La Villa des ancolies/01

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Éditions de La Revue Moderne (p. 3-11).

I

MADEMOISELLE LAURE PERRIN, FILLE MAJEURE.



SAINT-HYACINTHE possède une admirable promenade, la rue Girouard, le Boulevard, comme on dit pompeusement là-bas, la rue domiciliaire, par opposition à l’ancien chemin des Cascades surnommé « la rue des affaires ».

La majeure partie de la rue Girouard, des usines de l’aqueduc aux fabriques de la maison « Casavant Frères », côtoie la rivière Yamaska. C’est une large artère d’une propreté irréprochable, presque coquette, dont la double bordure ininterrompue de beaux ormes forme une immense arche de verdure tant leur hauteur est prodigieuse et leurs branches élancées.

Le tronçon-est de la rue est borné exclusivement de propriétés appartenant à des communautés religieuses. C’est, immédiatement passé le viaduc, le Patronage de Saint-Vincent de Paul, ancien manoir seigneurial de la famille Laframboise, aujourd’hui refuge d’une turbulente jeunesse ouvrière sous la direction d’humbles religieux : les fils de Saint Vincent de Paul ; mais, sous ses nouveaux maîtres, le vieux parc seigneurial n’a rien perdu de sa somptuosité passée et ses massifs de lilas, de boules de neige, d’acacias nains, de rosiers, d’aubépines et de seringas ont conservé tout l’éclat de leurs floraisons et la suavité de leurs parfums.

Si nous avançons plus à l’est, une haute haie de cerisiers sauvages et d’aubépines, asile de centaines de pinsons, de fauvettes et de troglodytes, nous masque les massives constructions de la « Maison Mère » des bonnes Sœurs de la Présentation de Marie.

Là-bas, sur un côteau, offrant une riante perspective sur un fond de sapins et d’érables très verts, le Juvénat des Frères Maristes nous sourit à travers une longue avenue de pins géants.

Enfin, le collège de Saint-Hyacinthe, avec son bosquet éternellement jeune de pins centenaires, d’ormes, de noyers et de frênes, son ruisseau, torrent impétueux au printemps, domaine incontesté des apocins aux jolies fleurs rosées dès que viennent les jours d’été, ses lacs minuscules qu’alimentent des fontaines discrètes, ses innombrables chants d’oiseaux durant le jour, ceux des rainettes quand vient la nuit ; autant de merveilles qui vous captivent avant que vous ne perceviez les imposantes constructions du collège, cachées derrière une profusion de verdure.

Le tronçon-ouest de la rue est réservé aux domiciles privés ; de jolis cottages bien modernes, retirés de la ligne du chemin et agrémentés de parterres fleuris.

Vers le centre, la Cathédrale et l’église des Pères Dominicains viennent rappeler au promeneur enthousiasmé que si Dieu a dispensé tant de merveilles, Il demande en retour que nous Lui en rendions hommage.

Mais le touriste en quête de sensations et de nouveautés a bien vite fait de se rassasier de ce spectacle, quelque ravissant qu’il soit, et, comme la basse ville avec ses rues étroites, sans ombre, le « déjà vu » de ses magasins et de ses usines, le feu de son asphalte, ne saurait le tenter, il tourne ses regards vers la rive sud de la rivière Yamaska et se trouve charmé de l’aspect sauvage et pittoresque qu’elle présente, des vieilles maisons de pierre qui la dominent.

Alors, s’il revient sur ses pas, s’il affronte pour un moment les horreurs de la basse ville, traverse la rivière sur le pont du « Tricot » près de la digue, grimpe une petite côte, il est tout joyeux de se trouver tout à coup dans le coquet petit village de la Providence, le plus joli faubourg de Saint-Hyacinthe.

S’il tourne à droite, s’il ne se laisse pas trop attarder par les merveilles s’offrant à chaque pas sous ses yeux, à peine aura-t-il marché un quart d’heure qu’il rencontrera, campée sur la rive escarpée, une immense vieille maison de pierre rustique toute couverte de vignes, de campanules et de liserons, flanquée d’un riant bosquet et littéralement engloutie sous un amas de fleurs et de verdure. S’il s’avance vers la grille récemment remise à neuf, il lira, peint en lettres de bronze : « Villa des Ancolies ». S’il pénètre… Ou plutôt, non… qu’il soit discret… qu’il ne pénètre pas, seuls les conteurs ont ce privilège de pénétrer sans indiscrétion chez les gens.

