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La Ville charnelle/LES COURTISANES D’OR

La bibliothèque libre.
E. Sansot & Cie (p. 135-144).

Les Courtisanes d’or
(Petit drame de lumières)


Toutes les Étoiles, ce soir, ont braqué sur moi
leurs grand yeux d’émeraude élastique,
sous leurs cils retombant en frange de lumière !…
Elles fouillent ma chair de leur regard en vrille,
qui frétille et furète tel un doigt de larron…

Comme le soir tombait sur la suffocation
des campagnes bâillonnées de chaleur,
je bondis hors des murs,
parmi l’embrasement vertigineux de l’horizon,
vers la fraîcheur nacrée des grands rivages
aux bras ouverts, qui s’abandonnent
sous le corps souple insatiable de la mer !

Je bondis loin des villes
vers les flots puérils qui jasent, jouent,
et s’émerveillent en égrenant le sable d’or
et les cailloux plus lumineux que des bijoux !…

Or voici, par delà les collines ocreuses,
sur la désinvolture argentée des rivières
et leurs nœuds scintillants de couleuvre,
les Étoiles surgissent,
avec l’éclat prodigieux de leurs visages,
et le troublant froufrou de leurs robes d’azur.

C’est ainsi que s’évadent dans le chaste soir d’été
les courtisanes, hors de leurs gîtes ténébreux,
après leurs longs sommeils de boue et de nausée,
à l’heure morne où l’antique Nuit voûtée,
à tâtons, s’empare des sentiers bleus,
et les disloque et les défonce…

Et vous rôdez comme elles, Étoiles, Courtisanes d’or,
après vos longs repos
de flaques miroitantes au creux du ciel !…
Et vous errez comme elles, par les sentiers fanés,
plus mous que les écharpes volages des fumées
qui s’enroulent aux nuages !…

Parmi l’odeur de la lavande et du pain chaud
et d’un rut animal exaspérant la brise,
je vois courir des feux follets sur les moissons !…
Et ce sont les Étoiles qui viennent à ma rencontre,
avec les Angélus qui s’agenouillent dans l’espace…
avec les blancs troupeaux, aux museaux argentins…
Les Étoiles ont des chignons roussis
par le henné solaire,
et leurs pas de lumière éclairent les chemins !…
Elles sont demi-nues, car elles ont dégrafé
leurs robes vaporantes de saphir assoupi,
si bien que leur moite nudité se marie

à la pâleur maladive du ciel…
Leurs traînes en éventail de brume violette
tressaillent mollement sur les coteaux esclaves !

Folles Étoiles vertes, qui pleurez
et chantez à loisir… allez-vous donc bientôt
froisser et déchirer ce soir fragile et rose
par le crépitement de vos éclats de rire,
ou submerger la nuit de pleurs intarissables ?…
Que voulez-vous de moi ?… Qu’avez-vous à scruter
dans les tréfonds impénétrables de mon âme ?…

J’ai fui la ville empouacrée, recuite de soleil !…
J’ai fui son âme jaune de poussière envolée
et ses rues étranglées où fermente l’angoisse,
marchant vers la tendresse émouvante du soir
et son effeuillaison d’aromes sur la mer !…
Et vous voilà surgies de toutes parts en un prodige !…

Je le sais, vos grands yeux abreuvés de lumière
ont surveillé mes reins d’adolescent !…
Depuis toujours, vos longs regards plongeurs
ont pénétré mes moelles chauffées d’alcool
et de printemps !… Vous guettiez au passage
la luxure ancestrale et le vertige du Néant
au fond des os !…

C’est ainsi que les pêcheurs
guettent sournoisement les jeux de la marée
du haut de leurs bateaux qui tanguent
dans la houle moirée d’œillades convulsives.
Et vos langues dardées, Courtisanes maudites,
pourquoi donc les traîner ainsi sur ma chair lasse ?…
Voulez-vous exciter les remords somnolents
et le Désir atroce en marche au creux des nerfs
et les levains exaspérés de l’Idéal ?…
Étoiles soûles d’orgueil et de carnage,
c’est pour cela que vous avez donné le feu

à vos vastes prunelles fantastiques
pareilles à des lampes vitrées de diamant,
dont la flamme roucoule et s’esclaffe
en se multipliant !

Car il fait noir de plus en plus dans la campagne,
et la pesante Nuit ratatinée
va ramant de ses bras dans le flux des ténèbres,
liquéfiant tous les sentiers bleuâtres
entre ses doigts méticuleux de fumée grise !…

Voici que je tâtonne au fond d’un chemin creux,
dans la forêt momifiée par le silence…
Quelle épouvante en atteignant l’orée !…
Avec des longs détours, et les mains dans la boue
comme un fauve écorchant son ventre sur les pierres,
je rampe dans les hautes herbes ondoyantes,
voûtant mon dos et creusant ma poitrine
où je maintiens cachés mes crimes préférés

et mes luxures idéales, tandis que vous passez,
Étoiles triomphales, Courtisanes sublimes,
sur les cimes lointaines, et moelleusement
vous traversez les plaines dont les moissons fléchissent
ainsi qu’un opulent tapis persan
sous la paresse exténuée de vos sandales.
Eh bien, soit ! me voici debout, ô Courtisanes !…
Puisque vous le voulez, je me livre ! Approchez !…
Braquez insensément vos prunelles obscènes !
C’est moi, c’est moi, celui que vous cherchez !
Voici ma chair et voici sa tristesse !…
Et puis voici l’ennui de mon vieux cœur…
immensurable ennui… de quoi suffoquer l’âme
puissante de la Terre !…

Écoutez !… Écoutez !… La mer a des soupirs
de volupté qui se propagent au long des plages…
Écoutez !… Les vents défaillent
tels de mols éventails surpris de lassitude !…

Étoiles, vous voulez me parler de caresses
si pénétrantes et douces que mon cœur en mourra !
… Je connais la chanson. N’importe ! Prenez-moi !…
Vous boirez dans ma chair tout le sang qu’il vous faut,
ce soir, et vous réclamerez, à grands cris noirs,
sur ma bouche, le spasme écartelant mon cœur
comme une roue d’acier,
le spasme aux dents aiguës et frottées de pavots…

Car je serais, malgré mon âpre volonté
et malgré tous les dieux, votre pâle martyr !…
Étoiles, Étoiles, faites de moi votre fougueux plaisir !
Jusqu’à la mort des vieux Soleils mélancoliques
qui charbonnent silencieusement,
je veux jouir entre vos bras de flamme torse
et râler sous vos fines morsures sataniques,
ô maudites Étoiles, ô Courtisanes d’or !…