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La Ville charnelle/Texte entier

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E. Sansot & Cie (p. 1-229).

LA
VILLE CHARNELLE



I

LE VOYAGEUR MORDU

Pour dompter les simouns enfantés par l’enfer
qui trouent, d’un geste fou, leur grand manteau de sable,
j’ai couru, j’ai bondi, avec l’incalculable
vitesse d’un rayon ricochant sur les flots.

Pour rejoindre la Nuit couchée dans les campagnes,
j’ai surmonté la chaîne immense des montagnes,

j’ai pu fouler la Nuit sous mes pas monotones,
la Nuit de miel toute écœurante de chaleur
que la lune, en rampant, empoisonne de fiel.

J’ai devancé la marche pénible de la terre
comme un jongleur debout sur l’oscillation
d’une boule roulante… J’ai vaincu la grande Ourse,
j’ai dépassé l’Aurore enfantine à la course,
et je puis désormais ralentir mon allure
parmi ces palmiers noirs qui tamisent l’azur
et le soyeux murmure de la mer africaine.

Déjà mes pieds cassés savourent la langueur
et l’abandon de cette plage confiante.
Mon oreille extatique évoque la cascade
sonore des galets aux flous éclats de rire,
et voilà qu’en la brume attentive de l’aube
mes yeux peuvent enfin contempler ton profil,
ô toi, Ville opulente aux courbes féminines

dont la blancheur charnelle affriole ma bouche,
sur ta couche odorante de vergers assoupis
qui fleurent le jasmin, la menthe et le cassis.

Elle sommeille encore nonchalamment assise
offrant son dos aux chaudes caresses de l’Aurore,
dont l’haleine rosée voyage sur les flots
et frise les herbages au sommet des collines.
Elle étire avec grâce un corps nu, mi-voilé
des surabondants cheveux noirs qui l’ennuagent,
en moutonnant sur le versant de son échine
ainsi que les feuillages des jardins suspendus.
Son corps est tout gemmé par la fine rosée
nocturne et la sueur des lentes voluptés
qu’elle a bues longuement aux lèvres des Étoiles.

Tout à coup sur la ligne de l’horizon marin
le grand Soleil mulâtre agite lourdement
sa tête empouacrée de sang et sa tignasse

embroussaillée de feu et de monnaies vermeilles.
Son torse tatoué émerge de la mer
en ruisselant comme au sortir d’un bain de pourpre.
Il se dresse d’un bond, s’arcboutant sur les nues
pour contempler l’insouciante Ville rose ;
puis, se penchant il ose en caresser les hanches
si bien que les blanches murailles
tressaillent de plaisir.

C’est alors que leur ombre s’étendit sur les sables,
comme un mol éventail d’azur immensurable.
J’en fus enveloppé sur mon chemin poudreux…
C’est alors que je vis flamboyer les vitraux
sur le beau front d’ivoire de la suprême citadelle,
qu’écrasent les cheveux embaumés des jardins…
Vitraux brûlants, dont les cils d’or battent d’effroi
parmi l’éclat répercuté de la lumière,
un passant en prière m’a narré les splendeurs
dont vous auréolez les clairs pèlerinages

qui viennent de partout plier leurs vieux genoux !…

Oh ! rouges sont tes portes, toutes rouges des cœurs
pendus en ex-votos sur tes vantaux d’ivoire !
Oh ! rouges sont tes portes, toutes rouges d’avoir
broyé à leur passage des épices grisantes
tassées jadis sur des chariots par les sorciers d’Égypte,
et dont fut parfumé le clair linteau de nacre.

Oh ! rouges sont tes portes, rougies par les massacres
où de noirs conquérants sont venus culbuter
leurs corps géants d’ébène et leurs musculatures !…
Oh ! rouges sont tes portes, toutes rouges du sang
que les mendiants d’amour, assoiffés de tortures,
ont versé sur ton seuil hors de leurs plaies impures
qu’avait empoisonnées l’haleine du désert !…
Oh ! rouges sont tes portes, pour avoir étranglé
dans l’entrebâillement affamé des vantaux,
les oiseaux de Boukir, qui viennent chaque été

y plonger avec rage leurs grands becs flamboyants
et ne fuient que le soir où l’un d’eux plus dément,
se tord, enfin pendu, comme un sanglant mouchoir.

La ville rose allonge ses murailles charnelles
veinulées comme un marbre et teintées de carmin,
arrondissant ses belles hanches de déesse
qui se terminent en collines,
plus lisses que des cuisses couleur de pêche,
et finissent au loin dans les fraîches forêts
de l’horizon,
où la ville a voulu cacher ses pieds mignons.


II

LES MOSQUÉES DÉSIRANTES

Plus haut que les murailles et surplombant les plaines,
deux mosquées ivoirines guipurées de créneaux,
mi-cachées sous l’argent poudreux des oliviers,
bombent en plein azur leurs coupoles rosées.

L’Aurore éclate ! et voilà que là-haut
des guetteurs ont soudain arboré des drapeaux…
Ô drapeaux enthousiastes d’amour ou de folie,

rougissants de pudeur ou flambants d’incendie ?…
Je ne sais !… Mais de loin ou de près, si l’on veut,
les nègres tatoués qui poussent vers la ville
leurs grands buffles barbus, par des sentiers de boue,
se trompent en prenant ces drapeaux excités
pour les boutons friands
de deux beaux seins gonflés de prurits amoureux…
Et les créneaux en flammes étincellent à leurs yeux
comme une frêle broderie de galabieh
qui voile les rondeurs d’une gorge de femme.

En montant vers la ville, je vis la porte rouge
s’ouvrir avec l’ardeur d’une bouche amoureuse
et des jeux de lumière y faire scintiller
trente-deux sentinelles toutes casquées de nacre,
rangées en demi-cercle, plus blanches que des dents…
Presqu’aussitôt sur le chemin de ronde
qui passe tout le long des terrasses fleuries,
je vis monter des chars remplis de gerbes blondes,

que je pris tout d’abord pour des biscuits dorés
s’effritant lentement sur les vantaux pourprés
et les casques pointus
de ces mordantes sentinelles.


III

LE SOLEIL MULÂTRE

Mais tout à coup le grand Soleil mulâtre
me découvrit en contre-bas… Il cria par trois fois
des ordres virulents en me sommant de m’éloigner.
Puis enjambant les hanches puissantes de la Ville
il s’élança courant vers moi par bonds géants,
en agitant contre la voûte embrasée du zénith
ses longs bras cliquetants de lourds anneaux de cuivre
et de verroteries multicolores.

Et le Soleil criait : « Tu n’entreras jamais
dans la ville sacrée aux terrasses heureuses,

que l’aurore et la mer ont parfumées de miel !
Maudit chien enragé qu’a mordu le serpent
pustuleux et fétide de l’orgueil millénaire,
j’ai broyé de mes dents tes chevilles poudreuses,
et, depuis, le poison de mon ambition
circule dans tes veines et obscurcit tes yeux !…
Tu te roules à jamais dans mes rayons sonores,
plus pesants que des chaînes, car tu n’es qu’un esclave
condamné à m’offrir ton cœur mûr,
chaque jour, comme un fruit.
Je le happe en mordant tes doigts, dont je savoure
le lent et méthodique faisandage ! »

Et le Soleil gonflait ses joues éblouissantes
et sa vaste poitrine aux longs poils phosphoreux
embreloquée de joyaux bleus qui tintinnabulaient.
Mais je fuyais courbant mon dos comme un esclave,
parmi son souffle énorme de four et de levain.


Le Soleil me cria des injures atroces
en me crachant sa lave
et sa terreur en plein visage ; il me lança
des pierres fumantes et corrosives…
Le Soleil disloqua les muscles de sa bouche
liquéfiant sa voix de clair métal en fusion
pour me vomir sa haine et sa fureur de plomb.

Ses bras chauffés à blanc, ravageaient les campagnes
tandis que ses cris durs broyaient tous les échos,
mettant en pièces les miroirs explosifs de la mer…
Et le Soleil creva les gros yeux des marais,
leurs grands yeux recouverts d’une chassie verdâtre.
Ah ! l’effroi de courir en allongeant mon cou
comme une autruche,
sous des coups de chaleur fracassante,
parmi les hurlements crépitants du Soleil !…
Et je grimpais ainsi sur la rondeur brûlante

des collines moulées tels des genoux de femme,
parmi des flots de linge éblouissant de chaux.

Mais le Soleil fougueux mordait déjà mes trousses
et je sentais sa rage incandescente sur ma tête,
quand je touchai l’orée des jardins sauvages
et leur ramage d’eaux vives et d’oiseaux…
Aussitôt s’arrêtant, secoué de fureur,
le Soleil hulula un grand cri tubulaire de feu
et me sangla un coup de massue formidable
dans la nuque, si bien que je tombai à plat,
le nez dans l’herbe embaumée des jardins.

Alors, d’un tour de reins je redressai ma taille,
pour lui jeter à pleins poumons tout mon dédain,
mon mépris et mes lourds crachats par blocs d’airain.
« Je te bafoue, Soleil infâme,
et je conspue ton corps d’écorché vif !
Pouah ! ta peau rôtie, ton odeur d’abattoir

et tes yeux qui larmoient de pus incandescent.
Ah ! ce sont donc mes funérailles que tu proclames
avec ces longs houhous de pleureuse funèbre !
Mais je nargue, ô Soleil, ta démence criarde
de jongleur haletant sur les tréteaux du ciel !…
J’en ai assez de ton sinistre boniment
pour marchander tes sceptres noirs et les lauriers
que tu vends feuille à feuille aux pèlerins fourbus,
ô marchand d’orviétan à la voix glapissante !…
Je veux dormir dans les cheveux de la Luxure,
et boire à la fontaine attendrie de la Vulve,
qui peut seule étancher la soif de mes artères. »


IV

LA GROTTE AMOUREUSE

Les jardins cachottiers de la ville charnelle
emmitouflèrent mon corps brisé.
Ils étaient adorables, accueillants et paisibles
tous trempés d’ombres bleues et ventilés suavement
d’haleines capiteuses de miel et de jasmin…
Ô cèdres parfumés aux fruits étincelants,
orangers, acacias dont l’odeur sexuelle
me griffe et me caresse d’un plaisir angoissé,
je viens à vous et je pénètre dans la béatitude
de vos ombrages complaisants !…
En marchant à longs pas soyeux et jouisseurs,

j’obéis aux conseils de la brise naïve…
Mon cœur enveloppé par les tièdes murmures
des ruisseaux amoureux, vient d’oublier l’horreur
effrénée des voyages et la bouche éclatée
des horizons engloutisseurs.

J’entends déjà tes frais éclats de rire
sous le gazon !… Enfin je te savoure
et sans te voir je puis te boire
dans ta voix argentée qui baigne les échos,
ô divine fontaine qui murmures ta joie
lente et frileuse et tour à tour brûlante !…

Voici tes belles rives arrondies, fléchissantes
et lisses comme des cuisses
aux duvets chatouilleux !
Non, vrai, ton parfum bleu m’enlace,
et je dois bien m’agenouiller pour approcher mes lèvres
de ta bonne chaleur persuasive.

Je sais le sacrilège
que je commets, et dont tous les sorciers d’Égypte
et de Chaldée m’ont dit l’horreur, baissant la voix,
levant les bras au ciel.
Il m’advint, qu’en touchant le sable sensitif,
je pus apercevoir entre les lèvres roses
de la grotte profonde, un rocher de corail
qui tressaille d’ivresse et s’enfièvre au contact…
Et je songeai, avec effroi, à la pierre torride
qui, selon les devins recélait le trésor
de la Joie infinie.

Alors, en m’inclinant, je voulus écarter
la broussaille odorante où la source est cachée.

Ivresse des ivresses ! bonheur épouvantable !…
Trois fois la grotte entière sursauta
si violemment, que je tombai à la renverse
et je pus admirer l’étrange tremblement

qui partout secouait le grand corps de la Ville.
Ses cuisses granitiques
bondissaient, par instants, plus haut que les coupoles
des mosquées vénérables ;
et les deux rues, s’entrecoupant en forme d’X,
comme deux bras croisés sur la poitrine,
s’ouvrirent tout à coup, en se tordant
à droite à gauche des minarets pointus,
dont les drapeaux claquaient au vent rouge du diable.

Longtemps, longtemps, grisé par les frissons de joie
que j’imprimais aux fondements de la ville charnelle
j’enfonçai mon visage dans la grotte vermeille.
Le plaisir souterrain déferlait à miracle
du fond des cuisses blanches jusqu’au ventre éclatant,
toujours plus haut, de tous côtés, précipitant le rythme
et le doux gonflement des mamelles glorieuses
qui ruissellent d’une sueur précieuse.
Longtemps je m’acharnai parmi la chaleur fauve,

à caresser la mousse gluante et embrasée
pataugeant dans les chauds ruisseaux de la luxure
et tour à tour léchant les parois palpitantes,
et tour à tour suçant l’arête de corail.

Par instants, les sursauts des rochers disloqués
me rejetaient au loin, couché à la renverse ;
mais je me relevais pour empoigner la pointe
de la roche mouillée, et la mordre à nouveau
avec une reprise de rage bienfaisante,
car je sentais qu’un délice intense
possédait pleinement la Ville enamourée
et la gorgeait de jouissance.


V

MON CŒUR CHANTA…

« À quoi bon s’acharner sur la mer turbulente,
virant vers la promesse illusoire des caps ?
C’est ici ! c’est ici l’ivresse des ivresses !
C’est bien toi que je veux absorber d’un seul trait,
Vulve rose embaumée par l’haleine des Astres !

Vous pouvez haleter de rage et de dépit,
je fais fi de vos longs hurlements de colère,
ô galopants Simouns de mon ambition,
oui piaffez lourdement sur le seuil de la ville !

Vous ne m’atteindrez plus malgré votre vitesse !
Vous ne franchirez pas les murailles charnelles !
Vous avez beau hennir ; j’ai bouché mes oreilles !
Mieux encore, mes oreilles sont déjà assourdies
par le rose murmure de sa voix souterraine,
tels de frais coquillages qu’emplit le chant des mers.

Ô rage de creuser ma tombe en sa chair bleue !
Oh ! loin de toi, bien loin de toi, Soleil
qui me guettes en plein ciel !
Car j’entends sans te voir le bruit que font tes ailes
frappant aux parois du Zénith !
Je ne crains plus la bouche de l’horizon glouton,
qui voudrait m’avaler d’une seule lampée !
Ô Soleil envieux, affolé de grandeurs,
esclave travesti en l’absence du maître,
j’ai déjà oublié tes grands gestes brutaux,
tes regards et tes cris plus lourds que des marteaux.
Je veux creuser ici ma fosse et mon berceau !

Vulve chantante, au frais glouglou de source vive,
oh ! la joie frétillante de reposer en toi,
dans ton humidité chaude et fraîche à la fois !

Je veux enfin tremper mon cœur dans ton odeur
de rouille humide et de rose pourrie !
Reflets d’acier vaincu, tronçons de glaive épars,
fumant encore du sang qu’ont versé les héros
trucidés sur ton seuil, et pour l’amour de toi !
Oh ! joie de te donner ma vie, mon sang, ma force,
et de prendre la tienne en un baiser sans fin !
Héroïsme du sang qui s’élance vers toi
éclaboussant de joie tes lèvres chaudes
comme un jet d’eau pourpré par l’aurore vermeille !

Bonheur de se noyer dans ton immensité
illusoire et brûlante,
d’océan tropical, Vulve inondante,
mignonne et si fragile, et pourtant

plus vaste que mon âme en ce moment !…
Le monde est aboli ! Le désir est tué !
L’infini est comblé, puisque c’est toi le but !

Et pourtant c’est si doux de te faire du mal,
en te mordant comme un beau fruit,
pour te manger à pleine bouche,
pour boire les sanglots et les sursauts farouches
de ta liquide volupté !

