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La Ville charnelle/à la comtesse de Noailles

La bibliothèque libre.
E. Sansot & Cie (p. 205-208).

À LA COMTESSE DE NOAILLES

Ô génies orageux qui flamboyiez jadis
sur le noir grouillement des races moutonnières,
je vous vois aujourd’hui ensevelis
sous les fientes énormes que tous les éléphants
balourds et tintinnabulants
d’une critique nègre,
ont déposé pompeusement sur vos tombeaux.

Oh ! l’écho exalté de vos voix immortelles
pâlit déjà sous le grignotement funèbre
des tarets littéraires,
qui s’éternise d’âge en âge.

Le Dante a seul vaincu tous ses commentateurs,

en renversant leurs colossales bibliothèques,
semblables à des digues vainement opposées
à la puissante et lumineuse plénitude
de son courant majestueux de Niagara ;
si bien que son poème
donne encore à mon âme l’éblouissement
d’un immense estuaire ensoleillé.

Je méprise à jamais les grimaces crispées
de ces écrivassiers myopes qui pataugent
dans leur auge pourrie,
comptant sur les vingt doigts de leurs pattes fangeuses
les frénétiques battements des ailes inspirées.

Compas de la logique, formules de chimie,
ô lugubre outillage de chirurgie critique,
je fais fi de vos longs calculs infatigables !
Vous ne pèserez pas le génie multiforme,
folâtre et visionnaire,

de cette femme en feu qui chante pour les astres,
et dont le corps vibrant semble claquer au vent
de l’inspiration — comme un drapeau
sur la hampe raidie d’un orgueil implacable !

Que pouvez-vous me dire de sa sensualité,
de moire déchirée et de brûlant velours,
qui crépite et froufroute avec suavité ?
Essayez donc d’analyser l’envoûtement
de son style charnel aux pâleurs levantines,
la somnolente rêverie de ses strophes d’amour,
chargées d’aromes violets
si pénétrants, si doux, que l’on savoure
à les chanter — les yeux mi-clos — un rêve
de terrasses bariolées sur la mer africaine,
et des tam-tams précipités
de nègres au grand rire éclaboussant de joie…
et des chansons mourant sur un golfe de soie
bleuâtre, dans l’extase d’un vaste soir d’été.

Voyez plutôt la grâce sauvage et raffinée
dont elle déshabille éperdument, d’un geste,
les spasmes inconnus et les idées torrides
de son âme qui crie de pudeur et d’effroi,
ainsi qu’une baigneuse à demi nue,
que l’on surprend du haut d’une falaise…

C’est elle dont la voix charme les rossignols
dans la molle tiédeur des soirées printanières !
C’est elle dont la voix jaillissante et lunaire,
se balance parfois dans ses poèmes,
comme la tige même des astres parfumés !