La Ville de Trèves, étude d’histoire et d’archéologie

La bibliothèque libre.
La Ville de Trèves, étude d’histoire et d’archéologie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 56 (p. 690-724).

LA
VILLE DE TRÈVES
SON HISTOIRE ET SES MONUMENS

À quelques lieues de notre frontière du nord-ouest, à trois heures à peine de Metz, se trouve une antique cité qui a gardé un nom longtemps célèbre dans l’histoire, celui de Treviris, aujourd’hui Trèves. Elle est en dehors de ces routes que les touristes aiment à suivre avec la machinale docilité de l’étincelle qui court le long du fil électrique. Pour gagner Trèves par le chemin de fer, quand on remonte le Rhin ou qu’on le descend, il faut faire un long détour par Aix-la-Chapelle, Liége et Luxembourg, ou par Neun-Kirchen et Sarrebruck ; et on sait ce que c’est qu’un détour multiplié par la lenteur allemande. Sur dix personnes qui visitent la vallée du Rhin, il n’y en a souvent pas une qui se détourne pour voir Trèves ; parmi les rares voyageurs qui, pour se souvenir du vieux renom de Trèves et pour avoir vaguement entendu parler de ses ruines romaines et des beautés pittoresques de la Moselle, se décident à quitter les routes tracées, plus d’un peut-être revient désappointé. C’est que Trèves n’est plus aujourd’hui que le chef-lieu d’un département prussien et de la seizième division militaire, une petite ville de province où trois régimens tiennent garnison. On ne trouve pas ici le mouvement et le bruit de Cologne, de Coblentz ou même de Bonn ; pas d’industrie, pas même d’université ; des rues mornes comme celles de l’une de ces villes qui n’ont plus de raison d’être et qui ne durent que par la force de l’habitude. Pas de théâtre qui mérite ce nom ; il n’y aurait, pour entretenir une troupe, ni un petit souverain mélomane comme à Carlsruhe, ni une nombreuse et riche société bourgeoise comme à Cologne. Les officiers, qui tiennent ici le haut du pavé, passent leur temps à dresser des conscrits sur les places et les promenades désertes et à étudier, à comparer l’un à l’autre les divers crus de la Moselle, en rêvant de Cologne ou de Berlin.

Il y a pourtant mieux à faire à Trèves. Pour peu d’abord que l’on sache goûter les paysages aimables et tempérés, on trouvera les environs de Trèves disposés à souhait pour le plaisir des yeux, soit que l’on rentre en France par le bassin de la Sarre, soit que l’on descende vers Coblentz en s’abandonnant au cours de la Moselle. La vallée de la Moselle est toujours aussi fraîche, aussi verte, aussi variée d’aspect que du temps où ses beautés naturelles avaient le pouvoir d’inspirer au froid versificateur Ausone quelques vers vraiment poétiques et charmans ; mais ce qui intéressera surtout quiconque ne voyage pas uniquement pour s’étourdir de mouvement et de bruit, ce sont les imposans édifices qu’a conservés jusqu’à nos jours cette ancienne capitale de la Gaule belgique, cette cité qui fut de fait, pendant un siècle environ, la capitale de l’empire d’Occident. Dans ces grandes ruines du passé qui se dressent au-dessus des maisons de la ville moderne, dans ces débris de toute espèce que chaque année un hasard heureux ou des fouilles intelligentes font sortir du sol, il y a de quoi intéresser, de quoi retenir pendant plusieurs jours l’historien qui sait que toute l’histoire n’est pas dans les livres. Ici comme à Athènes, comme à Rome, on ressent quelque chose qu’il est plus facile d’éprouver que de décrire. Quand nous nous trouvons en présence de ces lieux historiques auxquels tant de siècles n’ont point réussi à enlever leur physionomie, et que nous contemplons ces images, ces symboles, ces édifices qui sont autant de pensées humaines réalisées, il nous semble qu’un charme magique opère en nous ; notre intelligence se replace d’elle-même dans la disposition où étaient habituellement les hommes dont l’effort a imprimé ces formes durables à la matière ; des milliers d’années ne nous séparent plus d’eux ; au lieu de nous borner à comprendre par le raisonnement quel était leur mode d’existence et l’attitude naturelle de leur génie, nous le devinons par une sorte d’intuition et comme par une pénétrante sympathie. Il y a un singulier plaisir à s’échapper ainsi à soi-même, à franchir ainsi les limites de sa courte vie et de son être borné. C’est un rêve que le réveil suit trop vite, mais dont il n’efface pas la vive impression ; on a cru un instant sentir passer en soi l’âme des races ensevelies et des peuplés qui ont vécu.
I
Ante Romain Treviris stetit annis mille trecentis.
Perstet, et æterna piace fruatur ! Amen !

Ce distique barbare, dont l’auteur inconnu traite avec tant de sans-façon les règles de la quantité latine, se lit, inscrit en grandes lettres noires, sur la façade de la Maison-Rouge, élégant, irrégulier et bizarre édifice, construit au XVe siècle, qui passe pour avoir été autrefois l’hôtel de ville ; c’est là que se trouve installée aujourd’hui la meilleure auberge de Trèves. Ainsi la première chose qui frappe ici les yeux de l’étranger, c’est cette naïve forfanterie du patriotisme local. À en croire l’interprète anonyme de la croyance populaire, Trèves serait plus vieille que Rome de treize siècles ! On ajoute même que la fondation de Trèves serait due à un certain Trebeta, fils de Ninus et de Sémiramis. Metz, sa voisine sur la Moselle, est plus modeste : elle se contente de remonter à la guerre de Troie et de se donner pour premier auteur un compagnon d’Énée ; il lui suffit de se dire contemporaine de Rome. Quelque fantastique que puisse paraître toute cette chronologie, les traditions relatives à l’ancienneté de Trèves jouissaient au moyen âge d’un grand crédit dans toute la vallée du Rhin ; ce qui le prouve, c’est que nous les voyons acceptées par ceux-là mêmes dont la vanité aurait eu intérêt à les contester. On lit sur la tour de la grosse horloge de Soleure, en Suisse, ces deux vers qui ne valent guère mieux que ceux de Trèves :

In Celtis nihil est Soloduro antiquius, unis
Exceptis Treviris, quorum ego dicta soror.

Ce qui est certain, c’est que les Trévires appartenaient à la branche kymrique de la race gauloise ; sous un nom qui s’est conservé, avec une légère altération, jusqu’à nos jours (Trèves en français, Trier en allemand), la tribu kymrique qui s’était établie sur la Basse-Moselle jouissait déjà d’une grande réputation de richesse et de puissance au moment où Jules César attaqua la Gaule chevelue. « Ce peuple, dit Jules César en parlant des Trévires, est de beaucoup le plus fort en cavalerie de toute la Gaule ; il met aussi sous les armes une nombreuse infanterie, et son territoire va jusqu’au Rhin. » Les Trévires formaient comme l’avant-garde de la famille celtique, au nord-est de la Gaule belgique, sur la rive gauche de ce grand fleuve souverain que la nature semble avoir destiné à servir de frontière entre les empires ; leurs habitudes militaires et leur ardeur belliqueuse s’entretenaient dans une lutte incessante contre les Germains, qui commençaient dès lors à peser sur la Gaule et à lancer leurs chevaux dans les flots du Rhin. La nécessité de repousser ces perpétuelles attaques occupait toute l’attention des Trévires ; le vainqueur des Helvètes et des bandes suèves d’Arioviste leur apparut d’abord comme un allié, comme un libérateur ; en 57 avant notre ère, ils laissèrent écraser par les légions, sans intervenir dans la lutte, les autres Belges leurs frères, Bellovaques, Suessons, Nerviens, Ambiens, Atrébates, Ménapiens, Eburons. Au bout de quelque temps, ils s’aperçurent que le protecteur devenait un maître, et, malgré toutes les précautions prises par César, ils s’associèrent au soulèvement qui éclata pendant l’hiver de l’an 54. Un de leurs chefs, Indutiomar, qui avait des premiers signalé le danger et conseillé la résistance, tomba glorieusement, les armes à la main, après avoir manqué détruire le corps d’armée de Labiénus. Son nom mérite d’être inscrit sur la liste des martyrs de l’indépendance gauloise, à côté de ceux d’Ambiorix, de Camulogène, de Corrée, de Lucter et de Vercingétorix.

Distraits par de nouvelles attaques des Germains, les Trévires ne s’étaient que faiblement associés à l’héroïque et suprême effort que fit échouer la chute d’Alise. Labiénus n’eut pas de peine, pendant la dernière année de la guerre, à obtenir leur soumission définitive. Quand Auguste s’occupa d’organiser la Gaule transalpine, que César avait quittée aussitôt après l’avoir conquise, et de régler l’état des différens peuples qui l’habitaient, les Trévires furent rangés parmi les peuples libres (civitates liberœ), c’est-à-dire qu’ils obtinrent de garder leurs usages et leurs lois et de se gouverner eux-mêmes, sous la condition de payer un tribut et de fournir un corps d’auxiliaires. Leur capitale, dont il est fait alors mention pour la première fois dans l’histoire, prit le nom d’Augusta Trevirorum.

Les Trévires avaient heureusement choisi l’emplacement, de leur cité principale, de leur ville du milieu, comme on disait chez les Gaulois. Elle s’était élevée à peu près au centre de leur territoire, à égale distance environ du Rhin, frontière de la Germanie, et de Divodurum, aujourd’hui Metz, capitale des Médiomatrikes. Elle était assise sur la rive droite de la Moselle, un peu au-dessous de l’endroit où la Sarre, en y versant ses eaux, la rend plus aisément navigable en toute saison. Autour du point où durent se grouper les premières habitations, tandis que les collines de la rive gauche serrent de près le cours du fleuve, celles de la rive droite s’écartent de la berge et décrivent un vaste cercle ; la ville naissante devait donc être libre de se répandre dans la plaine aussi loin qu’elle le voudrait et de s’entourer de spacieux faubourgs. De fertiles terres d’alluvion, propres à la culture de toutes les céréales, forment le fond de la vallée de la Moselle et de celles de ses affluens, partout où elles présentent quelque largeur ; les pentes des coteaux sont merveilleusement propres à la culture de la vigne, qui commençait à s’introduire dans la Gaule belgique vers le temps de la conquête. La forêt, qui s’étendait d’un côté jusqu’au Rhin, de l’autre jusqu’à la Meuse, était pleine de gibier de toute sorte, et on y chassait sans doute encore l’élan et l’aurochs, ces géans de notre faune, que le défrichement et l’adoucissement du climat ont repoussés depuis vers les extrémités septentrionales de l’Europe. Sous les chênaies de l’Ardenne erraient des porcs sans nombre, croisés avec les sangliers et presque aussi sauvages qu’eux ; la chair du porc occupait une place importante dans l’alimentation des peuples, gaulois. Sur le lit de gravier où court la claire et rapide Moselle, le poisson abondait, et on peut lire dans Ausone le nom des espèces variées que nourrissait autrefois la féconde rivière. Le saumon ne se rencontre que par accident aujourd’hui dans les eaux de Trèves et de Metz : les barrages et les roues des usines l’ont effrayé, les bateaux à vapeur l’ont mis en fuite ; mais alors il remontait la rivière jusqu’au pied des Vosges. La Sarre et la Moselle avaient de vastes et fraîches prairies où tout gros bétail pouvait prospérer ; c’était là aussi que grandissaient et que venaient se refaire, entre deux campagnes, parmi les hautes herbes du printemps et les plantureux regains de l’automne, les chevaux des Trévires, de ces hardis cavaliers, heureux rivaux des cavaliers suèves. Enfin ce qui permettait de jouir avec plus de sécurité de tous ces avantages, c’est que vingt ou vingt-cinq heures de marche à travers un pays montagneux et boisé séparaient, en ligne directe, la capitale des Trévires du Rhin, limite de la Germanie. Si l’ennemi prétendait remonter la vallée de la Moselle et en suivre les longs détours, la distance était encore bien plus grande. Trèves n’était donc pas exposée à être enlevée ou tout au moins inquiétée par un coup de main, à voir un jour, en se réveillant, les pillards suèves dans la plaine et l’incendie dans ses faubourgs.

