La Villa romaine (Abel Bonnard)

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Le jour ne perce pas leur cloison grave et sombre ;
Les chênes-verts épais s’arrondissent, moins haut,
Et l’on entend couler dans leur caverne d’ombre,
Comme une source étroite, un chant glacé d’oiseau.

La mousse est abondante et chausse de silence
Les pas que nous faisons sur ses tapis velus ;
Une statue, au loin, dans sa morne indolence,
Semble un passant figé qui ne s’en ira plus.

Vois : tous les Dieux sont là, subissant la morsure
Des jours ; chaque moment les blesse et leur déplaît ;
Narcisse fasciné qui dans l’eau se mesure
Sent qu’il devra bientôt tomber dans son reflet.

Quelques-uns font encore un vague effort superbe
Et nue, auprès d’un Faune aux bras estropiés,
Une Vénus se dresse, et son ombre sur l’herbe
A l’air d’être sa robe écroulée à ses pieds.

L’air ronge Jupiter ; près des balustres blêmes
Le sol couvre à demi Pluton gisant et las ;
En vain d’un air morose ils tiennent leurs emblèmes
Leur élément ingrat ne les reconnaît pas.

Ils ne peuvent parer le coup qui les mutile ;
Sur eux traîne et s’attarde un lierre insinuant,
Et le geste qu’ils font n’est qu’un acte inutile
Qui ne défendra pas leur gloire du néant.

Ils proclamaient l’orgueil, la force ou la colère ;
Chacun vivait ; mais sourde à leurs expressions,
L’insensible nature à qui rien ne peut plaire
Éclipse de sa paix toutes leurs passions.

Et même, au-dessous d’eux, les masques des fontaines
Retournent à la pierre et cependant que l’eau
Efface en s’échappant leurs lèvres incertaines,
Laissent leurs traits humains s’enfuir avec le flot.

Impérieux, le marbre a malgré lui pour frère
Le nuage indécis qu’absorbe le soleil ;
Car, s’il semble d’abord en être le contraire,
Il ne faut que du temps pour qu’il lui soit pareil.

Il expire dans l’air par des formes perdues.
Incorruptible, il crut pouvoir tout mépriser,
Mais il n’est, sous l’assaut des heures assidues,
Qu’un nuage qui met des siècles à s’user.

Le temps lèse la pierre et nourrit la racine ;
Le feuillage est toujours plus dense et plus obscur ;
La vigne vierge éclate auprès de la glycine
Comme un fol incendie appliqué sur le mur.

Par la ronce, partout, les portes sont masquées ;
Le portique en ruine est épars dans les bois,
Et le ciel pâle sur ses colonnes tronquées
Pose ironiquement sa coupole sans poids.

L’herbe pousse ; et tandis qu’une douceur navrante
Subsiste seule encor des anciennes amours,
L’eau, rongeant les bassins, fait sa fête ignorante
Et chante ingénument l’éternité des jours.

Asseyons-nous ici, près des broussailles roses,
Devant ces dieux de marbre aux gestes incompris
Et disons seulement, sans préciser les choses,
Quelques mots incomplets pareils à leurs débris.

Est-ce que nous soutirons ? Pourtant l’heure est sereine :
La rumeur d’un hameau se perd et se disjoint,
Et l’espace étalé semble une immense traîne
Que borde de fourrure une fumée, au loin.

On voit des arbres roux que l’automne résume,
Et seul, ne gardant pas le repos qui convient,
Un chasseur affairé court là-bas, mais la brume
Bâillonne doucement les abois de son chien.

Un cri mince et ténu parvient jusqu’à notre âme.
Contemplons. Oublions tout ce qui nous brûlait,
Et, calmes, préférons pour un jour, loin du drame,
Aux minutes d’ardeur les heures de reflet.

Ce qu’on nomme plaisirs, ce ne sont que les voiles
De la mélancolie ; elle en porte beaucoup,
Danses, rires furtifs, chansons sous les étoiles,
Que saisit le désir, que jette le dégoût ;

Mais le dernier d’entre eux avant qu’elle soit nue,
Le plus subtil de tous, le plus aérien,
Et qui sur elle n’est qu’une écharpe ténue,
C’est d’être paresseux dans un parc ancien.

Jouissons prudemment de cette vague extase
Où le soleil lui-même est un fantôme errant,
Et comme sur un corps une suprême gaze,
Ne le soulevons pas, ce plaisir transparent !

Défaisons-nous. Cédons, puisque rien ne résiste.
Il est doux de rêver, et dans cette langueur
Inerte, sans savoir même si l’on est triste,
D’abolir un instant la forme de son cœur.



ÉCRIT SUR LES MONTS OMBRIENS


O toi dont les instans sont pleins de découvertes,
O voyageur, rêveur, seul homme sans prisons,
O dernier possesseur des demeures désertes,
O conquérant des horizons,

Toi qui, comme un dévot dans ses pèlerinages,
En des temples divers recherche un Dieu pareil,
Ne t’es jamais lassé, dans mille paysages,
D’adorer le même soleil,