Tu vois bien, je me tords de délice et d’extase
dans ton creux jaillissant et moelleux de source !
Je veux creuser ton sable avec mes dents, mes doigts,
toujours plus bas, plus loin, jusqu’à d’imperscrutables
profondeurs, pour savoir
et trouver le filon de la joie,
le filon merveilleux du bonheur métallique !

Malheur à moi ! Je sens le feu d’une blessure !
C’est le Soleil qui m’a mordu à la cheville !

Oh ! le chien enragé !…
Je devrais m’endormir, la bouche sur ta bouche,
Vulve rose et sacrée, dont le sable est sucré,
et pourtant je me tords comme un serpent blessé
qui voudrait rebondir de douleur, de désir
et d’espoir éternel !…

Malheur à moi ! malheur à moi ! Car voici je me lève
et j’éloigne mon cœur et je pense déjà
à votre joie sublime, vitraux dominateurs,
vastes prunelles d’or, qui grandissez toujours
parmi la parfumante retombée
des jardins suspendus !…
Hélas ! Je pense à vous, vitraux qui reflétez
sans fin, l’allure conquérante des soleils
et le pèlerinage des voiliers, toile au vent,
que l’on voit de très haut, figés dans leur vitesse,
sur le tressaillement de la nappe marine.


VI

LES LÉZARDS SACRÉS

Et cependant la Ville s’enlisait
dans le sommeil incandescent de l’heure…
ô sommeil velouté, ô respiration
de la Ville pâmée dans le Soleil !

De tous côtés, sur les pavés roussis par la chaleur,
je vis alors s’éveiller les lézards
somnolents et bleuâtres, qui s’accouplaient
formant des entrelacs de veines palpitantes
sur la peau lisse de cette place, ronde

comme un ventre de jeune femme épanouie.

Lézards émeraudés de la luxure,
beaux lézards assouvis de volupté solaire,
j’aime assister ainsi à votre lent réveil
sur le ventre dormant d’une place déserte,
dont la peau chaude est duvetée d’herbe vermeille.

Mais la dernière pierre du grand Soleil mulâtre
me chassa dans l’humide touffeur des bananiers.
Je longeai les coupoles fumantes dans l’azur,
m’arrêtant par instant pour embrasser les arbres
et les buissons de fleurs, à tâtons, à genoux,
pour baiser les racines de tous les arbrisseaux,
dont le parfum gonflait mon cœur,
quand j’atteignis l’orée
qui s’ouvre sur le ciel comme un quai sur la mer.
Mon âme s’embarqua sur la nue en partance
qui concéda sa toile au vent de l’infini.


VII

LE LABOUREUR ET LES PIGEONS

Mais une morne lassitude épuisait mes genoux,
cependant que mon âme virant en plein azur
allumait un à un les fanaux du désir.
Je longeais les jardins transpercés de soleil,
insinuant mes pas sournois et gracieux
dans la mousse adorable où gloussent les ruisseaux.
Et la tendresse veloutait mes pieds dans la paresse
de cette vive et respirante végétation…
et j’en sortis en soulevant l’un après l’autre
mes pieds, avec délicatesse,

comme un amant retire avec lenteur ses doigts
d’entre la chevelure de sa maîtresse assoupie.

Alors levant la tête vers la sublime citadelle,
je vis les grands vitraux qui brûlaient
pareils à des prunelles consumées par l’attente.

Vers le nord le soir pur muait suavement
les molles émeraudes des prairies infinies,
diluant son azur embué de chaleur
dans l’ondulation des vertes cannes à sucre,
où les chameaux tanguaient comme des barques,
la quille disparue, et dont l’énorme charge
semblait tenir sur l’eau miraculeusement.

Cependant que des vols de pigeons serpentaient
en plein ciel et très haut, avec une mollesse
de guirlandes éblouies et de folâtres banderoles,
et tour à tour de vifs déclanchements de fouet.

Mais ils se roidissaient, par instants, en couronne,
à pic sur les villages crayeux et desséchés
qui ont l’air de pourrir ainsi que des cadavres
de vieux saints foudroyés, à la merci des hyènes.

Ô grands essors de pigeons blancs, qui tournoyez
sur les villages élastiquement,
comme de démentes auréoles,
le laboureur arabe vous permet de descendre
le soir, pour picorer à loisir dans ses prés !
Et vous pouvez couvrir de neiges illusoires
la verdeur poussiéreuse des champs d’orge et de blé !

Qu’importe si les fientes que vous déposerez
ne valent pas le blond épi que vous volez !
Nous creusons comme lui, la fosse et le sillon
sous le vol tournoyant des rêves affamés,
qui ne rendront jamais ce qu’ils ont picoré
dans les fraîches prairies de notre belle enfance !

Essors de pigeons blancs, qui ne fientez jamais
assez pour que fleurisse enfin la moisson d’or !

Et cependant voici que les ladres villages
ramassaient, accroupis, leurs habitants épars
dans l’immense velours émeraudé des plaines,
menus et précieux, tels de rares bijoux,
pour les cacher sous le manteau, à la nuit close.

Je vous vois de très haut et je crache sur vous,
ô routes commerçantes, ô chemins de fourmis,
ô grandes routes aux longs serpentements,
qui venez des montagnes fumeuses de Libye,
traçant de rouges tatouages,
parmi les poils roussis et les rides bleuâtres,
dans la peau rude et boucanée de la campagne !

Je vous vois de très haut et je crache sur vous,
ô routes commerçantes, cortèges de fourmis,

ô routes encombrées par le pesant roulis
des chariots et des buffles,
la danse guillerette des poulains harnachés,
et le sinistre va-et-vient
des chiens galeux et des mendiants tragiques !

Je vous vois de très haut et je crache sur vous,
ô riches caravanes qui passez sous mes pieds,
sur le drelin-drelin des chameaux navigants
qui ont l’air de laisser nager sur votre houle
leurs têtes ruminantes de vieilles rancunières,
leur voix d’eau qui gargouille et leur cri de poulie,
parmi les claquements de voile au vent que font
les grands burnous gonflés des chameliers !


VIII

LES BENJOHS[1] DU DÉSESPOIR ET DE L’AVENTURE

Car mon cœur inspiré, comme un foc plein de vent,
me détacha des plaines et de leurs cris volants,
pour me livrer au grand désespoir de la mer,
dont le râle funèbre emplissait l’horizon :
À grands pas je tournai la terrasse suprême
qui s’arrondit déclive, comme une belle épaule,
parmi la vive retombée des longs cheveux aromatiques,
et j’entrai dans la glauque et molle pâmoison
du soleil qui s’en va dormir, les bras ouverts,

la face au ciel comme un noyé sanglant,
sur la berceuse éternelle des flots.
Mais, par instants, la Mer
criait sa faim inassouvie d’amour
et son désir de suicide, aux Nuées vagabondes.

Cependant les Nuées s’en allaient toutes roses,
voyageant sur la mer verdâtre, à reculons,
avec leurs longs visages enfiévrés par l’extase
et les deux bras tendus languissamment vers le Soleil,
comme pour repousser la lente volupté
de ce terrible et si lointain regard.
Mais pour plaire à la nuit, les Nuées paresseuses
modifiaient les courbes de leurs corps féminins,
se couchant aux divans vaporeux de la brise,
dont les ressorts brûlants se plaignaient dans l’espace.

Alors je me penchai aux parapets d’ivoire,
d’où montaient par bouffées salées et crépitantes

des entrechocs de flots et des chants de rameurs.

C’étaient des voix dolentes, tressées et fondues,
qui s’appuyaient de lassitude monotone
sur les saccades et la cadence
des avirons.
La tristesse des voix écorchées de sanglots
épuisait lentement
la cruauté des grands vitraux dominateurs,
qui se prirent à pleurer des larmes argentées.
Et ce furent les premières étoiles de la nuit !…

Frôleurs et sursautants les avirons plongeaient
de vague en vague, avec des glissements
de reptiles irrités dans l’écume mousseuse.

Ô Ville de luxure, que berce l’amusant
cliquetis de ta robe embellie de saphirs,
rien n’égale à mes yeux

le ruisselis de pleurs et de jais bleus
qui baigne les rondeurs de ta gorge alléchante !…

Ô non, mon pauvre rêve,
rêve boîteux, rêve podagre,
pourquoi vas-tu coupant ainsi
ces banales images de tailleur sédentaire ?
Pourquoi couper ainsi l’étoffe de tes robes,
avec tes lourds ciseaux raisonneurs et grinçants ?

Plus haut, lance plus haut mon âme qui patauge !
N’entends-tu pas les sinistres benjohs
pleurer d’amour, crier de rage
et vomir leurs sanglots au ras des flots ?
Elles chantent, les benjohs hystériques et sauvages,
comme des chattes énervées par l’odeur de l’orage.

Ce sont des nègres qui les tiennent

empoignées violemment, comme on tient
une amarre que secoue la bourrasque.
Elles miaulent, les benjohs, sous leurs doigts frénétiques,
et la Mer, en bombant son dos d’hippopotame,
acclame leurs chansons par des flic-flacs sonores
et des renâclements.

Ô mon âme, entends-tu les cris sourds de la mer ?
Vois-tu ses coups de langue pourprés de feu ?…
Dis-moi, quel est le mage qui fait ainsi
miauler de rage les sinistres benjohs !
Dis-moi, quelle est la gigue diabolique
qui va précipitant le fracas de tam-tam,
l’entrechoc de quinquets fumeux et de lanternes
que font les vagues soûles
attablées, vomissant sur le plat des rochers ?
Oh ! taverne infernale aux rouges bousculades !
Quel est le démon noir qui va pouffant de rire
et s’esclaffant en liesse dans ce trop blanc sillage,

là-bas, sous le pesant gouvernail de la barque ?
Car enfin c’est étrange et c’est inexplicable
cette funèbre hilarité gagnant de proche en proche
la mer et ce flottant sarcophage de nègres,
et les nuées moqueuses, et les brèches narquoises,
et jusqu’à cette lune au clair visage exsangue,
qui nous tire la langue au ras de l’eau !…
Tu vois, les nègres dansent sur la barque penchée.
Ils dansent sur la poupe qui file mi-noyée
sous l’oscillation de son énorme voile,
telle une tour croulant aux tremblements de terre.
La barque oblique et folle va ricochant
de vague en vague, comme une pierre plate…
Ils dansent les grands nègres tout nus,
chantant et ricanant sous les bâillons farouches
du vent et des embruns qui leur tordent la bouche…
Ils font claquer leurs mains de bois,
ils font claquer leurs dents de joie
et de férocité livide.


IX

LES TRAPÈZES DU VENT

Ô mon rêve, mon pauvre rêve essoufflé,
lève la tête, ouvre les bras, ouvre ton cœur, tes yeux,
et comme un four ta bouche, pour absorber
l’âme immense et turbulente de la Mer !…
Grise-toi en buvant l’agonie des Nuages
qui chancellent blessés à mort, dans le ciel noir,
ainsi que des taureaux,
le ventre lampassé de leurs boyaux rougeâtres…

Ô grande Mer pillarde, ô sombre conseillère

d’audace et de témérité,
je te sais gré de déchaîner ainsi tes vagues forcenées !
Gonfle-toi à loisir, et soulève très haut
mon rêve ivre d’embruns !
Tu as salé mon corps pour la dernière sépulture,
avec le sel divinisant de tous nos pleurs,
qui picote et qui leurre notre soif d’aventure,
ô Mer, morne embaumeuse de suicides !…

Les nègres te bafouent de leurs ricanements,
car ils ont oublié leur exécrable vie
et leur cases de pauvre bousillage…
Que pourraient-ils pêcher dans ces maudits parages,
si ce n’est des cadavres ? Ils préfèrent danser
sur ta vaste amertume, ô Mer, fixant au loin
tes tristes horizons d’angoisse verte…
Ils danseront longtemps, durant des nuits, des nuits,
sur la poupe qui sombre
et parmi et malgré tes gifles culbutantes !

Leur barque va poussant des bordées improbables…
La voyez-vous très loin plonger et reparaître,
comme une tête sournoise de tortue,
sous ton immensurable carapace, ô Mer ?…

Ô grande Mer sorcière, qui souffle à pleins poumons
dans les vessies des nuées ballonnantes,
je sens que ton exubérante haleine bleue
emplit pompeusement la voile où bientôt
le squelette de la mort
enfoncera ses longs ciseaux lunaires !
Lance-toi, ô mon rêve, à la nage, et bondis
par-dessus les sursauts démoniaques de la Mer !…
Il faut que tu rejoignes cette barque intrépide !…
Il faut que tu glapisses avec l’acidité
de ces flûtes aigries que les nègres debout
sur la poupe craquante, embouchent à plaisir
avec leur succion torturante et lugubre,
comme s’ils avalaient de venimeux serpents.

Tiens-toi en équilibre sur ce rayon de lune !
Lance-toi donc sur le tremplin de la marée !
Ô mon âme, bondis de vague en vague,
toujours plus loin,
toujours plus haut jusqu’aux nuages,
jusqu’au volant trapèze de ce grand vent gymnaste !
Ouvre ton cœur fumeux comme un grand port,
aux belles voiles des idées inconnues !
Inonde tout le ciel de ta faveur sentimentale !…
Debout, mon rêve, et chante !… Oh ne me trahis pas…

Ô mon génie, prends garde à toi ! Lève tes yeux…
Ces astres immobiles sont les clous implacables
qui tiennent suspendues en croix les âmes lâches,
tombées à mi-chemin de leur essor !

Ne tourne point la tête ! Enivre-toi de sel marin
et de cris de mouettes !
Hâte-toi de héler cette barque de nègres,

et monte, toi aussi, sur la poupe, comme eux.
Puis dis-leur de virer bien loin de ces parages,
vers les villes écloses couleur de magnolias,
qui parfument là-bas le large ultramarin.
Bois à flots l’aventure ardente de la Mer,
avec ses lourds sanglots et ses esclaffements,
ses sillages chanteurs, sa floconnante écume,
sur la cadence et la sinistre mélopée
de ces rameurs ! Et miaule comme une benjoh !…
Hâte-toi, car voici, la Nuit sournoise et despotique
s’est nourrie peu à peu des vivantes ténèbres,
des langoureux regards et des liquides voluptés,
que les prunelles dominantes de la Ville
ont épanché sur l’échancrure des rivages.
C’est la Ville éternelle de luxure et d’angoisse
qui a formé sinistrement la nuit tout autour d’elle,
avec son fastueux regard de velours noir !

La Mer ! La Mer toute abreuvée d’ombre chaude,

n’est plus que le regard épandu de la Ville !

Mais fi de ces chansons d’ivrogne monotone !
Je n’ai que des images de tailleur ou d’orfèvre
et je ne puis trouver un cri digne de toi !…
Pour te chanter encore il faut me souvenir
des joies passées et des beaux jours de ma jeunesse,
ou desserrer les dents à la hyène affamée
qu’on nomme l’Avenir, pour avoir un lambeau
des viandes purulentes qu’elle mâche sans fin.

C’est en vain, Ville ardente et vorace,
que je vais ravageant l’espace débonnaire
pour trouver les torrents, les cascades d’étoiles
dont je veux inonder ton beau corps de déesse !
Je ne mérite pas de chanter ta splendeur,
et je suis bien indigne de respirer ton souffle,
puisque je n’ai pas su m’oublier dans tes bras,
et je t’ai traversée comme un chien enragé

va cherchant une source impossible !

Ô Ville de luxure éternelle et divine,
il n’est plus que la mort pour celui qui osa
se pencher sur tes seins pour regarder ailleurs !
Je ne veux point bâtir mon tombeau sur les cimes,
ni pavoiser d’orgueil mon banal suicide !
Tu me vois terrassé par le poids de mon crime !…
J’ouvre mes veines avec mes ongles acérés,
pour mourir à tes pieds comme une humble victime !