Trèves s’agrandit et se développa rapidement sous la domination romaine. Capitale de la Gaule belgique, une des trois nouvelles provinces établies par Auguste, elle servait de résidence au gouverneur (legatus Augusti pro prœtore) que nommait l’empereur. Les Trévires fournissaient aux armées qui gardaient la frontière du Rhin des corps de cavalerie (alœ), que l’on trouve mentionnés sur les inscriptions comme dans les récits des historiens, et qui se distinguèrent souvent dans la guerre de Germanie. Avant le règne même de Claude, des nobles trévires, s’étant signalés par le concours qu’ils prêtaient à l’administration romaine ou par de brillans exploits à la tête de leur contingent, obtinrent une faveur qui n’était que fort rarement accordée aux habitans de la Gaule chevelue : ils reçurent le titre de citoyens romains.

Au moment où Jules César attaqua l’indépendance celtique, une partie de l’aristocratie gauloise avait déjà commencé à se laisser gagner par le goût du bien-être et l’amour du luxe. On voit par les Commentaires que, dans beaucoup de cités, tandis que le peuple voulait résister à outrance et se déclarait prêt à tous les sacrifices, la haute classe, après les premiers échecs, apportait des entraves à la défense, recherchait la faveur du proconsul, et se résignait sans trop d’effort à l’assujettissement, déguisé sous le nom d’alliance et d’amitié. Après la conquête, comme on pouvait s’y attendre, cette disposition devint plus marquée, et ce changement plus sensible. Les officiers civils et militaires envoyés par l’empereur, les négocians italiens qui marchaient toujours sur les traces des armées romaines, donnaient aux riches gaulois l’idée et l’exemple d’un nouveau genre de vie et de jouissances qui leur avaient été inconnues jusqu’alors. La politique, les affaires, la curiosité, avaient poussé beaucoup des principaux personnages de la Gaule transalpine à faire le voyage de la Province, comme on appelait d’un seul mot la Narbonnaise, déjà toute latinisée ; d’autres avaient été jusqu’à Rome et avaient contemplé de près, non sans admiration, les splendeurs de cette cité superbe, où s’élevaient alors, par l’ordre d’Auguste et sous sa direction, tant de somptueux édifices. Les Gaulois, partout où ils s’étaient trouvés en présence d’une civilisation supérieure, ou du moins d’une société plus riche et plus raffinée, mieux pourvue d’arts variés et plus savante en plaisirs, s’étaient toujours laissé facilement séduire par ce spectacle, et s’étaient montrés imitateurs empressés et habiles des talens et des vices de leurs voisins ; tout ce qui charmait les sens, tout ce qui flattait les yeux, tout ce qui divertissait l’esprit, les avait bien vite tentés et conquis. Il en fut ici comme dans la Gaule méridionale et comme dans la Gaule asiatique : la fusion se fit avec une singulière rapidité. Tous ceux qui avaient quelque fortune voulurent, pour l’augmenter, entrer en relation avec les nouveau-venus, et, pour en mieux jouir, se mettre à leur école et s’initier à leurs arts. Il y eut donc redoublement d’activité et surexcitation de toutes les forces. La hache fit de grandes trouées dans les bois, la culture s’étendit et se perfectionna. Les chaussées que les ingénieurs romains conduisaient à travers marécages et forêts, les ponts qu’ils jetaient sur les rivières, permirent d’amener plus facilement à la ville les produits des vergers et des champs. Sollicitée par le commerce, l’industrie prit naissance. Les débouchés ne manquaient pas aux producteurs. Sous Auguste et Tibère, Rome travaillait à s’emparer de la rive droite du Rhin pour que ses sujets et ses colons pussent habiter en sûreté la rive gauche. Sur cette étroite et longue bande de terrain dont on fit la double province de Germanie se trouvaient groupés, en moyenne, près de cinquante mille légionnaires et à peu près autant de soldats auxiliaires. Ajoutez que partout se construisaient alors des châteaux forts sur les bords du Rhin et dans les vallées qui viennent y aboutir ; des villes se bâtissaient, où affluait une population mêlée des élémens les plus divers. C’étaient, comme nous dirions aujourd’hui, des fonctionnaires romains, avec leur suite souvent nombreuse ; c’étaient des vétérans, fils de l’Italie ou soldats des cohortes auxiliaires recrutées sur tous les points de l’empire, qui avaient épousé des femmes gauloises ou germaines, et qui, leur congé obtenu, restaient dans la contrée où étaient nés leurs enfans ; c’étaient de petits marchands, accoutumés à suivre les armées et à spéculer sur les besoins, les goûts et les vices du légionnaire ; c’étaient enfin des hommes du pays, gens de métier, sûrs de trouver du travail là où tout était à créer, propriétaires et chefs indigènes séduits par les douceurs de la vie citadine. Il y avait donc là tout un peuple, toute une société nouvelle à pourvoir et à nourrir. Bientôt reliée au centre de la Gaule par une grande voie dont on retrouve encore maintenant les traces en plusieurs endroits, et qui allait aboutir à la riche capitale des Rêmes, Durocortorum, aujourd’hui Reims, Trèves était admirablement placée pour servir d’entrepôt. On ne peut donc douter, quoique les détails nous manquent, que l’oppidum celtique des Trévires n’ait bientôt vu s’élever, au milieu de ses anciennes maisons aux parois faites de claies revêtues de terre battue, aux toits couverts de chaume ou de paille hachée et pétrie avec de l’argile, des demeures plus vastes et plus commodes, ornées de ces peintures murales, de ces stucs, de ces meubles d’une sévère élégance, que l’on admire à Pompéi. La génération des compagnons d’armes de Vercingétorix n’avait pas encore disparu que déjà la plupart des nobles gaulois se piquaient de parler la langue et de copier les manières de leurs vainqueurs. C’était en partie désir inné d’apprendre, de briller et de jouir, goût instinctif du luxe et de l’éclat, en partie calcul d’ambition et envie d’attirer sur soi les yeux et la faveur de l’empereur et de ses délégués. On sait la politique qu’Auguste avait inaugurée en Gaule, et que suivirent ses successeurs immédiats : ce qu’ils tentèrent, ce qu’ils voulurent avec persévérance et succès, c’était détruire les anciennes associations, effacer les vieux noms et les vieux souvenirs, dépayser les Gaulois, si l’on peut ainsi parler, ôter à la Gaule la conscience et la mémoire. On comprend que le gouvernement romain ne dut pas être avare de ses encouragement et de ses récompenses pour ceux des Gaulois qui l’aidaient dans son entreprise, qui se faisaient ses instrumens et ses complices.

Il y avait pourtant quelques âmes plus fières qui résistaient encore à la tentation, et qui se raidissaient contre l’exemple ; tout en ne laissant rien paraître de leurs sentimens, elles conservaient en secret le culte et le regret de l’ancienne liberté, et n’avaient point perdu toute espérance de la voir renaître un jour dans la Gaule affranchie par leur courage. Nulle part ces pensées et ces dispositions n’étaient mieux justifiées que chez les Trévires : ils avaient assez peu souffert dans la grande lutte dont le principal effort avait porté sur les peuples de la Gaule centrale ; depuis l’établissement de la domination romaine, pendant que la paix dont jouissait la Gaule les aidait à fermer leurs blessures et à réparer leurs forces, les Trévires avaient envoyé l’élite de leur jeunesse s’exercer à l’école des légions, dans les rudes campagnes de Germanie, et leurs chefs se former au commandement sous des capitaines comme Drusus, Tibère et Germanicus. Les Trévires étaient alors, Tacite le dit expressément, la population la plus belliqueuse de la Gaule ; ils ne se faisaient pas faute de mépriser la mollesse des autres Gaulois, qui avaient bien vite perdu l’habitude et le goût des armes ; ils allaient même, pour mieux faire sentir la différence, jusqu’à vouloir se donner pour les frères de ces Germains qu’ils étaient accoutumés à combattre. Nerviens et Trévires se vantaient d’avoir dans les veines plus de sang teutonique que de sang celtique. Quoi qu’il en soit de cette prétention, qui ne paraît point justifiée, c’est du pays des Trévires que partirent les dernières protestations armées contre la domination romaine. En l’an 21 de notre ère, un noble Trévire, Julius Florus, l’un des personnages principaux de sa cité, conspira avec l’Éduen Julius Sacrovir, lui aussi un des chefs de sa nation, pour délivrer la Gaule des Romains. Il était déjà trop tard ; trop de liens d’habitude et d’intérêt rattachaient la Gaule à l’Italie ; l’influence romaine avait déjà trop profondément pénétré. Un fait curieux, qui prouve avec quelle promptitude s’était opérée cette transformation, c’est que, dès l’époque de Tibère, en Gaule aussi bien qu’en Galatie, tous les noms gaulois ont disparu, au moins dans la haute classe. Ces chefs mêmes, qui s’apprêtent à braver la puissance romaine au nom de la vieille patrie celtique, n’ont plus que des noms latins, Julius Florus, Julius Sacrovir, noms qui rappellent l’un et l’autre le conquérant dont la main puissante avait terrassé, une fois pour toutes, l’héroïque nation. C’était là comme un signe de vasselage, comme un secret aveu de sujétion sans espoir et de subordination enfin acceptée. Florus et Sacrovir eurent beau choisir avec assez d’à-propos, pour donner le signal de la révolte, le moment où la mort de Germanicus semblait avoir affaibli et désarmé l’empire ; ils eurent beau nouer des intelligences jusque dans les cités de l’Aquitaine et les soulever un instant, envoyer partout des agens dévoués qui rappelaient aux Gaulois la gloire de leurs pères et leur représentaient la lourdeur des impôts et les durs caprices des gouverneurs : dès qu’elle osa montrer la tête, la rébellion fut écrasée chez les Trévires comme chez les Éduens. C’était dans les clairières de la vaste et sombre forêt d’Ardenne (ar-duinn, la profonde) que Florus avait commencé à réunir ses partisans ; mais il n’avait réussi à séduire qu’un bien petit nombre de ces cavaliers trévires, accoutumés à servir auprès des légions, qui auraient pu rendre peut-être la lutte un instant sérieuse. Les troupes ou plutôt les bandes qu’il mit sur pied n’étaient composées que d’un ramassis de gens sans aveu et de quelques cliens dévoués, suivant l’ancienne coutume gauloise, à la fortune de leur patron ; aussi ne tinrent-elles pas un instant devant des détachemens de l’armée de Germanie, envoyés en toute hâte sur les lieux par les commandans romains. Florus se cacha pendant quelques semaines au plus épais des bois. Il y a encore au nord du département de la Moselle et dans le Luxembourg d’obscures forêts dans lesquelles le proscrit ou la bête fauve peut dérober longtemps sa trace au soldat ou au chasseur ; il y a d’impénétrables fourrés d’épine noire où hésitent à s’engager, pour atteindre le sanglier, les chiens les plus ardens, les veneurs les plus passionnés. C’était bien pis alors, quand il n’y avait guère à travers ces broussailles d’autres passages que les étroits sentiers frayés et foulés par le gibier. La haine sut pourtant découvrir la retraite du fugitif ; un autre chef trévire, ennemi personnel de Julius Florus, se mit à la tête des cavaliers envoyés à sa poursuite, et guida leurs pas à travers les halliers et les clairières. Se sentant serré de près, le malheureux Florus se donna la mort de ses propres mains. Presque au même moment, Sacrovir finissait de même à Autun ; il n’avait pas opposé plus de résistance aux légions, et son entreprise aventureuse n’avait pas un instant paru offrir plus de chances de succès.

