La Villa Palmieri/IX

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Michel Lévy Frères (p. 156-167).

ix

HIPPOLYTE ET DIANORA.


Si vous passez à Florence devant une petite église appelée l’église de Sainte-Marie-sur-l’Arno, et située via dei Bardi, vous remarquerez sans doute un écusson placé entre deux livres, et représentant les armes du peuple florentin accompagnées de cette devise énigmatique : Fuccio mi feci. Si vous demandez alors qui a fait bâtir cette église, et ce que signifie cet exergue, on vous répondra que cette église fut bâtie par Hippolyte de Buondelmonte, et l’on vous racontera la légende suivante en explication de la devise.

Vers 1225, c’est-à-dire à l’époque où les premières haines guelfes et gibelines régnaient dans toute leur force, il existait à Florence deux familles qui s’étaient juré une haine mortelle : c’étaient les Buondelmonti et les Bardi.

Mais, vous le savez, au milieu de toutes ces haines de famille qui divisent les pères, il arrive toujours que quelque amour secret se glisse entre les enfans, pareil à la colombe de l’arche apportant le rameau d’olivier. Pyrame et Thisbé étaient voisins et se connaissaient dès l’enfance. Roméo et Juliette se rencontrèrent dans un bal, et jurèrent le même jour de s’aimer toute la vie, — d’être l’un à l’autre, ou de mourir ensemble. — Pyrame et Thisbé, Roméo et Juliette tinrent la parole donnée : ils s’aimèrent toute leur vie, moururent l’un avec l’autre, et, qui plus est encore, l’un pour l’autre. Hippolyte et Dianora se rencontrèrent un matin au Baptistère de Saint-Jean. — Le jeune homme, depuis la via Rondinelli, suivait cette jeune fille à la démarche pleine d’élégance aristocratique ; elle entra au Baptistère, il y entra derrière elle ; elle leva son voile pour prendre de l’eau bénite, Hippolyte la vit, elle vit Hippolyte, et tout fut dit. Les jeunes gens lurent dans leurs yeux le sentiment qu’ils éprouvaient : ils ne purent qu’échanger deux mots, leurs deux noms. Le jour où ils s’étaient rencontrés était le 45 janvier, qu’on appelle à Florence le jour du pardon.

À partir de ce moment Hippolyte ne songea plus qu’à revoir celle qu’il aimait : sans cesse il passait et repassait sous ses fenêtres ; partout où elle allait, le jeune homme se trouvait aussi ; rien ne lui coûtait en patience, soit qu’il dût la précéder ou l’attendre des heures entières pour l’apercevoir une seconde ; et tout cela sans autre récompense souvent qu’un signe, un coup d’œil, une parole ; car Dianora appartenait à une famille de mœurs sévères, et elle était rigoureusement gardée.

Un jour la duègne de Dianora s’aperçut de ce qui se passait entre les deux amans : elle en prévint le père de la jeune fille, et Dianora reçut l’ordre de ne plus quitter la maison. Alors, après les espérances, après les rêves dorés, vinrent les véritables douleurs de l’amour. Pendant quelque temps encore cependant Hippolyte ignora son malheur ; il crut qu’une absence momentanée, qu’une indisposition subite l’éloignait de Dianora. Il continua de passer sous ses fenêtres, d’aller où il espérait la rencontrer ; mais ce fut inutile, il ne put pas même l’entrevoir.

Les jours et les nuits se passèrent : les jours, à courir les églises ; les nuits, à attendre, caché derrière un mur, l’instant où s’ouvrirait une des fenêtres de cet inexorable palais Bardi. Enfin une nuit, une main passa à travers les planchettes de la jalousie, et un billet tomba aux pieds d’Hippolyte. Il courut à une lampe qui brûlait devant une madone, et, ne doutant-point que ce billet ne vint de Dianora, le baisa et rebaisa vingt fois ; son cœur battait tellement, ses yeux étaient tellement obscurcis par le vertige, qu’il eut peine d’abord à déchiffrer ce qu’il contenait. Enfin il lut ce qui suit :

« Mon père sait que nous nous aimons ; il m’a défendu de vous revoir. Adieu pour toujours. »

Hippolyte crut qu’il allait mourir ; il revint au palais Bardi, et demeura jusqu’au jour sous les fenêtres de Dianora, espérant que la jalousie allait se rouvrir ; la jalousie resta fermée. Le jour vint ; force fut à Hippolyte de rentrer chez lui.