Un de plus, voilà tout, offert en holocauste !
Un cœur de plus pareil aux autres et plus vil qu’eux !
Un chien de plus broyé par les pesants chariots
qui viendront apporter les baumes asiatiques,
dont se parfumeront miraculeusement
tes abondants cheveux impurs…
quand demain, pour te plaire, le Soleil ton eunuque,
surgissant tout à coup de sa couche profonde,

viendra recomposer le spectacle du monde
et glissera ses rayons d’ambre sur ta nuque,
afin que mollement tes fins cheveux se plaignent
comme sous la caresse amoureuse d’un peigne.


X

LA VILLE CARACOLANTE

Ô mon âme embrasée, déchaîne donc
tes fantasques idées flamboyantes
qui zèbrent le ciel noir de ton futur,
comme ces bondissantes architectures d’or
que l’orage pétrit à coups d’éclairs violents
sur les villes recuites par la chaleur solaire !

Grande Ville nocturne
enfourche donc ton promontoire cabré,
dont le poitrail emplit l’horizon vaste

et chevauche à grands pas sur la courbe du monde,
en piétinant les ondes que tes amants fourbus
pavent, au loin, de leurs cadavres innombrables !
Oh ! te voilà caracolant sur ces torrents de lave
que versent leurs prunelles !… Oh ! te voilà caracolant
sur ce vaste chemin de vagues à plat ventre
ainsi que des esclaves comme nous, comme moi !
Nous sommes à ta merci, prosternés dans le sable !
Et tu peux à loisir défoncer nos échines
avec les lourds sabots granitiques
de ton grand promontoire cabré de joie.

C’est bien toi la Maîtresse dont le grand corps doré
sait à la fois tenir dans notre cœur fragile
et barrer tout le ciel par ses courbes immenses !…
C’est bien toi qui nivelles la houle échevelée
de la moisson humaine,
que secoue la bourrasque d’un orgueil effréné !
Tu fauches d’un grand geste les crêtes en révolte

des plantes et des bêtes, des vagues et des hommes,
exaltés par l’espoir de conquérir les nues,
et ta phosphorescente haleine d’algues mortes,
pourrit tous nos désirs et corrompt notre sang !
Ô Ville énorme au front d’ivoire, vitré de diamants,
ô Ville chevelue de jardins suspendus
qui ombragent les terrasses de tes épaules
et la pente suave de tes reins souples !
Le Vent ramassera mon cadavre léger,
pour le jeter dans les ornières mouvantes de la mer,
où tu vas chevauchant sur ton grand promontoire !

Mon cadavre ?… un de plus offert en holocauste !
Un chien de plus broyé par les pesants chariots
qui viendront apporter les baumes asiatiques,
dont se parfumera miraculeusement
ta chevelure…
quand demain, pour te plaire, le Soleil ton eunuque,
surgissant tout à coup de sa couche profonde,

viendra recomposer le spectacle du monde
et glissera ses rayons d’ambre sur ta nuque,
afin que mollement tes fins cheveux se plaignent,
comme sous la caresse amoureuse d’un peigne.


Les Vignes folles
et
La Levrette du Firmament
(Petit drame de lumières)


PERSONNAGES :

Les Vignes folles
Les Cyprès mystiques
La Levrette du Firmament
Les Perdrix impossibles
Le Soleil moraliste

une vigne folle

Regardez, mes compagnes ! La Lune svelte et bleue,
notre jolie levrette au poil nacré,
va chassant les Étoiles… Son échine élastique
et tachetée d’argent reluit parmi les arbres !…

Elle a bon flair, chasse de race, la svelte Lune
qui vagabonde et s’élance avec grâce
aux profondeurs giboyeuses du firmament,
en suivant les divines perdrix sidérales.
Elle enjambe l’immense et poudreuse Voie Lactée !…
Où se sont-elles donc cachées ? Oh ! les sournoises !
La Lune est immobile,
le nez au vent, comme en extase,
tendue vers leur gazouillement de source fraîche !…
Elle descend de la montagne
par saccades légères,
en suivant la piste adamantine des Étoiles,
sur les zigzags éblouissants de ce sentier.
La voyez-vous bondir et rebondir
comme une balle en caoutchouc, et puis plonger,
étincelante et fine comme un poignard,
dans la touffeur des bois ?
Disparue ?… Non ! La revoilà…
Oh ! qu’elle s’amuse à gambader dans les vergers,

feignant de se distraire
en soufflant son haleine crayeuse
et corrosive sur l’ardente mollesse des feuillages…
et puis soudain, debout, d’un coup, happant au vol
cette perdrix de feu !… Ciel ! Ciel ! la maladroite !
Elle a failli tomber dans un vallon !…
Elle en a du courage !

les vignes folles, en chœur.

Ne la perdez jamais de vue ! Mais comment faire ?
Car nous ne pouvons guère soulever en courant
nos pesantes chevelures de feuilles mordorées,
alourdies par le feu contenu de l’ivresse !
Nos longues chevelures huilées de sommeil
embarrassent nos pas, et nous sommes trop lasses !…
Ô svelte Lune, levrette bleue du firmament,
attrape au vol, sans la tuer, une Étoile chantante !
Regardez donc sa croupe élastique, arrondie,

là-haut sur les bois noirs qui frangent les sommets…
Bravo !… Elle vient de happer l’impossible perdrix !
Vite à nos pieds, jolie levrette !…
Oh ! ne sois pas farouche…
Apporte-nous l’Étoile vive dans ta bouche !…
Qu’elle est jolie ! Et son plumage
a le tressaillement glacé des eaux courantes !
Elle a sans doute des prunelles pensives
de saphir pailleté… Donne ! Elle est à moi, l’Étoile !
Descends, levrette bleue ! Nous te tendons les bras !
Lâche-la, si tu veux et nous l’attraperons !…
Mais non, descends !… Malheur !…
L’impossible perdrix
s’est envolée… Hélas ! nous n’avons pas de chance !

les cyprès mystiques

Ne criez pas, mes filles ! Ne tordez pas vos bras,
ainsi que des bacchantes !…

Marchez plutôt, et priez en silence ;
emmitouflez vos corps grisants
dans votre chevelure, où vous pouvez cacher
les grappes succulentes de vos seins de raisin.
Hâtez vos pas sans bruit, répétez en cadence
avec moi les nocturnes litanies de la brise,
pour éloigner Satan qui se grise en tressant
ses doigts gluants de feu aux boucles de vos nuques…
Baissez la voix ! Plus bas… Et marchez trois par trois,
en vous donnant la main. Ne sortez pas des rangs…
Il faut que nous ayons atteint le monastère
avant l’Aurore, pour que les Vendangeurs
ne vous ravissent pas dans leurs doigts de pressoir.
Car ils voudront vider d’un coup vos seins gonflés,
et boire à même les blessures de vos corps.
Vous portez dans vos veines le vin sacré des Anges
que vous devrez répandre sur l’Autel du Seigneur !
Hâtez vos pas sans bruit ! et priez à voix basse.


les vignes folles, en chœur.

Ah ! bah ! fi des Cyprès !
Filons, ô mes compagnes ! Vite, à la débandade,
courons sur le versant de la montagne !…
Nous vous quittons, Cyprès !
et que le diable vous enfourne
aux gueules de l’enfer !…
Nous en avons assez de vos voix de chouette,
de vos marmonnements haineux contre la brise !…
Vos bouches qui se ferment ainsi que des bréviaires
ont des odeurs de cendre et de tabac et de résine !
Et vos yeux de hiboux, nous les sentons sur nous
vrillants et embrasés ainsi que des tisons,
vos yeux ronds nichés sous vos frocs symétriques !

Joie des Joies !… Viennent donc les Vendangeurs élus,
car nous ne voulons pas mourir avant d’avoir
pleuré tout notre amour sous des dents inconnues !…

Les voilà qui s’avancent pour gravir la colline,
scandant leurs pas sur le balancement
de leurs bras lourds et nus, tout trempés de rosée…

Quelle est la femme blonde qui les précède mollement ?
C’est une jeune paysanne dont les joues sont rosées
car elle a trop couru de montagne en montagne…
Elle est voilée par un grand vol diapré de papillons,
et sa taille fragile de belle fleur mouillée
semble vouloir pencher son visage brûlant
dans la fraîcheur des herbes…
Le vent a tapissé de roses le sentier devenu musical,
où déjà ses pieds blancs modulent en silence
l’éternelle cadence de sa marche de feu.
Elle glisse et bondit de roche en roche,
sur le feuillage immense des forêts
dont les folles mains vertes applaudissent.
Elle sème alentour des palmes d’allégresse
et de délices, d’un beau geste rythmé

qui s’ouvre en éventail d’arômes sur la terre.
Son bras gauche est levé pour mieux équilibrer
sur sa tête azurine une blanche corbeille
bondée de fruits vermeils et de fraîches salades.
C’est l’Aurore aux longs cils qui s’avance en liesse !…

Beaux Vendangeurs aux joues tannées,
vous voulez donc presser nos corps entre vos bras
que vous mettez à nu, musclés comme des arbres,
sur vos larges poitrines dans le frisson rieur
de la lumière heureuse… quand le Soleil éclate enfin,
à l’horizon, comme une ruche crevée par la chaleur.

Beaux Vendangeurs aux dents de loup,
vous marchez à pieds nus sur les cailloux qui flambent.
Venez. Entrez chez nous. L’Aurore est déjà là !
Elle est entrée sans même ouvrir la claie du vignoble ;
puis saluant l’une après l’autre d’un sourire,
l’Aurore s’est assise parmi nous sans mot dire…

Elle dépose enfin sa corbeille à nos pieds,
d’un geste rose aux élégances vaporeuses,
si lestement qu’à flots
les fraises, les roses et les coquelicots
ruissèlent sur nos têtes éclaboussant nos chevelures…

Prenez-nous, Vendangeurs, sur vos poitrines…
Nous sommes presque nues, et nos visages d’émeraude
sont trempés de sueurs
sous le poids violent de nos tresses méchantes.
La brise chaude du désir
picote le satin de nos mamelles
dont le raisin est mûr.
Mais non ! Pitié ! Soyez plus doux ! Pourquoi fouiller
ainsi brutalement et retrousser nos robes de verdure ?
Nous n’avons plus, hélas, cachées entre nos seins
les chantantes perdrix du ciel à vous offrir !


le soleil moraliste

Mes biens chers spectateurs, votre imbécillité
devenue légendaire, me force d’inonder
vos yeux niais, vos bouches bées et vos cœurs froids
par un torrent de vérité resplendissante
qui vous éclairera sur les héros bizarres
et sur le dénouement de ce grand drame hilare.

Les vignes folles furent dûment empoignées avec rage
par leurs amants brutaux, les Vendangeurs,
puis giflées comme on gifle en plein visage
les femmes qui ne savent rougir différemment.
Ce n’est qu’en piétinant le corps de sa maîtresse,
que l’on peut en tirer l’amour divinisant !…
Les beaux Vendangeurs enfoncèrent leurs pieds
dans les mamelles de raisin, pour qu’un sang noir
pût ruisseler de joie dans leurs verres brandis
très haut, le soir, au fond des bouges,

quand ils célèbrent, en buvant, mes rouges funérailles.

La Lune s’en alla mourir comme une chienne
dans le brouillard, museau broyé, gorge béante…
C’est le sort de tous ceux qui veulent se servir
de pattes aussi fines et souples que rayons,
pour grimper jusqu’aux nues avec des goûts de chèvre,
au lieu de s’en aller chasser élégamment
les nuages craintifs qui fuient comme des lièvres
dans la rase campagne d’un ciel ultramarin.

Et les Cyprès bourrus furent écartelés
par les gais Vendangeurs, qui tordirent
et disloquèrent leurs rameaux funéraires.
Les voilà mis en croix en guise d’échalas,
qui fléchiront un jour, ainsi que des divans
sous le poids des amours des Vignes qui naîtront.
C’est bien là le destin des moines acariâtres
qui veulent enfermer des filles dans un cloître !


La vie des Voiles
(Petit drame de lumières)


J’aime la vie soupirante et mélancolique
des voiles, les belles voiles amoureuses
ou tragiques sous les étoiles.
Elles se lèvent frileuses et timides, au matin,
d’entre les brumes, pour secouer
ingénument des poussières d’or humide
et de merveilleuses scories d’astres.
Elles se lèvent humblement, les voiles,
comme de jeunes servantes,
muettes et diligentes, de grand matin,
et puis s’en vont au large, vers les espaces,
sans souci du lendemain,
ni des oiseaux qui les dépassent…

sans souci des grands vaisseaux
aux mâts ambitieux,
qui surgissent au large et grandissent
dans le soleil, comme de blanches cathédrales.

Parmi la nostalgie et le silence
fulgurant des midis…
les voiles s’arrêtent, éperdues dans l’espace,
sous les cieux frénétiques !
Les voiles s’abattent comme des cadavres,
sur le pont foudroyé de lumière
et la mer hallucinante les enlace !…

Plus tard, quand la brise paresseuse
se lève en soupirant sur la mer qui tressaille,
les voiles doucement ingénues et coquettes
se réveillent et s’exaltent parmi le miel des brises.
Elles sont encore toutes éblouies ;
elles vont tâtonnant dans l’azur,

avec des plaintes et des soupirs
puériles et frêles,
comme des cerfs-volants qui montent
sur les places désertes,
parmi des cris d’enfants, dans la lumière.
Elles trébuchent légères et frissonnantes,
elles glissent agiles sur l’argent des flots mobiles…
Et les flots applaudissent alentour
avec des rires éclatants par milliers,
comme des enfants lâchés dans la campagne.
Alors que le Soleil s’enlize
aux lointains sables d’or,
comme un chariot
tout ruisselant de vendanges superbes,
les voiles se détournent du couchant,
car elles ont peur des mirages
et des sorcelleries diaboliques du Soir…
Alors des ombres mornes et bourrues,

se couchent, ventre au ras des flots,
et galopent devant elles, farouchement, vers la Nuit.
Les flots bondissent, gueule béante,
comme des chiens ensanglantés,
et leur mordent les seins.
Mais les voiles s’en vont
insouciantes et légères
loin du carnage éphémère
des nuages à l’horizon.

C’est l’heure où les Ténèbres creusent
gravement des cercueils,
dans la pierraille des flots !…
Sous le grand ciel épuisé de lumière et d’espoir,
parmi de volantes pelletées d’eau noire,
les Ténèbres creusent leurs cercueils, en chantant,
d’acides cantilènes d’acier miroitant.
Les voiles s’esquivent
craintives et violettes,

dolentes et muettes,
par les chemins creux des mers.
Elles trottinent par petites troupes,
ingénues et priantes,
d’un pas timide et recueilli de vieille.
Elles glissent en la verdeur humide
des vieux ports, pour prier à loisir
le Soleil qui s’endort.

Dans le drame éternel des espaces,
il est parfois des dénouements de pierreries
et des revirements de flammes monstrueuses.

Car, voici qu’une fête s’apprête,
dans le port ébloui,
tout palpitant de soieries orientales,
et le Soir s’agrandit en basilique immense.
Voici le flamboiement des coupoles dorées,
bâties sur des nuages de marbre somptueux,

que le vent a sculpté en spirales de feu.
Voici la nuit, comme une icone formidable d’ébène
dresse sa face d’ombre auréolée d’azur.
Voici les eaux du port, figées, marmoréennes,
comme un pavé sonore incrusté de saphirs,
où les pas millénaires des fidèles voiliers,
ont peut-être creusé, silencieusement,
la langueur moelleuse d’un sillon gigantesque.
Les voiles gourdes et ballonnées
comme des pieuses levantines,
en leur robe de moire noire et bouffante,
les douces voiles trottinent
parmi le faste éblouissant des mosaïques.
Elles voient resplendir sur leurs têtes
les coupoles grandioses du Soir,
toutes grouillantes de métaux en fusion,
comme de vastes creusets d’astres.

