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La Ville charnelle/LES BARQUES MOURANTES

La bibliothèque libre.
E. Sansot & Cie (p. 121-128).

Les Barques mourantes
(Petit drame de lumières)


Un soir qu’il faisait rouge
En un port glauque, fleurant le musc et les embruns,
Le vieux couchant meurtri
Traînait au fond des bouges son angoisse sénile,
Et son sang purulait
Tragiquement, au cœur des vitres mortes.
— Un soir qu’il faisait rouge…

Des voix sourdes houlaient
Au ras des flots, sur la marée,
Et des âmes pleuraient, lointaines et bleues,
Au glas morne des cloches…
On enterrait un mort.

Qui sait ? Quelqu’un là-bas le long du port…
Parmi les cierges blêmes…
Les cierges ingénus pleuraient et souriaient
Comme des enfants qui viennent
Le soir au cimetière
Parmi les tombes noires fleuries de primevères,
De roses rouges et de bleuets ;
Et l’on rêvait, là-bas, au fond des bouges…
— Un soir qu’il faisait brun…

Et l’on rêvait à celles qui sont mortes
Là-bas, on ne sait où, et qui savaient sourire,
Le soir, quand les marins s’en revenaient
Du large et des tempêtes.
Et les vieillards disaient, marmonnant des prières :
« Elles passèrent hier à la tombée du soir
Elles passèrent portant sur la tête leurs urnes
Pleines du sang des crépuscules morts.
Elles passèrent hautaines,

Là-bas, près des fontaines.
Elles étaient blanches et presque nues,
La robe dégrafée, avec sur les seins droits
Les larmes et les joyaux du soir.
Oh ! elles étaient belles, ardentes et pâlies,
Comme les jours lointains de la jeunesse. »
Et les vieillards se turent,
Parmi le glas des cloches qui se fanait au ciel,
Songeant aux lèvres mortes de ces mortes
Qui chantaient autrefois au seuil bruni des portes,
À leurs baisers de miel, à leurs âmes exhalées
Qui s’en allèrent un soir comme des voiles
Voguant au large des crépuscules violets.
Et parmi les vieillards une voix brune pleura :
« Mon fils, te souviens-tu de la vitre brisée
Que nous trouvâmes, près de son lit,
Quand elle fut morte ? »
Et les marins assis au seuil de leurs portes,
Faisaient en frissonnant le signe de la croix.

Leurs prunelles viraient au large de la mer
Un soir qu’il faisait noir…
Là-bas, au fond des bouges,
Leurs prunelles tanguaient comme des barques lasses
Cherchant l’azur et les espaces…
Comme des vieilles barques humant le ciel
Vaste et l’Océan…
Des barques un peu folles et qui ne veulent pas
Mourir parmi les algues du rivage
Des barques amoureuses des flots et des étoiles.
— Un soir qu’il faisait noir…

Cruellement les girouettes
Vrillaient les ors brunis du nocturne silence,
Et les Vents qui trompettent
Narguaient au loin le râle immense
Des cahutes fumeuses et leur bruit de squelettes
Et leurs pleurs infinis et leurs abois de chiens
Qui luttent contre la houle noire.

— Un soir qu’il faisait noir…

Éperdument,
Les Vents chantaient comme des cors
Sur l’entonnoir des ports :
« Virez, virez au large, vieilles prunelles lasses,
Virez au large des écueils, loin des sables perfides…
Virez sur l’infini, âmes épuisées, Barques mourantes,
Prunelles sans espoir !…
Vous qui souffrez de vivre et de si lentement mourir,
Prunelles assoiffées d’infini et d’espace,
Virez sur l’horizon cajoleur et fuyant,
Ô Barques qui tanguez parmi le remous noir,
Prunelles désolées, Barques mourantes !…
Vous qui flambiez au temps jadis
Hissant vos voiles blondes, à l’aurore,
Sur des jonchées de roses illusoires,
Virez, virez au large, virez sur l’infini ! »
Les Vents gonflés d’angoisse et de terreur

Râlèrent éperdument comme des cors
Et moururent à jamais dans l’espace.

Alors les Cloches frêles adoucirent leur voix
Pour fredonner l’âpre chanson des Vents
De leurs lèvres fanées de béguines mourantes :
« Virez, virez sur l’infini, âmes épuisées ! »
Mais la Nuit était lasse…
La Nuit les bâillonna tout doucement, dans l’ombre…
Et leurs lèvres de bronze, ivres de soir et de tristesse
Frémirent à jamais sous les mains de la Nuit…
« Virez, virez sur l’infini ! »