Malgré ce triste dénoûment, les projets de Julius Florus et de son associé ne périrent point avec eux ; ils furent repris, cinquante ans plus tard, par d’autres Trévires, Classicus et Julius Tutor. C’était pendant que durait l’ébranlement profond causé dans tout l’empire par la chute de Néron. Tandis que d’éphémères césars se disputaient le monde et s’arrachaient l’Italie, tandis que les armées romaines, jalouses et ennemies l’une de l’autre, ne songeaient qu’à faire chacune son empereur qui lui donnât part aux fruits de la victoire, ceux des peuples sujets qui avaient conservé quelque énergie et quelque fierté, durent naturellement songer à mettre à profit ces temps d’anarchie, L’énorme édifice de la domination romaine ne craquait-il point de toutes parts ? ne semblait-il pas à la veille de se disjoindre et de s’écrouler tout entier ? Ce Capitole, vers lequel étaient tournés les yeux de toutes les nations et auquel la cité reine aimait elle-même à rattacher ses destinées, ne venait-il pas de s’abîmer dans les flammes ? Les druides surtout faisaient valoir ces présages et échauffaient les imaginations. Quoique leur nombre fût déjà très diminué et leur autorité très affaiblie, ils avaient survécu aux édits et à la persécution de Claude ; au milieu de l’agitation et du trouble qui se répandaient alors dans la Gaule, à peu près abandonnée à elle-même, on les voyait reparaître, ranimant des souvenirs mal éteints, annonçant dans un langage mystique et coloré que les temps étaient accomplis, qu’une nouvelle période allait s’ouvrir pour le genre humain, que le ciel s’apprêtait à transférer la suprématie aux peuples transalpins et à leur donner le sceptre du monde. Les Trévires étaient restés fidèles à l’empire sous Caligula, sous Claude, sous Néron même. Caligula était né et avait grandi au milieu d’eux, auprès de sa mère Agrippine, qui passait l’hiver à Trèves quand son glorieux époux ne lui permettait pas de partager ses fatigues et ses dangers. Claude était le frère de ce Germanicus dont la mémoire était restée chère à toute la Gaule et aux Germains même qu’il avait domptés ; quelque chose du même prestige couvrait encore, malgré tous ses crimes, Néron, le petit-fils du héros. Lorsque C. Julius Vindex avait soulevé contre Néron la Narbonnaise, la Lyonnaise et l’Aquitaine, les Belges s’étaient joints aux légions du Rhin pour marcher contre lui et l’écraser. Galba, quoique bientôt reconnu par toute la Gaule, avait sévi contre tous ceux qui avaient combattu Vindex. Ainsi, pendant qu’il dépouillait les Lingons d’une partie de leur territoire, il ôtait aux Trévires leur liberté pour les réduire au rang de sujets provinciaux ; de là dans toute la Belgique un profond mécontentement. Vitellius, proclamé par l’armée de Germanie, avait été aussitôt accueilli et soutenu par toute la Gaule septentrionale ; mais Vitellius emmena en Italie l’élite des troupes qui défendaient les abords du Rhin. Il avait à peine franchi les Alpes que, sur la frontière de la Belgique et des deux Germanies, l’une et l’autre dégarnies et presque abandonnées, éclatait l’insurrection des Bataves. Elle était provoquée et dirigée par Civilis, barbare d’un hardi génie, qui savait assez l’histoire de cette Rome qu’il haïssait pour s’annoncer comme l’émule des Annibal et des Sertorius. Les Trévires commencèrent par essayer de couvrir l’empire : ils construisirent à travers leur territoire un vaste retranchement destiné à protéger leur capitale et à arrêter la marche des Germains, ils parurent disposés à combattre à côté de ce qui restait de ces vaillantes armées du Rhin, leurs vieilles compagnes de fatigue et de gloire ; mais les troupes romaines, mal commandées, trahies ou se croyant trahies par leurs chefs, se firent vaincre et reculèrent, tandis que Civilis, par les égards qu’il témoignait, par les promesses qu’il faisait aux soldats et aux officiers gaulois tombés entre ses mains, ébranlait les esprits des Belges et les poussait à la révolte. Cependant Vitellius avait succombé devant les généraux de Vespasien, que les légions, malgré leurs commandans, secrètement gagnés, s’obstinaient à ne point vouloir reconnaître. L’incertitude et le trouble étaient partout, aussi bien chez les défenseurs officiels de l’empire que chez ces sujets à qui Rome ne semblait plus capable d’accorder une protection efficace contre les barbares du nord, contre un Arioviste, contre un Arminius nouveaux.

C’est alors qu’un chef trévire prit une audacieuse initiative, qui pouvait changer tout le cours des événemens. Classicus, c’est le seul nom que lui donnent les historiens latins, était à la tête de la cavalerie trévire. « C’était, dit Tacite, par sa naissance et sa richesse, le premier personnage de sa nation ; il descendait des anciens rois du pays, et sa maison avait fait grande figure dans la paix et dans la guerre ; il aimait à se vanter que, dans sa famille, on avait toujours été plutôt ennemi qu’ami des Romains. » Était-il issu de cet Indutiomar qui avait lutté contre le conquérant des Gaules ? Comptait-il aussi Julius Florus parmi ses ancêtres ? C’est ce que nous ignorons. Toujours est-il qu’aidé par un autre officier trévire, Julius Tutor, à qui Vitellius avait récemment confié la garde du Rhin, il décida les Trévires à la révolte ; Julius Sabinus entraînait en même temps les Lingons. La Gaule belgique, déjà remuée par les prédications et les prophéties des druides, fut bientôt tout entière en armes. Depuis Claude, les habitans de la Gaule chevelue pouvaient recevoir le titre de citoyens romains ; Vitellius, emmenant pour conquérir l’Italie l’élite de ses troupes, avait comblé les vides que son départ laissait dans les légions de Germanie en y versant beaucoup de ces nouveaux citoyens. Un grand nombre de ces recrues étaient peu disposées à tourner leurs armes contre leurs frères et à mourir pour l’honneur, militaire de Rome. La désertion se mit dans leurs rangs ; les légions laissèrent des émissaires de Classicus donner la mort au chef qui essayait de les retenir dans le devoir, et, se sentant serrées entre les Germains et les Belges, entre Civilis et Classicus, elles perdirent la tête, elles se rendirent sans condition, et prêtèrent serment à l’empire des Gaules, devant Classicus, assis sur son tribunal au milieu du camp, en costume de général romain. L’armée de la Germanie supérieure, cernée aussitôt après par Tutor, auprès de Mayence, prit, malgré ses officiers, qui furent mis à mort, les mêmes engagemens. Un autre corps, qui se défendait depuis longtemps contre Civilis, dans le Vieux-Camp (Santen, dans le pays de Clèves), eut beau accepter les mêmes conditions ; il fut, au mépris de la capitulation, massacré tout entier par les Bataves et les Germains.

Le serment imposé aux troupes romaines indique jusqu’où allaient en ce moment les espérances des chefs insurgés. Maîtres, par l’alliance de Civilis, de tout le cours du Rhin et de la Gaule septentrionale, Classicus, Sabinus et Tutor ne se contentaient plus de penser à s’affranchir ; ils voulaient substituer l’empire gaulois à l’empire romain, ils songeaient à franchir les Alpes et parlaient de recommencer l’expédition des Senons leurs aïeux, d’aller brûler une seconde fois cette Rome que ne sauverait plus son Capitole, aujourd’hui réduit en cendres par le bras des Romains eux-mêmes, acharnés à leur propre perte. Les Gaulois, comme après eux les Français, se sont toujours montrés aisément enivrés d’un premier succès et prompts à croire fait ce qu’ils désirent. C’était aussi un événement inouï jusqu’alors que cette défection de deux armées romaines, consentant, presque sans combat, à incliner leurs aigles devant un Trévire, et engageant leur foi à cette Gaule qui avait coutume de trembler au bruit de leurs pas. On sent encore, à l’indignation contenue avec laquelle Tacite raconte toutes ces péripéties, à celle qu’il laisse éclater dans les paroles qu’il prête à Vocula, combien l’orgueil romain dut souffrir d’un pareil affront. Rome, dès que l’ordre se rétablirait sous l’habile et ferme Vespasien, chercherait sans doute à venger cette injure ; mais ce prince n’était pas encore arrivé en Italie, et la Gaule avait tout le temps nécessaire pour se concerter et organiser la résistance, au besoin même pour prendre l’offensive. Ce qui la perdit, ce furent, sous Vespasien comme sous Jules César, ses divisions intestines. L’empire des Gaules aurait été plus grand que ne l’est aujourd’hui l’empire français, il aurait eu cette rive gauche du Rhin que nous avons su conquérir et que nous n’avons pas su garder ; mais beaucoup de siècles devaient encore s’écouler, plus d’une invasion passer sur notre sol et bien du sang l’abreuver, de nombreuses générations et beaucoup de grands hommes s’user à la tâche, avant que se fondât l’unité française, avant que fussent réunies dans un seul et même effort toutes les populations qui habitent le pays compris entre les Alpes et les Pyrénées, la Méditerranée et la Manche, l’Océan et le Rhin.

Les armées romaines n’avaient pas franchi les Alpes, que déjà la guerre civile avait éclaté en Gaule. Julius Sabinus, avec ses Lingons, avait attaqué les Séquanes, restés fidèles à l’alliance romaine, et s’était fait battre. Pour mettre fin à ces luttes fratricides, les Rêmes convoquèrent dans leur capitale, Durocortorum, une assemblée de tous les délégués de la Gaule. L’heure était solennelle. La Gaule paraissait livrée à elle-même et maîtresse de son propre sort. Les Gaulois avaient été jusqu’à la conquête romaine les enfans terribles de l’ancien monde ; ils s’étaient joués en toute sorte de hardis caprices et d’aventureuses expéditions ; ils avaient touché à tout et brisé tout ce qu’ils touchaient ; ils avaient eu, en toute entreprise, et que n’avaient-ils pas tenté ? des débuts brillans, foudroyans, pour arriver bientôt à de subits échecs, à des chutes rapides et profondes. Il s’agissait de savoir si, après avoir détruit, ils sauraient fonder, après avoir conquis, administrer, après avoir secoué le joug romain, dérober à Rome cet art de commander qui lui avait donné l’empire du monde.

Dans ce grave débat, les Rêmes, ces cliens obstinés de Rome, qui avaient commencé à douter et à désespérer de la liberté celtique avant même qu’elle fût sérieusement menacée, se firent les défenseurs de l’ordre établi, les avocats du repentir et de la fidélité soumise ; ils traitèrent l’empire gaulois de vain fantôme : c’était, dirent-ils, entre la tutelle bienfaisante de Rome et la domination tyrannique des avides et cruels Germains que la Gaule avait à choisir. Les Trévires, qui s’étaient mis, dès le premier jour, à la tête du mouvement, firent au contraire appel aux vieux souvenirs d’indépendance, au patriotisme, à l’ambition nationale. L’assemblée parut un moment se laisser entraîner par ces exhortations et séduire par ces brillantes perspectives ; mais lorsqu’il fut question de poser les bases de l’empire gaulois, toutes les anciennes rivalités éclatèrent. Avant même d’avoir commencé d’être, le nouveau royaume était déjà scindé en provinces rivales, voué à une profonde et lamentable anarchie. Avec leur ordinaire mobilité, ces vifs esprits aperçurent toutes les difficultés, tous les dangers auxquels on les poussait : « le dégoût de l’avenir, dit Tacite, fit aimer le présent. » Il serait trop long de raconter en détail la débâcle qui suivit, comment, à l’approche des troupes de Vespasien, les légions qui avaient trahi Rome retournèrent à leurs anciens drapeaux, comment les Trévires, les Lingons et les Nerviens, qui avaient seuls persisté dans la révolte, se firent battre les uns après les autres, sans avoir su concerter leurs efforts, ni donner à Civilis le temps d’arriver à leur aide. Classicus et Tutor, ces derniers et malheureux champions de l’indépendance gauloise, allèrent, avec cent treize sénateurs trévirois compromis dans la révolte, vieillir et mourir loin de leur patrie, parmi les Germains d’outre-Rhin.

L’issue de la révolte et de la guerre faillit être fatale à cette orgueilleuse Trèves qui se croyait déjà devenue la capitale d’un grand royaume. Trèves se réveilla de ce beau songe aux furieuses clameurs des légions de Céréalis, qui demandaient à grands cris l’ordre de piller et d’incendier la cité rebelle, la patrie de Classicus et de Tutor, la prétendue Rome gauloise. Il fallut, pour contenir les soldats, toute la prudence et la vigueur de Céréalis ; ce digne lieutenant de l’habile et sage Vespasien se refusa énergiquement à marquer en Gaule, par de sanglantes vengeances, les débuts du nouveau règne. Les événemens de la dernière guerre n’avaient-ils pas montré combien la Gaule était déjà plus profondément romaine qu’elle ne le savait elle-même, par quels forts et secrets liens d’habitudes et d’intérêts elle était déjà rattachée à l’Italie, tandis qu’elle sentait dans les Germains, ces alliés d’un moment qu’elle n’avait point acceptés sans hésitation et sans effroi, d’héréditaires et impatiens ennemis, de farouches conquérans que Rome seule était capable d’arrêter sur la rive du fleuve et de rejeter dans leurs marécages et leurs forêts ?

