vigne supporterait la dépense de l’insecticide, même avec l’intérêt du capital élevé représenté par l’hectare. À cette époque, le prix de 10 à 20,000 francs l’hectare n’aurait surpris personne, et même celui de 45,000 francs a été offert et refusé en 1868. Le rendement moyen des petites parcelles était de 325 hectolitres à l’hectare. Le maximum a été, je crois, atteint chez M. Mazel, à Castelnau-de-Guers, où la sétérée a produit 17 muids[1] (soit 476 hectolitres à l’hectare), et cela en 1873, année où le prix a atteint le maximum des dix années relevées, soit 30 francs l’hectolitre. Dans des conditions pareilles, tous les moyens sont bons pour défendre un aussi beau revenu, même les insecticides coûteux ; mais ce sont des cas exceptionnels, et, en général, il vaut mieux transformer ou replanter sa vigne que de revenir tous les ans à une dépense qu’on peut supprimer par l’un ou l’autre de ces moyens.

Une chose qui peut surprendre le lecteur, mais qui est prouvée, c’est que l’aralon greffé sur riparia produit 25 pour 100 de plus que sur ses propres racines. Il n’en est pas de même si on transforme une vigne française à grand produit en vigne américaine. Le jacquez, greffé sur aramon, baissera comme quantité, mais il donnera plus d’alcool, de couleur, et son prix compensera la perte sur la quantité.

Un mot sur les conditions économiques de cette transformation. Portons en première ligne la perte d’une récolte plus ou moins compromise par le phylloxéra, ensuite le prix d’achat des greffons, variable selon l’espèce ; — la vente des bois produits dès la première année paiera le prix d’achat des greffons et au-delà, — enfin le greffage à 15 fr. le mille pour un nombre de souches variant de 2,500 à 4,000 à l’hectare, soit de 37 fr. 50 à 60 francs à l’hectare. En ce moment le jacquez et l’herbemont sont les espèces les plus connues et les plus confirmées ; le bois de jacquez rapporterait plus que le bois d’herbemont si sa reprise était plus régulière. Ce dernier reprend et s’affranchit facilement ; son vin est moins corsé, mais il se contente de terrains plus pauvres. En somme, l’herbemont est moins apprécié que le jacquez ; pourtant il est moins sujet que lui à l’anthracnose, tendance qui empêche ce dernier de se généraliser en Amérique, mais qui pourtant ne doit pas lui ôter la place qu’il tient en France, car il est facile de combattre cette tendance par un lavage au sulfate de fer et quelques modifications apportées à nos usages de culture.

Il est intéressant de savoir quel produit nous pouvons attendre du jacquez, — je cite mes auteurs. M. Aurran, à la Décapris, a obtenu, en 1S80, sur des souches à leur quatrième feuille, taillées à longs bois, 13 kilogrammes de raisin par souche ; les souches taillées court ont donné 4 ou 5 kilogrammes seulement ; le rendement a été d’un peu plus des deux tiers du poids du raisin en vin coloré pesant 12 degrés, estimé 45 francs l’hectolitre. Ceci nous porte à 150 hectolitres environ à l’hectare pour les longs bois et à 50 hectolitres pour la taille courte. M. Lalliman estime la production moyenne de 90 à 100 hectolitres à l’hectare, ce qui me semble fort, comparé aux jacquez de M. Aurran, qui sont dans un milieu tout à fait exceptionnel et reçoivent une taille, un échalassage et des soins aussi éclairés que méticuleux. Cet exemple ne sera suivi que quand on aura bien compris qu’un hectare bien mené donne plus et coûte moins que deux hectares auxquels on mesure les soins. Enfin le docteur Despetis, homme sage qui sait voir, parle d’une moyenne générale de 40 à 70 hectolitres pour le jacquez. Les vignes très phyloxérées échappent aussi bien à l’insecticide qu’à la transformation. On parle de trois années pour ramener des vignes malades à l’état fertile par le sulfure de carbone, mais jusqu’ici ce résultat n’a jamais été obtenu, que je sache, tandis qu’avec trois années de patience et moins de frais, une vigne nouvelle peut être plantée, greffée et amenée à sa première vendange.

Les vignes du Bordelais rapportent depuis 650 francs à l’hectare jusqu’à 12,500 ; le plus faible intérêt du capital est de 6 1/4 pour 100 ; le plus fort, de 25 pour 100. Il tombe sous le sens que la dépense de l’insecticide, écrasante sur l’intérêt de 6 1/4, ne pèsera guère sur celui de 25 pour 100. Les frais des sulfu-carbonates ne peuvent être supportés que par des revenus de 10 pour 100 au moins, et encore faut-il pour cela que l’orgueil national se dresse contre la logique des chiffres pour conserver à la France une gloire viticole qui ne survivrait peut-être pas à la transformation américaine.

Passons à la submersion, qui est à essayer partout où elle semble possible. Il ne suffi pas d’avoir de l’eau. Il faut pouvoir en maintenir une couche de 0m, 40 à 0m, 50 d’épaisseur pendant quarante jours pour achever l’asphyxie du phylloxéra. Si la terre est trop perméable, le niveau de l’eau baissera et elle inondera les voisins ; si la terre est, au contraire, trop forte, elle retiendra l’eau trop longtemps, pourrira les racines, amènera l’anthracnose, qui menace autant les espèces françaises que le jacquez.

A Graveson (Bouches-du-Rhône), M. Faucon, l’intelligent promoteur de la submersion, a obtenu des résulats excellens ; une production tombée en 1869 à 35 hectolitres est remontée en 1872 à 849 et en 1875 à 2,480 hectolitres, avec une dépense annuelle de 300 francs à l’hectare. Maintenant on est en droit de se demander si la vigne se soumettra longtemps à cette culture de cressonnière, mais peu importe un avenir inconnu en présence d’une actualité aussi satisfaisante comme revenu. Le vin produit par des vignes submergées est faible, mais il est abondant et trouve des acheteurs.