Vers le milieu de juin 1918, époque où commence notre récit, la « Villa des Ancolies », portée aux plan et livre de renvoi officiels de Saint-Hyacinthe le Confesseur comme propriété de « Mlle Laure Perrin, fille majeure », méritait bien son nom.

L’ancolie, l’ancolie du Canada (aquilegia canadensis, famille des renonculacées, nous disent les savants botanistes) est une petite fleur d’un rouge carminé à l’extérieur, jaune safran à l’intérieur, dont les cinq sépales enlaçant ses cinq pétales, semblent une amoureuse garde d’honneur autour du fruit embryonnaire. Elle s’élève de douze à quinze pouces du sol sur un pédoncule si frêle qu’il plie sous le poids de son gracieux fardeau. Les savants vous diront peut-être encore que ses feuilles sont pétiolées-composées-tri-crénelées, etc., sachons seulement qu’elles sont d’un beau vert foncé à la face exposée au soleil et plus pâle sur l’autre. Telle quelle, l’ancolie est une fleur gracieuse et jolie et surtout, elle est tout à fait indigène, bien de chez nous, une vraie compatriote, et les savants ont même été obligés de reconnaître officiellement cette qualité et de lui adjoindre l’explicatif « du Canada ».

Mais quelle sauvage ! quelle timide ! Ou plutôt non, quelle coquette ! En somme, n’est-ce pas de la coquetterie que d’aller élire domicile en quelqu’endroit inabordable, sur le flanc escarpé d’une montagne, sur le bord d’un précipice, sur le haut d’un rocher, de balancer ses petites fleurs au bout de sa hampe ténue, de sembler nous dire : « Vois mon éclat, vois ma beauté, viens me cueillir ! » quand l’on ne peut y parvenir sans risque d’y laisser sa peau ?

En effet, ne cherchez pas l’ancolie dans les jardins, sur les bords des routes, dans les champs, même les plus sauvages, ce n’est que dans les endroits presqu’inaccessibles que vous pourrez la dénicher.

L’emplacement de la villa était autrefois en sympathie avec la sauvage ou coquette ancolie, et la demeure elle-même semblait prise de la contagion.

La clôture de planches la séparant du chemin, était en ruine ; la grille de fer, recouverte de rouille, était boiteuse ; le parterre, s’étendant du chemin à la maison, était le domaine incontesté des bardanes, du chanvre, des herbes à poux, de l’armoise, des choux gras et autres vilaines plantes que l’on voit immédiatement envahir tout coin de terre laissé à la nature sauvage. Seul un étroit sentier à travers cette grossière végétation conduisait du chemin à la véranda branlante.

La villa elle-même était une immense construction de pierre des champs qu’avaient complètement envahie les vignes sauvages, les liserons et les campanules.

À droite, un bosquet de vieux chênes, d’ormes. d’érables et de hêtres avait dû jadis être splendide ; mais les jeunes pousses y croissaient pêle-mêle et il ne présentait plus qu’un affreux fouillis. Il y avait bien une tonnelle toute fleurie de liserons des bois ; mais, depuis longtemps, les arbustes en obstruaient l’accès.

À l’arrière, la rive avait également conservé toute sa rusticité. Un escalier vermoulu conduisait à la rivière ; mais tout autour croissaient en désordre les aulnes, les impatientes ; on y retrouvait aussi la bardane cependant que plus bas et jusqu’à une vingtaine de pieds dans la rivière les nénuphars couvraient de leurs larges feuilles la surface des eaux et que les sagittaires élançaient dans l’espace les lances vertes de leur feuillage.

Mais là-haut, sur le petit promontoire rocailleux, à l’endroit où la rive était coupée à pic, leurs racines ténues solidement accrochées aux fissures du roc, les ancolies dressaient de toute la hauteur de leurs hampes délicates leurs fleurs carminées.