Cinq ou six autres nuits se passèrent dans la même attente, suivies de la même déception. Hippolyte devenait de plus en plus sombre ; il répondait à peine aux questions qu’on lui adressait, et repoussait sa mère elle-même. Enfin il ne put supporter cette longue souffrance ; les forces lui manquèrent, et il tomba malade.

On appela les meilleurs médecins de Florence, personne ne put deviner la cause des souffrances d’Hippolyte. À toutes les questions qui lui étaient faites, il répondait en secouant la tête et en souriant tristement. Les médecins reconnurent seulement qu’il était en proie à une fièvre ardente, et que si l’on ne parvenait à en arrêter les progrès, en quelques jours elle l’aurait dévoré.

La mère d’Hippolyte ne le quittait pas ; l’œil sans cesse fixé sur lui, la bouche entr’ouverte par une éternelle interrogation, elle suppliait son fils de lui révéler ta cause de son mal. Car avec cette subtilité d’instinct que possèdent les femmes, elle sentait bien que cette maladie n’était point une simple affection physique, et qu’il y avait quelque grande douleur morale au fond de tout cela. Hippolyte se taisait ; mais la fièvre se changea bientôt en délire, et le délire parla. La mère d’Hippolyte apprit tout ; elle sut que son fils aimait Dianora de cet amour qui donne la mort quand il ne donne pas le bonheur. Elle quitta tout éperdue le chevet du malade. La pauvre femme savait qu’il n’y avait rien à attendre du père de Dianora : elle connaissait cette haine profonde qui divisait les deux familles ; elle savait cet implacable entêtement des partis politiques. Elle ne songes pas même à s’adresser à son mari ; elle courut chez une amie commune aux deux maisons. Cette amie, qui se nommait Contessa dei Bardi, demeurait dans une maison de campagne à un demi-mille de Florence, appelée la villa Monticelli.

Contessa comprit tout ; les femmes, souvent si implacables dans leurs propres haines, ont toujours un coin du cœur ouvert pour plaindre l’amour, quand elles en suivent les tourmens chez les autres. Elle promit à la pauvre mère désolée qu’Hippolyte et Dianora se reverraient.

La mère d’Hippolyte revint au palais Buondelmonte. Son fils était toujours étendu sur son lit de douleur, les yeux fermés par l’abattement, la bouche ouverte par le délire. Le médecin était incliné sur son chevet, et secouait la tête comme un homme qui n’a plus d’espoir. La mère sourit. Puis, lorsque le médecin fui sorti, elle reprit sa place, s’inclina à son tour sur le lit de son enfant, puis baisant son front couvert d’une sueur glacée :

— Hippolyte, fit-elle à demi-voix, tu reverras Dianora.

Le jeune homme ouvrit des yeux hagards et fiévreux ; il regarda sa mère avec cet air inquiet du condamné auquel on annonce sa grâce au moment où il met le pied sur la première marche de l'échafaud, puis jetant ses bras autour du cou de la pauvre femme :

— O ma mère, ma mère ! s’écria-t-il, prenez garde à ce que vous me dites !

— Je te dis la vérité, mon enfant ; tu aimes Dianora, n’est-ce point ?

— Oh ! si je l’aime, ma mère, si je l’aime !

— Tu t’es cru à jamais séparé d’elle ?

— Hélas ! je le suis.

— Et c’est pour cela que tu veux mourir ? Hippolyte étouffe un sanglot en serrant sa mère contre son cœur.

— Eh bien ! tu ne mourras pas, dit la mère ; tu reverras Dianora, et, si elle t’aime, vous pouvez encore être heureux.

Hippolyte n’eut pas la force de répondre ; il fondit en larmes. Son cœur, si longtemps oppressé par la douleur, semblait se briser au contact de la joie ; puis il se fit tout dire, tout répéter, tout redire encore, ne se lassant jamais d’entendre ces douces paroles, et buvant l’espérance que lui versait sa mère comme la fleur flétrie boit la brise du soir, comme la terre desséchée boit la rosée du matin.

