La Villa des ancolies/04

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Éditions de La Revue Moderne (p. 28-38).

IV.

DENT POUR DENT.


Pour la vingtième fois, peut-être, Mlle Perrin relisait la lettre que le facteur venait de lui remettre et qui était signée « Jean Dupras, avocat » !

Une lettre d’avocat ! Recevoir une lettre d’avocat… elle, la si paisible Mlle Perrin… Elle en était d’abord restée abasourdie. Une lettre d’avocat ! Que faire ? À chacune de ses lectures la consternation de la pauvre fille augmentait. Mon Dieu ! que les gens étaient méchants !

Elle demeurait sur place, incapable de prendre une résolution, fascinée par ces lignes remplies de menaces, impuissante à en détacher les yeux… une lettre d’avocat !

Voici ce que contenait la malheureuse missive qui venait de jeter le trouble et la consternation dans l’âme de notre recluse :

« St-Hyacinthe, 30 juin, 1918.
Mademoiselle Laure Perrin,

St-Hyacinthe le Confesseur,

Mademoiselle : —

J’ai reçu instructions de mon client, Monsieur Paul Hainault, de vous réclamer la somme de cinq cents piastres à la suite de l’assaut brutal et non provoqué dont votre chien s’est rendu coupable sur sa personne.

Il est inutile de vous rappeler les détails de cette affaire, on m’apprend que vous en avez été témoin.

Mon client répartit comme suit sa réclamation, savoir :

Pour douleurs corporelles, la somme de cent cinquante piastres ; pour ébranlement nerveux résultant en une dépréciation des facultés de mon client et en une diminution de ses capacités de travail jusqu’à parfait rétablissement du choc nerveux causé par la dite agression, la somme de cent cinquante piastres ; enfin, pour dommages exemplaires résultat de votre négligence et de votre mauvaise volonté en laissant ainsi en liberté un chien féroce, la somme de deux cents piastres.

Toutefois, mon client serait consentant à abandonner toute réclamation et à se désister de toute action en dommage pourvu que vous fassiez tuer, dans les trois jours qui suivront la réception de cette lettre, votre chien devenu une cause de danger public.

Veuillez vous présenter à mon bureau sans délai pour le règlement de cette malheureuse affaire et me faire remise de la somme de cinq piastres, honoraires de la présente lettre, laquelle somme sera due et exigible même si vous régliez directement avec mon client.

Faute de quoi, je procéderai contre vous sans autre avis.

Veuillez me croire, Mademoiselle,

Votre tout dévoué,
Jean Dupras, avocat. »

Mais oui ! ce n’était que ce banal poulet qui avait ainsi jeté la terreur dans son âme candide et bouleversé sa vie. Pour qui sait avec quelle terreur une lettre d’avocat est toujours reçue dans nos campagnes, cette alarme irraisonnée sera parfaitement compréhensible. Dame Thémis est une mégère que l’on tâche de fuir à l’égal du feu, des épidémies et autres grandes calamités et les avocats, des ogres qu’il ne fait pas bon rencontrer au coin d’un bois.

« Que faire, Grand Dieu, que faire ? » se demandait cette brave Demoiselle après avoir terminé sa lecture. « Que faire ? Plaider ? Mais alors il va me falloir aller en cour, rendre témoignage, aller dire ma vie solitaire de vieille fille, mon affection pour ce pauvre chien, mon seul compagnon de ces dernières années, être tournée en ridicule… Faire tuer Fidèle ? Mais ce serait un crime, une trahison envers cette brave bête dont le dévouement n’a jamais failli, dont la présence même a bien souvent égayé ma solitude… Que faire ? Pourquoi ne suis-je pas allée comme je l’avais décidé, voir le Père François, il aurait certainement su arranger cette malheureuse affaire. Encore ma timidité qui m’en a empêchée et puis, je croyais que ce Monsieur Hainault ne donnerait pas suite à ses menaces, on le disait si bon, si généreux. Grand Dieu que le monde est méchant ! Que faire ? Mais oui, il n’est pas trop tard, si j’allais voir ce bon Père, lui seul peut me tirer d’embarras. »

Une heure plus tard, le religieux la recevait au parloir de la communauté : « Bonjour Mademoiselle, que puis-je faire pour vous ?

— Mon père, c’est bien délicat ce que je viens vous demander.

— Voulez-vous être entendue en confession ?

— Non, mon Père, merci, ce qui m’amène ne relève pas du tribunal de la pénitence, c’est un service que je voudrais vous demander.

— Et quel est ce service ?