Au milieu de cette végétation désordonnée, de cette nature revenue à la sauvagerie primitive, il y avait un coin incomparable, un paradis terrestre en miniature où se trouvait réunie une collection riche et abondante des fleurs les plus rares et les plus éclatantes : c’était le jardin, sis à l’arrière du parterre, à gauche de la villa et qu’une vaste serre cachait aux curieux de la rue.

« Et quel ermite, me demanderez-vous, habitait cette thébaïde ? »

C’était Mademoiselle Laure Perrin, fille majeure !…

Fille majeure… Les Anglais, qui n’ont pas notre délicatesse, ont traduit ces deux mots par « spinster » et, immédiatement nous vient à l’esprit le concept de la vieille fille acariâtre et maussade. Notre langue est plus délicate et plus généreuse.

D’ailleurs, Mlle Perrin était-elle vraiment une vieille fille, quoique ses concitoyens l’eussent gratifiée de ce titre depuis longtemps déjà ? Est-on vieille fille à vingt-neuf ans ? C’était exactement l’âge de la propriétaire de la villa et maintes de ses aînées auraient été insultées de se faire appeler adeptes de Sainte-Catherine. Malheureusement, chez la femme surtout, il est vrai de dire que l’on a l’âge que l’on semble avoir et Mlle Laure, qui avait poussé à la perfection l’art de se vieillir, tant par ses habitudes, ses accoutrements que par sa manière générale de vivre dans une absolue solitude, semblait en avoir quarante.

Elle était la dernière et seule survivante de huit enfants issus du mariage de Paul Perrin et de Louise Gagné. À quatre ans, elle perdait sa mère. Son père, déjà vieux et cassé, ne put se décider à se séparer du seul être qu’il lui restait à chérir, il la garda près de lui, l’entoura d’une sollicitude égoïste, jalouse et quelque peu tyrannique. Il ne permit jamais qu’elle eut d’autre éducateur que lui-même.

M. Perrin était un ancien journaliste autrefois assez remarquable, qui avait essayé de la politique et enfin s’était consacré, durant cinq années, à la grande œuvre de la colonisation. De ces diverses carrières il était sorti désabusé et meurtri : ses grandes conceptions n’étaient pas comprises, ses efforts méconnus, sa sincérité même mise en doute.

Possesseur d’une fortune personnelle assez considérable, il se décida enfin à renoncer à la lutte et à venir terminer paisiblement ses jours dans la vieille maison de ses pères, sur la rive de l’Yamaska.

C’était, au dire de ceux qui l’ont connu intimement, un homme d’une haute intelligence et d’une vaste érudition ; il causait indifféremment, et avec une parfaite aisance, politique, philosophie, chimie ou physique, agriculture ou géologie. Mais, de toutes ces diverses sciences, il y en avait une surtout qui lui était chère : la botanique. Ami et disciple de l’abbé Provencher, il avait, à la mort de ce grand prêtre, malheureusement trop oublié de nos jours, voué tous ses efforts à la continuation de son œuvre.

Inutile de dire que l’éducation qu’il donna à son enfant se ressentit de la naïve passion du bon papa pour tout ce qui était fleur ou plante.

Habituée dès sa plus tendre enfance à lire dans le grand livre de la nature, Laure ne tarda pas à partager la passion de son père.

À douze ans, alors que les autres jeunes filles jouent encore avec leurs poupées, Laure greffait son premier rosier et se constituait la collaboratrice de son père. À dix-huit ans, le malheur venait mûrir avant l’âge cette âme d’élite. Monsieur Perrin, débilité par la vieillesse et la maladie, se vit terrasser par la paralysie et incapable de quitter sa chambre.

Comment exprimer la somme fabuleuse de dévouement déployée par la pieuse enfant autour de son cher malade ? Elle se fit la maman de ce père invalide que le mal ramenait à l’état d’enfance. Durant les cinq années que dura le martyre du vieillard, elle montra le même inlassable dévouement, allant au-devant de ses moindres désirs, s’appliquant à satisfaire ses plus légers caprices, toujours souriante, toujours affectueuse.

Enfin, quand la mort vint lui arracher cette dernière, cette seule affection, elle s’enferma jalousement dans son chagrin et le souvenir du cher disparu et, avec une farouche jalousie, elle continua d’en vivre.