Enfin il se souleva sur son coude, regarda sa mère, et, comme s’il ne pouvait croire à tant de bonheur :

— Et quand la reverrai-je ? demanda-t-il.

— Quand tu seras assez fort pour aller jusqu’à la villa Monticelli, répondit sa mère.

— Oh ! ma mère, s’écria Hippolyte, à l’instant même.

Et il essaya de se lever, mais c’était pour lui un trop grand effort ; il retomba épuisé sur son lit. La pauvre mère se laissa glisser à genoux, et pria tant qu’il prit patience et parut se calmer.

Le lendemain, le médecin, qui venait avec la crainte de voir Hippolyte mourant, le trouva sans fièvre. Le digne homme n’y comprenait plus rien, il dit que Dieu avait fait un miracle, et que c’était Dieu seul qu’il fallait remercier. La mère d’Hippolyte remercia Dieu, car c’était un cœur religieux, qui rapportait toute chose au Seigneur ; mais elle savait bien d’où venait le miracle, et comment Il s’était accompli.

Les forces d’Hippolyte revinrent bien lentement au gré de son impatience ; cependant le lendemain il se leva, et trois jours après il était assez fort pour sortir.

Dans le même temps, on annonça par la ville une grande fête a la villa Monticelli ; tous les Bardi qui étaient de la même famille que la maîtresse de la maison y avaient été invités ; mais, comme on le pense bien, de peur de quelque éclat fâcheux, aucune famille guelfe ne devait se trouver à cette soirée, et surtout aucun Buondelmonte, puisque les Buondelmonti étaient chefs de la faction guelfe.

Dianora dei Bardi avait d’abord refusé de se rendre à cette réunion, car elle aussi était faible et souffrante. Mais sa cousine Contessa avait insisté, elle avait promis à Dianora qu’elle lui gardait pour cette fête une surprise qui la remplirait de joie, et Dianora, tout en secouant la tête en signe de doute, avait accepté. Puis Dianora s’était parée à tout hasard ; car si le cœur de la femme peut être triste, il faut toujours que son front soit beau. Elle vint donc à la villa Monticelli. La fête était brillante. Toutes les grandes maisons gibelines étaient réunies à la villa Monticelli. Dianora chercha longtemps du regard la surprise annoncée. Enfin ne la découvrant pas, elle demanda à sa cousine quelle était donc cette surprise qui devait lui causer tant de joie.

Contessa lui fit signe de la suivre, la guida par un long corridor, et la fit entrer dans une chambre attenante à la chapelle. Ensuite, lui ayant dit d’attendre là un instant, elle referma la porte sur elle, et s’éloigna. Il y avait dans cette chambre deux portes : l’une qui donnait dans un petit cabinet, l’autre qui donnait dans la chapelle. Au bout d’un instant, Dianora entendit un léger bruit ; elle tourna la tête du côté d’où ce bruit venait, la porte du cabinet s’ouvrit, et Hippolyte parut.

Le premier sentiment de Dianora fut l’effroi ; elle jeta un cri et voulut fuir. Mais la porte étant fermée à clef ; se retournant alors, elle vit Hippolyte à genoux, si pâle et si suppliant que, malgré elle, elle lui tendit la main. Hippolyte se précipita sur cette main bien-aimée, la pressa sur son cœur, la baisa et la rebaisa cent fois. Puis les jeunes gens murmurèrent de ces vagues paroles d’amour sans suite et sans raison, mais qui disent tant de choses ; enfin ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre. À ce moment, la porte de la chapelle s’ouvrit : c’était le chapelain qui entrait par hasard dans cette chambre pour y enfermer les clefs du tabernacle. Les deux jeunes gens, qui ne s’attendaient pas à cette apparition, virent dans le prêtre un envoyé du ciel et tombèrent tous deux à ses genoux.

La chapelle était là ; le chapelain les avait surpris dans les bras l’un de l’autre ; l’homme de Dieu connaissait les haines qui séparaient les deux familles ; il crut que c’était une porte de réconciliation que la Providence ouvrait aux pères par la main des enfans ; et lorsqu’ils le prièrent de les unir, il n’eut pas la force de refuser. Seulement les deux jeunes gens promirent de ne révéler son nom qu’à la dernière extrémité : les haines entre les Buondelmonti et les Bardi étaient si ardentes encore, que le pauvre chapelain pouvait payer sa complaisance de quelque coup de poignard. Tout le monde devait donc ignorer ce mariage, même la mère d’Hippolyte, même la cousine de Dianora. Ce serment tut flatteur l’Évangile. Puis, les deux jeunes gens unis, le prêtre disparut.

