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La Ville charnelle/la victoire de l’aurore

La bibliothèque libre.
E. Sansot & Cie (p. 105-109).

III

LA VICTOIRE DE L’AURORE

Mais l’Aurore exaltée effeuilla sa voix d’or
dans le silence, épanouie comme une rose immense.

Des joues de pourpre apparurent, bombées,
soufflant de l’héroïsme en des clairons voraces…
des nuées éblouissantes ramifièrent
leurs veines de rubis sur les tempes du ciel.

Et l’Aurore enthousiaste, rugit sur les nuages
dont les mille blessures ruissellent de folie
et dont le sang sonore retentit dans l’espace :
— « Au large ! Suivez-moi, beaux Navires,

vers les îles absurdes, à l’infini des mers ! »
La voix d’or empoigna, coup sur coup avec rage,
le cœur fumeux et décrépite de la Ville,
étreignant l’ossature des vieilles Forteresses
et tordant jusqu’au spasme la tresse des cordages.

Puis l’hymne de l’Aurore s’évada sur la ville
parmi la bousculade et l’essor des clochers
et la rébellion des toits et des pignons
insurgés et criards qui donnent l’escalade,
en masse, au vaste cirque des montagnes,
par delà les fiévreux applaudissements
des linges suspendus aux séchoirs des terrasses.

Un écho persista, frissonnant, immobile,
comme une larme rouge dans le silence blanc.

On pressentait déjà au ronron grandissant
de l’atmosphère ardente énervée de lumière

que l’appel de l’Aurore allait tonner encore !…
« Pitié, pitié, car ils ne sauront pas
résister à la voix !… »

Et voici, précédé d’un remous nostalgique
le grand cor émouvant fit éclater sa voix
qui s’égrène en mitraille de notes explosives,
répercutées par les échos, frappés au cœur,
bourdonnants et guerriers ainsi que des tambours.

Alors, d’un coup de reins, les Navires brisèrent
leurs amarres tragiques, bondissant en avant,
sur la moire des flots convulsée de regards,
en l’air gonflé d’horreur et d’espoirs élastiques.

Un rêve de folie souriante et vermeille
émut les promontoires accroupis dans la mer,
et leurs contorsions de tigres enchaînés
qui hument dans l’Aurore le vent des libertés !…


Un rêve de luxure brutale et de carnage
ensanglanta les sables de la plage
squamés et miroitants tels des peaux de serpents.

Un rêve de suicide absurde et d’aventure
tonna contre le ventre cave des quais sonores,
où le ressac se traîne comme un dogue à la chaîne.

Glorieux, dominateurs, sur les grands perroquets
les drapeaux éloquents, fous de pourpre et d’azur
crièrent pour mieux tordre et dérouler leur envergure
battant fiévreusement des ailes,
tels les oiseaux des îles invoquent leur patrie.

Et d’abord, les Navires sortirent alignés,
brandissant par milliers leurs grands mâts pavoisés,
et déployèrent grandiosement leurs voiles
en tabliers tendus pour la cueille des étoiles.

Puis dépassant le goulet noir tacheté de lumière
ils s’enfoncèrent à pas lents dans l’au-delà des mers.
On les voyait de loin, déjà fourbus,
chanceler sur l’émeute des flots aux dents de scie,
près de la bouche incandescente du Soleil
qui s’accouda joyeusement aux nuages vermeils.

Et c’est ainsi, et c’est alors, parmi les gestes
chatoyants et fleuris de l’Aurore,
que les antiques Forteresses,
tremblotant sur leur siège de marbre immémorial,
avec sur les genoux des terrasses désertes
que lave coup sur coup l’horreur de l’infini,
moururent tout à coup d’avoir vu le Soleil
lascif et levantin, mordiller et manger
de ses dents embrasées, les vaisseaux puérils
aux voilures semées d’azur et de béryls
comme des violettes amollies de rosée.