À partir de ce moment, pendant près de deux siècles, l’histoire ne nous apprend plus rien de la Gaule, surtout de la Gaule belgique. L’effort de la pression barbare, sous les Antonins, se porta plutôt sur la frontière du Danube et des Alpes que sur celle du Rhin. Gardées par des tribus germaines établies dans les limites de l’empire, les deux Germanies couvraient, comme d’une forte barrière, la Lyonnaise et la Belgique, qui, pendant toute cette période, n’eurent même pas à craindre une fois pour leur sécurité. Aucune province de l’empire, pas même l’Italie, n’était alors plus riche et plus prospère que la Gaule ; nulle ne profita mieux du gouvernement de ces bons et grands princes dont, maintenant même, après tant de siècles écoulés, on ne peut prononcer le nom sans quelque respect. Nous ne voyons pas qu’Hadrien, qui décora de tant de beaux édifices les villes de la Gaule narbonnaise, ait rien fait pour Trèves et pour les autres, cités de la Gaule belgique ; mais un fait attesté par un écrivain du IVe siècle montre quelle situation Trèves occupait dans l’empire vers la fin du IIIe. En 275, quand le sénat romain, sur l’invitation des soldats, fatigués de faire et de défaire les empereurs, eut désigné pour ce haut rang le sénateur Tacite, cet illustre corps fut saisi d’un accès de joie et de vanité un peu puérile ; semblant craindre de ne pas conserver longtemps un privilège qu’il était tout étonné d’avoir recouvré comme par enchantement, il se hâta d’annoncer aux principales villes de l’empire la marque de déférence que venaient de lui donner les légions et de leur notifier l’élection de Tacite. Ces lettres furent adressées aux sénats de Carthage, d’Antioche, d’Aquilée, de Milan, d’Alexandrie, de Thessalonique et d’Athènes, ainsi qu’à celui de Trèves. Voici la lettre envoyée à Trèves : « L’auguste sénat de Rome à la curie de Trèves : — Comme vous êtes libres et que vous l’avez toujours été, vous vous réjouirez, croyons-nous, de ce qui vient de se passer. Le droit de choisir le prince a été rendu au sénat, et tous les appels ressortiront désormais du préfet de la ville. »

On le voit, Trèves est la seule ville de la Celtique à qui le sénat de Rome fasse le même honneur qu’aux plus célèbres cités de l’ancien monde, Athènes, Corinthe, Alexandrie, Carthage. C’est que, pendant le cours du IIIe siècle, Trèves s’était trouvée, à plusieurs reprises, la résidence des empereurs, et de fait, sinon par une officielle proclamation, la capitale de l’empire. La confédération des Francs apparaît dans l’histoire vers 250 ; elle réunit, sous une fière et menaçante dénomination (les hardis, les indomptables), ces Istewungs) ces Germains occidentaux avec lesquels l’empire était en contact depuis trois siècles. À la formation de cette ligue correspond une recrudescence d’attaques sur la frontière rhénane. Les empereurs sont obligés d’accourir et de séjourner tout près de ces marches orientales sans cesse envahies et ravagées. Gallien réside à Trèves et y déploie un faste oriental, en même temps que son lieutenant Posthumus, grand capitaine à qui les légions gauloises déférèrent bientôt après l’empire, combat sur le Rhin. Posthumus, pendant ce règne ou plutôt pendant cette bataille de neuf ans qui lui valut le titre de restaurateur de la Gaule, restitutor Galliœ, dut prendre parfois ses quartiers d’hiver à Trèves ; une voie militaire reliait Trèves à Cologne (Colonia Agrippina) par Coblentz (Confluentes), tandis que deux autres la mettaient en communication avec Mayence (Moguntiacum). C’est à Trèves, bientôt après, que l’on battait monnaie à l’effigie de Victoria, « la mère des camps, » cette femme d’une haute intelligence et d’un génie héroïque qui fit successivement quatre empereurs, son fils, son petit-fils, Marius, l’ouvrier armurier, et Tetricus, gouverneur d’Aquitaine. On comprend pourquoi, après la mort d’Aurélien et l’élection de Tacite, le sénat de Rome témoigna tant d’égards au sénat de Trèves. Cette cité apparaissait déjà comme une de ces capitales secondaires qui, dans les deux derniers siècles de l’empire, se partageraient les empereurs et remplaceraient Rome, trop entêtée de son passé, trop éloignée aussi des frontières menacées.

La lettre du sénat romain n’arriva d’ailleurs probablement pas à son adresse : au moment où partait le message, la curie de Trèves était dispersée, égorgée ou captive ; un déluge de barbares, Germains et Slaves, inondait la Gaule, où soixante cités tombaient au pouvoir de l’ennemi. On manque de détails sur cette invasion, comme sur les opérations de l’empereur Probus. On sait seulement que, partout vainqueur, ce nouveau Trajan balaya devant lui tous les envahisseurs, détruisit, disait un des bulletins qu’il envoya au sénat, quatre cent mille ennemis, et repeupla aux dépens des vaincus les provinces qu’ils avaient ravagées. Les. deux Germanies, la Toxandrie (Zélande), même le pays des Nerviens et des Trévires, reçurent, comme colons ou lètes, un très grand nombre de captifs germains.

Les grands propriétaires gaulois employèrent sans doute beaucoup de ces colons à revêtir de vignes ces coteaux de la Moselle qui rappelaient à Ausone, un siècle plus tard, les coteaux de la Garonne. Domitien, craignant que le raisin ne fît tort au blé, avait défendu de planter, en Italie et dans la Narbonnaise, de nouvelles vignes, et ordonné d’arracher celles que l’on avait commencé à cultiver dans la Gaule chevelue. Les guerres civiles, qui séparèrent plusieurs fois la Gaule de l’Italie pendant un temps plus ou moins long, avaient déjà dû suspendre momentanément l’effet de ces restrictions et peut-être les faire tomber en désuétude ; ce n’est pourtant qu’au IIIe siècle, avec Probus, qui faisait planter des vignes par ses légions, que cette culture paraît avoir gagné du terrain. Des Vosges au Rhin, les collines qui bordent la Moselle se couvrirent de vignes qui gardent encore aujourd’hui une réputation qu’elles eurent bientôt conquise dans la Gaule septentrionale[1].

La nouvelle division de l’empire, établie par Dioclétien, fut favorable à la grandeur et aux intérêts de Trèves. La Belgique était, il est vrai, partagée en deux ; mais Trèves, chef-lieu de la première Belgique, était en même temps la résidence du vicaire préfectoral chargé d’administrer le diocèse des Gaules. Il y eut mieux : un des césars, Constance Chlore, y établit sa cour, et il fut imité plus tard par son fils Constantin, tant que celui-ci resta en Occident ; Maximien y avait déjà séjourné avant Constance Chlore. Trèves était devenue alors la cité la plus populeuse de la Gaule, sa vraie capitale. Constantin y éleva de somptueux édifices, que le rhéteur Eumène a célébrés en termes magnifiques et dont il subsiste des restes importans, un cirque, une basilique, un forum, un prétoire. À peine les arènes de Trèves étaient-elles construites, que le sang y coulait à flots ; soixante mille prisonniers francs, disent les historiens, y furent exposés par Constantin à la dent des bêtes ou forcés de s’égorger les uns les autres. À l’une des extrémités de l’amphithéâtre, on distingue parfaitement encore aujourd’hui le haut et spacieux canal voûté, bâti en gros blocs soigneusement appareillés, qui déversait dans un petit ruisseau ; affluent de la Moselle, les eaux troubles et rougies qui sortaient de cet abattoir, alors qu’au lendemain de pareilles boucheries on lavait les dalles sanglantes, et que l’on préparait l’arène pour des fêtes nouvelles, pour de nouveaux massacres.

Cette ville qui se passionnait si fort, comme nous l’apprend Salvien, pour les cruels spectacles de l’amphithéâtre, était pourtant déjà pleine de chrétiens. C’est à la légende qu’appartient la prédication de saint Euchaire, qui aurait été envoyé chez les Trévires par saint Pierre lui-même pour leur prêcher l’Évangile ; mais ce qui est certain, c’est qu’Agritius, évêque de Trèves, qui assista, en cette qualité, au concile d’Arles (314), avait déjà eu trois prédécesseurs. En 353, au moment où Constance convoque à Arles cet autre concile où il cherche à faire consacrer par le clergé occidental la doctrine d’Arius, le siège de Trèves est occupé par saint Paulin, que sa courageuse résistance aux caprices théologiques de l’empereur fait exiler en Orient, en même temps que saint Hilaire de Poitiers. Vers le même moment, et par suite des mêmes discussions et de la même tyrannie, le célèbre patriarche d’Alexandrie, Athanase, venait, pendant quelques années, habiter Trèves, où l’avait relégué un ordre impérial. Un peu plus tard, c’est saint Jérôme, que son père envoie à Trèves pour l’arracher aux séductions de Rome et pour le faire entrer dans la vie active en l’attachant au préfet du prétoire. Le jeune homme, emporté dès lors par une vocation impérieuse, employa tout le temps qu’il séjourna en Gaule à rechercher, pour les lire et les copier, de vieux livres de théologie[2].

Trèves est mentionnée parmi les villes qui, dans l’hiver de 355, auraient été forcées par les Francs et les Alamans. Il est difficile de préciser quelle fut l’étendue de ce désastre, bientôt réparé d’ailleurs par le courage et le génie de l’héroïque Julien. Le jeune césar s’arrêta quelque temps à Trèves, mais il préféra passer les hivers dans « sa chère Lutèce, » sur la rive gauche de la Seine, où il trouvait un climat plus doux. Après lui, Valentinien, quand il eut balayé les hordes qui avaient de nouveau envahi la Gaule après la mort de Julien, revint s’établir à Trèves, où résida aussi son fils et successeur Gratien, l’élève d’Ausone. Celui-ci, rhéteur et poète renommé, appelé de Bordeaux à Trèves par l’empereur, a chanté, dans un poème qui est une de ses moins mauvaises productions, les rives enchanteresses de la Moselle. On connaît son apostrophe à la Moselle : « Salut, fleuve qui arroses des campagnes dont on vante la fertilité et la belle culture, fleuve dont les bords sont ou plantés de vignes aux grappes parfumées, ou parés de fraîches et vertes prairies[3]. » Plus loin, il célèbre la limpidité des eaux de cette Moselle « qui n’a pas de secrets, secreti nihil amnis habens, » les images du ciel et de la terre qu’elle réfléchit dans son clair et mobile miroir, le gravier où les remous creusent de légers sillons, les grandes herbes qui se tendent sous l’effort du courant et qui livrent au flot leur longue et frémissante chevelure. Il peint ailleurs « les faîtes des villas qui s’élèvent sur les collines suspendues au-dessus de la rivière. » Comme je relisais ces vers en me promenant sur la grève, j’avais en face de moi la Maison-Blanche, charmante résidence d’été qui appartient au prince héréditaire de Hollande, gouverneur du Luxembourg. La gracieuse demeure couronne la falaise qui, de la rive gauche, regarde Trèves, ses clochers et ses ruines ; elle brille parmi les arbres, au sommet d’une côte où de place en place le grès affleure et fait saillie ; ces sombres rocs, ces larges taches d’un rouge foncé font ressortir la joyeuse verdure des gazons, des taillis et des vignobles qui tapissent les pentes. En bas coule paisiblement l’aimable rivière, qui laisse monter vers les habitans de la colline son vague et doux murmure. C’est ce qu’Ausone appelle si bien :

…… Amœna fluenta
Subterlabentis tacito rumore Mosellœ.