Au loin des cloches égrènent

entre leurs doigts diaphanes
un rosaire de voix bleues et de larmes argentines.
« À genoux ! à genoux, ô voiles sibyllines ! »

Alors sur le pavé vénérable des mers,
une à une, en silence, vaincues par le mystère,
les voiles s’agenouillent…
Elles ploient leur échine plaintive,
et leurs focs sont unis comme des mains en prière.
Puis les voiles brunes
se lèvent une à une et trottinent
à pas menus, tout doucement vers le rivage.
Leurs rames noires et ruisselantes
se meuvent minutieuses au ras des flots
comme des bras souples et nus
tout cliquetants de pierreries.

Tout à coup, la quille crisse
sur le sable lisse et s’enfonce,

et des marins roulent dans la houle,
comme des quartiers noirs et barbus de rocher.
Attelés à la file, avec un han véhément,
les marins goudronnés, à mi-corps dans la houle,
tirent lentement les carènes,
sous le râle fiévreux des antennes,
et le cri jaune des poulies qui se plaignent,
au flic-flac des ressacs…

Des bouches noires à l’inconnu des horizons,
ont soufflé leur morne désespoir.
Et les marins se hâtent dans la houle
en sentant sur leur cœur
les ténèbres mollasses qui traînent
comme des haillons pourris.
Les grandes vagues se brisent avec un cliquetis sinistre
d’épées que l’on aiguise ;
« Hissa-ho ! Hissa-ho ! »
Et les marins s’acharnent

parmi le ronflement formidable des eaux…
« Hissa-ho ! Hissa-ho ! »
Et les voix rauques sonnent ainsi que des marteaux !

Enfin, à la nuit pleine,
parmi le vol fougueux des astres délivrés,
à sec sur le rivage, montrant leur quille vaine,
les voiles sont figées…
Les voiles abattues marmonnent et se lamentent
comme des mendiantes lasses,
écroulées sur le seuil poudreux des cathédrales.
Épuisées de voyages, de rêves et d’espoir,
les voiles dressent tranquillement au ciel
leur beaupré noir tout musclé de cordages,
comme un immense bras,
pour implorer l’aumône d’une étoile !


Le Directeur s’amuse
(Petit drame de lumières)


Par ce minuit d’été le village accroupi
dort sous le plafond bas des nuages pesants,
verrous tirés, entre les murs énormes des montagnes
cachant ses yeux sous l’édredon informe du silence
que rogne sourdement le cricri des grillons.
Oh ! depuis quand l’aube lunaire a-t-elle filé
dans un coin son immense toile d’araignée ?

Par ce minuit brûlant de Juin, où la campagne
a des relents de four et de buanderie…
par ce minuit brûlant où les pucelles du village
rêvent d’amour, tels des colis, sous leurs gros draps
de toile d’emballage, dans le creux de leurs lits

qui fleurent le levain et le crottin acidulé,
je préfère après tout m’en aller posséder
la Lune fraîche au ventre bleu,
dont voici les seins clairs
émergent sous la noire dentelle d’un nuage.

Et pour ce je me couche tout du long sur un pont…
Un pont ?… C’est beaucoup dire…
Car ce n’est qu’une planche
suspendue sur la blanche écume d’un ruisseau.

Mon cœur lance en plein ciel un souple jet d’étoiles
dont le panache poudroyant arrose l’infini ;
si bien que sur mon nez les herbes éblouies
comme un peuple de nains, gesticulent d’ivresse.
Oh ! l’orgueil de sentir pivoter sur mon cœur
le vaste firmament sursautant de lumières
avec sa girandole de constellations !…

Éblouissants chevaux de bois aux freins de pierreries
qui basculez très haut sous le zénith,
pour la joie, pour la joie des enfants comme moi,
laissez-moi enfourcher vos croupes fantastiques,…
et tournoyer dans vos orbites planétaires !…
Mais, chut !… la Lune glisse toute nue, de nuage
en nuage, et se coule entre mes bras, si lisse
et parfumée, que j’en tressaille de délices…

moi

— Dieu ! qu’il fait clair dans notre lit !
Tirons les draps bien vite…
Mais il n’y a pas moyen de nous cacher, ma mie…
Tu vas nous compromettre ! Souffle donc la bougie !

la lune

— Je ne puis, mon mignon, car je la porte en moi !…

moi

— Qu’a-t-il donc l’infernal matou du presbytère

à bousculer ainsi les casseroles du clocher ?

la lune

— C’est pour te rappeler la noire souricière
de la mort qui t’attend, mon petit rat !…
Mais je n’ai qu’à montrer ma tête transparente
de veilleuse argentée pour calmer sa colère.
Et je l’entends déjà ronronner bruyamment
en feignant de dormir pour tromper les échos
et les chiens nostalgiques de distance en distance.

Et la Lune en silence m’enjambe avec souplesse
tout simplement comme on déplace une chandelle.
Pour mieux la cajoler en me glissant près d’elle
je me retourne… et vlan !… je m’éveille en sursaut
dans l’eau du ruisselet.
La Lune ?… Oh ! la pauvrette !
La Lune est toute ensanglantée !…
Elle était donc pucelle ! C’est étrange, après tant

de collages fiévreux sur la mollesse
des nuages !… Ah ! bah !… Quels amants ?…
Des Poètes…

Voilà comment le directeur de la revue
« Poesia »
divinisa ses nuits d’été, en possédant
la Lune vierge au ventre bleu, aux seins de lait,
sur les cailloux d’un ruisselet.


La mort des Forteresses
(Petit drame de lumières)


I

LES CARÈNES COQUETTES

Or c’est depuis la vieillesse des âges,
que les rugueuses Forteresses du port
sont assises sur les quais noirs,
parmi des cargaisons pyramidales
de fruits juteux et de métaux et de bois odorants.
Elles ont leur échine colossale encastrée
dans les remparts et les pieds dans la mer,
coulant leur ombre et leurs vies monotones

parmi les huiles somptueuses de la houle
et ses longs soliloques de ventriloque.
Elles paressent en la douce intimité
de leurs enfants, les tout jeunes Navires
mi-vêtus de leurs voiles en loques
ainsi que des gavroches, qui jouent en liesse
avec la balle incandescente du soleil.

Et le parfum vermeil et fertile des Îles
berce leur sommeil d’aïeules vénérables…

Mais parfois, brusquement,
au sourire désenchanté des soirs d’automne,
les grands sacs pleins d’écorces d’oranges desséchées
leur lancent des bouffées de senteurs violettes
dont s’exaspèrent leurs grands dos pétrifiés.

Car les vieilles Forteresses du port
furent jadis de vivantes carènes

dont la quille éraflait élégamment
les reins souples des vagues, au hasard des voyages…
Elles s’en allaient nonchalamment,
en s’inclinant à droite, à gauche, au gré des brises,
roulant leur poupe comme des hanches,
gonflant leurs voiles blanches
comme des seins jaillis hors du corsage.
Elles voguaient soulevant au passage
leur jupe ébouriffée d’écume en éventail,
cambrant le gouvernail ainsi qu’une cheville
en un sillage froufroutant de dentelles.

Les carènes filaient sournoisement
sous la lanterne rouge des couchants maraudeurs,
serrant sur leur poitrine leurs voiles palpitantes,
éteignant sur la proue
leurs grands fanaux versicolores,
comme on cache des bijoux fascinateurs
dans les pans rabattus d’un ample manteau noir.

Au large de la mer, les carènes vécurent,
heureuses, de la pulpe mûre
et parfumante de l’aurore…

Dans la pâmoison des nuits printanières,
elles se lamentèrent, en panne,
avec un frais roulis de berceau qui s’endort,
désespérées d’attendre la brise favorable
sous le ricanement strident des lunes jaunes,
guettant le cuivre d’une étoile filante
qui tinte au creux des mers comme une aumône,
dans la sébile d’un misérable.

Dans les chantiers fuligineux qui ronflent
et bourdonnent comme des cloches sous la pluie,
tous les ans,
à la Saint-Jean,
des calfats empouacrés de suie
radoubaient le bas-ventre moussu des carènes

à grands coups de marteaux pour refondre
leur native beauté.
Et les pilons hissés dans les grasses buées
retombaient avec un bruit de mine,
en fracassant les enclumes qui fument
dans la sanguinolence échevelée des torches.

Et la beauté défaillante des belles,
refleurissait toute rajeunie au soleil.

Ils écrasaient l’étoupe goudronnée
aux craquelures fines de la peau,
en guise de fards et d’onguents miraculeux,
aplatissant la tête noire des grands clous protecteurs
que l’on dit tout-puissants sur l’orgueil des Orages
…On eut dit, çà et là, des mouches de coquette.

Mais un jour les marteaux retombèrent inutiles
pour radouber les vertèbres d’acier

et la coque mollasse des carènes…
Les clous, les maquillages et les mouches de fer
ne tenaient plus sur la peau ;
les cloisons n’étanchaient plus les fuites d’eau…
Les calfats ricanaient tendant leur mufle rogue
et boucané de dogue : « Oh ! les belles carènes
ont fini de jouir dans les bras des Orages
du moment qu’elles font
pipi au lit de leurs amants,
les belles de jadis !… »

Ce fut le soir de leur défaite…


II

L’INUTILE SAGESSE

Les illustres Carènes s’en vinrent échouer
sur les quais noirs ; et maintenant, assises,
leur dos large encastré dans les remparts,
et leurs vertes prunelles soûles de naufrages,
les belles agonisent…
en portant sur leurs genoux évasés
des terrasses désertes qui surplombent la mer.

Leurs jupes grises lampassées de coquillages
et fleuries d’émeraudes, retombent en plis roides
jusques aux flots, qui bercent mollement

leurs falbalas d’algues somnolentes,
avec des longs glouglous loquaces de goulot.
Elles sont devenues les gardiennes du port,
les mornes Forteresses,
avec sur la poitrine ridée par les batailles,
des étoiles-de-mer en guise de médailles.

Tout à coup elles se sentent frôler
par des mains innombrables et ce sont
leurs enfants, les tout jeunes Navires,
qui les embrassent violemment et les caressent,
et dont les mâts, les drisses et les cordages
leur font un lierre terrifiant d’allégresse.

Les Forteresses sourient frileusement
ouvrant leurs bouches lasses aux rares dents jaunies…
Ce sont de vieux balcons aux balustres que casse
le Vent, à coups de poings, ivrogne millénaire !…

À grands cris, d’un grand geste, les Navires implorent
le bonheur de partir en voguant sans effort
comme on prend un essor !… Les vieilles Forteresses
étreignent à deux mains leur vieux cœur en détresse,
et les voilà pareilles à nos vieilles grand-mères
qui connaissaient la mer sauvage de l’amour
et prévoyaient tous ses naufrages…

Ô chétives Grand-mères, j’évoque tout à coup
vos ombres affalées dans les fauteuils profonds,
dont le dossier monumental surgissait
sur votre échine courbe, tel un fantôme
s’évaporant dans le plafond crépusculaire !…
La chambre se fonçait de deuil et de tristesse
et tremblotait sous vos gestes d’ailes blessées…
L’air semblait grenu et rugueux de vieillesse,
et les voix s’efforçaient vainement de grimper
glissant comme des rats en un tuyau d’égout.

Un jour de beaux enfants crépitants de jeunesse
s’étaient rués à vos genoux,
s’agrippant à vos jupes, en un falot de joie :
— « Ô ma petite mère, faut nous laisser partir,
nous désirons jouer et danser au soleil… »
Car ils avaient senti palpiter au dehors
sur les volets fermés ainsi que des paupières
le blond soleil des Dimanches qu’on rêve,
et se gonfler comme un grand cœur heureux de vivre…
C’est ainsi, c’est ainsi que les jeunes Navires
implorent affolés leur délivrance,
en s’esclaffant de tous leurs linges bariolés
claquant au vent comme des lèvres brûlées de fièvre.
Leurs drisses et leurs haubans se raidissent
tels des nerfs trop tendus qui grincent de désir,
car ils veulent partir et s’en aller,
vers la tristesse affreuse (qu’importe ?), inconsolable
et (qu’importe ?) infinie,
d’avoir tout savouré et tout maudit (qu’importe ?).

Les Forteresses, aux yeux vitreux brouillés de larmes,
marmonnèrent : « Nous sommes revenues des voyages,
vaincues et dégrisées par l’horreur des mirages
et des plages où nos quilles agonisèrent
sous la dent des Rochers !…
Prenez garde ! Ils vous guettent,
sournois comme des bonzes que nourrit la Tempête
en leur offrant les voiles qui roucoulent
au large, déployées, ainsi que des colombes !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Garez-vous du sourire enjôleur des Sirènes

qui vivent invisibles et cachées sous la mer !…
Un soir, nous devinâmes leurs lèvres désirantes
aux suaves bouillonnements des flots…
Lentement nos antennes s’amollirent,
et nous flottions parmi nos toiles dégrafées,
le beaupré tâtonnant sur l’horizon
et les flancs assoiffés de plénitude immense.
Nos longs cheveux brûlaient sous la chaude torture

qui nous venait de l’infini silence…
La brise ne fut plus qu’une caresse éparse
sur la pure émeraude de la mer qui coulait
ainsi qu’une prunelle fondue par la tendresse ;
et ce fut tout autour, au long des bastingages,
la fauve et délirante apparition
des Tritons, sur la mer suffoquée de chaleur.
Ils allaient déchaînant leurs corps de caoutchouc
et de bronze verdâtre dont la musculature
est feutrée de varech et huilée de rayons,
entrelaçant leurs longs phallus, tels des ramures,
s’esclaffant de luxure et de rire insolent
dans le flic-flac empanaché des vagues…
Ce soir-là, nous faillîmes échouer sur la côte…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Prenez garde au sourire enjôleur des Sirènes !… »

Puis les aïeules granitiques se turent,
et, songeant à la vanité de leur sagesse,
au désir éphémère qui renaît dans nos cœurs

malgré le vieux savoir et l’antérieur dégoût,
voulurent allécher l’angoisse des gavroches
en leur offrant des vierges aux lèvres printanières.

Sur leurs vastes genoux élargis en terrasses,
dans le relent acide et mielleux des saumures,
elles firent asseoir les fillettes du port,
dont le teint est fardé d’embrun et de soleil
et le corps assoupli par l’audace du vent.
Des grappes de fillettes vêtues de rose et de lilas
s’inclinèrent nonchalamment aux parapets
d’où l’on voyait déjà, sur l’horizon grisâtre,
le soleil émergeant s’embrouiller aux mâtures
parmi la rousse chevelure des cordages.

Et les jeunes Navires tendaient vers les fillettes
leurs antennes crochues et leurs grands doigts rapaces
bagués et parfumés de cuivre et de goudron…


III

LA VICTOIRE DE L’AURORE

Mais l’Aurore exaltée effeuilla sa voix d’or
dans le silence, épanouie comme une rose immense.

Des joues de pourpre apparurent, bombées,
soufflant de l’héroïsme en des clairons voraces…
des nuées éblouissantes ramifièrent
leurs veines de rubis sur les tempes du ciel.

Et l’Aurore enthousiaste, rugit sur les nuages
dont les mille blessures ruissellent de folie
et dont le sang sonore retentit dans l’espace :
— « Au large ! Suivez-moi, beaux Navires,

vers les îles absurdes, à l’infini des mers ! »
La voix d’or empoigna, coup sur coup avec rage,
le cœur fumeux et décrépite de la Ville,
étreignant l’ossature des vieilles Forteresses
et tordant jusqu’au spasme la tresse des cordages.

Puis l’hymne de l’Aurore s’évada sur la ville
parmi la bousculade et l’essor des clochers
et la rébellion des toits et des pignons
insurgés et criards qui donnent l’escalade,
en masse, au vaste cirque des montagnes,
par delà les fiévreux applaudissements
des linges suspendus aux séchoirs des terrasses.

Un écho persista, frissonnant, immobile,
comme une larme rouge dans le silence blanc.

On pressentait déjà au ronron grandissant
de l’atmosphère ardente énervée de lumière

que l’appel de l’Aurore allait tonner encore !…
« Pitié, pitié, car ils ne sauront pas
résister à la voix !… »

Et voici, précédé d’un remous nostalgique
le grand cor émouvant fit éclater sa voix
qui s’égrène en mitraille de notes explosives,
répercutées par les échos, frappés au cœur,
bourdonnants et guerriers ainsi que des tambours.

