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La Ville charnelle/LE DIRECTEUR S’AMUSE

La bibliothèque libre.
E. Sansot & Cie (p. 81-87).

Le Directeur s’amuse
(Petit drame de lumières)


Par ce minuit d’été le village accroupi
dort sous le plafond bas des nuages pesants,
verrous tirés, entre les murs énormes des montagnes
cachant ses yeux sous l’édredon informe du silence
que rogne sourdement le cricri des grillons.
Oh ! depuis quand l’aube lunaire a-t-elle filé
dans un coin son immense toile d’araignée ?

Par ce minuit brûlant de Juin, où la campagne
a des relents de four et de buanderie…
par ce minuit brûlant où les pucelles du village
rêvent d’amour, tels des colis, sous leurs gros draps
de toile d’emballage, dans le creux de leurs lits

qui fleurent le levain et le crottin acidulé,
je préfère après tout m’en aller posséder
la Lune fraîche au ventre bleu,
dont voici les seins clairs
émergent sous la noire dentelle d’un nuage.

Et pour ce je me couche tout du long sur un pont…
Un pont ?… C’est beaucoup dire…
Car ce n’est qu’une planche
suspendue sur la blanche écume d’un ruisseau.

Mon cœur lance en plein ciel un souple jet d’étoiles
dont le panache poudroyant arrose l’infini ;
si bien que sur mon nez les herbes éblouies
comme un peuple de nains, gesticulent d’ivresse.
Oh ! l’orgueil de sentir pivoter sur mon cœur
le vaste firmament sursautant de lumières
avec sa girandole de constellations !…

Éblouissants chevaux de bois aux freins de pierreries
qui basculez très haut sous le zénith,
pour la joie, pour la joie des enfants comme moi,
laissez-moi enfourcher vos croupes fantastiques,…
et tournoyer dans vos orbites planétaires !…
Mais, chut !… la Lune glisse toute nue, de nuage
en nuage, et se coule entre mes bras, si lisse
et parfumée, que j’en tressaille de délices…

moi

— Dieu ! qu’il fait clair dans notre lit !
Tirons les draps bien vite…
Mais il n’y a pas moyen de nous cacher, ma mie…
Tu vas nous compromettre ! Souffle donc la bougie !

la lune

— Je ne puis, mon mignon, car je la porte en moi !…

moi

— Qu’a-t-il donc l’infernal matou du presbytère

à bousculer ainsi les casseroles du clocher ?

la lune

— C’est pour te rappeler la noire souricière
de la mort qui t’attend, mon petit rat !…
Mais je n’ai qu’à montrer ma tête transparente
de veilleuse argentée pour calmer sa colère.
Et je l’entends déjà ronronner bruyamment
en feignant de dormir pour tromper les échos
et les chiens nostalgiques de distance en distance.

Et la Lune en silence m’enjambe avec souplesse
tout simplement comme on déplace une chandelle.
Pour mieux la cajoler en me glissant près d’elle
je me retourne… et vlan !… je m’éveille en sursaut
dans l’eau du ruisselet.
La Lune ?… Oh ! la pauvrette !
La Lune est toute ensanglantée !…
Elle était donc pucelle ! C’est étrange, après tant

de collages fiévreux sur la mollesse
des nuages !… Ah ! bah !… Quels amants ?…
Des Poètes…

Voilà comment le directeur de la revue
« Poesia »
divinisa ses nuits d’été, en possédant
la Lune vierge au ventre bleu, aux seins de lait,
sur les cailloux d’un ruisselet.