Tout sable profond contenant deux tiers de silice défiera le phylloxéra et peut être planté en vignes françaises ; mais la condition sine qua non est qu’en s’allongeant, la racine ne rencontre ni sel ni humus et que l’accumulation des feuilles ou les fumures n’amènent pas la cohésion des particules siliceuses entre elles, car cette modification mécanique du milieu le rendrait habitable pour le phylloxéra.

Comme preuve de ce que j’avance, je citerai une plantation de M. Gros, d’Aigues-Mortes, qu’il avait cru améliorer en déposant à sa surface le curage du canal. Le résultat fut mauvais ; les vignes souffrirent jusqu’à ce que leurs racines furent sorties du milieu accessible au phylloxéra. Au Mas-de-Mayo, une vigne dans le sable était dessinée comme une carte de géographie ; selon que le sable était plus ou moins profond ou pur, les teintes et les contours figurés par la vigne indiquaient avec précision la profondeur et la composition de chaque partie de l’étendue plantée.

Dans le sable pur, l’insecte est dans la situation d’une souris qui voudrait circuler dans les cailloux cassés d’un mètre de pierres, l’extrême mobilité de ces fragmens brisés l’empêcherait de s’y frayer un passage, tandis qu’elle traverserait un mur, protégée par l’adhérence même des pierres entre elles. Si, à la longue, la culture transformait ce sable pur en sable humifère, le phylloxéra reprendrait ses droits, mais l’opération aurait été heureuse quand même, car la transformation d’un sable stérile en terre cultivable constituerait une amélioration de capital. Un grand bien ressortira évidemment de ces plantations dans le sable ; la richesse publique en sera notablement accrue. Citons comme exemple l’île de Listel, achetée par M. de Fesquet pour en faire une terre d’agrément et de chasse, et dont le revenu atteindra bientôt un chiffre égal à son prix d’acquisition.

Après avoir rendu justice aux insecticides et aux plantations dans le sable, revenons au but spécial de cette étude, à l’opportunité des plantations américaines et cherchons ce qu’il peut y avoir de sérieux dans les objections qui se jettent au travers de ses progrès en France. Les uns veulent proscrire la vigne américaine parce qu’elle a apporté le phylloxéra, d’autres trouvent le prix de revient de cette plantation inabordable. Je réponds d’abord à cette question de prix, parce que c’est la plus sérieuse et la plus faussement présentée en général. Si nous disons que 800 francs à l’hectare est un prix large pour un travail excellent, que c’est le prix accepté par des fermiers, experts assermentés et autres compétens, pour défoncement, labour, plantation, trois années de culture, fumure (utile ou nuisible), nous serons dans le vrai ; donc :


Plantation, entretien, etc. 800 francs.
Achat de 2,500 belles boutures de riparias à 80 francs le mille 200 »
Greffage de 2,500 souches à 15 francs le mille 37 50
Achat de greffons français à 15 francs le mille. 37 50
Prix vrai 1.075francs.

Si nous plantons en enracinés, le calcul est à refaire : selon qu’on a de l’argent pour payer plus cher un revenu plus prochain ou seulement de la patience pour en attendre un lointain, on adoptera l’un ou l’autre de ces systèmes.

Voici le compte présenté par la compagnie de Paris-Lyon-Méditerranée pour la plantation de clinton faite en 1877 au coteau de l’Ermitage par M. Thiollière de l’Isle :

Achat de 12,000 boutures de Clinton à 37 francs le cent.[2] 4.200 francs
Main-d’œuvre 140 »
Culture, troisième année 270 »
12,000 greffes à 60 francs le mille. 720 »
Intérêt de 3 ans de 4,500 francs 675 »
6.005 francs.


COMPTE VRAI POUR 2,500 SOUCHES OU POUR 4,000 SOUCHES.


Achat de boutures. 300 francs. 440 francs.
Main-d’œuvre 200 » 200 »
Culture, trois années 300 » 300 »
Greffes 37 50 60 »
Greffons 37 50 60 »
Intérêts, trois ans 129 » 159 «
1.004 francs. 1.219 francs.

Je finis par une question. Pourquoi M. Thiollière de l’Isle a-t-il choisi du préférence le clinton, sur la tenue duquel il y avait déjà des doutes en 1877, doutes qui deviennent des certitudes sur bien des points ?

Si on avait pu prévoir qu’en important des vignes d’Amérique réfractaires à l’oïdium, on tombait de Charybde en Scylla, si on avait su qu’on échangeait une maladie passagère de la tige contre une attaque mortelle aux racines, on aurait laissé les vignes américaines en Amérique. Maintenant il est trop tard pour discourir sur des faits accomplis. Le phylloxéra est en France, il y restera comme y resteront aussi les rats de Norvège, les cancrelats, comme les lapins, jadis inconnus en Angleterre, y sont maintenant et pour toujours. Les circonstances qui ont fait disparaître le mastodonte, le mammouth, ne peuvent affecter le phylloxéra. Ces grands pachydermes ont disparu parce que des races plus petites et plus fécondes leur disputaient une trop grande place au soleil. La girafe, l’éléphant auront le même sort. Les gros carnassiers seront progressivement refoulés et affamés dans le désert ; mais il n’y a pas d’exemple de la disparition d’un infiniment petit du lieu où la brise et le hasard l’ont porté. On s’étonne de ce que le phylloxéra, rare en Amérique, pullule en France ; mais rappelons-nous que le nombre des petits animaux augmente ou diminue en raison des alimens qu’ils trouvent autour d’eux. Cela est si vrai qu’une poignée de farine délayée voit éclore la quantité d’insectes nécessaire pour la faire disparaître. La mouche queïrouin de l’olive pullule les années d’abondance au point de menacer l’avenir, mais disparaît devant une récolte rapide et une fabrication prématurée qui rend l’hivernage impossible à la plupart de ces malfaisantes ailées. Le phylloxéra est plus rare sur le riparia sauvage, qui lui déplaît, que sur le labrusca, dont les larges rayons médullaires rappellent la constitution de la vigne européenne.