Alors, d’un coup de reins, les Navires brisèrent
leurs amarres tragiques, bondissant en avant,
sur la moire des flots convulsée de regards,
en l’air gonflé d’horreur et d’espoirs élastiques.

Un rêve de folie souriante et vermeille
émut les promontoires accroupis dans la mer,
et leurs contorsions de tigres enchaînés
qui hument dans l’Aurore le vent des libertés !…


Un rêve de luxure brutale et de carnage
ensanglanta les sables de la plage
squamés et miroitants tels des peaux de serpents.

Un rêve de suicide absurde et d’aventure
tonna contre le ventre cave des quais sonores,
où le ressac se traîne comme un dogue à la chaîne.

Glorieux, dominateurs, sur les grands perroquets
les drapeaux éloquents, fous de pourpre et d’azur
crièrent pour mieux tordre et dérouler leur envergure
battant fiévreusement des ailes,
tels les oiseaux des îles invoquent leur patrie.

Et d’abord, les Navires sortirent alignés,
brandissant par milliers leurs grands mâts pavoisés,
et déployèrent grandiosement leurs voiles
en tabliers tendus pour la cueille des étoiles.

Puis dépassant le goulet noir tacheté de lumière
ils s’enfoncèrent à pas lents dans l’au-delà des mers.
On les voyait de loin, déjà fourbus,
chanceler sur l’émeute des flots aux dents de scie,
près de la bouche incandescente du Soleil
qui s’accouda joyeusement aux nuages vermeils.

Et c’est ainsi, et c’est alors, parmi les gestes
chatoyants et fleuris de l’Aurore,
que les antiques Forteresses,
tremblotant sur leur siège de marbre immémorial,
avec sur les genoux des terrasses désertes
que lave coup sur coup l’horreur de l’infini,
moururent tout à coup d’avoir vu le Soleil
lascif et levantin, mordiller et manger
de ses dents embrasées, les vaisseaux puérils
aux voilures semées d’azur et de béryls
comme des violettes amollies de rosée.


La folie des Maisonnettes
(Petit drame de lumières)


Les jeunes Maisonnettes du village
sont tristes de prier tous les soirs
sous l’œil morne du Clocher noir !
Elles ont des minois roses
sous leurs toits grisâtres et moroses
et de vertes chevelures pleines de ramages.
Leurs regards frais et purs en débandade
frétillent tels des poissons d’azur
en leurs vitres miroitantes.

Les Maisonnettes lentes voudraient courir
et chanter le long des jours…
Mais, hélas, elles cheminent

de colline en colline, sous la garde sévère
du Clocher millénaire
qui va traînant son pas cassé de bronze
dans la poussière des chemins…
Le noir Clocher rugueux et si longtemps roidi
aux plis tombants des bures granitiques,
veille sur elles, comme un moine en prière,
le vieux Clocher pensif qui les conduit au ciel.

Les Maisonnettes ont des corsages
luxueux de feuillages…
Leurs lèvres d’or vermeil tressaillent de sourires,
et ce sont des balcons épanouis
tout brûlants de roses et de soleil !…

Elles s’arrêtent au soir, pour épancher leur âme
nostalgique à Dieu, dans l’ombre des vallées
odorantes, à l’heure où la nuit fraîche et lente
coule au creux des montagnes en fleurs
comme une huile pailletée d’argent…

Les Maisonnettes prient en pensant autre chose,
et leurs yeux voraces de mendiantes affamées
regardent les montagnes glorieuses
comme de sublimes gâteaux dorés !…
Mais, hélas, elles sont pauvres, si pauvres
que jamais ne mordront les cimes savoureuses.

Par un soir trouble, le vieux Clocher perdit la route…
Il ralentit son pas de bronze,
dont la trace s’efface d’écho en écho…
Il s’affaissa vaincu, tenant sa tête lasse
entre ses mains rugueuses, veinulées de lézards,
et sa barbe de mousse balaya le chemin.

L’azur chantait au loin, au fond de la vallée,
l’azur fleuri d’espoir sur ces désespérées !…

Les mignonnes Maisonnettes descendirent aussitôt
vers la fraîcheur du fleuve,

agiles, à la file, sous leurs coiffes balancées,
et le fleuve alanguit sa chanson amoureuse,
las d’avoir traîné tout le jour des lumières…

En piétinant leurs robes de feuillage,
elles entrent, toutes nues, dans l’eau pleine de ciel ;
elles écoutent, voici, un instant bref,
l’onde bruire à leurs genoux de vierges…
Aussitôt, de clairs éclats de rire
fusent dans l’air du soir…
Cependant le Clocher pleurait de désespoir,
dans la pénombre, et des étoiles roulaient
dans sa barbe grisâtre comme des larmes éternelles.

Tout à coup, le Couchant écarlate apparut,
au bout de la vallée, comme un seigneur
vêtu de flamme, sur un cheval d’apothéose !

Les Maisonnettes se turent en roulant de gros yeux…

Au loin le beau Couchant passa le fleuve en feu,
et son manteau de pourpre flottait sur la vallée.
Il descendit royalement de sa monture
dont la selle est tressée de rayons assouplis.

Les Maisonnettes nues et voilées
d’un bleu ruissellement
humèrent dans la brise son haleine incendiaire,
en frémissant de voir leur gorge se roser…

Le Couchant étreignit les belles Maisonnettes
dans l’éblouissement de ses bras d’or…
Il enlaça leurs croupes roses, une à une,
en piétinant leurs robes de verdure.
Elles sentirent des lèvres chaudes
peser sur leurs paupières closes
et sur les boutons mûrs de leurs seins !
Elles s’alanguirent, une à une,
dans les bras du Couchant,

tombant à la renverse, pour mieux offrir
leurs beaux corps crépitants et juteux de désir,
dans leur immense chevelure déployée !…

Triste chacune d’être sitôt délaissée
par l’angoisse affamée d’une bouche divine !
Triste chacune d’avoir vu sa voisine
jouir fiévreusement dans les bras du Couchant !
— « Encore un long baiser,
Seigneur ! un long baiser !…
Car je veux mourir… si lentement mourir,
dans la brûlure humide de tes lèvres ! »
Cependant le Clocher grisé de désespoir,
affaissé sous l’énorme cagoule de ténèbres,
sanglotait… et ses larmes d’ombre colossale
tombaient dans le grand fleuve, avec un son lugubre.

Ce fut alors que le Couchant casqué de feu
se rua pesamment sur leurs corps nus,

défonçant et broyant leurs croupes violettes !
Le Couchant écrasa tout le village
sous ses puissants genoux ensanglantés ;
puis redressant sa taille majestueuse,
d’un beau geste insolent,
jeta de l’or sur les cadavres…
et s’en alla vers les montagnes, à grands pas,
pour mordre aux lèvres pures — là-bas, qui tremblent,
des Étoiles !


Les Barques mourantes
(Petit drame de lumières)


Un soir qu’il faisait rouge
En un port glauque, fleurant le musc et les embruns,
Le vieux couchant meurtri
Traînait au fond des bouges son angoisse sénile,
Et son sang purulait
Tragiquement, au cœur des vitres mortes.
— Un soir qu’il faisait rouge…

Des voix sourdes houlaient
Au ras des flots, sur la marée,
Et des âmes pleuraient, lointaines et bleues,
Au glas morne des cloches…
On enterrait un mort.

Qui sait ? Quelqu’un là-bas le long du port…
Parmi les cierges blêmes…
Les cierges ingénus pleuraient et souriaient
Comme des enfants qui viennent
Le soir au cimetière
Parmi les tombes noires fleuries de primevères,
De roses rouges et de bleuets ;
Et l’on rêvait, là-bas, au fond des bouges…
— Un soir qu’il faisait brun…

Et l’on rêvait à celles qui sont mortes
Là-bas, on ne sait où, et qui savaient sourire,
Le soir, quand les marins s’en revenaient
Du large et des tempêtes.
Et les vieillards disaient, marmonnant des prières :
« Elles passèrent hier à la tombée du soir
Elles passèrent portant sur la tête leurs urnes
Pleines du sang des crépuscules morts.
Elles passèrent hautaines,

Là-bas, près des fontaines.
Elles étaient blanches et presque nues,
La robe dégrafée, avec sur les seins droits
Les larmes et les joyaux du soir.
Oh ! elles étaient belles, ardentes et pâlies,
Comme les jours lointains de la jeunesse. »
Et les vieillards se turent,
Parmi le glas des cloches qui se fanait au ciel,
Songeant aux lèvres mortes de ces mortes
Qui chantaient autrefois au seuil bruni des portes,
À leurs baisers de miel, à leurs âmes exhalées
Qui s’en allèrent un soir comme des voiles
Voguant au large des crépuscules violets.
Et parmi les vieillards une voix brune pleura :
« Mon fils, te souviens-tu de la vitre brisée
Que nous trouvâmes, près de son lit,
Quand elle fut morte ? »
Et les marins assis au seuil de leurs portes,
Faisaient en frissonnant le signe de la croix.

Leurs prunelles viraient au large de la mer
Un soir qu’il faisait noir…
Là-bas, au fond des bouges,
Leurs prunelles tanguaient comme des barques lasses
Cherchant l’azur et les espaces…
Comme des vieilles barques humant le ciel
Vaste et l’Océan…
Des barques un peu folles et qui ne veulent pas
Mourir parmi les algues du rivage
Des barques amoureuses des flots et des étoiles.
— Un soir qu’il faisait noir…

Cruellement les girouettes
Vrillaient les ors brunis du nocturne silence,
Et les Vents qui trompettent
Narguaient au loin le râle immense
Des cahutes fumeuses et leur bruit de squelettes
Et leurs pleurs infinis et leurs abois de chiens
Qui luttent contre la houle noire.

— Un soir qu’il faisait noir…

Éperdument,
Les Vents chantaient comme des cors
Sur l’entonnoir des ports :
« Virez, virez au large, vieilles prunelles lasses,
Virez au large des écueils, loin des sables perfides…
Virez sur l’infini, âmes épuisées, Barques mourantes,
Prunelles sans espoir !…
Vous qui souffrez de vivre et de si lentement mourir,
Prunelles assoiffées d’infini et d’espace,
Virez sur l’horizon cajoleur et fuyant,
Ô Barques qui tanguez parmi le remous noir,
Prunelles désolées, Barques mourantes !…
Vous qui flambiez au temps jadis
Hissant vos voiles blondes, à l’aurore,
Sur des jonchées de roses illusoires,
Virez, virez au large, virez sur l’infini ! »
Les Vents gonflés d’angoisse et de terreur

Râlèrent éperdument comme des cors
Et moururent à jamais dans l’espace.

Alors les Cloches frêles adoucirent leur voix
Pour fredonner l’âpre chanson des Vents
De leurs lèvres fanées de béguines mourantes :
« Virez, virez sur l’infini, âmes épuisées ! »
Mais la Nuit était lasse…
La Nuit les bâillonna tout doucement, dans l’ombre…
Et leurs lèvres de bronze, ivres de soir et de tristesse
Frémirent à jamais sous les mains de la Nuit…
« Virez, virez sur l’infini ! »


L’Aurore japonaise
(Petit drame de lumières)


L’Aube artificielle aux yeux de porcelaine,
L’Aube aux joues éclairées de fard et de vernis,
Ouvrit sa hutte verte emmitouflée de nuit,
Et l’Ombre s’en alla sur ses chariots d’ébène.

L’Aube avait une robe fleurie de Japonaise,
Ornée de dragons noirs et d’oiseaux violets,
Une robe poivrée toute alourdie d’aromes,
Et ses cils dessinés par des pinceaux fluets
Mettaient sur le ciel tendre d’idéales cimaises.

Des nimbes de satin aux filigranes bleues
Chatouillaient le visage immense des Idoles.

Des sentiers puérils arabessaient les monts,
Là-haut, où les nuages aux lèvres vermillonnes
Mordillent le soleil comme une nèfle acerbe.

Les pagodes superbes paraissaient suspendues
Aux claires majoliques d’un plafond irréel.
Tels des Chinois pendus par le bout des cheveux.
Sur les toits retroussés et brodés en babouches,
Figés sur une patte ainsi que des consoles,
Les ibis de bois rose portaient les nues au bec.

Des tourbillons de mouches au corselet d’agathe,
Des nimbes de satin aux filigranes bleues,
Chatouillaient le visage immense des Idoles.

Les gongs lourds résonnèrent comme une cloche en feu
Qui tombe sur les dalles d’une citerne vide ;
Les gonds lourds résonnèrent
Au fond des cours humides

Avec un bruissement d’astres multicolores,
Et des frissons sonores d’étoiles submergées
Et le hennissement des Hippocampes bleus.

L’air avait la couleur du safran et des perles.

La campagne rampait dans la torpeur de l’aube,
Avec le crissement des jonques sur la plage
Et leurs hâleurs courbés sous le serpent des câbles…
La campagne rampait vers les monts d’émeraude
Avec le bruit de tôle et de marteaux dorés
Que font les pieds carrés des mousmés sur la pierre…

Vêtue de rayons neufs et d’une senteur chaude,
La campagne étirait les bras de ses rivières ;
Elle enfonçait au fond des lacs, au fond des mers,
Les doigts de ses ruisseaux tout bagués de vipères,
Comme en des bassins d’or gorgés de pierreries.

Puis elle trottina vers le grand baldaquin

tendu sur des collines de fines sucreries,
Où le soleil assis comme un vieux mandarin
Veillait aux pâmoisons monstrueuses des fleurs.

Des écharpes légères de brume cramoisie
Chatouillaient le visage immense des Idoles.

Et dans la gloire souriante du matin,
De la panse feuillue des pagodes opaques
Un à un s’égouttaient sur la route d’ivoire
Les bonzes noirs pareils à des gouttes de laque.


Les Courtisanes d’or
(Petit drame de lumières)


Toutes les Étoiles, ce soir, ont braqué sur moi
leurs grand yeux d’émeraude élastique,
sous leurs cils retombant en frange de lumière !…
Elles fouillent ma chair de leur regard en vrille,
qui frétille et furète tel un doigt de larron…

Comme le soir tombait sur la suffocation
des campagnes bâillonnées de chaleur,
je bondis hors des murs,
parmi l’embrasement vertigineux de l’horizon,
vers la fraîcheur nacrée des grands rivages
aux bras ouverts, qui s’abandonnent
sous le corps souple insatiable de la mer !

Je bondis loin des villes
vers les flots puérils qui jasent, jouent,
et s’émerveillent en égrenant le sable d’or
et les cailloux plus lumineux que des bijoux !…

Or voici, par delà les collines ocreuses,
sur la désinvolture argentée des rivières
et leurs nœuds scintillants de couleuvre,
les Étoiles surgissent,
avec l’éclat prodigieux de leurs visages,
et le troublant froufrou de leurs robes d’azur.

C’est ainsi que s’évadent dans le chaste soir d’été
les courtisanes, hors de leurs gîtes ténébreux,
après leurs longs sommeils de boue et de nausée,
à l’heure morne où l’antique Nuit voûtée,
à tâtons, s’empare des sentiers bleus,
et les disloque et les défonce…

Et vous rôdez comme elles, Étoiles, Courtisanes d’or,
après vos longs repos
de flaques miroitantes au creux du ciel !…
Et vous errez comme elles, par les sentiers fanés,
plus mous que les écharpes volages des fumées
qui s’enroulent aux nuages !…

Parmi l’odeur de la lavande et du pain chaud
et d’un rut animal exaspérant la brise,
je vois courir des feux follets sur les moissons !…
Et ce sont les Étoiles qui viennent à ma rencontre,
avec les Angélus qui s’agenouillent dans l’espace…
avec les blancs troupeaux, aux museaux argentins…
Les Étoiles ont des chignons roussis
par le henné solaire,
et leurs pas de lumière éclairent les chemins !…
Elles sont demi-nues, car elles ont dégrafé
leurs robes vaporantes de saphir assoupi,
si bien que leur moite nudité se marie

à la pâleur maladive du ciel…
Leurs traînes en éventail de brume violette
tressaillent mollement sur les coteaux esclaves !