Alors les deux nouveaux époux arrêtèrent entre eux qu’ils se verraient chaque nuit. La maison qu’occupait Dianora était située dans une des rues Les plus écartées et Les plus désertes de Florence ; sa chambre donnait sur cette rue : elle laisserait pendre un fil de soie à sa fenêtre ; Hippolyte y attacherait une échelle de corde ; Dianora fixerait cette échelle à la croisée, et, par ce moyen, le mari parviendrait jusqu’à sa femme.

Ces mesures venaient d’être arrêtées, quand Comtessa revint : Hippolyte avait entendu des pas qui s’approchaient, il était rentré dans son cabinet. Contessa trouva donc Dianera seule ; mais elle n’eut pas besoin de l’interroger pour savoir si elle avait revu Hippolyte. Dianora se jeta toute rougissante dans ses bras, en murmurant à son oreille : — Merci, merci. Puis elle rentra dans le bal, frissonnante de crainte et rayonnante de bonheur tout à la fois.

La nuit du lendemain était la nuit des noces ; il y avait pour Hippolyte un bonheur profond dans ce mystérieux mariage. C’était bien lui qu’on aimait, puisque pour lui Dianora s’exposait à toutes les suites d’une pareille action : la jeune fille avait tout sacrifié à Hippolyte, et Hippolyte sentait qu’il était de son côté tout prêt à lui sacrifier sa vie. Le jeune Buondelmonte attendait avec impatience cette nuit où, pendant que tout le monde ignorerait son bonheur, il serait heureux de la béatitude des anges. Dès le matin, il acheta une échelle de corde ; toute la journée, il regarda et baisa cette échelle, qui, le soir, devait le conduire au paradis. Puis, le soir venu, il attendit avec une suprême impatience que onze heures sonnassent : c’était l’heure convenue ; à onze heures et quelques minutes Dianora devait ouvrir sa fenêtre.

Hippolyte traverse le Ponte-Vecchio, et s’engagea dans la via dei Bardi. La rue était sombre et déserte : pas une âme vivante ne troublait la solitude de la rue, et le bruit seul des pas d’Hippolyte qui effleurait la terre s’élevait presque insensible dans le silence de la nuit. Le jeune homme arriva sous la fenêtre ; quoiqu’il eût devancé l’heure, Dianora l’attendait depuis longtemps ; le fil de soie descendit aussitôt tout tremblant, et trahissant ainsi l’agitation de celle qui le tenait. Hippolyte y attacha son échelle ; Dianora fixa l’échelle à la fenêtre. Mais à peine Hippolyte avait-il mis le pied sur le premier échelon, qu’une patrouille du Bargello parut ; voyant un homme qui s’apprêtait à escalader une croisée, elle cria :

— Qui vive !

Hippolyte sauta à terre, arracha vivement l’échelle de corde du clou auquel il l’avait attachée, et s’enfuit vers le Ponte Vecchio. Malheureusement, a moitié chemin il rencontra une autre patrouille qui le força de se rejeter en arrière ; il se cacha alors sous une arcade qui faisait partie du palais Bardi ; mais, pris entre les deux patrouilles qui s’avancèrent simultanément vers l’endroit où il avait disparu, il y fut découvert et arrêté.

Florence n’était point alors cette Florence du seizième siècle que durant cent années les Médicis avaient pétrie sous la corruption et la tyrannie : c’était la Florence antique, pure et sévère, comme Rome au temps des Lucrèce et des Cornélie. Hippolyte, au lieu d’être relâché, comme il l’eût été du temps de Laurent de Médicis ou du duc Alexandre, fut conduit chez le podestat. Là il fut sommé de déclarer ce qu’il faisait par la ville à cette heure avancée de la nuit, et dans quel but il était muni de cette échelle de corde avec laquelle on l’avait vu cherchant à escalader une fenêtre du palais Bardi. Hippolyte répondit qu’il existait dans le palais Bardi un morceau de la vraie croix donné aux ancêtres du chef de la maison actuelle par l’empereur Charlemagne. Comme il attribuait à ce saint talisman la supériorité qu’avaient eue les Bardi sur les Buondelmonti dans plusieurs rencontres, il avait voulu, assura-t-il, s’emparer de ce palladium.