— Tout d’abord, connaissez-vous M. Paul Hainault, mon Père ?

M. Hainault ? Mon Dieu, pas très intimement ; mais enfin je l’ai rencontré quelques fois. Est-ce que par hasard, M. Hainault et vous seriez en train de filer une idylle ?… Est-ce pour me demander des renseignements sur ce jeune homme que vous êtes venue ? Alors…

— Mon Père, si vous saviez en quels termes nous en sommes M. Hainault et moi, vous ne feriez pas de suppositions pareilles. Mais n’êtes-vous donc pas au courant ?

— Vous savez, mon enfant, le cloître est un abîme qui nous sépare du monde et nous ne savons des vains bruits du dehors que ce que l’on vient nous raconter au confessionnal. Enfin, dites-moi vos troubles.

Alors Mlle Perrin fit au religieux le récit des événements dont nous avons été témoins, sans oublier la fameuse lettre d’avocat qu’elle lui fit lire.

— Oui ! Oui ! ma pauvre enfant, je vois votre embarras et j’y compatis de tout cœur ; mais hélas ! que puis-je réellement faire pour vous ? Nous ne sommes malheureusement plus au temps bienheureux où le prêtre était le juge de toutes les disputes de ses ouailles, il savait alors imprégner ses jugements de l’esprit de charité dont le Christ est venu donner l’exemple sur terre ; il savait concilier les parties et faire appel plutôt à leur cœur et à leur fraternité chrétienne qu’à leurs intérêts et à leurs appétits ; mais encore une fois, une autre justice est venue remplacer la nôtre, on nous a relégués à nos confessionnaux et votre litige ne relève pas de notre juridiction. Tout au plus, puis-je voir le Père Jean, le confesseur de M. Hainault et le prier d’intervenir en votre faveur auprès de son pénitent.

— Vous consentiriez à faire cette démarche mon Père ?

— Avec plaisir, ma chère enfant. Ne suis-je pas un ministre du Dieu qui disait jadis à ses disciples : « Aimez-vous les uns les autres » ?

— Que je vous dois de remerciements !

— Ne vous réjouissez pas trop vite, je ne suis pas certain du succès. Dans une circonstance comme celle-ci, nous devons forcément nous borner à donner un conseil, faire un appel à la générosité ; nous ne pouvons imposer une direction précise. Revenez demain midi, d’ici là, j’aurai vu le Père Jean, il verra Monsieur Hainault et je vous donnerai le résultat de nos démarches.

— Que vous êtes bon !

— Allez et priez…

En rentrant chez elle, Mlle Perrin était radieuse. Elle avait dans le pouvoir du prêtre une telle confiance qu’elle ne songea pas un seul instant qu’il pût échouer dans la mission qu’il avait accepté de remplir.

Midi, le lendemain, la trouva à la porte du parloir du monastère. Elle avait hâte d’apprendre du Père François le verdict qu’il devait prononcer.

— Hélas ! ma chère enfant, je n’ai pas été heureux dans ma mission… J’ai bien plaidé de mon mieux votre cause auprès du Père Jean et je sais que ce bon Père a dû déployer le même zèle auprès de son pénitent, mais M. Hainault n’a rien voulu entendre. D’ailleurs le Père Jean me dit que les arguments de M. Hainault sont très bons. Il est lui-même convaincu, après avoir entendu le récit de M. Hainault, que votre chien est réellement un danger public et qu’il est de votre devoir de le faire mourir. Vous l’aimez ce chien, mais quelque service qu’il vous ait rendu, quelqu’attachement que vous éprouviez pour lui, ce sentiment, tout louable qu’il soit en lui-même est un sentiment trop humain pour une chrétienne comme vous. On vous demande un sacrifice au nom de la sécurité publique, faites-le sans récrimination, ne le disputez pas au Seigneur, il perdrait la majeure partie de son mérite.

— Vous avez raison, mon Père. J’ai été lâche et je vous remercie de m’avoir ouvert les yeux.

— Allez ma chère enfant, et ne vous reprochez pas trop cette petite faiblesse.

Mlle Perrin sortit du monastère bien résolue à immoler son pauvre Fidèle. Tout à l’heure, elle irait le chercher à la villa et le remettrait au poste de police. Elle se souvenait de ce tableau de son manuel d’histoire sainte représentant le saint patriarche Abraham conduisant son fils Isaac au lieu du sacrifice et, comme elle débouchait sur le Boulevard Girouard, elle avait bien toute la douloureuse résignation du saint vieillard biblique.