Comme autrefois sous sa direction, elle cultivait et étudiait les fleurs que son père aimait tant, et, repliée sur elle-même et sa douleur, recluse volontaire dans la vieille demeure qu’elle laissait à plaisir envahir par la nature sauvage, comme si elle eût désiré qu’on y oublia même sa présence, elle mena, cinq années durant, une vie de véritable anachorète.

Elle ne sortait de chez elle que pour aller chaque matin entendre la messe et le soir pour assister aux « Complies » chez les Pères Dominicains.

Invariablement vêtue d’une robe de drap noir avec col militaire que recouvrait, en hiver, un ample manteau de mouton de perse quiconque l’eût rencontrée n’aurait pu dire la couleur de ses cheveux, qu’elle lissait à la manière des pensionnaires de couvent et qu’elle cachait sous un large chapeau depuis longtemps démodé. Douce, modeste et dérobée, elle passait inaperçue. Jamais elle ne faisait de visites et n’en recevait aucune. À son retour de la messe, après un léger repas, elle passait un tablier de coton et s’enfermait dans sa serre ou dans son jardin.

Il va sans dire que les braves commères ne laissèrent pas s’échapper une aussi belle occasion de jaser et de mordre à belles dents au prochain. On la taxa d’avarice, de mesquinerie ; les mères ayant des fils à marier surtout ne pouvaient se résigner facilement à laisser passer une aussi belle fortune et l’on fit intervenir toutes les influences possibles auprès de Laure pour la décider à sortir de sa solitude. Mais la jeune fille semblait ignorer complètement tout ce que l’on pouvait dire à son sujet. Elle soignait paisiblement ses fleurs, greffait ses rosiers, mariait ses œillets, ses balsamines, ses pensées, plantait et replantait ses tulipes, ses jacinthes, ses pivoines et laissait dire les gens, et les plus enragées commères se décidèrent enfin à porter ailleurs leurs calomnies, non sans avoir toutefois fortement appuyé sur le ridicule de sa conduite et avoir répété à tous les vents qu’elle n’était qu’une originale, une détraquée et une folle.

« Mais enfin, me demanderez-vous, était-ce un laideron que votre originale d’ermite ? »

Un laideron ! Que Dieu vous garde d’un tel jugement ! Mademoiselle Perrin était une admirable personne, grande, élancée, la figure d’une régularité impeccable ; pas un trait de défectueux, pas une ride ; une peau veloutée et d’une blancheur rosée, des lèvres vermeilles qu’ensoleillait un sourire de bonté affectueuse, une abondante chevelure du blond le plus pur ! Un laideron ! Mais, c’était la beauté incarnée et si défunt Léonard de Vinci eut vécu de nos jours, il l’eut certainement choisie comme modèle de préférence à sa Joconde, seulement… car il y a un seulement… il l’eût fait habiller par quelque modiste de renom… Croyez-m’en, s’il est vrai que l’habit ne fait pas l’homme plus qu’il ne fait le moine, il n’en est pas moins vrai que cette maxime ne peut s’appliquer à la femme. La beauté, chez la femme, c’est un peu comme dans un paysage. Prenez le tableau champêtre le plus pittoresque, le plus grandiose, entassez-y des montagnes et des vallons, des ruisseaux, des rivières et des cataractes, dispersez-y des troupeaux, des oiseaux et des insectes, imaginez tout ce que vous désireriez de plus grand, de plus beau de plus gracieux, mais si vous ôtez les arbres aux montagnes, la verdure aux vallons, l’eau aux rivières et aux cataractes, les fleurs aux insectes, que restera-t-il de votre paysage ? Ou bien, prenez ce paysage idéal, enlevez en la lumière qui l’éclaire, qu’y verrez-vous ?

De même, allez donc chercher la beauté chez une personne continuellement vêtue de noir comme une postulante de quelque communauté religieuse, chez une femme portant ses cheveux lissés comme une enfant d’école, coiffée d’un chapeau datant de six ans et chaussée de bottines de femme de peine ! Quelque jolie qu’elle soit réellement, c’est un admirable paysage, mais hélas ! il fait trop nuit pour le voir !