J’ouvre ici une parenthèse. Un ancien viticulteur américain écrivait, longtemps avant la découverte du phylloxéra, que la taille courte élargissait à la longue les rayons médullaires, que cette extension de tissus mous pourrait devenir une cause d’accessibilité aux maladies, aux insectes. Je me demande si le labrusca, devenant accessible au phylloxéra à mesure qu’il se civilise, ne serait pas un indice de cette tendance et si la taille longue n’est pas une des circonstances étayant la résistance relative, pas absolue, de certaines vignes américaines. Nous y reviendrons tout à l’heure.

Quoi d’étonnant à ce que, trouvant en France une nourriture plus à son goût que sur les espèces résistantes d’Amérique, l’insecte pullule dans ce milieu favorable ? Sa récente augmentation numérique en Amérique a une relation indirecte avec la vigne française, car ce sont les hybridations françaises qui, jointes à l’augmentation des surfaces plantées en labrusca, ont rendu le milieu américain plus favorable à l’ennemi que par le passé. Loin de conclure de là à l’éloignement de la vigne nouvelle, j’en conclus, au contraire, à l’éloignement de la vigne française, qui constitue un danger pour la vigne américaine. Adoptant cette dernière, nous devons le faire dans les meilleures conditions de réussite possibles, c’est-à-dire en éloignant le vitis unifera comme favorisant l’existence de l’ennemi. Si nous faisons une exception, c’est pour la transformation et l’utilisation de la racine européenne par la greffe américaine, et cette exception, faite grâce à l’avantage économique, n’atténue pas l’inconvénient viticole d’entretenir un foyer phylloxéré. Je le répète, la résistance est relative, elle n’est pas absolue ; elle se compose de plusieurs élémens et l’absence de l’un d’eux suffit pour la faire céder devant une attaque trop forte, si le milieu où elle la subit lui est défavorable. C’est ce que nous avons vu plus haut à propos de la largeur des rayons médullaires des labrusca et des vignes françaises.

Depuis quand le phylloxéra est-il en France ? Les uns accusent l’importation de M. Lalliman, en 1866, à Bordeaux ; les autres celle de M. Borty, en 1862, à Roquemaure. M. Lalliman se défend d’avoir joué un rôle aussi dévastateur que celui d’Attila, roi des Huns. Je comprends la modestie de l’homme qui désire se soustraire aux malédictions de tous les ruinés d’aujourd’hui ; mais admettons un moment qu’il suit un chef parmi ces fâcheux importateurs ; on peut dire qu’il l’a été involontairement et qu’il n’a surtout pas causé tout seul un aussi grand malheur. En effet, je ne crois pas que M. Lalliman soit le premier importateur de l’insecte ni même de la vigne américaine. Ses importations ne datent que de 1866, et j’ai acquis des preuves positives que les vignes américaines de M. Borty, — envoi direct de M. Berkmanns, — étaient déjà plantées en 1863, peut-être même en 1862. Une lettre de Mme veuve Borty, du 16 mai 1881, me confirme cette date ; elle ajoute qu’il y a eu plusieurs variétés autres que le jacquez, mais qu’elles ont été greffées en jacquez, plant à la mode. J’ai aussi le témoignage de M. Piola, qui, lors de sa visite à Roquemaure, en 1876, a reçu de Mme veuve Borty les mêmes renseignemens. Remontant plus haut encore, mon fermier, M. Comy (le lauréat du concours régional de 1881 à Nîmes), a visité cet intéressant vignoble en 1874, il a parlé à M. Borty lui-même, qui lui a dit tenir ses plants d’importation directe et cela depuis douze ans environ. M. Comy a vu des jacquez, des clintons, des norton’s-virginia et il croit qu’il y avait aussi des cuninghams.

Voici des extraits d’une note que M. Planchon envoyait, en avril 1874, au président de la Société d’agriculture de la Gironde, « Dans un enclos attenant aux maisons mêmes de Roquemaure, M. Borty, négociant en vins, cultivait un beau vignoble de plants du pays qui devint la proie de l’oïdium. Ayant entendu dire que les vignes américaines échappaient à ce cryptogame, M. Borty, par l’intermédiaire d’un ami, se procura vers 1862 (la date n’est sûre qu’à une ou deux années près) un certain nombre de cépages américains, cent cinquante-quatre environ. L’origine américaine des vignes vigoureuses de M. Borty ne saurait être mise en doute. La liste ne semble pas très exacte ; des étiquettes manquent. Les delaware ont dû être arrachés, ce qui confirme les observations faites en Amérique par Riley et par moi sur la non-résistance de ce cépage. Même observation pour l’isabelle. »

M. Catros, pépiniériste à Bordeaux, a des vignes américaines depuis quarante ou cinquante ans, ainsi que M. Tourès à Machetaux (Lot-et-Garonne). En 1828, un envoi de New-York fut partagé entre le comte Odard, à la Dorée, et la colonie de Mettray. Il existait aussi quelques pieds américains dans les pépinières des frères Audibert, à Tonnelle, près Tarascon. Le jardin botanique de Dijon en a possédé hidt ou dix variétés depuis 1842 jusqu’en 1858. M. Durieux de Maisonneuve en reçut de Philadelphie en 1863. Enfin, en 1868, M. Schicbler, de Hanovre, en a partagé un envoi avec le docteur Babo, de Klosterneubourg.

En 1861, le marquis Ridelfî, de Florence, greffa une vigne oïdiée en’ espèces américaines et y récolta, l’année suivante, 800 hectolitres de vin foxé. On dit qu’il existe aussi des plants américains chez M. André Leroy, à Angers, et actuellement au Jardin d’acclimatation, dans l’ancienne collection du Luxembourg. Ma conviction est que toutes ces vignes américaines venues en France avant la grande invasion ont lentement répandu l’insecte autour d’elles, — que les importations devenues plus nombreuses après 1868, lors de la recherche de vignes résistantes à l’oïdium, ont aggravé l’invasion, — et qu’enfin les millions de boutures et d’enracinés importés dernièrement ont consommé un désastre contre lequel il n’y a plus à lutter, mais avec lequel il faut vivre.