— C’est donc pour voler que vous vouliez pénétrer dans le palais ? demanda le podestat.

— Oui, répondit Hippolyte, inclinant la tête en signe de double aveu.

— Mais c’est impossible ! s’écrie le podestat.

— C’est ainsi, dit Hippolyte. — Mais vous comprenez à quoi vous vous exposez par cet aveu ?

— Oui, répondit Hippolyte en souriant tristement ; oui, je le sais : à Florence le vol est puni de mort.

— Et vous persistez ?

— Je persiste.

— Emmenez le prévenu, dit le podestat. Et les gardes qui avaient arrêté Hippolyte conduisirent le jeune homme en prison.

Le procès d’Hippolyte s’instruisit bientôt, au grand étonnement de toute la ville : on ne pouvait croire que du jour au lendemain ce bon et noble jeune homme, dont chacun connaissait le cœur loyal, se fût laissé entraîner à une action déshonorante ; mais il fallut bien que les plus incrédules abjurassent leur incrédulité, lorsque, les débats ayant été ouverts, Hippolyte de Buondelmonte répéta en face de tous ce qu’il avait déjà dit au podestat, c’est-à-dire qu’il avait voulu s’introduire dans le palais des Bardi pour s’emparer de ce précieux morceau de la vraie croix. Il n’y avait pas longtemps que pareille chose était arrivée à Rome ; une femme, par un sentiment de foi mal dirigé, avait volé le miraculeux Bambino de l’église d’Ara-Cœli. Le désir d’assurer la victoire à sa famille pouvait servir de motif plausible à la tentative d’Hippolyte, surtout dans ces temps de haine exaltée et de croyances profondes. Aussi commença-t-on de croire à Florence qu’effectivement Hippolyte de Buondelmonte avait essayé de commettre ce vol. Comme d’ailleurs au lieu de nier il affirmait, comme toutes les questions du juge amenaient sur ses lèvres la même réponse, il fallut bien que les juges portassent leur jugement. Hippolyte de Buondelmonte fut condamné à la peine de mort.

Quoique tout le monde connût le texte de la loi, la sensation fut profonde. On espérait que les juges acquitteraient l’accusé. Les juges hésitèrent en effet un instant ; mais devant les affirmations du prévenu ils ne purent faire autrement que de condamner. En effet, s’ils absolvaient, comment porter la même peine à l’avenir, par exemple, contre un véritable voleur qui nierait ?

On pensa qu’Hippolyte ferait quelque aveu au prêtre chargé de le préparer à la mort ; mais il ne lui dit rien, sinon qu’il était un grand pécheur, et qu’il le suppliait de prier pour lui.

Sa mère avait demandé à le voir : cette pauvre femme au désespoir avait toujours assuré que son fils n’était pas coupable, et que, si elle le revoyait, elle saurait bien lui tirer son secret du cœur. Mais Hippolyte se méfia de sa faiblesse filiale, et il fit répondre à sa mère qu’ils se reverraient au ciel.

Hippolyte ne demanda qu’une seule chose : c’était que, comme la mort des voleurs était infâme, la seigneurie permit qu’il eût la tête tranchée au lieu d’être pendu. La seigneurie accorda au condamné cette dernière faveur.

La veille du jour où il devait être exécuté, on lui apprit la fatale nouvelle à dix heures du soir. Il remercia le greffier qui était venu la lui annoncer ; et comme derrière le greffier était un autre homme plus grand que lui de toute la tête, et vêtu mi-partie de rouge, mi-partie de noir, il demanda quel était cet homme : on lui dit que c’était le bourreau. Alors il détacha une chaîne d’or de son cou et la lui donna, en le remerciant de ce que le tranchant de son épée allait lui sauver l’infamie. Puis il fit sa prière et s’endormit.

