Aller au contenu

La Ville charnelle/le laboureur et les pigeons

La bibliothèque libre.
E. Sansot & Cie (p. 31-35).

VII

LE LABOUREUR ET LES PIGEONS

Mais une morne lassitude épuisait mes genoux,
cependant que mon âme virant en plein azur
allumait un à un les fanaux du désir.
Je longeais les jardins transpercés de soleil,
insinuant mes pas sournois et gracieux
dans la mousse adorable où gloussent les ruisseaux.
Et la tendresse veloutait mes pieds dans la paresse
de cette vive et respirante végétation…
et j’en sortis en soulevant l’un après l’autre
mes pieds, avec délicatesse,

comme un amant retire avec lenteur ses doigts
d’entre la chevelure de sa maîtresse assoupie.

Alors levant la tête vers la sublime citadelle,
je vis les grands vitraux qui brûlaient
pareils à des prunelles consumées par l’attente.

Vers le nord le soir pur muait suavement
les molles émeraudes des prairies infinies,
diluant son azur embué de chaleur
dans l’ondulation des vertes cannes à sucre,
où les chameaux tanguaient comme des barques,
la quille disparue, et dont l’énorme charge
semblait tenir sur l’eau miraculeusement.

Cependant que des vols de pigeons serpentaient
en plein ciel et très haut, avec une mollesse
de guirlandes éblouies et de folâtres banderoles,
et tour à tour de vifs déclanchements de fouet.

Mais ils se roidissaient, par instants, en couronne,
à pic sur les villages crayeux et desséchés
qui ont l’air de pourrir ainsi que des cadavres
de vieux saints foudroyés, à la merci des hyènes.

Ô grands essors de pigeons blancs, qui tournoyez
sur les villages élastiquement,
comme de démentes auréoles,
le laboureur arabe vous permet de descendre
le soir, pour picorer à loisir dans ses prés !
Et vous pouvez couvrir de neiges illusoires
la verdeur poussiéreuse des champs d’orge et de blé !

Qu’importe si les fientes que vous déposerez
ne valent pas le blond épi que vous volez !
Nous creusons comme lui, la fosse et le sillon
sous le vol tournoyant des rêves affamés,
qui ne rendront jamais ce qu’ils ont picoré
dans les fraîches prairies de notre belle enfance !

Essors de pigeons blancs, qui ne fientez jamais
assez pour que fleurisse enfin la moisson d’or !

Et cependant voici que les ladres villages
ramassaient, accroupis, leurs habitants épars
dans l’immense velours émeraudé des plaines,
menus et précieux, tels de rares bijoux,
pour les cacher sous le manteau, à la nuit close.

Je vous vois de très haut et je crache sur vous,
ô routes commerçantes, ô chemins de fourmis,
ô grandes routes aux longs serpentements,
qui venez des montagnes fumeuses de Libye,
traçant de rouges tatouages,
parmi les poils roussis et les rides bleuâtres,
dans la peau rude et boucanée de la campagne !

Je vous vois de très haut et je crache sur vous,
ô routes commerçantes, cortèges de fourmis,

ô routes encombrées par le pesant roulis
des chariots et des buffles,
la danse guillerette des poulains harnachés,
et le sinistre va-et-vient
des chiens galeux et des mendiants tragiques !

Je vous vois de très haut et je crache sur vous,
ô riches caravanes qui passez sous mes pieds,
sur le drelin-drelin des chameaux navigants
qui ont l’air de laisser nager sur votre houle
leurs têtes ruminantes de vieilles rancunières,
leur voix d’eau qui gargouille et leur cri de poulie,
parmi les claquements de voile au vent que font
les grands burnous gonflés des chameliers !