On trouve encore dans le poème d’Ausone deux longues descriptions, l’une consacrée aux différentes espèces de poissons que renferme la Moselle et aux plaisirs de la pêche, l’autre qui a pour objet les vendanges et la gaîté bruyante qui les suit. On rencontre partout quelques traits heureux qu’affaiblissent presque aussitôt la prolixité et la recherche ; c’est toujours le même effort pour tout peindre par le menu, pour n’omettre aucun détail, pour tout dire et tout rendre, effort qui trahit la décadence et qu’on retrouve dans toutes les littératures vieillies et fatiguées. Ausone termine en comparant la Moselle à sa Garonne natale, « semblable à une mer, » et il finit, comme il avait commencé, par une nouvelle et plus enthousiaste apostrophe à ce fleuve, sur les bords duquel il avait retrouvé une autre patrie : « Salut, mère féconde des fruits de la terre et des vaillans hommes, Moselle ! Tu as, pour parer et illustrer tes rives, une noblesse renommée, une jeunesse exercée à la guerre, une éloquence qui rivalise avec celle que l’on entend aux bords du Latium. » Laissons de côté pourtant le mérite littéraire du poème et le plaisir que le voyageur peut trouver à le parcourir, tout entaché qu’il soit d’affectation et de faux goût, aux lieux mêmes où il fut écrit. Ce qui fait, en tout cas, l’intérêt historique de cette composition, c’est qu’elle nous montre combien cette société, à la veille de la ruine et du suprême naufrage, avait encore une apparence de richesse et de force, quels coups répétés furent nécessaires pour détruire et dissiper tout le capital amassé, — pour anéantir l’agriculture et l’industrie, pour tuer les arts, — pour dégoûter l’homme de la vie. Le territoire de Trèves avait déjà été deux fois ravagé, la ville même avait été, à ce qu’il semble, deux fois prise et pillée ; les indomptables Francs, ennemis farouches qui venaient battre sans cesse la frontière, ou alliés douteux cantonnés dans les limites de l’empire, étaient là tout près de Trèves, mal contenus par les forteresses du Rhin ou campés dans le territoire trévirois, et le tableau que nous trace Ausone n’offre que de riantes et douces images ! Il semble que toutes les traces des maux passés aient déjà disparu, et que partout règnent la sécurité et la confiance en l’avenir. Ausone lui-même, tout léger qu’il soit, paraît avoir été surpris de trouver un calme si profond dans le menaçant voisinage du fleuve déjà tant de fois franchi. « Trèves, dit-il, toute proche qu’elle soit du Rhin, se repose tranquille comme en pleine paix. »

Ce qui contribuait encore à animer la ville et ses environs, c’étaient les grands établissemens publics qu’y entretenait le gouvernement romain. Comme le rappelle Ausone dans les espèces de quatrains qu’il a consacrés aux villes illustres de l’empire, et comme nous l’apprend la Notitia dignitatum, sorte d’almanach impérial ou d’annuaire qui nous a été conservé, Trèves possédait un hôtel des monnaies, un gynecium, fabrique où des femmes étaient employées à filer de la laine et à faire du drap pour l’armée, — deux fabriques d’armes, — une direction générale de l’orfèvrerie et des mines. Les écoles de Trèves étaient célèbres. De tous les professeurs de rhétorique des Gaules, le mieux payé d’après une constitution de Gratien, c’était celui de Trèves. C’est que de toutes les villes où résidèrent les empereurs du IVe siècle, pendant le cours de leurs règnes laborieux et troublés, ce fut encore Trèves qui les vit séjourner le plus souvent dans ses murs avec leur cortège d’officiers généraux et de hauts fonctionnaires. On trouve dans le code théodosien, entre 314 et 390, cent quarante-huit lois et rescrits datés de Trèves, tandis que le même recueil n’en contient guère qu’une trentaine qui aient été, pendant cette même période, donnés et signés à Rome.

Cependant le moment était venu où la force de l’attaque allait dépasser celle de la résistance. Gratien s’était déconsidéré, auprès des légions et des auxiliaires germains, en passant sa vie à tuer des bêtes fauves dans les amphithéâtres de Trèves et de Paris. Son meurtrier et successeur Maxime, qui résida aussi à Trèves, y donne le premier, malgré saint Martin de Tours, l’exemple d’une condamnation à mort prononcée pour crime d’hérésie. C’est à Trèves que fut scellée dans le sang du malheureux Priscillianus cette funeste alliance entre l’église et l’état qu’avaient ébauchée Constantin et ses fils. Que de victimes fera, pendant le long et triste moyen âge, ce pacte odieux, ce pacte sacrilège que l’on ose parfois, aujourd’hui même, célébrer et admirer à grand bruit !

C’est là le dernier souvenir de quelque importance qui se rattache à la Trèves romaine et à son rôle de capitale. Bientôt après à Maxime succédèrent Valentinien III, puis le rhéteur Eugène, créature du Franc Arbogaste. Théodose, dont le nom redouté suffisait pour contenir les barbares, réunit un instant pour la dernière fois les deux empires, puis mourut, laissant l’Occident à un incapable et lâche enfant, Honorius. La nouvelle de sa mort s’était à peine répandue au-delà du Danube et du Rhin, qu’Alamans et Francs forçaient la frontière. En 399, Trèves fut surprise et pillée par les Germains. L’apparition de Stilicon, ce barbare qui mérita d’être appelé le dernier des Romains, fit reculer les envahisseurs ; pourtant, dès 402, on trouve la résidence du préfet du prétoire des Gaules transférée à Arles, changement qui devint officiel et définitif en 418. Stilicon était mort, assassiné par Honorius. Ni le patrice Constance ni Aëtius ne songèrent à recouvrer la frontière du Rhin, contens de conserver à l’empire le pays compris entre la Somme, la Saône et la Loire. Trèves fut saccagée de nouveau en 411, en 420 et en 440. Après une cinquième destruction dont la date ne nous est pas connue, elle ne trouva un peu de repos que sous la domination des Francs-Ripuaires, qui s’y établirent en 464 ; mais Trèves, sous ses nouveaux maîtres, ne reconquit pas sa situation de métropole. Toujours rattachée, lors des divers partages qui eurent lieu sous les Mérovingiens, au royaume d’Austrasie, elle se vit préférer comme capitale l’ancien chef-lieu des Médiomatrikes, Divodurum, qui prit alors ce nom de Metz qu’elle a toujours gardé depuis lors.

Il serait trop long de suivre la ville de Trèves dans ses diverses fortunes et sous les régimes différens qu’elle a subis depuis la chute de la puissance romaine. Ce qu’il importe de remarquer, c’est que lors du démembrement de l’empire carolingien, Trèves, qui avait été d’abord une des principales cités de la Gaule, puis sa capitale, se trouva détachée du royaume de France et réunie à l’empire germanique ; son archevêque était prince temporel et souverain indépendant, un des sept électeurs reconnus par la bulle d’or. C’est une monotone histoire que celle de la lutte que soutinrent les bourgeois contre leurs archevêques pour conquérir et défendre leurs franchises municipales ; là comme partout ailleurs sur le continent, vers la fin du XVIe siècle, malgré tout le sang versé et toute l’énergie déployée dans ces longs et obscurs combats, la liberté municipale finit par succomber devant le pouvoir absolu.

Un des souvenirs les plus intéressans qui se rattachent à l’histoire des archevêques de Trèves est celui de la lutte que l’un d’entre eux, Richard de Greifenklau, soutint contre Franz de Sickingen, l’ami de Luther et d’Ulrich de Hutten et le dernier chevalier de l’Allemagne. C’est contre les murs de Trèves que vint échouer la fortune de ce brillant aventurier, en qui l’histoire a signalé de si étranges contrastes. Cet intrépide champion des droits surannés de la noblesse immédiate, cet infatigable batailleur qui ne voulait point renoncer au droit de guerre privée et qui se rattachait ainsi aux traditions du moyen âge, s’était fait en même temps le plus hardi champion des idées nouvelles en matière de religion[4]. Son rôle était trop complexe et trop contradictoire pour que ses entreprises fussent couronnées de succès ; il avait compté sur l’alliance des campagnes et des villes libres : bourgeois et paysans restèrent sourds à son appel. Après l’avoir forcé à lever le siège de Trèves, l’archevêque, aidé du comte palatin et de l’électeur de Hesse, le poursuivit jusque dans le château de Landstuhl. Franz ne se rendit qu’une fois blessé à mort, et sa fin héroïque attendrit ses ennemis agenouillés autour de sa couche funèbre.

Pendant les guerres du XVIIe siècle, Trèves, sans cesse prise, évacuée, reprise par les Français, souffrit beaucoup de ces occupations répétées, suivies ou précédées de bombardemens et d’incendies. Le XVIIIe siècle fut pour elle une ère de tranquillité relative, bien qu’elle ait été occupée par nos troupes en 1734 et 1735. Pourtant l’université que la ville avait ouverte en 1474, et qui se maintint jusqu’à la révolution française, ne fut jamais très florissante : on ne compte parmi ses professeurs aucun de ces grands savans qui, dans le courant du siècle dernier, ont commencé en Allemagne à renouveler toutes les méthodes de l’archéologie et de la philologie classique.

La prescription des droits historiques de la France sur Trèves fut interrompue, à la fin du siècle dernier, par la conquête républicaine. De 1794 à 1814, Trèves fut le chef-lieu du département de la Sarre et d’une division militaire. La domination française fit beaucoup pour la viabilité de l’ancien électorat et pour la conservation des monumens ; c’est à l’empereur Napoléon que l’on doit et la première restauration du Dôme et l’ouverture des routes de Trèves à Metz, à Strasbourg et à Liège. Le congrès de Vienne reprit Trèves à la France, supprima l’électorat, et en donna à la Prusse la capitale et le territoire.

Trèves, nous l’avons déjà indiqué, ne compte guère aujourd’hui une population plus nombreuse, n’a guère plus de vie que beaucoup de nos sous-préfectures ; on n’y rencontre même pas ces groupes d’étudians qui, pendant l’hiver et le printemps, répandent une si joyeuse animation dans les rues et les promenades de Bonn et d’Heidelberg. Il fait bon pourtant s’arrêter quelques jours à Trèves et errer parmi ses ruines, sous les belles allées de noyers qui l’entourent d’une ceinture d’ombre et de fraîcheur. Je ne connais guère de vieilles villes qui aient fait moins d’efforts que Trèves pour se transformer et se dénaturer, pour devenir des villes neuves et insignifiantes. Les saints n’ont pas été renversés au portail de ses vieilles églises, les fresques n’ont pas été effacées aux piliers de ses nefs. Là où l’on exécutait quelques travaux, comme à la Porta-Nigra, à la basilique, c’était pour réparer les ravages du temps, pour rendre aux monumens leur ancienne forme, leur physionomie primitive. Il nous reste à étudier ces monumens en eux-mêmes, à décrire ce qui subsiste encore de ce passé dont nous avons essayé d’esquisser rapidement l’histoire.


II

Le plus ancien des édifices d’Augusta Trevirorum, c’est le pont de la Moselle, le seul que possède encore aujourd’hui la ville de Trèves. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, il était resté intact, construit tout entier, piles et arches, en gros blocs de basalte appareillés sans ciment. Un mot de Tacite nous montre que ce pont existait déjà en l’an 70 de notre ère, et qu’il reliait alors la ville à de grands faubourgs situés sur la rive gauche. Il avait duré pendant plus de seize siècles ; il a fallu pour le ruiner employer ces puissans moyens de destruction dont disposent les ingénieurs modernes. Les Français l’ont fait sauter en 1689 ; il n’en resta que les piles, encore deux de ces piles furent-elles entièrement détruites. Celles-ci furent refaites, ainsi que toutes les arches, par l’électeur Charles-Louis, vers 1720, mais on n’a pas pris de basalte, « pour éviter, dit un historien de Trèves, la forte dépense de la taille, qui revient à cinq ou six louis par pièce, et du transport, les carrières étant à une distance de vingt lieues à peu près. » Les Romains, on le voit, regardaient moins à la dépense ; il semble qu’ils aient toujours voulu construire pour l’éternité. Les deux piles modernes sont faites de pierre calcaire bleue, beaucoup moins dure que le basalte, et taillée en plus petits moellons. Peut-être même ces vieilles assises romaines verront-elles encore s’écrouler, sous l’effort d’une crue de printemps, toute cette maçonnerie d’hier ; peut-être, appuyées sur leurs profonds et indestructibles fondemens, se défendant par leur poids, survivront-elles à plus d’une réparation moderne.