Le lendemain en se réveillant Hippolyte appela le geôlier et le pria d’aller chez le podestat pour implorer de lui une grâce : c’était que le cortège mortuaire passât devant la maison des Bardi. Le prétexte qu’alléguait Hippolyte était le désir qu’il avait de profiter des derniers instans qu’il avait à vivre pour pardonner à ses ennemis et recevoir leur pardon. Le motif véritable de sa demande, c’est qu’il voulait voir Dianora une fois encore avant de mourir. Les circonstances dans lesquelles Hippolyte présentait cette requête lui donnaient un caractère trop sérieux pour qu’elle fût refusée. Hippolyte obtint la permission de passer devant la maison des Bardi.

À sept heures du matin le cortège se mit en marche ; la foule se pressait dans les rues que le condamné devait traverser ; la place sur laquelle était dressé l’échafaud regorgeait de peuple depuis la veille au soir. Les autres quartiers de Florence ressemblaient à un désert.

Le cortège traversa le Ponte-Vecchio, qui faillit crouler dans l’Arno, tant il était surchargé de monde, puis il s’engagea dans la via dei Bardi. Des gardes marchaient en avant pour ouvrir le chemin ; le bourreau venait ensuite, son épée nue sur l’épaule ; puis Hippolyte, tout vêtu de noir, la tête nue et le col découvert, marchait, sans faiblesse comme sans orgueil, d’un pas lent mais ferme, et se retournant de temps en temps pour adresser la parole à son Confesseur. Derrière Hippolyte s’avançaient les pénitens portant la bière dans laquelle, après l’exécution, son corps devait être déposé.

Tous les membres de la famille des Bardi s’étaient réunis devant le seuil de leur palais pour recevoir le pardon de Buondelmonte, et pour lui rendre à leur tour les paroles de paix qu’ils en devaient recevoir. Dianora, vêtue de noir comme une veuve, se tenait entre son père et sa mère. Quand le condamné s’approcha, tous les Bardi tombèrent à genoux. Dianora resta seule debout, immobile et pâle comme une statue.

Arrivé devant la maison, Buondelmonte s’arrêta, et, d’une voix douce et calme, dit le Pater, depuis Notre père qui êtes aux cieux jusqu’à et pardonnez-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Les Bardi répondirent : Amen, et se relevèrent. Buondelmonte alors s’agenouilla à son tour, Mais en ce moment Dianora quitta son père et sa mère, et alla s’agenouiller près de Buondelmonte.

— Que faites-vous, ma fille ? s’écrièrent en même temps le père et la mère de Dianora.

— J’attends votre pardon, dit la jeune fille.

— Et qu’avons-nous à te pardonner ? demandèrent les parens.

— D’avoir pris un époux dans la famille de vos ennemis : Buondelmonte est mon époux.

Tous les assistans jetèrent un cri de stupéfaction.

— Oui, continua Dianora en élevant la voix, oui, et que tous ceux qui sont ici l’entendent : Hippolyte n’a point commis d’autre crime que celui dont j’ai été la complice. Quand il a été surpris montant à ma fenêtre, c’était de concert avec moi. Il venait chez sa femme, et j’attendais mon époux. Maintenant, sommes-nous coupables ? faites-nous mourir ensemble ; sommes nous innocens ? pardonnez-nous à tous deux.

Tout était expliqué : Hippolyte avait mieux aimé se charger d’un crime honteux et mourir sur l’échafaud que de compromettre Dianora. Dix mille voix crièrent grâce à la fois. La foule se rua vers les deux jeunes gens, dispersa les soldats, chassa le bourreau, brisa le cercueil ; puis, prenant dans ses bras Hippolyte et Dianora, elle les porta en triomphe chez le podestat, où se trouvait la pauvre mère sollicitant encore la grâce de son fils.

Il n’est pas besoin de dire ; qu’à l’instant même la sentence fut révoquée. La seigneurie s’étant assemblée députa en même temps deux de ses membres aux Bardi et aux Buondelmonti pour les prier, au nom de la république, de se réconcilier et de consentir au bonheur des deux jeunes gens en gage de réconciliation. Si grands ennemis qu’ils fussent, les Buondelmonti et les Bardi ne purent refuser à la république, qui priait quand elle avait le droit d’ordonner. Ainsi s’éteignirent, pour un temps du moins, les haines qui divisaient les deux familles. C’est en mémoire de cet événement qu’Hippolyte de Buondelmonte fit bâtir la petite église de Santa-Maria-sopr’Arno.