Pourquoi rencontra-t-elle alors notre ami Hainault et surtout, pourquoi ce malheureux s’avisa-t-il de la dévisager avec un sourire ironique ?

Toutes les belles paroles de son Directeur, Abraham et Isaac, toutes ses belles résolutions, tout sombra devant cette muette provocation ; sa nature tenace et combative, cette nature qui n’attendait que l’occasion pour se révéler, frémit en elle et chassa bien loin toute idée de capitulation.

On la provoquait ? eh bien ! on verrait qui aurait le dernier mot ! On lui offrait la bataille, elle l’acceptait. Elle comprenait maintenant que ce n’était pas tant les blessures corporelles que l’orgueil froissé qui portait ce M. Hainault à lui demander la mort de son chien. Et elle aurait sacrifié ce bon Fidèle à l’amour propre blessé de ce beau Monsieur ? Mais non, alors… elle saurait le défendre son brave compagnon !

Le défendre, mais comment ? Il lui répugnait de plaider… Que faire alors ?

« Si j’allais voir Monsieur Gendron ? Madame Gendron était une amie de maman, Monsieur Gendron est le propriétaire de l’usine où travaille ce petit Hainault. Oui, ce serait le meilleur moyen : voir Madame Gendron, qui parlerait à son mari et ce dernier verrait son comptable. D’ailleurs, j’ai moi-même des intérêts assez considérables dans l’usine. M. Hainault, en sa qualité de comptable, ne doit pas ignorer que je suis commanditaire pour une somme de dix mille piastres. Après tout, ce Monsieur n’est que mon employé ! »

Reçue chez Madame Gendron, elle lui raconta en détail la cause de ses tribulations.

— Mais certainement, Laure, je me ferai un véritable devoir de faire intervenir mon mari en votre faveur et soyez persuadée qu’il plaidera votre cause avec toute la chaleur que lui inspirera sa grande amitié pour vous. Ce serait un crime que de vous enlever ce gardien fidèle et je suis persuadée que M. Hainault ne connaît pas toutes les circonstances, sans quoi il est trop droit, trop bon et surtout trop généreux pour vous causer ainsi du chagrin à plaisir. Revenez vers une heure, j’aurai du nouveau.

 

— Qu’avez-vous donc fait à mon comptable ? demanda M. Gendron qui était venu répondre personnellement à Mlle Perrin, quand celle-ci se présenta à l’heure indiquée. J’ai essayé de plaider votre cause, je lui ai reproché sa conduite envers vous ; j’ai fait plus, je lui ai parlé de vos intérêts dans notre entreprise et j’allais lui intimer l’ordre d’abandonner ses procédures contre vous, mais il ne m’en a pas laissé le temps :

« Monsieur Gendron », m’a-t-il dit avec un frémissement de colère, « je crois vous avoir servi fidèlement durant les cinq années que j’ai été à votre emploi et à celui de vos commanditaires, si vous avez quelques reproches à m’adresser sur la manière dont je remplis mes fonctions, je suis prêt à les recevoir ; mais en dehors de l’usine je suis le maître de mes actes et je ne vous reconnais pas le droit de profiter de votre titre de patron pour vous y immiscer ! »

Que pouvais-je faire de plus ? Le renvoyer ? Ce serait une perte pour notre industrie. Toutefois, si vous l’exigez je suis disposé à le faire.

— Loin de moi cette idée, Monsieur Gendron, je suis même confuse de vous avoir attiré ce désagrément.

— Vous êtes une brave fille, ma chère Laure, vous refusez de rendre le mal pour le mal. Vous verrez que cette affaire s’arrangera. D’ailleurs, je n’ai pas encore dit mon dernier mot.

En sortant de chez ses amis, notre recluse crut que peut-être le salut serait de rendre visite à Mlle Lozeau, la Supérieure des Enfants de Marie, dont le frère était un ami de M. Hainault ; mais aux premiers mots qu’elle lui adressa sur le sujet de sa visite, la vieille fille — Mlle Lozeau avait quarante ans tout près — se récria : « Comment voulez-vous que je fasse une telle demande ? Mon frère me disait hier encore qu’il n’osait passer devant votre demeure, de peur de se faire attaquer par votre chien, et si je ne l’en avais dissuadé, il eût lui-même porté plainte. Croyez m’en, Mademoiselle, sacrifiez votre chien… »

Mlle Laure ne voulut pas en entendre davantage, elle écourta sa visite et vint ensuite frapper à la porte de M. Mercure, grand chef ranger des Chevaliers de Colomb, auquel son père avait jadis rendu des services signalés.