Un autre monument, qui paraît, d’après de récentes recherches, appartenir aussi à cette même époque, au premier siècle de l’occupation romaine, c’est la plus célèbre et la plus imposante de toutes les ruines de Trèves, l’édifice que l’on trouve désigné dans les documens du moyen âge sous les noms de Porte de Siméon, Porte de Mars, et surtout Porte-Noire (Porta-Nigra). On a beaucoup discuté, on discute encore sur l’âge et la destination de cet édifice. La vanité des archéologues trévirois avait commencé par y chercher un ouvrage celtique ou étrusque, rêveries qui ne méritent pas l’honneur d’une réfutation. Dans des travaux postérieurs et qui méritent plus d’attention, on a attribué cette construction tantôt à Constantin, tantôt à Gratien ; d’autres même sont descendus jusqu’à la domination franque. Quelques archéologues ont voulu voir un palais ou une basilique là où la tradition populaire reconnaissait une des portes principales de la cité antique. Une curieuse et savante étude, présentée dernièrement à l’Académie de Berlin par un des premiers épigraphistes de l’Allemagne, M. Hübner, vient, sinon de lever toutes les difficultés, au moins de trancher, pour beaucoup d’esprits non prévenus, la question principale.

Il est difficile, sans le secours de la gravure, de faire comprendre, à qui ne l’a point vu, la disposition et le plan d’un édifice quelconque. Disons pourtant que la Porte-Noire (c’est là le nom le plus généralement employé) est une construction rectangulaire, dont une sorte de cour occupe le centre. Il y a donc deux façades, l’une tournée vers l’ouest ou l’intérieur de la ville, l’autre qui regarde l’est, c’est-à-dire le Rhin et l’Allemagne. Ces deux façades sont percées chacune de deux larges passages voûtés qui se correspondent de l’une à l’autre. Au-dessus de ces deux spacieuses arches court de part et d’autre un double étage de galeries ; des colonnes doriques adossées séparent des fenêtres en plein-cintre. Ce corps central est flanqué de deux tours saillantes, carrées du côté de la ville, semi-circulaires à l’extérieur. Les tours ont ou plutôt elles avaient trois étages. C’est que cet édifice, comme tant d’autres nobles débris de l’antiquité, a été mutilé et transformé au moyen âge. L’évêque Poppo ayant entrepris, en 1028, le pèlerinage de la Terre-Sainte, en ramena un anachorète, nommé Siméon, qui, à son arrivée à Trèves, s’établit au sommet de la Porte-Noire et y passa tout le reste de sa vie. Cet émule de saint Siméon Stylite, ce rival des santons de la Turquie et des fakirs de l’Inde, se fit ainsi une telle réputation de sainteté, qu’après sa mort on le canonisa. De plus Poppo convertit en une église le bâtiment où son ami avait mené une vie si méritoire, et qui désormais lui fut consacré. En conséquence, une abside semi-circulaire dut être ajoutée à l’une des extrémités. Cette église, qui en formait trois l’une au-dessus de l’autre, servit au culte jusqu’à la fin du siècle dernier. Transformée, en arsenal et en magasin pendant la domination française, elle est aujourd’hui un musée ; on y a réuni des antiquités romaines et du moyen âge trouvées sur divers points de la ville et de son territoire. C’est le gouvernement prussien qui, reprenant une pensée de l’empereur Napoléon, l’a rétablie autant que possible telle qu’elle était avant que la destination n’en fût changée ; seulement il a laissé subsister l’abside romane, et il n’a pas restauré celle des tours dont l’étage supérieur avait été abattu pour donner à l’ensemble l’apparence d’une église. C’est en 1825 que la double porte a été rouverte au public ; c’est là qu’aboutit la Simeon-strasse, une des principales rues de Trèves.

Personne ne doute plus guère maintenant que la Porte-Noire ne soit bien une porte de ville. Une première présomption dont il faut tenir grand compte, c’est d’abord cette persistance d’une tradition qui, nous le voyons dans des documens écrits remontant au XIe siècle, n’a jamais varié, ne s’est jamais interrompue. Se met-on à étudier de plus près l’édifice, toute l’ordonnance confirme cette impression première. Ce sont ces deux passages voûtés qui se répètent sur les deux façades ; ce sont, du côté de la campagne, ces deux tours saillantes et semi-circulaires, ces deux propugnacula, appendice presque nécessaire de toute porte romaine, disposition que l’on retrouve, dans des constructions analogues, à Pérouse, à Vérone, à Barcelone et dans plusieurs autres villes. C’est la cour qui sépare les deux faces du bâtiment, avec les fenêtres qui s’ouvrent dans chacune d’elles ; du poste élevé qu’ils occupaient, les défenseurs de la place accablaient de leurs traits l’ennemi qui s’approchait des murs. Celui-ci avait-il forcé la première porte, on pouvait encore l’écraser sous une grêle de projectiles dans cet espace étroit où il était forcé de s’engager ; quelques-uns des assaillans avaient-ils réussi à franchir la porte intérieure, et commençaient-ils à pénétrer dans la rue, ils risquaient encore d’être pris à dos, de se trouver serrés entre les défenseurs des premières maisons et les combattans restés maîtres des galeries supérieures de la porte. On a signalé la même combinaison et un semblable arrangement dans deux édifices dont la destination ne fait pas l’objet d’un doute, les portes romaines d’Autun et d’Aoste. Le plan est sensiblement le même ; la différence est surtout dans les détails de l’architecture et dans les proportions. Ici, comme à Aoste, on reconnaît la place de la herse mobile, dont l’emploi fut adopté par notre architecture du moyen âge. Ajoutons un dernier trait : les recherches faites sur la direction de l’ancien mur de Trèves ont prouvé qu’il venait se rattacher des deux côtés à la Porte-Noire, que des passages faciles à barricader reliaient à la courtine. Tout concourt donc à démontrer que c’était bien là une porte fortifiée qui couvrait le côté le plus exposé de l’enceinte, l’endroit où venaient aboutir les voies militaires qui se dirigeaient vers la Germanie et qui en ramèneraient les invasions barbares. De petites poternes s’ouvraient probablement en différens points des murailles ; mais on avait voulu faire de l’entrée principale une sorte de fort détaché capable de contenir une garnison nombreuse et d’opposer une longue et vigoureuse résistance. Des planchers de bois, aujourd’hui détruits, séparaient les différens étages, et formaient ainsi, au-dessus de la double voie comme dans les tours latérales, de vastes salles qui pouvaient renfermer, outre les défenseurs de la forteresse, de grands dépôts de provisions et d’armes de toute espèce.

Il reste à déterminer l’époque où fut construit l’édifice. Les matériaux employés fournissent une première indication. L’édifice est tout entier bâti en gros blocs de grès, dont la couleur sombre a valu à ce monument son surnom populaire. Beaucoup de ces blocs ont de 2 à 3 mètres de long. Tous sont assemblés sans ciment, au moyen de crampons de fer, dont la plupart ont disparu ; on en montre pourtant encore quelques-uns dans l’intérieur de la Porte-Noire. C’est là un appareil qui ressemble fort à celui du pont de la Moselle, et que l’on rencontre souvent dans les constructions romaines de la république et des deux premiers siècles de l’empire ; mais est-ce celui qu’aimaient à employer les architectes des IVe et Ve siècles de notre ère ? est-ce celui que l’on trouve dans les autres monumens de Trèves, — dans l’amphithéâtre, les thermes et la basilique, — à Constantinople, dans le palais de Constantin ou dans les parties même les plus anciennes de l’enceinte, — à Rome, dans les murs d’Aurélien ou dans la grande basilique du Forum, — à Paris, dans les thermes de Julien ? Ne préférait-on pas alors le petit appareil, des moellons noyés dans un bain épais de mortier, et reliés de place en place par des cordons de briques ? Au contraire, c’est ce grand appareil sans ciment que l’on rencontre à Aoste, dans cette porte qui date certainement de la fondation même de la colonie, et qui appartient ainsi au règne d’Auguste.

M. Hübner a signalé le premier un autre ordre d’indices qui conduisent aussi à reporter au Ier siècle de notre ère la construction de la Porte-Noire : je veux parler des caractères qui se lisent encore très distinctement gravés sur une des faces d’un très grand nombre des blocs de grès. Ces caractères forment des groupes de deux, trois ou même quatre lettres qui ne sont que des abréviations de noms propres. Je citerai AGE, MAR, MAG, AIVL, SEC, COM, CROBI, CAM, etc. D’autres exemples analogues, les inscriptions que portent les briques, les tuiles, les tuyaux d’argile, les noms écrits en entier ou en abrégé, que M. Hübner a lus sur les blocs de travertin du Colisée, conduisent à penser que l’on a là des espèces de marques de fabrique. Les lettres se trouvant souvent ici renversées la tête en bas, par suite de la position qui a été donnée dans la construction au bloc qui les porte, on peut conclure de ce fait que c’est sur les chantiers que les pierres ont reçu ces empreintes. J’inclinerais donc à croire que nous devons chercher dans ces groupes les noms, les marques des différens entrepreneurs appelés à concourir aux travaux. Quoi qu’il en soit de cette explication, ce qui est certain, c’est que la forme de ces lettres, contemporaines de l’érection de l’édifice, nous fait songer aussitôt à une époque très voisine de la fin de la république. Sans suivre ici M. Hübner dans la discussion paléographique où il s’est engagé au sujet de ces inscriptions, il nous suffira de dire que nous en avons, l’automne dernier, recopié plusieurs nous-même, et que nous avons pu ainsi reconnaître la parfaite exactitude du tableau qu’il en a dressé. À quelques lettres près, qui ne se sont encore trouvées jusqu’ici dans aucun des groupes, vous pourrez tirer de ces listes l’alphabet dont se servaient les tailleurs de pierre trévirois au moment où fut construite la Porte-Noire. Or comparez cet alphabet à ceux que nous fournit, pour le dernier siècle de la république, le célèbre paléographe de Bonn, Frédéric Ritschl, et aux graffiti de Pompéi ; vous serez frappé de la ressemblance. Comme vous le reconnaîtrez tout d’abord, plusieurs de nos lettres de Trèves ont encore une physionomie archaïque, et toutes se rapprochent plutôt de ces formes rondes et carrées qui dominent jusque vers la fin du Ier siècle que de ces formes allongées et grêles qui commencent à se rencontrer vers l’époque de Trajan. Quant à croire ces caractères contemporains de Constantin ou de Gallien, on ne peut y penser un instant. Pour faire descendre jusqu’au IVe siècle la construction de la Porte-Noire, il faudrait admettre une hypothèse qui ne présente guère de vraisemblance : il faudrait prétendre que l’architecte de ce monument aurait employé des matériaux préparés deux siècles plus tôt pour quelque autre édifice de la Trèves primitive.

L’esthétique s’accorde ici avec l’archéologie et la paléographie pour nous conduire à reporter bien plus loin qu’on ne le fait ordinairement la construction de la Porte-Noire. Dans l’ordonnance de l’ensemble, dans la sévérité des lignes et la fermeté des profils, dans ces fenêtres cintrées que séparent des colonnes adossées, on retrouve quelque chose du théâtre de Marcellus et de plusieurs autres monumens de cette grande époque. C’est le même esprit, le même principe, comme on dit en termes d’atelier, mais avec une exécution moins fine et moins soignée. C’était ici, qu’on ne l’oublie pas, une forteresse, non un ouvrage de luxe, comme un théâtre ; enfin Trèves n’était pas Rome, c’était une colonie militaire fondée sur une terre barbare. Aussi bases et chapiteaux, architrave, frise et corniche, tout a été aussi simplifié que possible ; tout ce qui était de pure ornementation a été supprimé ou seulement indiqué. Je ne sais pourquoi M. Hübner a négligé cette comparaison, qui vient si à propos confirmer l’opinion qu’il a eu le mérite d’émettre le premier. Il me semble y avoir là un nouvel et très fort argument à l’appui de la thèse qu’il soutient.