Folles Étoiles vertes, qui pleurez
et chantez à loisir… allez-vous donc bientôt
froisser et déchirer ce soir fragile et rose
par le crépitement de vos éclats de rire,
ou submerger la nuit de pleurs intarissables ?…
Que voulez-vous de moi ?… Qu’avez-vous à scruter
dans les tréfonds impénétrables de mon âme ?…

J’ai fui la ville empouacrée, recuite de soleil !…
J’ai fui son âme jaune de poussière envolée
et ses rues étranglées où fermente l’angoisse,
marchant vers la tendresse émouvante du soir
et son effeuillaison d’aromes sur la mer !…
Et vous voilà surgies de toutes parts en un prodige !…

Je le sais, vos grands yeux abreuvés de lumière
ont surveillé mes reins d’adolescent !…
Depuis toujours, vos longs regards plongeurs
ont pénétré mes moelles chauffées d’alcool
et de printemps !… Vous guettiez au passage
la luxure ancestrale et le vertige du Néant
au fond des os !…

C’est ainsi que les pêcheurs
guettent sournoisement les jeux de la marée
du haut de leurs bateaux qui tanguent
dans la houle moirée d’œillades convulsives.
Et vos langues dardées, Courtisanes maudites,
pourquoi donc les traîner ainsi sur ma chair lasse ?…
Voulez-vous exciter les remords somnolents
et le Désir atroce en marche au creux des nerfs
et les levains exaspérés de l’Idéal ?…
Étoiles soûles d’orgueil et de carnage,
c’est pour cela que vous avez donné le feu

à vos vastes prunelles fantastiques
pareilles à des lampes vitrées de diamant,
dont la flamme roucoule et s’esclaffe
en se multipliant !

Car il fait noir de plus en plus dans la campagne,
et la pesante Nuit ratatinée
va ramant de ses bras dans le flux des ténèbres,
liquéfiant tous les sentiers bleuâtres
entre ses doigts méticuleux de fumée grise !…

Voici que je tâtonne au fond d’un chemin creux,
dans la forêt momifiée par le silence…
Quelle épouvante en atteignant l’orée !…
Avec des longs détours, et les mains dans la boue
comme un fauve écorchant son ventre sur les pierres,
je rampe dans les hautes herbes ondoyantes,
voûtant mon dos et creusant ma poitrine
où je maintiens cachés mes crimes préférés

et mes luxures idéales, tandis que vous passez,
Étoiles triomphales, Courtisanes sublimes,
sur les cimes lointaines, et moelleusement
vous traversez les plaines dont les moissons fléchissent
ainsi qu’un opulent tapis persan
sous la paresse exténuée de vos sandales.
Eh bien, soit ! me voici debout, ô Courtisanes !…
Puisque vous le voulez, je me livre ! Approchez !…
Braquez insensément vos prunelles obscènes !
C’est moi, c’est moi, celui que vous cherchez !
Voici ma chair et voici sa tristesse !…
Et puis voici l’ennui de mon vieux cœur…
immensurable ennui… de quoi suffoquer l’âme
puissante de la Terre !…

Écoutez !… Écoutez !… La mer a des soupirs
de volupté qui se propagent au long des plages…
Écoutez !… Les vents défaillent
tels de mols éventails surpris de lassitude !…

Étoiles, vous voulez me parler de caresses
si pénétrantes et douces que mon cœur en mourra !
… Je connais la chanson. N’importe ! Prenez-moi !…
Vous boirez dans ma chair tout le sang qu’il vous faut,
ce soir, et vous réclamerez, à grands cris noirs,
sur ma bouche, le spasme écartelant mon cœur
comme une roue d’acier,
le spasme aux dents aiguës et frottées de pavots…

Car je serais, malgré mon âpre volonté
et malgré tous les dieux, votre pâle martyr !…
Étoiles, Étoiles, faites de moi votre fougueux plaisir !
Jusqu’à la mort des vieux Soleils mélancoliques
qui charbonnent silencieusement,
je veux jouir entre vos bras de flamme torse
et râler sous vos fines morsures sataniques,
ô maudites Étoiles, ô Courtisanes d’or !…


Le Soir et la Ville
(Petit drame de lumières)


La Ville était murée d’orgueil et de soleil…

La Ville méprisant la nocturne épouvante
qui montait du lointain à l’assaut des clartés,
hérissa tout à coup d’une main rutilante
le faisceau résonnant des clochers vers le ciel.
Et les clochers brandis comme des lances noires
meurtrirent la chair lasse et auguste du Soir.

Et le Soir fut blessé ; et sa voix d’or se tut…
et sa chair pantelante et gorgée de douleur
s’affaissa sur la Ville, au chant flou des ramiers.

Les clochers ingénus eurent des larmes bleues
pour pleurer sur le crime éperdu de leurs pointes.
Et la Ville, grisée d’orgueil et de mépris,
toute angoissée d’entendre au loin pleurer le Soir
s’accouda sur la plaine pour attendre la nuit.
Et sa face fardée de sang et d’épouvante
s’abreuva dans le fleuve qui se mélancolise
à charrier les pierreries des grands nuages
et le reflet des lances que son onde amenuise.

Alors le Soir meurtri, haletant sous le poids
des ténèbres immenses, leva sa face triste
vers la Ville et pensa qu’au lendemain du crime
les pauvres, pris d’horreur, abaisseraient la voix
en voyant son sang rouge aux murailles sublimes.

Penché sur les torrents qui se décolorent,
le Soir remplit d’une eau plaintive sa gourde d’or,
et lava d’un grand geste les taches criminelles,

car le Soir pardonnait à la Ville cruelle.

Il s’en alla meurtri, avec au fond des yeux
une pitié suprême… et son pas s’alanguit
pour ne point écraser des astres dans les cieux.

Et les clochers mouraient avec des larmes bleues.


La mort de la Lune
(Petit drame de lumières)


À la nuit haute, les marins enveloppés,
dans leurs cabans de nostalgie amère,
dormaient sur le pont noir,
quand la Lune apparut, debout en équilibre,
sur l’ondulation des bastingages,
vibrant au vent de mer comme une lyre !…

Tout s’est transfiguré dans son éclat charnel…
Son svelte corps nacré de levantine
à demi-nu, reluit
sous l’envol de ses voiles,
tissés de perles et de béryls,
qui moulent avec grâce sa taille lasse et fine.


La Lune blanche ondoie ses hanches
sur la grande berceuse marine,
avec un nonchaloir de danseuse épuisée
par le picotement vaporeux des musiques.
Sa folle chevelure blonde
étincelant comme un ruisseau au sable d’or,
répand au loin ses chauds parfums
sur l’éblouissement des flots…

Puis la Lune est montée de cordage en cordage,
et dans la hune de misaine elle a chanté,
et tour à tour elle a dansé aux creux des voiles,
immenses tabliers, que ses jolis pieds nus
ont l’air de coudre encor par de vifs coups d’aiguille.
Elle a chanté, la jeune fille,
dans les voiles, dont la toile
avait parfois des applaudissements de joie.

Les Étoiles heureuses, accourues de partout

tremblaient d’angoisse en la voyant si frêle,
se coloraient d’amour en la voyant si belle,
sous les baisers sournois de la brise lascive.

Et cependant, elle dansait, en répandant
au loin sa voix d’azur mouillée par le silence
et la tendresse humaine de la nuit…
si bien qu’en les voltiges de la danse,
ses fraîches sandales de turquoise,
effleuraient de langueur et de délices
les joues halées des vieux marins,
en extase, assoupis dans la hune,
sous le rêve élargi des voiles désirantes.

Mais, tout à coup, la Lune, comme une enfant,
trébucha sur les drisses,
et tomba de très haut, la tête la première,
blessant et déchirant sa chair sur les cordages.
Son corps s’est écrasé sur la proue noire,

et son sang ruissela, rose, dans la pénombre
tout le long du beaupré, éclaboussant les vagues.

Les marins assoupis ronflaient dans le tangage
monotone, et les flots jasaient éperdument
contre la quille, en s’amusant
de mille enfantillages…
Et nul ne consolait la Lune
au pur visage exténué par la lenteur des larmes…
quand le vent déchaîna
les meutes affamées des nuages crochus
aux prunelles de lave
qui bavent des éclairs à l’infini.

Le vent noir, d’un grand geste, empoigna le voilier
par les cheveux, et le frappa
comme on frappe un esclave
en culbutant la Lune dans le gouffre des mers…

Et, depuis, tous les soirs, les voiles sanglotèrent
d’avoir vu autrefois
la Lune, divine danseuse levantine,
tomber du haut de la proue noire,
dans le gouffre des mers…


Mon Cœur de sucre rouge…
(Petit drame de lumières)


Le dernier soir j’ai caressé longtemps
— En rêve, hélas, en rêve seulement —
Vos jolis pieds folâtres,
Vos pieds spirituels, fureteurs et pareils
À deux petites souris affamées
Que j’ai vu autrefois sortir imprudemment
D’une sombre boutique à Péra, en Turquie…
C’était l’hiver et mes deux souris turques
Portaient un peu de neige sur la pointe du nez,
Comme vos pieds chaussés de soie noire et de perles…
Oh ! dites-moi, Nella, ces petits pieds farceurs
Ne prendront-ils jamais le chemin de mon cœur ?…

Hélas ! Vous répondez en mordillant
Vos ironies légères,
Qui s’élancent, voltigent et me harcèlent,
Et puis s’en vont en oubliant
Leurs aiguillons dans mes blessures…
Non par méchanceté, mais plutôt par dépit,
Car on ne peut donner du chagrin quand on souffre…
Oh ! vous souffrez sans doute
D’un parfum douloureux,
Rose ardente et humide éclose aux sables du désert,
Ô Rose qui s’ennuie de sourire à la nuit !
Ne puis-je rien pour vous, Nella ?…
Ne puis-je rien pour vous guérir ?…

Je suis un marchand turc à son étal multicolore…
Vous n’avez qu’à choisir
Parmi les frais jasmins, les joujoux, les bonbons…
(Dites, Nella, n’aimez-vous pas les friandises ?)
J’ai du vin de Syrie plus riche que mon sang

Et dont le seul fumet grise l’âme et l’emporte…
Approchez donc, Nella !… Ce cœur que je vous tends,
Ce cœur de sucre rouge et transparent, prenez-le donc !
Vous pouvez à loisir regarder au travers
Le soleil qui s’endort sur les flots du Bosphore,
Et en sucer le sang de temps en temps…
Prenez-le… Pas très cher, puisqu’il ne coûte rien !
Quand vous l’aurez mangé vous en aurez un autre,
Et je viendrai vous l’apporter moi-même,
En soulevant les deux rideaux de soie
Que vos cheveux nocturnes mordus par les rubis
Déploient sur le divan passionné de votre âme,
Où je m’endormirais si volontiers comme un pacha.

Vous ne m’écoutez pas et vous rêvez de fuir…
Au bout du monde… ailleurs, ailleurs, n’importe où !
Votre âme rose bat des ailes dans sa cage…
(Non ! l’image est usée !)
Votre âme est au balcon de sa maison qui flambe…

Il faut descendre vite, et filer dans les champs…
Par quelle échelle ?… Lancez-vous donc
Par la fenêtre !… Mais sur quel matelas ?
Je suis pourtant couché dans la rue, bras ouverts ;
Ne me voyez-vous pas ?…

Vous avez oublié nos promenades bleues !…
Je les appelle ainsi, ces deux soirs émouvants
Où je fus suavement touché
Par la joie de marcher côte à côte avec vous…
Vous m’avez plusieurs fois arrosé d’un sourire
En me montrant l’inconsolable étoile
De votre plus beau rêve,
D’un geste vague, un peu narquois, où j’ai cru voir
Une jolie pudeur effarouchée…
Car vous avez souvent la pudeur d’étouffer
Un grand cri de douleur
Sous la brûlure insupportable du désir…
Mais vous ne brûlez pas pour moi, Orientaline !

Je le sais et j’en souffre, et c’est vous la coupable,
Car vous avez voulu me griser de délices
En inclinant sur moi votre sourire,
Comme une coupe lisse,
D’où s’épanche à plaisir votre blanche volupté…

Nella, votre sourire est trop chaud et trop nu !…
Si j’étais votre amant, là-bas en Orient,
J’étoufferais votre sourire sous des grands flots de soie,
Non pour en bâillonner les ironies légères,
Mais pour vous empêcher de damner les croyants
Au passage, le soir, quand vous glissez
Avec le nonchaloir et la cadence moelleuse
D’un élégant nuage occidental
Sur les flots éblouis du Bosphore…
J’étoufferais votre sourire alléchant et trop nu
Sous des flots de beaux voiles,
Que je soulèverais ensuite, un à un,
Pour découvrir la source enivrante

De votre âme charnelle…
Votre âme ?… Oh, non !… Votre âme est aux Étoiles !
Et c’est à mes étoiles que je demanderai
Le secret capiteux de votre blanc sourire !…

Nella, Nella, rose blanche
Dont le parfum se traîne et tombe goutte à goutte,
J’ai humé votre désir inexplicable et fou
En un passé lointain, avant de naître,
Aux jardins de Péra, où le soleil couchant
Fouette d’or les cyprès noirs !


Dithyrambes

À MON PÉGASE

Dieu véhément d’une race d’acier,
Automobile ivre d’espace,
qui piétines d’angoisse, le mors aux dents stridentes !
Ô formidable monstre japonais aux yeux de forge,
nourri de flamme et d’huiles minérales,
affamé d’horizons et de proies sidérales,
je déchaîne ton cœur aux teuf-teufs diaboliques,
et tes géants pneumatiques, pour la danse
que tu mènes sur les blanches routes du monde.
Je lâche enfin tes brides métalliques… Tu t’élances,
avec ivresse, dans l’Infini libérateur !…

Au fracas des abois de ta voix…
voilà que le Soleil couchant emboîte
ton pas véloce, accélérant sa palpitation
sanguinolente au ras de l’horizon…
Il galope là-bas, au fond des bois… regarde !…

Qu’importe, beau démon ?…
Je suis à ta merci… Prends-moi !
Sur la terre assourdie malgré tous ses échos,
sous le ciel aveuglé malgré ses astres d’or,
je vais exaspérant ma fièvre et mon désir
à coups de glaive en pleins naseaux !…
Et d’instant en instant, je redresse ma taille
pour sentir sur mon cou qui tressaille
s’enrouler les bras frais et duvetés du vent.

Ce sont tes bras charmeurs et lointains qui m’attirent !
ce vent, c’est ton haleine engloutissante,
insondable Infini qui m’absorbes avec joie !…
Ah ! Ah !… des moulins noirs, dégingandés,

ont tout à coup l’air de courir
sur leurs ailes de toile baleinée
comme sur des jambes démesurées…

Voilà que les Montagnes s’apprêtent à lancer
sur ma fuite des manteaux de fraîcheur somnolente…
Là ! Là ! regardez ! à ce tournant sinistre !…
Montagnes, ô Bétail monstrueux, ô Mammouths
qui trottez lourdement, arquant vos dos immenses,
vous voilà dépassés… noyés…
dans l’écheveau des brumes !…
Et j’entends vaguement
le fracas ronronnant que plaquent sur les routes
vos jambes colossales aux bottes de sept lieues…

Montagnes aux frais manteaux d’azur !…
Beaux fleuves respirant au clair de lune !…
Plaines ténébreuses ! je vous dépasse au grand galop
de ce monstre affolé… Étoiles, mes Étoiles,
entendez-vous ses pas, le fracas des abois

et ses poumons d’airain croulant interminablement ?
J’accepte la gageure… avec Vous, mes Étoiles !…
Plus vite !… encore plus vite !…
Et sans répit, et sans repos !…
Lâchez les freins !… Vous ne pouvez ?…
Brisez-les donc !…
Que le pouls du moteur centuple ses élans !