Non-seulement M. Lalliman nie l’origine américaine de l’insecte, mais il va plus loin encore ; selon lui, ce serait la France qui aurait donné le phylloxéra à l’Amérique au lieu de l’en avoir reçu. Je crois, avec M. Riley, à l’origine américaine de l’insecte. Ce state entomologist juge sévèrement les idées de M. Lalliman. Dans une lettre qu’il adressait, le 12 février dernier, à M. Morlot de Fayl-Billot, M. Riley dit que la question du polymorphisme est un cas parfaitement établi, excepté pour un incrédule comme M. Lalliman. Ce que je sais, c’est que les théories de ce dernier sur l’origine du phylloxéra sont dangereuses pour la viticulture américaine, en ce qu’elles remettent en question des articles de foi à peine acceptés, et cela sans mettre de certitudes à leur place. C’est effrayée par ce danger que je sors à regret des généralités courtoises pour poser nettement la question entre M. Riley et M. Lalliman, et me ranger carrément du côté de M. Riley, savant impartial et profondément observateur.

M. Bourgade cite dans son rapport au comice agricole de Béziers deux faits fort concluans notés par lui en Amérique en i 872, et qui invalident les théories de M. Lalliman. Cet intelligent voyageur a vu des pépiniéristes emballer des plants et selon un ancien usage établi (au dire des pépiniéristes eux-mêmes) de père en fils, enlever soigneusement les nodosités phylloxériques dont les racines étaient couvertes. Il parle aussi de galles phylloxériques sur des plants du Texas placés depuis 1852 dans l’herbier d’Engelmann. En fin de compte, les recherches sur l’origine du phylloxéra en France n’auraient un intérêt pratique que si les victimes de l’importation pouvaient rapatrier l’insecte. Comme c’est impossible, oublions ces discussions oiseuses ou amères pour travailler au vrai et au bien : concentrons nos efforts vers un but utile, celui de vivre avec un ennemi que nous ne pouvons détruire. Qu’un échange vraiment fraternel d’observations fasse avancer la nouvelle science viticole vers le seul terme à chercher, vers la création de vignes résistantes et prochainement fertiles. C’est dans cet esprit que j’apporte ici une pierre à l’édifice, espérant abréger pour les autres le long chemin que j’ai parcouru moi-même avant d’arriver aux certitudes matérielles dont je commence à recueillir les fruits.

Une des conditions de réussite de la vigne américaine est l’appropriation des espèces au climat et au sol, de placer autrement, par exemple, les estivalis, groupe du Nord, que les estivalis, groupe du Sud. Ces derniers, que je connais mieux, ne peuvent qu’exceptionnellement sortir de la région de l’olivier, ni dépasser une ligne qui irait de Valence à Bordeaux. L’obstination avec laquelle on veut parfois faire des acclimatations impossibles est une cause de dépréciation pour la vigne ; américaine dans les Charentes. Les jacquez, les herbemonts n’y trouvent pas la chaleur saine qu’ils demandent et y souffrent du mildew et de la gelée, etc., tandis que les estivalis (groupe du nord) réussissent mal dans la région de l’olivier. — Exemple : à Saint-Benezet, le norton’s Virginia, bien que vigoureux et âgé de six ans, n’a pas encore fructifié.

Il est probable, même sûr, qu’il existe une zone dans laquelle il donnera les excellens résultats dont on parle en Amérique. — Un troisième groupe d’estivalis, que nous nommerons groupe intermédiaire, s’étend sur les deux zones, mais en perdant de ses qualités aux limites extrêmes. Le rulander, le louisiana, semblent appartenir à ce groupe, mais il est trop tôt pour parler de ces cépages encore peu expérimentés. Les riparias sauvages croissent spontanément dans une grande partie de l’Amérique : donc ils se plaisent dans une zone étendue. Il ne faut pas croire les bruits que l’on fait courir sur les prétendues défaillances de ce porte-greffe remarquable. Il est peut-être vrai que, dans le Beaujolais, le vialla lui soit supérieur, je n’ai pas de certitude à cet égard, mais je sais positivement que, dans le Midi, il n’y a eu de faibles que quelques mauvaises variétés de riparias faciles à éliminer et qu’il suffit de prendre les boutures dans une vigne irréprochable pour avoir une plantation vigoureuse. Mais il est encore préférable de ne planter qu’une seule et même variété pour assurer l’uniformité de la plantation et son adaptation au sol : les variétés glabres dans les terres sèches, les pubescentes dans les plaines profondes et plus humides.

J’insiste sur le triage des variétés, parce que les envois d’Amérique, très mêlés, donnent des plantations inégales et par là compromettent la réputation du riparia. Au château du Pignan[3], il s’est trouvé quelques sujets chétifs de ce genre ; ils étaient rares et ont été arrachés rapidement ; ce sont probablement ceux-là que visait M. Hortolès quand, prenant la partie pour le tout, il citait comme faiblissans les riparias de Pignan, et le plus souvent, quand un riparia faiblit, on découvre que ce riparia n’en est pas un. Mais n’entrons pas ici dans des détails de variétés, car je veux, tant pour le riparia que pour les autres espèces, laisser l’été de 1881 passer sur les plantations américaines en France, il sera encore temps alors de prendre des résolutions solidement appuyées pour la plantation de 1882. A côté des jacquez de Roquemaure, je tiens à citer un vétéran des riparias : je le trouve resplendissant le long de la véranda de la préfecture du Var, où il date déjà de 1868.

Le département du Var nous offre, à côté des plus beaux jacquez de France chez M. Aurran, les riparias également beaux du Dr Davin, à Pignan. Ces deux vignobles sont à leur quatrième feuille. A côté des admirables terrains de M. Aurran, se trouvent des craies, des marnes, des terres sèches des plus inhospitalières, c’est donc un beau champ d’expérience. Le riparia s’y affirme de manière à permettre les conclusions suivantes : les riparias qui souffrent ne sont pas de vrais riparias ; que là où le riparia souffrira, aucune variété ne vivra ; que les attaques dirigées contre ce cépage le feront étudier, connaître, apprécier et le placeront encore plus haut qu’il ne l’est maintenant. J’ajouterai que, dans les environs de Toulon, il y a des travailleurs sérieux, intelligens, honnêtes, — entre autres le Dr Davin, M. Garzin, — et bien d’autres que je ne puis nommer ici ; on peut les suivre hardiment et être assuré de trouver le succès.