Nous venons de donner un curieux exemple des services que peuvent rendre à l’histoire des études que volontiers, en France, nous traitons encore avec dédain ; c’est, à tout prendre, la paléographie qui nous a fourni ici le plus sûr critérium. On peut faire un pas de plus à l’aide d’un mot de Tacite. « Les légions, nous dit-il en racontant la guerre de l’an 70, viennent camper, sans changer de route, sous les murs de Trèves. » Trèves était donc entourée dès ce moment d’une enceinte fortifiée, et il est probable que la Porte-Noire faisait déjà partie de cette enceinte. En effet, cet édifice ne paraît pas avoir jamais porté d’inscription ; si à une époque postérieure il avait été ajouté à l’enceinte primitive, une inscription, tout le fait présumer, aurait rappelé le nom du prince sous lequel aurait été exécuté un si grand ouvrage. Si au contraire ce monument appartient à un travail d’ensemble, exécuté en une seule fois lors de l’établissement de la colonie, on comprend qu’aucune inscription spéciale n’ait été jugée nécessaire pour indiquer l’époque de la construction. On a fait la même remarque pour la porte d’Aoste, qui, elle aussi, ne porte pas d’inscription. M. Hübner croit, à divers indices, que la colonie aurait été fondée, comme la Colonia Aggrippina (Cologne), sous Claude, c’est-à-dire vers 40 après Jésus-Christ. Dans cette hypothèse, on s’expliquerait aisément une particularité qu’il importe de remarquer. À la Porte-Noire, sur bien des points, le ravalement n’a pas été terminé ; beaucoup de chapiteaux n’ont été que dégrossis. C’est que les désordres qui suivirent la mort de Néron auraient fait suspendre les travaux avant que les ouvriers eussent entièrement fini leur tâche ; interrompus par la révolte des Trévirois, ils n’auraient jamais été repris depuis lors. On pourrait citer, dans l’antiquité et dans les temps modernes, plusieurs exemples d’édifices qui sont restés ainsi inachevés. Nous aurions donc aujourd’hui la Porte-Noire dans l’état même où l’ont laissée la rébellion de Classicus et de Tutor, la guerre de Civilis et des Bataves.

La Porte-Noire est le plus imposant des monumens antiques de Trèves, celui qui, par sa masse, par la noblesse de son style, par sa surprenante conservation, produit le plus grand effet sur le voyageur et témoigne le mieux, pour qui n’aurait point vu l’Italie, de la puissance et de la grandeur romaines. Les autres ruines de Trèves nous font descendre au IIIe siècle ; elles datent du temps où Trèves était la première ville des Gaules et la résidence des empereurs, et pourtant qu’elles sont moins belles et moins intéressantes que la Porte-Noire ! C’est que les temps sont bien changés : on cherche surtout l’apparence, l’ostentation de la richesse ; l’architecte, comme s’il sentait que le temps lui manque et qu’il n’est point sûr du lendemain, aime les matières qui sont d’une mise en œuvre facile et rapide, telles que la brique. Il la cache, il est vrai, sous des peintures à fresque, sous des revêtemens de stuc et de marbre ; mais, une fois ces revêtemens abattus par le temps, que reste-t-il d’une construction en briques, sinon des masses énormes et confuses, sans contours arrêtés, sans cette nette et vive silhouette que conserve, même aux trois quarts détruit, un monument de pierre ou de marbre ? La brique d’ailleurs, par sa nature même, se prête difficilement à recevoir des moulures en saillie ; partout où elle est seule employée, l’œil est exposé à rencontrer souvent de grandes surfaces verticales, plates et froides, ou manquent ces passages d’un plan à un autre et ce jeu des ombres qui font la beauté d’une façade, ou même d’une muraille en pierre, dès qu’elle a son soubassement et son entablement.

Tel a toujours dû être le défaut de la basilique, grand édifice rectangulaire terminé par une abside, construit tout entier, en briques. Ce monument, où l’on a voulu chercher aussi un palais, un bain, un théâtre, un hippodrome, paraît bien mériter le nom sous lequel il est généralement connu à Trèves, celui de basilique de Constantin. Ce serait, selon toute apparence, cette demeure de la justice, sedes justitiœ, dont parle avec admiration le rhéteur Eumène, et que Constantin, selon lui, aurait élevée « jusqu’au ciel et jusqu’aux astres qu’elle était digne d’atteindre[5]. » La basilique était extérieurement revêtue d’un enduit qui portait des peintures ; sur un fragment de fresque retrouvé il y a quelques années, on voit des enfans parmi des arabesques, motif bien agencé et d’un mouvement agréable. Malgré cette décoration, ils ne durent jamais flatter beaucoup le regard ces grands murs unis percés de deux rangs de fenêtres encadrées entre d’assez lourds contre-forts.

Intérieurement, l’effet devait être plus heureux, autant que l’on peut en juger par les admirables basiliques de Rome et par la restauration qu’a fait entreprendre ici le gouvernement prussien, et qui est maintenant achevée. L’ancien tribunal sert aujourd’hui d’église luthérienne. La muraille occidentale existait presque dans toute sa hauteur ; la muraille orientale n’a été détruite qu’au siècle dernier par les archevêques de Trèves, qui avaient compris cette ruine dans leur palais ; enfin quelques restes de soubassemens ont fait retrouver les dimensions de l’abside. Ce qui a manqué pour que l’édifice retrouvât sa première splendeur, ce sont les matériaux précieux, dont l’emploi aurait été trop dispendieux ; ainsi on n’a pas rétabli le beau pavé de marbre noir, blanc et rouge, mêlé à du porphyre vert, dont on a ramassé les débris et relevé le dessin dans le vestibule. Sur les parois internes, des peintures ont aussi remplacé les revêtemens de marbre. À cela près, la restauration paraît avoir été bien entendue, et semble reproduire assez fidèlement l’aspect primitif du monument. Une charpente apparente, peinte d’un ton de chêne, supporte la toiture. L’œil, que rien n’arrête dans cette vaste salle, atteint tout d’abord la spacieuse abside, au-dessus de laquelle s’arrondit une demi-coupole. Cette abside est élevée sur plusieurs degrés ; l’autel marque le milieu. Derrière la place qu’il occupe se dressait, adossé au fond de la basilique, ce siège du magistrat où l’évêque s’est assis quand le christianisme s’est emparé des basiliques, moins souillées à ses yeux que les temples, et les a consacrées au Dieu Unique, au juge miséricordieux et redoutable, au rémunérateur suprême. Par un singulier hasard, la basilique de Trèves devait attendre quinze siècles avant d’être convertie en église ; nous ne voyons pas qu’au moyen âge elle ait jamais reçu cette destination. Sous le nom de Palatium Trevirense, cet édifice est sous les Francs la résidence du gouverneur de la ville ou du roi. Plus tard, ce sont les archevêques qui s’y établissent et s’y fortifient, à l’abri de ces épaisses murailles romaines. Quand les temps furent plus tranquilles, ils en abattent une partie pour se mettre plus à l’aise et pour élargir leurs appartemens. Pendant l’occupation française, ce fut une caserne. Malgré les grands travaux exécutés par la Prusse, la basilique n’est pas encore détachée complètement des lourdes constructions où l’avaient englobée les électeurs de Trèves. L’administration qui a commencé cette œuvre de réparation devrait tenir à honneur de l’achever, fût-ce même aux dépens de la caserne qui occupe encore le palais des électeurs ; mais le gouvernement prussien d’aujourd’hui poussera-t-il l’amour de l’archéologie jusqu’à risquer de démolir une caserne pour restaurer une basilique ?

On a pris, disions-nous plus haut, la basilique pour un bain ; c’est évidemment là une erreur qui ne soutient pas l’examen. Ce qui a causé cette méprise, c’est un fait réel, mais d’abord mal expliqué. Au pied et en dehors du mur occidental, on a trouvé un grand fourneau d’où partaient des conduits se dirigeant vers l’intérieur de l’édifice. Après réflexion, on a reconnu qu’à ce détail près, l’édifice ne présentait aucune des dispositions qui conviennent à des thermes. On a donc vu là un simple calorifère destiné à chauffer, l’hiver, la haute et large salle où juges, plaideurs et curieux avaient souvent à rester immobiles pendant de longues heures. Pénétrant dans l’épaisseur des murs, courant sous le dallage, des tuyaux d’argile versaient, par de nombreuses bouches, l’air chaud dans la vaste nef. C’est d’hier seulement que nous avons commencé à chauffer nos églises, nos tribunaux, tous nos grands édifices publics : à vrai dire, nous avons bien moins inventé que nous n’aimons à nous le figurer et à le dire. Cet art, ce procédé, vous croyez l’avoir découvert le premier ; prenez la peine de chercher dans cette riche succession que l’antiquité a léguée au moyen âge, succession que cet insouciant et incapable héritier n’a pas su gérer et exploiter, qu’il n’a même pas eu soin d’inventorier au moment où il la recevait : souvent, parmi tant d’objets précieux qu’a laissé s’accumuler en désordre et se détériorer lentement une triste incurie, parmi tant de trésors, qui sont devenus des débris et des rebuts, vous rencontrerez tout d’un coup ce que vous croyiez le plus moderne, le plus nouveau, le plus complétement inédit.

Un de ces secrets d’autrefois que nous venons de retrouver, c’est l’usage ordinaire et fréquent des bains chauds. Sans l’ordre exprès du médecin, dans nos campagnes, un paysan ne songerait jamais à prendre un bain ; dans nos villes, c’est à peine si, grâce aux efforts de l’assistance publique et de la charité privée, l’habitude de ces soins hygiéniques commence enfin à pénétrer dans les classes inférieures de la population. C’est là un legs du moyen âge, un fruit de son ignorance et de son ascétisme, une suite naturelle du mépris qu’il professait pour le corps. Chez les anciens au contraire, à l’époque romaine surtout, grands et petits, riches et pauvres, ont également l’usage et le goût de ces continuelles ablutions ; il en est encore ainsi en Orient, où le portefaix ne saurait pas plus que le pacha se priver d’aller au bain une fois au moins par semaine. La Trèves romaine, capitale des Gaules et même, pendant un siècle, capitale de l’empire d’Occident, devait avoir ses thermes, imités de ces thermes de Titus, de Caracalla et de Dioclétien qui comptaient parmi les plus somptueux et les plus gigantesques monumens de l’art romain et de la magnificence impériale.

On a généralement cru reconnaître les bains publics de Trèves dans un édifice, tout entier construit en briques, auquel s’appuyait l’angle sud-est des fortifications. Il y a peu d’années, ces ruines étaient tellement enfouies, que les fenêtres du premier étage formaient l’une des entrées de la ville ; c’était ce que l’on appelait la Porte-Blanche (Porta-Alba), la couleur des briques étant plus chaude et plus gaie que celle du sombre grès de la Porte-Noire. Le gouvernement prussien a fait déblayer ces ruines, et les fouilles se prolongent encore sur un terrain voisin qu’il a récemment acquis et où se continuent les constructions. Jusqu’à ce que l’on ait dégagé tout le périmètre de ce monument, que l’on en ait étudié toutes les dispositions, et qu’on en ait dressé un plan exact, il sera difficile d’en déterminer avec quelque certitude le véritable caractère ; on pourra y voir, tantôt un théâtre de pantomimes, tantôt une basilique plus tard transformée en église chrétienne, tantôt une partie du Capitole de l’ancienne Trèves. L’opinion de Wyttenbach, qui a le premier parlé de thermes, me parait pourtant la plus vraisemblable. L’étendue considérable que paraît avoir occupée cet édifice est déjà une première présomption ; on sait quel espace couvraient à Rome les thermes de Caracalla ou ceux de Dioclétien. L’aspect général rappelle aussi celui de ces ruines célèbres ; ce sont de grandes salles avec des absides semi-circulaires, ce sont des souterrains soigneusement voûtés où conduisent de nombreux escaliers. Il semble que l’on distingue aussi l’emplacement de larges bassins, de piscines placées au centre des plus vastes pièces. Il y a certainement, près de l’entrée actuelle et de la maison du gardien, les restes d’un énorme fourneau, Quoi qu’il faille en penser, ces ruines sont, après celles de la Porte-Noire, les plus pittoresques de Trèves et celles qui rappellent le mieux l’Italie. À travers les hautes arches béantes, on aperçoit ou les clochers de la ville ou les riantes campagnes qui l’entourent ; les rougeurs de la brique se marient heureusement à la fraîche verdure des gazons et des broussailles qui poussent parmi les décombres, des grands noyers dont la tête ne parvient pas à atteindre le faîte de ces murs croulans.