Hurrah ! Plus de contact avec la terre immonde !…
Enfin, je me détache et je vole en souplesse
sur la grisante plénitude
des Astres ruisselants dans le grand lit du ciel !


À FRANCIS JAMMES

Ô poète inspiré par le souffle des bois,
ô toi le doux berger de nos âmes plaintives,
j’aime ton cœur agreste aux bleus vallonnements
noyés de brume, où le Soleil levant
étire ses rayons tout trempés de sommeil !

Quand la buée de l’aube attendrit les coteaux
de turquoise fertile, tu brandis aussitôt
d’un geste puéril
une houlette d’or, qu’aurait aimé Virgile,
sur ton vaste troupeau nourri de serpolet.
Et tu cries : « Désirs, ô grands chiens affolés,
aboyez donc à tous les coins de l’horizon !…
Réveillez mes brebis aux soyeuses toisons
dont la lune acheva le contour vaporeux ! »


À midi, sous l’aiguille ardente et verticale
qui du fond de ton cœur monte droit au soleil,
tu t’arrêtes soudain, pour écouter
sonner en toi l’horloge immense de la terre,
en broyant le pain noir des souvenirs amers…
Et tu veux bien t’agenouiller sur le glouglou jaseur
d’un frais ruisseau, pour rafraîchir ton cœur
et pour presser contre tes joues passionnément
l’image vive et reflétée du paysage !

Quand le soleil piétine ses grappes de nuages
éclaboussant le ciel de courage et d’orgueil,
tes pensées vagabondes vendangent les collines
pour en tirer un vin doré de poésie.
La mélodie sereine de ta flûte apprivoise
le soleil qui s’accoude aux créneaux des montagnes,
en baissant son visage
où le sommeil efface les traces du carnage.
Tes brebis sont repues et rêvent de dormir

sous les feuillages de ton âme arrosés par la Lune.
Voici, ton grand troupeau bouillonne à flots pressés
contre la porte du bercail qui fleure
l’odeur aigre et sucrée d’une gorge de femme…
C’est la crèche où jadis gigotait le bon Dieu
sur nos petits autels d’écoliers en liesse.
Appétissante étoile de papier argenté
qui sent le chocolat du goûter de quatre heures !…
Petit Jésus de cire, Rois Mages animés
par le tremblotement de la veilleuse !…
Douces pâtisseries de notre âme enfantine !…

Et ton chant s’évapore lentement dans la nuit
comme l’haleine bleue d’une crèche bénie !


À MADAME ADA NEGRI

Dans le sinistre accablement des soirs d’été,
sur cette platitude d’immenses marécages
où le Tessin va serpentant avec solennité,
parmi les verdoyants rideaux des peupliers,
s’élève un long fantôme de torse fumée jaune,
dont l’haleine fétide allume le sang pâle
aux miséreux qui voient leurs bras cadavéreux
se couvrir peu à peu de sombres tatouages.

Tels des cliquets de bois annonçant des lépreux,
le bruit sec de leurs dents grelottantes de fièvre
les précède tandis qu’ils s’en vont pataugeant,
les jambes lasses, dans la fange des rizières,

vers l’écume argentée de ce fleuve enivrant,
où le soir liquéfie ses nuages de miel.

C’est dans ces flots mués en breuvage immortel,
qu’ils sombrent à jamais pour étancher leur soif
et dénouer le nœud torturant de leur gorge.
— « Ô mort, c’est sur tes dents que nous allons goûter
l’assouvissant baiser de glace qui délivre !… »

Et toi qui enseignais la grammaire aux enfants
dans la cahute au toit croulant qui leur servait d’école,
tu suivais d’un regard vitreux de jeune folle
les nuages qui vont pavoiser l’occident.

Ta main rythmait la mélopée rauque des mioches
cependant que les pures étoiles reflétées
germaient au fond des chaudes flaques du purin,
et que des mouches vertes gonflées de pourriture
venaient baguer tes doigts de riches émeraudes !…

— « Oh ! quels éblouissants Paradis de bonheur
allez-vous donc me découvrir, ô draperies
de feuillages bruissants qui cachez le Tessin ?
Ô Lune convulsée d’un amour impossible,
tends-moi donc ton échelle extravagante et bleue
pour que je puisse m’évader de ce cachot !
Tu vois ! mon génie chante,
éperdument, comme on se noie
en culbutant son corps du haut d’un promontoire.

Liberté, ô condor, ton envergure immense
et noire a l’élastique ampleur des horizons !…
Je sais que ton essor est pareil à mon âme
qui s’enflamme en volant vers un azur plus vaste,
et plus pur, et toujours plus abreuvant encore !…

Tue-moi donc, Liberté, je chanterai ma mort ! »


À GUSTAVE KAHN

Ô Génie africain dont l’âme ensoleillée
pavoisa de lumière les brumes parisiennes,
tu fus sans doute en quelque vie lointaine
un langoureux poète arabe aux yeux mi-clos,
assis, jambes croisées, sous un vieux sycomore,
que le soir remplissait d’un tumulte sonore
d’étoiles et d’oiseaux.

La volage fumée des blondes cigarettes
prolongeait vaguement ta barbiche narquoise,
se mêlant aux nuages pensifs de tes yeux
qui se souviennent des turquoises de la mer.
Avec un lent dandinement de ton torse voûté,
qui fait baller le pompon noir de ton tarbouche,

et la bouche fleurie d’un bonheur qui se cache,
tu chantais la souplesse alanguie des Syriennes
mollement accoudées aux balcons pleins de roses,
sur le Nil qui dorlote un soleil moribond…

Les rayons nuançaient ton visage en triangle,
et ta galabieh de soie couleur pistache.

Sous les minarets bleus que la nuit fauve étrangle,
tu chantais la splendeur des couchants asiatiques,
qui ruissellent d’or liquéfié,
comme de grandioses ruches de miel,
la chair rose du ciel aux sueurs amoureuses
et les folâtres aventures de la Lune
sur le sommeil en fleur des villes orientales !…

Et tu fus le conteur de l’Or et du Silence,
le roi de l’horizon aux cents Palais nomades,
avec dans ta voix grise le chant du muezzin

et dans les yeux l’esprit subtil de Schéhrazade,
ô Génie africain que le sort exila
dans le tohu-bohu des foules parisiennes !…


LE TOMBEAU
DE SEVERINO FERRARI

Horreur !… le couchant s’écroule
comme un trône ensanglanté !…
Le jour vient d’être égorgé.
Fuyons !… car le soleil roule
comme une tête coupée
sur la foule échevelée !…

Ce sont tes funérailles, ô grande âme sonore
et parfumante que la rafale de la mort
vient d’arracher à la tendresse
des colombes, des lis et des papillons d’or
accouplés sur la verte mollesse des prairies,
le long des fleuves passionnés qui se lamentent !…

Ce sont tes funérailles, ô grande âme sonore
que la rafale de la Mort vient d’arracher
à la coupe fleurie des vallées odorantes,
pleines jusqu’aux bords d’un généreux vin solaire !…
C’est pour toi que soudain le Couchant belliqueux
balaye et roule en pelote les bois sanglants,
comme un butin de guerre au soir de la bataille.

Ce sont tes funérailles, grande âme printanière
que les nuages rutilants de ce soir de Novembre
mènent pompeusement d’une allure indolente,
avec leurs étendards de lumière aveuglante,
semant dans la campagne le pollen idéal
et le parfum divinisant
de ton corps refleuri pour la joie des abeilles !…

Et te voilà couché sous les lances vermeilles
du soleil déclinant, à l’ombre des sapins
qui dressent leurs piliers de temple colossal…

Voilà que les nuées saignent dans le soir pâle
ainsi que des brebis immolées qui trépassent
sur l’autel somptueux des montagnes sublimes…

Et leurs blessures d’or ont inondé l’espace…


À HENRI DE RÉGNIER

Ô rameur nonchalant dont la voix nostalgique
cadence les saccades de l’aviron sonore
et le mol froissement velouté de la pale,
tu lanças dans le fleuve idéal de ta vie
une barque assouplie par les doigts des Nayades,
dont la voile est tissée d’azur mythologique
et la quille lestée de pierres sidérales !…

Tes deux rames taillées dans la chair de l’érable,
ont pleuré sur le sable tout leur sang monotone,
tels les bras écorchés des Dryades plaintives
qui s’abandonnent mollement à la dérive…

Et tu passais ramant à tour de bras, farouche,

quand le Soir agitait sa torche aux pieds des chênes,
voguant sur les reflets jaunâtres qui charbonnent
dans l’ombre immémoriale des forêts riveraines.
Et tu connus le faune au grand corps boucané
émergeant d’un remous de plantes limoneuses,
parmi les lourds oiseaux qui crient tels des ciseaux
de Parques somnolentes, dans les roseaux des berges.

Mais lentement la brise effeuilla les nuages
consumés par le rut acharné du Soleil…

Alors tu modulas ta voix sur la cadence
et la strophe ondoyante de ce fleuve inspiré
qui voyage avec toi pour l’amour de la Lune :
« Beau fleuve, entraîne-moi vers la bouche vermeille
de Celle qui m’attend sous les sages lauriers
et dont l’arome embaume les flots nacrés, où nagent
les cygnes bleus aux frais plumages de silence !… »

La vierge Poésie s’avance à pas de lune…

Et, rameur nonchalant, tu lâches les deux rames
pour mieux tendre les bras vers son ombre argentée
en modulant ta voix sur la molle cadence
de ces pieds lumineux qu’escortent les serpents.

Ton chant emplit l’espace d’une immortalité
sublime où tout à coup les montagnes lointaines
exaltent en plein ciel des visages superbes !…
L’horizon crénelé des roches titaniques
se retrempe avec joie dans une eau d’héroïsme,
et les cimes baignées d’atmosphères divines
attendent avec angoisse
tes pas puissants de jeune dieu !


À GIOVANNI MARRADI

Ô Poète, ton rêve éblouissant flamba de pourpre
et de riches brocarts, comme un grand oriflamme,
enveloppant d’orgueil Lucrèce Borgia,
dont le corps souple d’amazone
s’abandonne à l’encolure d’un coursier,
qui s’avance à longs pas moelleux
dans l’immense émeraude ensoleillée des plaines.
Parmi l’escorte bariolée de ses prélats,
tout chamarrés et tintinnabulants,
son clair profil épouse l’éventail des feuillages,
et le galop figé des montagnes lointaines.
Et les gourmettes sonnent, monotones,
sur la cadence apprivoisée d’une rivière,
qui traîne en la chaleur fertile de la brise

un nonchaloir de fleurs et de nuages reflétés.

L’espoir de rafraîchir l’âcre nausée du Rêve,
— cette blessure inguérissable
et qui ronge nos muscles d’animal —
guida ton âme nostalgique, tel un voilier pensif,
dont les voiles vermeilles et soûles de soleil
roucoulent en quêtant la brise favorable,
de promontoire en promontoire,
en la bonace monotone de l’ennui…
« Par delà les miroirs fallacieux des horizons,
quand verrons-nous s’éclore le golfe d’or
tout pavoisé d’azur, où reposer enfin
la fièvre des antennes et le sanglot des chaînes ?…
Et la mélancolie des soirs adriatiques
vint effeuiller ses roses au creux des voiles noires
et couronner tes mâts d’un diadème d’Étoiles.

Qu’importent les caquets des niveleurs balourds

et leurs croassements parlementaires,
puisqu’enfin tu brandis la torche aux cheveux droits,
en chantant le héros de Caprera,
Garibaldi, et son manteau couleur de l’avalanche,
et sa voix de tocsin qui s’affole,
et son illuminant sillage d’incendie !…
Regardez ! Écoutez l’essor des strophes d’or,
envolées vers le ciel à tire-d’ailes sonores !…
Les Voiles sur les flots, les Nuages au couchant,
bombent déjà leurs joues de séraphins,
soufflant dans les buccins orageux de la mer
la sanglante Épopée de ton âme guerrière,
héroïque Italie au grand cœur volcanique !…


À FRANCIS VIELÉ-GRIFFIN

Je rêve, en vous lisant, d’une île parfumante
assoupie dans l’extase d’un Nil paradisiaque,
dont les flots éblouis sont couchés sur la face
pour adorer les traces du Soleil déclinant.

L’île est encore toute sonore et bariolée d’oiseaux
aux ailes d’or épanouies dans la lumière…
Les sous-bois sont jonchés de folles vierges nues
dont les seins sont plus chauds que les cendres torrides
et laissent entrevoir la pointe des tisons.

Soudain elles délivrent leur âme ivre de ciel
qui se déchire aux barreaux lourds
de la gorge hystérique

et bondit d’un élan explosif d’hirondelle,
culbutant dans le noir son grand vol suicide.

Les vierges folles voudraient jongler
et se tenir en équilibre sur les rayons obliques
du couchant… et monter par-delà l’écrasante
chaleur, pour boire enfin au cœur frais du Soleil.

Parfois dans la touffeur de leur sommeil
elles jouissent sous des lointains baisers…
accroupissant, comme un avare,
leur corps, sur le trésor volé de leur luxure !…

Mais elles se réveillèrent bouche bée, quand la lune
énorme et jaune en fusion, pivote à l’horizon
pour polir ses flancs clairs sous les mains de la brise,
comme un vase d’argile sous les doigts d’un potier.
Puis lentement la lune sanctifie les montagnes…

Elle argente la courbe des sons dans l’air…
C’est une flûte
dont la chanson aiguise et cisèle un nuage !

Aussitôt sous le vent de l’inspiration,
l’île en fleurs de votre âme voudrait se détacher
du lit bourbeux, et s’en aller vers l’estuaire…

Mais la flûte se tait sous le fracas éclaboussant
d’une pesante chevauchée qui mêle à ses fanfares
des cliquetis et des froufrous de traînes argentées.

Et l’eau du gué tranquille et puérile, qui dormait
en allongeant les bras tremblants de ses reflets,
se réveille en criant : « Je vois !… je vois Yeldis
et son amant qui chevauchent
dans les remous du fleuve,
vers un baiser assouvissant, couleur de l’impossible ! »

Et le renaclement des grands chevaux qui piaffent
dans le flicflac éblouissant de la berge lunaire
rythme la fièvre des amants désespérés
de ne pouvoir mélanger leurs baisers
car le vent de la course a dévoré leurs lèvres !…


À CAMILLE MAUCLAIR

Dans le grand parc qu’arrose un soir liquide et bleu,
Le temple harmonieux de ta philosophie
Sourit de tout l’éclat frissonnant de ses tuiles
Aux fraîches étoiles dont la nuit est fertile.

Les premières étoiles balbutient
Les mots blancs du berceau
Et les mots chauds que les amants se glissent
Sous les draps, en délices,
Quand le toit ploie de neige et de nuit.

Le parvis de ton temple a des miroitements
De rose volupté et de verte ironie,
Pour inviter l’ardente Lune romantique

À gravir les degrés d’orgueil et d’or, géométriques.

C’est une Lune molle et souffrante et plaintive
Qui tombe de sommeil sur les bancs de l’allée,
Car elle a trop longtemps pleuré comme une eau vive
Sur la tombe sacrée de Schumann, mi-cachée
Sous la menthe sauvage et le thym aigrelet…
Car elle a trop longtemps chanté de sa voix grave,
Indolente et nerveuse,
Indécise et rêveuse et précise à la fois.

Mais ton cœur, ô poète, a réveillé la Lune
D’un grand sanglot d’amour déchirant le silence.
Et la voilà glissant sur les gazons soumis,
En te tendant ses bras soyeux, brillants et déliés,
Ses lèvres végétales
Et ses yeux frais, éclos sous la rosée des larmes.

Ô le spasme effréné de ce baiser lunaire !

Ô l’espoir de ton âme qui se fiance à l’infini
Sur les lèvres meurtries de cette Lune molle
Souffrante et romantique,
Qui tombe de sommeil sur les bancs de l’allée,
Lasse d’avoir pleuré sur le corps de Schumann.