Parlons de la greffe. Touin a décrit toutes les greffes possibles et… impossibles ! L’année dernière, M. Champin s’est joué au milieu d’elles toutes fort agréablement avec l’esprit d’un Français ; Mme Ponsot les a étudiées dans un traité bref, sobre, utile, s’attachant à la soudure parfaite d’un greffon français sur une racine américaine. Après avoir lu et relu son traité, après avoir vu ses pjants greffés et bien soudés, j’aurais voulu écrire au-dessus de la porte des Annereaux[4], ce temple du succès mérité : « Chi va piano, va sano ; chi va sano, va lontano. » Sur une belle bouture de riparia enracinée en pépinière, Mme Ponsot fait greffer sur table un greffon français ; ce greffon irréprochablement uni à la racine, et irréprochablement lié, va passer une année en pépinière, pour compléter cette opération bien faite par une soudure si parfaite qu’elle se verra à peine l’année suivante lors de la mise en place. Avec ce plant, l’affranchissement du greffon n’est presque plus à craindre ; la greffe, déjà soudée, peut être enterrée moins profondément qu’une greffe fraîchement faite et un pareil plant, placé en bon terrain, produira dès la seconde année le coût de sa mise en place.

J’ai déjà parlé d’affranchissement, et ne sais si tous mes lecteurs savent ce que signifie ce mot. Le voici : dans le cas de transforma- tion par la greffe d’une vigne française en une vigne américaine, le but désiré est l’enracinement du greffon américain, car ce seront ces racines américaines, émanées du greffon, qui donneront au greffon sa vie individuelle et résistante. Le greffon enraciné est affranchi de tout lien avec la racine française, puisqu’il ne dépend plus d’elle pour se nourrir ; quant au porte-greffe, sa sève n’étant plus absorbée, il succombe à son inutilité et au phylloxéra. Pour favoriser cet enracinement ou affranchissement, on greffe très profondément, on rechausse le plus possible et on détruit soigneusement les repousses françaises, qui absorberaient, au détriment du greffon, la sève du porte-greffe. Le contraire est à chercher quand il s’agit de racine américaine et de greffon français. Il faut favoriser le développement de la racine américaine et enrayer la formation des racines françaises, qui créeraient au greffon une vie provisoire, étouffant ainsi la racine américaine. On parvient à maintenir la racine américaine à son poste de porte-greffe en pinçant, à mesure qu’ils paraissent, les rejets américains, tandis qu’un déchaussage soigneux d’hiver permet de couper les racines françaises qui se forment les premières années. — Faute de cette dernière précaution, qui n’est en somme que l’ancien déchaussage pratiqué chaque hiver pour détruire les mauvaises herbes, drageons, et racines superficielles, j’ai vu mourir de belles souches greffées au moment où on croyait les voir produire. Ces faits, plusieurs fois répétés, ont semé la terreur chez ceux qui n’ont pas cherché la cause, tandis que l’arrachage leur aurait montré que le greffon s’était créé une vie individuelle et précaire sur des propres racines, et que le phylloxéra, se trouvant en présence d’une souche française sur racine française, avait repris ses droits. Quant au porte-greffe, il avait péri par refoulement de sève.

La plupart des objections soulevées contre le greffage de la vigne s’appliquent à la greffe en général et non à la greffe de la vigne en particulier. Celle-ci obéit nécessairement aux mêmes lois que la greffe en général dont un des caractères intrinsèques est le main- tien des individualités tant du porte-greffe que du greffon. En effet, leurs natures respectives ne réagissent pas l’une sur l’autre, et chaque espèce reste si bien ce qu’elle est que, si vous coupez la partie greffée, le porte-greffe repoussera ce qu’il était, tandis que les boutures prises sur le greffon seront de l’espèce du greffon. La greffe a une action purement mécanique ; la racine est une pompe refoulante ; la partie aérienne, par sa tige et par ses feuilles, agit comme pompe aspirante. La greffe est un nouveau système de distribution qui peut varier à l’infini sans réaction sur la pompe foulante, pourvu que tous les liquides soient totalement employés, mais si, par infériorité de développement du greffon et taille trop courte, le greffon n’absorbait pas toute la sève ascendante, cette dernière ferait éclater les vaisseaux, ce qui produirait des drageons ou des lésions aux racines trop gorgées de sève.

La sève ascendante est un liquide incolore qui tient ses caractères chimiques du sol dans lequel les racines l’ont puisée : c’est pour ainsi dire une eau modifiée par un milieu, autrement dit une dissolution d’acide carbonique, d’humate ammonique et de sels minéraux. Arrivée au point de jonction de la greffe, cette sève ascendante subit une action mécanique due au changement des tissus traversés. Cette action est un ralentissement, une répartition dans les tissus de calibres différens aboutissant aux extrémités des tiges et des feuilles. Soumise à l’influence de la chaleur et de l’air, la sève, avant de redescendre et de devenir sève descendante, subit une modification chimique qui la doue des caractères spéciaux à l’espèce du greffon. S’il appartient à une espèce commune, la rapide élaboration de la sève la laissera aqueuse et pauvre, ses produits seront faibles et abondans. L’élaboration plus complète, qui est le propre des espèces fines, donnera à la sève descendante plus de sucre, de tannin, d’acide, et communiquera ses qualités à des fruits moins abondans, mais de qualité supérieure.

On pourrait comparer cette action à celle de l’alambic, qui, selon son activité calorique et le nombre de ses plateaux, produira lentement de l’alcool absolu ou rapidement des flegmes de degré inférieur, avec cette différence pourtant que la sève empruntera de nouveaux élémens à l’eau et à l’air, tandis que l’alambic se bornera à une élimination non interrompue.