« Je regrette beaucoup, Mademoiselle », lui répondit Madame Mercure, qui était venue lui répondre, « mon mari est absent pour une quinzaine de jours. »

Jamais elle n’avait fait tant de visites en une seule journée, et, en dépit de cet effort presque surhumain qu’elle avait fait pour surmonter sa timidité, elle n’était pas plus avancée et c’est la mort dans l’âme et prête à capituler qu’elle reprit le chemin de sa maison.

Devait-elle suivre le conseil de Mlle Lozeau, sacrifier son pauvre chien ? Soudain, comme elle passait rue Girouard, le reflet d’une plaque de cuivre frappa ses regards et sur la plaque enseigne, elle lut : « Jean Dupras, avocat ». Cette plaque semblait un défi à son énergie défaillante.

« Eh bien ! non, » se dit-elle, « je ne capitulerai pas ainsi, il ne sera pas dit que j’aurai sacrifié mon pauvre Fidèle sans avoir tenté tout en mon pouvoir pour le sauver. Pourquoi n’irais-je pas moi aussi consulter mon avocat ? »

Le praticien chez lequel se présenta notre héroïne, M. Paul Meunier, était un homme d’une quarantaine d’années, myope et bedonnant, qui avait jadis connu intimement le père de Mlle Laure et avait été un des derniers et des plus assidus visiteurs du vieillard impotent.

— Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite, Mademoiselle ?

— Une chose très grave, Maître, très grave, je vous l’assure. On veut me poursuivre…

— Vous poursuivre, vous ? et pourquoi ?

— C’est à cause de mon chien… Et, pour la dixième fois elle fit le récit de l’incident malheureux, cause de tout son trouble.

— Mon Dieu, Mademoiselle, je n’irai pas jusqu’à dire qu’il n’y ait pas dans toute cette affaire de quoi fouetter un chat et surtout un chien, dit en souriant Maître Meunier, qui affectionnait le calembour, mais je ne trouve rien d’aussi sérieux que vous semblez vous le figurer. Avez-vous la lettre dont vous me parlez ?

— Certainement, Maître, la voici.

Le disciple de Thémis ouvrit lentement, posément la lettre, ajusta son binocle, approcha le papier de ses yeux, rajusta son binocle et s’absorba quelques instants dans la lecture du document.

— Tiens, tiens ! c’est notre jeune confrère Dupras !

— Qu’en pensez-vous, Monsieur ?

— Que mon jeune confrère tient beaucoup à ses honoraires et qu’il se prend très au sérieux. Vous m’assurez, n’est-ce pas, que Monsieur Hainault en a été quitte pour la peur et que votre chien ne l’a pas mordu ?

— Positivement, Monsieur, tout au plus, ses habits ont pu être endommagés.

— Alors, Mademoiselle, ayez soin de toujours tenir votre chien enchaîné et laissez faire.

— Mais il va me poursuivre ?

— Certainement ! Et nous gagnerons.

— Et je vais être obligée d’aller en cour ?

— Naturellement. Pourvu qu’ils se décident réellement à poursuivre, ce que, je vous l’affirme, je ne crois pas. Je suis convaincu que l’on a voulu simplement vous effrayer.

— Et cette somme de cinq piastres que l’avocat réclame pour honoraires, dois-je la payer ?

Dès que vous décidez de plaider, il n’y a pas nécessité d’aller payer cette somme à mon jeune confrère, en dépit de l’ultimatum qu’il vous en donne.

— Et je puis garder mon chien ?

— Mais ne le laissez pas sortir, tenez-le enchaîné, car si un nouvel assaut se produisait, les conséquences seraient plus graves.

— Soyez sans crainte. Aurevoir, cher maître et mille fois merci pour vos bons conseils.

— Aurevoir, Mademoiselle, et surtout soyez bien tranquille, l’affaire n’est pas grave et la position que prend M. Hainault est ridicule.

Mlle Laure regagna son ermitage à demi-rassurée. Le sang-froid de son avocat l’avait bien gagnée mais le fait qu’elle aurait à comparaître en cour restait un affreux point noir à l’horizon. En rentrant chez elle une lettre de sa filleule l’attendait.

« Bien chère Marraine :

Un mot seulement. Je viens de recevoir votre lettre et je vous remercie de votre grande bonté. J’arriverai donc à Saint-Hyacinthe samedi, par le train de deux heures.

Je vous envoie une cargaison de baisers en attendant que je vous les donne en personne.

Votre filleule heureuse,
Yolande. »