À LA COMTESSE DE NOAILLES

Ô génies orageux qui flamboyiez jadis
sur le noir grouillement des races moutonnières,
je vous vois aujourd’hui ensevelis
sous les fientes énormes que tous les éléphants
balourds et tintinnabulants
d’une critique nègre,
ont déposé pompeusement sur vos tombeaux.

Oh ! l’écho exalté de vos voix immortelles
pâlit déjà sous le grignotement funèbre
des tarets littéraires,
qui s’éternise d’âge en âge.

Le Dante a seul vaincu tous ses commentateurs,

en renversant leurs colossales bibliothèques,
semblables à des digues vainement opposées
à la puissante et lumineuse plénitude
de son courant majestueux de Niagara ;
si bien que son poème
donne encore à mon âme l’éblouissement
d’un immense estuaire ensoleillé.

Je méprise à jamais les grimaces crispées
de ces écrivassiers myopes qui pataugent
dans leur auge pourrie,
comptant sur les vingt doigts de leurs pattes fangeuses
les frénétiques battements des ailes inspirées.

Compas de la logique, formules de chimie,
ô lugubre outillage de chirurgie critique,
je fais fi de vos longs calculs infatigables !
Vous ne pèserez pas le génie multiforme,
folâtre et visionnaire,

de cette femme en feu qui chante pour les astres,
et dont le corps vibrant semble claquer au vent
de l’inspiration — comme un drapeau
sur la hampe raidie d’un orgueil implacable !

Que pouvez-vous me dire de sa sensualité,
de moire déchirée et de brûlant velours,
qui crépite et froufroute avec suavité ?
Essayez donc d’analyser l’envoûtement
de son style charnel aux pâleurs levantines,
la somnolente rêverie de ses strophes d’amour,
chargées d’aromes violets
si pénétrants, si doux, que l’on savoure
à les chanter — les yeux mi-clos — un rêve
de terrasses bariolées sur la mer africaine,
et des tam-tams précipités
de nègres au grand rire éclaboussant de joie…
et des chansons mourant sur un golfe de soie
bleuâtre, dans l’extase d’un vaste soir d’été.

Voyez plutôt la grâce sauvage et raffinée
dont elle déshabille éperdument, d’un geste,
les spasmes inconnus et les idées torrides
de son âme qui crie de pudeur et d’effroi,
ainsi qu’une baigneuse à demi nue,
que l’on surprend du haut d’une falaise…

C’est elle dont la voix charme les rossignols
dans la molle tiédeur des soirées printanières !
C’est elle dont la voix jaillissante et lunaire,
se balance parfois dans ses poèmes,
comme la tige même des astres parfumés !


À UNE POÉTESSE

Vos vers ont des langueurs de mantille espagnole
pour mouler la souplesse élancée d’une image
et cacher à demi l’harmonieux visage
en pleurs, d’une idéale Vérité !…

Vos vers ont la mollesse animale des soies,
et la chaleur vivante des velours asiatiques…
Mais vous les déployez plus haut que les nuages,
avec l’immensurable éclat des Voies Lactées !…

Et vous avez chanté, au balcon, sur la mer,
pour savoir ce qu’il peut tenir de volupté
sous l’ogive agrandie d’un soir immaculé…
Et vous avez chanté sur la plage, à tue-tête,

pour savoir ce qu’il peut tenir de suicide
dans le renfoncement d’un couchant de tempête !…

Votre Âme est une tour aux créneaux de métal
qui vibre sous l’haleine inspirée de l’orage,
et dont les meurtrières aux lèvres musicales
chantonnent les refrains sauvages de la Mort.

Votre Âme est une tour murée d’or et d’acier,
dont le vaste éperon, bâti par les sorciers,
surplombe l’Océan aux sursauts de dragon
que torture l’ennui d’un lit immémorial.

Votre Âme est une tour au seuil de diamant
où le vent de l’enfer sanglote et s’apprivoise,
quand chassée de très loin par la bourrasque amère
la Lune s’en revient nicher dans vos créneaux !…
C’est en vain que le Soir aux splendeurs volcaniques
fait ruisseler sur vous la rougeur de sa lave !…

C’est en vain que les Nues dansantes et nues
vous frôlent de leurs hanches,
telles des Bayadères !…
C’est en vain que les Flots
par rangs interminables, s’en viennent enchaînés
branlant leurs têtes blanches de vieillesse et de bave,
casser leurs vieux genoux, ainsi que des esclaves,
sur la pierre, à vos pieds, Sombre Tour ivre d’ombre !

Désir de s’affranchir de l’Espace et du Nombre,
éternisant l’amour dans les jardins d’été,
sous des pluies de parfums et d’étoiles filantes !…
Désir de voyager par des sentiers de flammes,
en suivant l’aventure des Constellations !…
C’est le Désir inassouvi qui déchaîne votre âme
rythmée par le grand cœur phosphoreux de la Nuit,
et que l’éclair fleurit de rimes aveuglantes !


À PAUL FORT

Ballades, filles-fleurs aux lèvres de parfums,
le printemps vous sema dans les prairies de France,
et vous venez d’éclore sous la baguette de l’Aurore,
dans l’âme ensoleillée d’un grand poète !…
Ballades souriantes, vos yeux ont la profonde
indolence des soirs d’Avril, mouillés de pleurs.

Ô blondes filles-fleurs aux robes en calice,
c’est le vent sauvage de l’Amour
qui plie l’une sur l’autre vos tailles langoureuses,
mélangeant en cadence vos cheveux passionnés,
fleuris de roses rouges et de lilas… Vous tournoyez
avec l’ardeur précipitée et la grâce fiévreuse
d’une guirlande parfumée flottant à la dérive,

déjà lasse de lutter
sur le remous tenace qui l’absorbe en douceur.

Ballades, filles-fleurs, dont la bouche a le goût
de la sorbe mielleuse, voilà que la cascade
de vos éclats de rire réveille au fond des bois
le poète assoupi sur son frais lit de mousses
qui fut bercé par la plus belle des Étoiles.

Il vient à vous, les yeux au ciel,
en vous tendant les bras,
et vous ouvrez la chaîne pour mieux tourbillonner
tout autour de son cœur qui refleurit d’ivresse ;
et, le long des jours clairs, vous suivez les sursauts
de sa voix qui sanglote et soupire d’amour,
chantant le cliquetis des épées légendaires,
le nonchaloir des châtelaines à leurs balcons lunaires,
les longs baisers coupés par l’éclair des poignards,
la nostalgie des îles arrosées de bonheur
et de sommeil, où l’on débarque, en rêve, chaque nuit !


Mais l’incendie fumeux du couchant engloutit
la silhouette errante et noire du poète…
Lors, vous reprenez vos rondes vaporeuses,
Ballades nostalgiques, au beau milieu de la clairière,
parmi le vif argent du triste clair de lune
qui lentement ruisselle sur le vaste feuillage
et les rameaux de bronze de la forêt magique.

Vous répétez d’une voix pénombrée
les chansons du génie mêlées d’angoisse et de folie,
cependant que vos pas menus écrivent,
sur le sable, les vives paroles du désir
qui jailliront demain, pour vos amants,
de la source des lèvres…

Et lentement vos lisses chevelures
imitent l’abandon paresseux des nuées
et leur façon de s’enlacer, et leur langueur
à dénouer, le soir, avec délice, leurs ceintures
de pudeur légère, avant de se plonger
toutes nues dans le bain tiède et parfumé des mers…


À ÉMILE VERHAEREN

C’est bien toi le rapsode et le devin halluciné
Dont le chant véhément nourrit d’espoir
La caravane lasse de nos cœurs sablonneux,
Depuis toujours en marche vers l’oasis sacrée
Où chantent les fontaines fraîches de la Mort

Ta voix stridente et rouge
A de lugubres rauquements de lion,
Quand au déclin du jour le cortège épuisé
Rampe avec la lenteur
D’une ombre grandissante de pyramide…

Nous traînons derrière nous
Tout un bétail de volontés beuglantes

Et de rêves plaintifs
Qu’on égorge le soir pour les rôtir,
Sanglants et embrochés, sur les grands feux vermeils
Dont l’éclat épouvante les remords affamés,
Avant que notre ennui s’emmitoufle de nuit
Et de sommeil…

Ô poète au front blanc, resplendissant et pur
Comme les cimes des montagnes inaccessibles
Hantées par des peuplades d’étoiles bienheureuses,
Tu fus sans doute en quelque vie lointaine
Un chef de caravane dans le Soudan ocreux,
Un cheik à burnous blanc tanguant sur son chameau,
Et tes chansons hilares se mêlaient drôlement
Aux sanglots noirs d’une benjoh.

Car ta voix a l’ampleur du désert sans limites,
Tes yeux ont l’éternel miroitement des sables,
Tes strophes ont la cadence des routes onduleuses

Qu’on voit plonger sournoisement à l’horizon !
Tes vers incandescents ont parfois la souplesse
Des palmiers amoureux sous la brise lascive,
Et parfois la raideur têtue des obélisques…
Ils ont en se groupant l’ombre mauve et la touffeur
des bananiers sur les eaux vives.

Et l’on respire en t’écoutant
L’embrasement fatal des midis africains,
Leurs grands blocs de chaleur écrasant les villages,
Leur affolante odeur funèbre et corrosive
Mêlée de sang et de sueur, de sève et de vermine.


ÉPILOGUE
La Mort tient le volant…


(Brescia, le jour de la Coupe de la Vitesse.)

Quelqu’un se leva dans cette assemblée nocturne de nègres, de forbans, de cow-boys et de riches planteurs.

— Quoi que vous fassiez — dit-il — vous crèverez tous sous la trique de la Mort !… Pas la peine de ronger vos entraves. La Mort vous rattrapera toujours, car nul ne peut la dépasser à la course !…

Tous répondirent :

— Nous verrons ça !

Et ils sortirent de la case en bougonnant.

C’était aux dernières heures violettes de la nuit. Dans la jungle électrisée par l’orage, les lueurs corrosives de l’aube léchaient la végétation de bronze qui suffoquait un village aux toits acariâtres. À l’horizon, les noirs échafaudages interrompus d’une ville naissante s’accrochaient éperdument aux nuages.

Quelques instants après, des nègres s’avancèrent en traînant un grand jaguar métallique encore engourdi de sommeil. Vite, on lui frotta à tour de bras le poitrail à manivelle. D’autres jouaient sur les graisseurs de sa croupe pour calmer les prurits de la bête.

Enfin, dans ses poumons ajourés et sonores, se déchaînèrent de turbulents catarrhes et de profonds mugissements.

En même temps des mécaniciens poussaient sur la route du circuit trois chars étranges aux formes agressives. On eût dit d’énormes revolvers à quatre roues. L’un des mécaniciens expliqua :

— Ce sont les projectiles qui font marcher les engrenages, en jaillissant coup sur coup du canon de ce revolver. Tenez !… Je me courbe en chien de fusil sur le tambour plein de cartouches… Mon pied touche la gâchette… Ô gué ! Je pars tout seul !…

Dans la pénombre rousse des hangars, rongée de pâleurs mauvaises, apparut ensuite le profil d’une tortue monstrueuse tiraillée par des forbans coiffés de rouge.

Celui qui enfourcha la carapace déclara :

— Moi, j’ai de la dynamite entre les jambes et sous le nez !… C’est pourquoi je ne cours pas, je saute !… Un truc épatant ! Car plus ça éclate et plus ça va vite !…

Et cependant des cow-boys lancèrent au grand galop deux cavales d’acier aux naseaux tonnants. Ils les montaient à cru, en se tenant sur le derrière de la bête, cramponnés au volant comme à une crinière.

Tous narguaient un planteur bedonnant qui voulait courir aussi. Mais avec une aisance grave et méprisante le planteur s’ouvrit le ventre, puis il mit le tuyautage de ses entrailles torrides à nu, sans capot, dans une grande brouette qu’il poussa à toute vitesse.

Alors, jaguars métalliques au pelage de braise, cavales aux sabots foudroyants, revolvers hystériques et bombes dansantes traversèrent en furie les prairies parfumées et plantées de femmes printanières qui ondoyaient sur leurs tiges élégantes, comme des fleurs chapeautées de papillons. Et les chapeaux ailés furent balayés par le coup de vent du démarrage. Les femmes en fleur jetèrent aux chauffeurs frénétiques leurs bagues, leurs bracelets et leurs colliers de pétales. Des antilopes et des gazelles vêtues de rose et de lilas leur offraient de loin leurs lèvres éclatées de chaleur et leurs yeux frais et mûrs.

Mais les nuées gonflées d’orage crevèrent tout à coup, et une averse cataracta sur la route goudronnée, qui luisait à l’infini, alléchante glissière !…

Bientôt ce ne fut plus qu’un fleuve de boue violente où brusquement apparut la Mort, sur son torpilleur funèbre filant à toute vapeur.

On ne voyait que le globe de son scaphandre noir vitré de diamants qui émergeaient hors du capot ; car elle se penchait sur son gouvernail en forme de boussole, en tenant tête aux flèches et aux griffes de la pluie.

Et son bateau tanguait de ci de là sur sa proue à ressorts, parmi la vague furibonde de sa vitesse, en écartant sur ses flancs les draperies ténébreuses d’un sillage boueux.

Ce fut le Jaguar métallique qui la vit le premier : il renâcla et rugit aussitôt, en balançant son brûlant radiateur sur les suspensions élastiques de ses pattes fourrées.

Puis il s’élança, à grands coups de reins, aux trousses de la Mort, portant son nègre en équilibre sur le panache raidi de sa queue.

Et le nègre criait :

— Ô grand Jaguar d’airain, avale donc la route immense, et mords le vent aux fesses !…

L’un des énormes revolvers aux tambours explosifs bondissait derrière lui, criblant l’horizon vaste de ses éclats de vitesse. Et son mécanicien criait :

— Voici ton ennemi : l’Espace !… l’Espace devant toi !… Tue-le donc !… Décharge-toi sur lui à brûle-pourpoint !…

Les bombes galopantes éclataient sur tous les points du circuit, omniprésentes et rancunières comme les drapeaux rouges d’une révolution.

Le levain de l’enthousiasme général gonflait bizarrement la pâte du terrain, dont la croûte brune se lézardait de joie.

La folie souffla si violemment dans le pneumatique immensurable du circuit, qu’il prit la forme d’un colimaçon, montant en vis vers le Zénith, dont le plafond nuageux était troué çà et là par les curiosités du Soleil.

Et les chauffeurs mêlaient leurs cris déments :

— Plus vite que le vent ! Plus vite que la foudre !… Plus vite que le curaro lancé dans le circuit des veines !… En vérité… en vérité, on peut bien lancer sa machine sur la cascade de l’averse, en montant vers les nues à grands coup de moteur !… Sur l’arc-en-ciel !… Sur les rayons de lune !… Il s’agit de vouloir ! Se détache qui veut !… Monte au ciel qui désire !… Triomphe qui croit !… Il faut croire et vouloir !… Ô désir, ô désir, éternelle magnéto !… Et toi, ma volonté torride, grand carburateur de rêves !… Transmission de mes nerfs, embrayant les orbites planétaires !… Instinct divinateur, ô boîte des vitesses !… Ô mon cœur explosif et détonnant, qui t’empêche de terrasser la Mort ?… Qui te défend de commander à l’impossible ?… Et rends-toi immortel, d’un coup de volonté !…

C’est ainsi que le Jaguar métallique, avalant d’un seul trait l’immense serpent du circuit, enjamba le torpilleur funèbre de la Mort, et mordit en plein dans son scaphandre vitré de diamants.


  1. Le terme benjoh, inconnu des dictionnaires courants, se trouve également dans le « roman africain » du même auteur, Mafarka, le futuriste (voir les pages 180 à 183 de l’édition disponible sur Internet Archive), où il désigne un petit instrument à cordes pincées ou frottées, qu’il convient sans doute de rapprocher du banjo nord-américain, également d’origine africaine. — Note Wikisource.