La sève ascendante est donc sensiblement différente de la sève descendante. La quantité de la première dépend de l’action de la racine, sa composition chimique dépend de celle du sol, la sève descendante acquiert et communique au produit les caractères spéciaux à l’espèce du greffon. Si la racine envoie au greffon moins de sève que ce dernier n’en demande, il séchera ; le contraire se produira invariablement avec les porte-greffe américains connus aujourd’hui, vu leur grande vigueur. Ainsi l’aramon greffé sur riparia sera si amplement nourri qu’il produira plus que sur ses propres racines, au château de Pignan, cinq cents souches de quatre ans ont donné 16 kilogrammes de raisin par souche (soit 12 litres de vin et 300 hectolitres à l’hectare). La qualité se ressentira nécessairement du plus ou moins d’abondance de la sève, d’après le même principe qu’un cépage fin et peu fertile sera plus ou moins fin et plus ou moins fertile selon qu’il vivra pauvrement sur un coteau ou richement dans l’alluvion d’une plaine. Le york-madeira, le rupestris, seront peut-être un jour les porte-greffe des espèces à petite végétation, par conséquent des grands crus ; mais attendons une certitude pour toucher à cette question brûlante. Il vaut mieux s’adresser momentanément aux insecticides pour conserver encore ces gloires françaises. Quitte à ne pas trop se fier, à la durée de ce palliatif, on peut lui demander secours pendant qu’on étudié la compensation possible des vigueurs inégales des porte-greffe et greffons, ou qu’il surgisse parmi les sauvageons encore mal connus des porte-greffe de petites races.

Après avoir étudié l’influence très positive du porte-greffe comme quantité de sève fournie, et pas autrement, sur le greffon, des objections bizarres et futiles m’obligent à expliquer comment le greffon ne peut influer sur le porte-greffe que comme quantité de sève reçue et rendue et non comme nature ni espèce. La partie aérienne a nécessairement une grande influence sur la partie inférieure, puisque c’est la sève descendante qui produit l’accroissement ; mais les physiologistes improvisés veulent que le greffon phylloxérable transmette ses aptitudes fâcheuses au porte-greffe, que ce porte-greffe, devenu attaquable, soit attaqué et que sa mort finale rende onéreuses et illusoires nos tentatives de replantation. J’engage ces novateurs à demander au premier jardinier venu si un pécher greffé sur sauvageon et gelé jusqu’au-dessous de la greffe reproduira quand même le fruit de l’espèce du greffon mort ? si un coignassier greffé de poirier poussera du pied des rejets de poirier ou de coignassier ?

La réponse n’est pas douteuse ; le porte-greffe restera ce qu’il était, même nourri de la sève descendante d’une autre espèce que la sienne. Pas plus dans le règne végétal que dans le règne animal, la nourriture n’influe sur l’espèce ; la viande d’un bœuf et celle d’un cheval, nourris de même, garderont chacune leurs caractères distinctifs, quoique l’abondance et la qualité de la nourriture influent sur l’abondance et la qualité de la viande.

La Providence a mis une barrière infranchissable à la confusion des espèces végétales ou animales ; tout en permettant certaines améliorations, la stérilité infligée à ce qu’elle n’a pas créé maintient ces modifications en deçà de certaines bornes. Ainsi, la mule ne produit qu’exceptionnellement, et plus une rose est double, moins elle se reproduit de graines.

Si la sève descendante d’une greffe modifiait les espèces dans leur nature, si, par extension du même principe, la nourriture modifiait l’espèce des animaux, il n’y aurait plus sur terre qu’un type végétal, qu’un type animal résultant d’une fusion générale et, une fois dans cette voie. Dieu sait si les trois règnes ne se confondraient pas dans une masse inerte et inutile. Ce serait une manière d’amener la fin du monde à laquelle on n’a pas encore pensé et à laquelle nous conduirait l’influence du greffon sur le porte-greffe. Pour juger de la valeur d’une théorie, pour voir jusqu’à quel point elle peut franchir les limites du bon sens, il suffit de pousser cette théorie à ses conséquences extrêmes ; or l’idée qu’un âne nourri à l’avoine puisse devenir un cheval de course n’est pas plus extravagante que la théorie du porte-greffe modifié par le greffon.

Revenons donc au vrai et voyons comment la sève descendante ramène au sol certains élémens minéraux et dépose sur son passage ses acquisitions plastiques dont l’accumulation entre bois et écorce produit l’accroissement. La sève, en traversant la coupe de la greffe sous a ferme descendante, subit le changement inverse à celui qui avait eu lieu au même point sous sa forme ascendante. Le passage au travers des surfaces coupées et soudées cause de même un ralentissement qui se traduit par l’existence momentanée d’un bourrelet, et c’est ce bourrelet, conséquence de toute greffe et de toute incision, qui fait dire aux amateurs que le porte-greffe reste plus mince que le greffon, que cette faiblesse expose le greffon aux caprices du vent, etc. Rassurons-nous encore ; dès que la sève aura surmonté l’obstacle causé par la juxtaposition du bois étranger, le bourrelet s’accroîtra de haut en bas, recouvrant la soudure, l’enveloppant d’une couche de cambium, enveloppant aussi chaque racine jusqu’à sa spongiale finale.

Quant au vent, aussi vieux que le monde, il a toujours déraciné les chênes et soulevé les ondes ; pourtant on n’a renoncé ni aux chênes ni à l’empire des mers. Il faut compter avec lui, c’est évident ; mais si nous sommes les moins forts, soyons les plus adroits. Un pinçage opportun des pousses qui menacent de faire voile diminuera sa prise et un bon buttage paralysera le balancement qu’il voudrait imprimer à ce porte-greffe encore mince et faible.

J’ai parlé de l’accroissement de la plante et de la soudure parfaite de la greffe, effets différens dans leurs résultats, mais découlant des mêmes principes et se produisant de la même manière. Loin de passer au déluge, il me faut remonter jusqu’à la création pour trouver le principe de cette action ; si les détails dans lesquels j’entre depuis le commencement de cette troisième étude sont trouvés lourds et inutiles, je renverrai la faute à ceux qui me reprochent d’effleurer plus de sujets que je n’en creuse. Je croyais qu’ils me sauraient gré de la discrétion avec laquelle mon premier article ménageait leur attention, indiquait à demi-mot le chemin du salut, au lieu de le gravir pas à pas au travers de théories et de détails arides. J’engage maintenant mes premiers lecteurs, si curieux, surtout si bienveillans, à ouvrir une amande avec moi. Nous verrons à l’une de ses extrémités un petit amandier tout formé, quoique minuscule. Il aura tige, collet, racine. Mettons en terre cette amande : le germe (c’est ainsi que s’appelle une plante à cet âge) empruntera à ses cotylédons les élémens nécessaires à son premier développement. De son côté, son rudiment de racine s’allongera en terre pour se créer des ressources personnelles et puiser l’eau nécessaire à sa végétation, tandis que les parties vertes de sa tige enlèveront à l’acide carbonique de l’air le carbone, et à l’eau les sels et l’hydrogène dont elles font leur nourriture.

Voilà le germe et son action. Étudions maintenant un arbre ; voyons s’il ne se compose pas d’une série de germes pareils, reliés en faisceau par un tronc et divisés en branches et en rameaux. Dans ce faisceau ou arbre, prenons un bourgeon sur sa tige, fendons bourgeon et tige comme nous avons fendu l’amande ; de même que, dans le germe, nous verrons les rudimens d’une tige, un collet et, au-dessous, une réunion de fibres qui, selon qu’elles croîtront dans l’aubier ou dans la terre, seront fibres ligneuses ou racines.

La bouture à un œil montre des fibres devenues racines, tandis qu’une greffe en écusson sur rosier permet de suivre les fibres s’enfonçant dans l’aubier, s’en nourrissant et le transformant en bois. J’ai eu entre les mains un exemple curieux de la modification produite par le milieu sur le développement des fibres du bourgeon : une racine de quelques millimètres, sortie d’une bouture à un œil, avait pénétré dans la bouture voisine, entre le bois et l’écorce. Cette racine se transformait si subitement en fibre ligneuse qu’on ne retrouvait sa trace dans aucune des deux boutures.

La preuve que l’accroissement des plantes a lieu par les fibres prolongeant les bourgeons, c’est que, sur les plantes à croissance rapide, on distingue parfaitement l’accumulation des fibres et du cambium sous chaque bourgeon, où ils constituent un renflement s’ aplatissant et entourant la tige à mesure qu’il descend. Qu’une coupe transversale sépare un bourgeon de ses fibres à leur naissance (sans attaquer le bois porteur de la sève ascendante), la sève descendante s’accumulera au-dessus de cette coupe et y formera un bourrelet, tandis que la partie située en dessous et séparée de son alimentation présentera une dépression. C’est le même principe qui fait qu’une incision annulaire fait grossir un fruit par accumulation et écoulement extérieur de la sève. Si un bourgeon sur une tige ou une tige sur un tronc sont artificiellement remplacés, que ces remplacemens soient faits en reproduisant parfaitement les conditions de contact et de juxtaposition, les choses se passeront exactement de même ; la sève montera par l’intérieur du bois dans la nouvelle tige, se frayant un passage d’un bois à l’autre, rétablissant la continuité des vaisseaux et cicatrisant leur section. Un second travail plus complet, la soudure, sera opéré par la sève descendante, qui fournira aux fibres ligneuses qui s’allongent le cambium nécessaire à leur nourriture. Le liber, également nourri par le cambium, recouvrira extérieurement les coupes et accomplira ainsi le travail ébauché par la sève ascendante.

Les principes ci-dessus énoncés s’appliquent à tous les végétaux ligneux en général, mais, dans la pratique, il y a à tenir compte de la nature particulière de chaque espèce et à choisir le mode de greffage qui lui convient le mieux. La vigne n’admet guère que la greffe en fente souterraine : fente simple ou double avec ligature, sur racine de un ou deux ans ; fente simple transversale avec ligature sur souche de deux à quatre ans ; fente partielle (sur le rayon seulement de la section horizontale) sur souche de trois ans et plus sans ligature. Dans ce dernier système, les couches ligneuses réagissent contre la déformation et se referment sur le greffon taillé en coin introduit pendant que le ciseau maintient l’ouverture. Milon de Crotone dévoré par les loups parce qu’un chêne fendu par lui s’était refermé sur ses mains donne une idée des conditions de solidité exigées par cette excellente greffe. De ces trois espèces de greffes : fente anglaise sur très jeune bois, fente transversale complète sur souche moyenne, fente partielle sur grosse souche, la première est de beaucoup la meilleure parce que : 1° la végétation y est plus vive ; 2° l’écorce plus mince est plus facile à rejoindre ; 3° la ligature plus parfaite. La plus mauvaise est certainement la seconde, et pourtant c’est celle qui sera la plus pratiquée, car je vois autour de moi des taylors de cinq ans perdre le temps et l’argent de ceux qui les ont plantés, et cela malgré l’exemple des riparias du château de Pignan[5], qui, plantés en 1879, greffés en 1880, produisent cette année de dix à vingt-cinq grappes. Malgré encore l’exemple des taylors de Saint-Benezet et ceux du fermier Vier[6], greffés en 1880 et produisant cette année, on n’a pas encore compris que, passé la première, chaque année écoulée avant la greffe se traduit par une vendange perdue. On me répondra en niant que la vigne puisse produire à trois ans, à moins de circonstances exceptionnelles ; mais justement la greffe est une de ces circonstances exceptionnelles qui hâtent la fructification. La qualité du terrain a aussi une influence, mais est-ce une raison d’ajouter au retard qu’il peut occasionner celui qu’apporte la greffe différée ? C’est en entravant le trop grand développement des sarmens que la greffe accélère la fructification et hâte la maturation du bois et de l’organisme. L’habile chef de l’exploitation du château de Pignan, M. Molinier, a obtenu jusqu’ici la mise à fruit la plus rapide des plants greffés en place : après avoir été un artiste de la vigne française, il a traduit sa première méfiance contre la vigne américaine par une recherche soigneuse de sa transformation possible en aramons fertiles et précoces. Il y a apporté ce soin, cette perfection de détails qu’il apporte à toutes choses, et obtient des résultats surprenans. Voici un tableau donnant l’état actuel de ce beau vignoble :


Hectares Nombre de pieds
Plantation de 1876. 8.80 13.300
— 1877. 5.20 18.200
— 1878. 8.50 29.750
— 1879. 17.75 62.125
— 1880. 20.25 70.875
— 1881. 25.2 89.250
81 hectares 283.500


Une grande partie de ces plants sont greffés, mais ce qui est le plus remarquable, ce sont les greffes de 1880 : huit mille souches plantées en 1878 et quatre mille plantées en 1879, toutes greffées en 1880, sont égales comme réussite et produiront cette année, d’après les apparences, de 6 à 8 kilogrammes par pied. Je cite l’exemple ci-dessus comme preuve de précocité ; comme fertilité, je citerai les plantations de 1876, greffées en 1877 et ayant produit, l’an dernier, 16 kilogrammes par souche. Un mélange de plants greffés de trois à six ans a donné une moyenne de 10 à 12 kilogrammes de raisins par souche, ce qui correspond à 240 hectolitres à l’hectare. C’est bien plus que n’auraient donné des aramons francs de pied au même âge.

La main-d’œuvre pour le greffage a été de 15 fr. 37 pour mille souches[7] A Saint-Benezet, le terrain donne plus volontiers la qualité que la quantité, et dans l’organisation plutôt industrielle de la propriété, la vigne apparaît sons trois formes distinctes : 1° raisin de balance en plaine ; 2° vin ordinaire à vendre directement à la consommation, produit sur les coteaux par plants directs ou greffés ; 3° multiplication de plants. A cet effet, 120 mètres carrés de serre chaude, 400 mètres de serre tempérée, 150 mètres de couches, 12 hectares de pépinières arrosées, et enfin un personnel spécial sont consacrés à cette multiplication de plants rares ou à reprise difficile.

J’ai parlé, dans un travail précédent, de la production indus- trielle de plants enracinés comme d’une nécessité primordiale de la culture américaine en France » En effet, il y a une ou deux années à gagner à la plantation de plants directs enracinés tels que les pépiniéristes américains les vendent, et à celle de plants greffés et soudés tels qu’on commence à les faire en France. Admettant que cette fabrication de plants greffés soit un dérivé de l’industrie américaine, elle n’en est pas moins toute française dans son utilité et dans ses procédés.

Le cultivateur, en général plus laboureur que jardinier, qui se décide à planter un clos de jacquez, perdra temps et courage s’il plante des boutures pour n’en voir réussir que 50 pour 100. S’il veut planter des enracinés, il perdra une ou deux années, peut-être trois (c’est ce que cela m’a coûté) à se débattre au milieu des difficultés de cette multiplication, et quand il aura enfin appris, il aura tant perdu de temps et d’argent qu’il les vendra au lieu de les planter ; en tout cas, sa plantation, s’il l’exécute, lui coûtera plus cher que s’il achetait immédiatement à un prix raisonnable le nombre de plants égaux, choisis, qu’il lui faut. Si ses vues se tournent vers les porte-greffe greffés, il lui faudra une année pour enraciner les boutures, une autre pour greffer ces enracinés ; ajoutons donc deux années perdues aux maladresses de coupes, de ligatures, de transplantations, inhérentes à l’inexpérience, et nous aurons un total de temps et d’argent perdus dont le quart aurait suffi à acheter des plants irréprochables et produisant à leur seconde année.

Chez les grands viticulteurs, les ouvriers greffent pendant des mois ; ils acquièrent une sûreté de main, une finesse de toucher qui, jointe à la surveillance et à l’organisation matérielle pour la conservation des plants greffés, assurent un succès que n’atteindra jamais la moyenne propriété employant des ouvriers inexpérimentés, tandis que l’homme seul qui travaille uniquement pour lui-même compensera par le soin, par le désir de réussir, ce qui lui manquera comme habileté. C’est pourquoi j’engage ceux qui ne sont assimilables ni aux grands propriétaires, ni au paysan cultivant son propre sol à acheter leurs plants prêts à planter, et si cette application du Time is money ne les frappe pas assez pour les décider à cette dépense, je conseille aux partisans des porte-greffe greffés à donner la préférence à la bouture plantée en place et greffée à un an plutôt que de greffer des enracinés sur table. Ceux qui voudront des plants directs sans les acheter devront s’y prendre à l’avance, mettre en pépinière beaucoup plus de plants qu’ils n’en veulent planter et, au besoin, laisser les faibles deux ans en pépinière afin de ne les mettre en place que suffisamment enracinés.

La question suivante se présente, à tous les commençans : Que faut-il planter, bouture ou enraciné ? Étant donnée une somme à dépenser, je conseillerai toujours d’en employer la moitié à une plantation d’enracinés ; ils donneront un revenu payé cher, il est vrai, mais rapidement acquis ; l’autre moitié de la somme employée à planter des boutures produira plus ou moins vite un revenu acheté moins cher, mais dont l’absence momentanée sera comblée par les enracinés, qui donneront matériellement et moralement force et courage.

j’ai planté Saint-Benezet très vite aux yeux des effrayés qui n’ont rien planté du tout ; je trouve, au contraire, que j’ai perdu du temps, et cela parce que, tout en pressentant le succès qui m’attendait, je ne voyais pas bien le chemin qui devait m’y conduire ; à présent, c’est autre chose : une route clairement tracée se déroule devant moi. Le Deffends en Provence profitera des études faites, à Saint-Benezet et au château de Pignan. Cette année, 30 hectares de vignes y ont été plantés sur les 72 dont se compose cette propriété ; 20 hectares seront plantés en 1882, et en 1884, cette terre aura passé du néant à un beau revenu.


LÖWENHJELM, Duchesse de Fitz-James.


  1. La sétérée égale 24 ares 63 centiares, le muid 7 hectolitres.
  2. Impossible de planter plus de 4,000 souches à l’hectare. En 1877, le prix du clinton était de 100 a 120 francs le mille.
  3. Chez M. le comte de Turenne (Hérault).
  4. Près Libourne.
  5. Chez M. le comte de Turenne (Hérault).
  6. Mas-de-Baguet.
  7. Prix de revient pris à Pignan :
    2 greffeurs à 4 fr. par jour. 8 fr. »
    2 hommes pour déchausser, rechausser, à 2 fr. 75. 5 50
    1 femme pour mastiquer, lier. 1 25
    Ficelle « 62
    15 fr. 35