Un édifice qui ne prête point aux mêmes incertitudes, c’est l’ancien amphithéâtre, situé à cinq cents pas des thermes, à l’entrée de l’Olewigthal. Comme celui de Cyzique, en Asie-Mineure, cet édifice a été en grande partie taillé dans le tuf d’une colline, et les architectes ont ainsi abrégé singulièrement la durée du travail et probablement diminué les frais. Les gradins ont complètement disparu ; pendant le moyen âge, l’amphithéâtre servait de carrière. Un diplôme d’un archevêque de Trèves fait don de ces ruines, en 1211, à l’abbaye de Himmerode, qui avait des bâtimens à élever, « attendu, dit cette charte, qu’il ne peut résulter aucun avantage public de ces vieilles masures, restées inutiles depuis tant de siècles. » Il ne subsiste aujourd’hui que l’arène avec son dallage et la rigole qui règne tout à l’entour, le podium, fait de pierre de taille de petite dimension, soigneusement appareillée avec du ciment, l’entrée de quelques caveaux s’ouvrant dans le mur du podium, enfin les deux grandes allées qui avaient été creusées dans la colline pour que, du nord et du sud, chars, chevaux, bêtes féroces et gens pussent entrer de plain-pied dans l’arène. Comme le Colisée, l’amphithéâtre de Trèves a servi de forteresse ; ainsi l’on sait que lors de l’invasion des Vandales, en 407, la plus grande partie de la population de Trèves se réfugia dans l’amphithéâtre et s’y retrancha. En 1764, il servit au contraire à l’ennemi qui attaquait la ville. Les Français s’y établirent et s’y fortifièrent, pour de là bombarder Trèves.

C’est à cet amphithéâtre que se rattachent les derniers souvenirs de la Trèves romaine ; dans le cours du Ve siècle, c’est sur ces gradins, qui pouvaient contenir environ soixante mille personnes, que les habitans de la malheureuse Trèves venaient se presser entre deux catastrophes, pour chercher dans les fiévreuses émotions de ces cruels spectacles quelques heures d’insouciance et d’oubli. Quand les barbares s’étaient retirés, rassasiés de pillage et de meurtres, emportant leur butin, emmenant leurs prisonniers, quand fumaient encore les décombres des édifices livrés aux flammes et que dans chaque famille il y avait quelque place vide, ce qu’imploraient à grands cris les survivans, ce n’était point qu’on arrachât aux barbares leurs victimes, ni que l’on mît les murs de la cité en état de résister à une nouvelle attaque, c’était que l’on se hâtât de réparer le cirque et d’y mêler le sang des hommes à celui des ours et des panthères. C’est cette passion, c’est ce délire qui inspire à Salvien, un prêtre de Cologne qui a étudié et vécu à Trèves, cette éloquente et pathétique apostrophe : « Vous désirez des jeux publics, habitans de Trèves ; après le sang, après les supplices, vous demandez des théâtres, vous réclamez du prince un cirque ; mais pour qui ? pour une ville épuisée et perdue, pour un peuple captif et ravagé, qui a péri ou qui pleure ! »

C’est encore un édifice romain, le palais, dit-on, de l’impératrice Hélène, mère de Constantin, qui forme la partie centrale, le noyau du Dom de Trèves, la plus ancienne cathédrale de l’Allemagne. Il est difficile à première vue de reconnaître la construction primitive sous toutes les additions, sous tous les changemens postérieurs. Consacrée à saint Pierre, par l’évêque Agritius, vers le commencement du IVe siècle, elle subit déjà une première restauration au VIe siècle, par les soins d’un archevêque correspondant de Justinien, Nicetius, qui demande des ouvriers à l’empereur et les obtient. L’église est brûlée, après Charlemagne, par les Normands, et reste quelque temps abandonnée ; puis elle est rétablie et agrandie en 1019, et encore remaniée au XIIIe siècle. Les réparations exécutées en 1717 et 1810, à la suite d’incendies, n’ont pas pu ne point faire chacune disparaître quelques parties de l’ancienne construction. Aussi éprouve-t-on quelque perplexité quand on se trouve au milieu de l’édifice actuel, au centre de cette croix qui se compose d’une triple nef et d’un double chœur. Si l’on veut sortir d’embarras et apprendre par quelle série d’altérations l’église est devenue le monument complexe et bizarre que l’on vient de visiter, il faut tâcher de se faire présenter au chanoine Wilmosky, et d’avoir le plaisir de parcourir avec lui la cathédrale.

Je ne sais ce qui a conduit M. le chanoine Wilmosky à commencer ses études sur l’ancienne Trèves ; mais personne ne connaît comme lui ce que cache ce terrain tout formé de la poussière du passé, et où le sol romain se trouve, dans certains quartiers de la ville, à quinze pieds au-dessous du sol actuel. Il ne s’est pas, depuis une vingtaine d’années, trouvé à Trèves un fragment antique, découvert les soubassemens d’un édifice, les restes d’une maison, que M. Wilmosky n’ait aussitôt examiné, décrit, dessiné d’un habile et fidèle crayon ce débris de la cité romaine ; il vous fera, par l’archéologie, l’histoire de la civilisation qui a laissé ici tant de monumens, il vous expliquera comment, sous les premiers Flaviens, après la défaite de Classicus et de Tutor et l’apaisement de la révolte, Trèves commence à devenir tout à fait une ville latine, qui appelle à son aide, pour s’orner et s’embellir, tous les arts de l’Italie ; c’est à cette époque qu’il attribue des fragmens de fresques exécutées dans un style élégant et sobre, tout à fait digne des peintures de Pompéi, fragmens qu’il a retrouvés dans les couches les plus profondes du sol. C’est aussi du IIe siècle que daterait l’admirable mosaïque découverte à Nennig, dans les ruines d’une villa romaine, magnifique demeure de quelque sénateur trévirois. Cette mosaïque est l’une des plus remarquables qui existent, la plus belle certainement qui ait été trouvée de ce côté-ci des Alpes. La composition en est heureuse et d’un grand effet décoratif, la couleur a une franchise et une hardiesse rares. Au IVe siècle, l’élégance est remplacée par la richesse. Sous Valentinien et Gratien, aux fresques succède partout un étalage de matériaux précieux ; les murs des maisons et des édifices publics se recouvrent de marbre et de porphyre. Par-dessus tous ces débris s’étendent aujourd’hui d’épaisses couches de cendres, monument du passage des Francs et de tant de cruelles et successives dévastations. Enfin çà et là se découvrent les traces des restaurations franques, des maladroits efforts tentés par quelques grands personnages du VIe et du VIIe siècle pour copier le luxe de la civilisation romaine, des peintures à la détrempe essaient d’imiter sur les murailles les veines du cipollino ou les capricieux dessins de la brèche africaine.

Mais ce que possède surtout M. Wilmosky, c’est l’histoire architecturale du Dom. Il a dirigé, comme architecte, la dernière restauration, qui a duré, si je ne me trompe, dix ans, et qui a été terminée en 1844. Pendant tout ce temps, il a fouillé le sol de la cathédrale, il en a interrogé les murs et sondé les énormes piliers ; il a pu, grâce à sa situation exceptionnelle et à cette étude incessante et passionnée, déterminer à quel siècle appartenait chaque partie de l’édifice et distinguer, dans ces massifs épais, les contours et l’étendue de la basilique primitive. Dans son ardeur de recherches, il a dégagé peu à peu la vieille basilique de tout ce qui la cachait aux regards. Seul M. Wilmosky sait où commence et où finit l’antique construction, et il lui déplaît de découvrir aux profanes ce qu’il a eu tant de peine à trouver ; mais qu’il reconnaisse en vous un frère en archéologie, quelqu’un d’initié à ces études et qui admirera, au lieu d’en sourire, une si sincère passion, il vous fera les honneurs de sa cathédrale et de ses beaux et fidèles dessins ; vous y trouverez toutes ces parties de l’église d’Agritius que la marche des travaux a mises à joui, pour un temps, et que les exigences de la restauration ont conduit ensuite à recouvrir et à cacher de nouveau.

Le bâtiment converti en église sous Constantin paraît à M. Wilmosky avoir été une basilique ; il a retrouvé des restes du tribunal qui en occupait une des extrémités. Cette nef aurait été agrandie quand la destination de l’édifice fut changée. Les travaux terminés, la première cathédrale de Trèves aurait formé une vaste salle carrée où trois grandes portes donnaient accès ; intérieurement, les murs étaient revêtus de marbre jusqu’à hauteur d’appui ; au-dessus brillaient des mosaïques ; quelques fragmens retrouvés sont d’un goût fort élégant. Le plafond, sans doute peint et doré, était supporté par quatre hautes colonnes de granit surmontées de chapiteaux en marbre de Paros. On a, dans le cloître et devant la porte de la cathédrale, des débris de ces énormes colonnes, qui furent renversées dans la première destruction de l’édifice ; ce qui peut donner quelque idée de l’effet que produisait cette ordonnance, c’est cette grande pièce des thermes de Dioclétien dont Buonarotti a fait à Rome l’église de Sainte-Marie-des-Anges[6].

Il resterait encore beaucoup à dire des monumens de la Trèves romaine ; nous n’avons parlé ni de ceux qui ont disparu depuis un siècle ou deux, comme l’arc de triomphe de Gratien, ni des tours ou propugnacula qui se voient encore, très bien conservées, dans deux rues de la ville, ni de débris d’aqueducs et de réservoirs que l’on a signalés aux abords mêmes de Trèves et dans les environs. Le monument d’Igel, obélisque à quatre pans, haut de 26 mètres et tout couvert d’inscriptions et de sculptures assez mal expliquées jusqu’ici, mériterait aussi d’attirer l’attention : cette singulière construction, qui était, il y a soixante-dix ans, mieux conservée qu’aujourd’hui, a vivement frappé Goethe, comme on peut le voir dans son récit de la campagne de France. Dans les pensées que lui suggèrent, dès 1792, les bas-reliefs de ce monument, on peut trouver le germe et comme l’ébauche de conceptions et de préférences qui, surtout après le voyage, en Italie, exerceront une influence si marquée sur les œuvres de toute la seconde moitié de sa carrière. Cette impression qu’éprouva Goethe devant l’obélisque d’Igel, nous avons essayé de la demander aux ruines imposantes de Trèves. Puisse cette tentative être bien accueillie de tous ceux qui aiment l’antiquité, qui comprennent que les livres ne suffisent pas à nous la révéler, que son âme nous parle aussi dans les moindres débris de ses arts, dans tous les monumens de sa vie publique et privée !


GEORGE PERROT.

  1. Est-ce à cette époque que remonte le dicton qu’aiment à citer les anciens chroniqueurs trévirois : vinum mosellanum est omni tempore sanum ? Un des historiens les plus anciens de Trèves, le docte et excellent évoque Hontheim, développe cet éloge en des termes qui font plus d’honneur à son patriotisme qu’à son austérité. « Personne n’ignore, dit-il, l’abondance, la bonté, la salubrité, la force du vin de Moselle ; il y a plaisir à s’en griser, sans que ni le cœur ni la tête en souffrent, sans que l’on ait à craindre de fatigue pour le lendemain. » Ce qui prouve quelle quantité de vin produisit bientôt la vallée de la Moselle, et quel commerce en fit Trèves, c’est l’explication que donne une vieille tradition populaire de l’existence d’un aqueduc ruiné qui semble avoir suivi, à quelques écarts près, la grande voie de Trèves à Cologne. Les savans qui en ont étudié les débris croient qu’il y avait là deux aqueducs, partant d’un réservoir commun placé quelque part sur la ligne de faîte, réservoir où se seraient réunies les eaux du massif de l’Eifel, et qui les aurait versées en partie vers Cologne, en partie vers Trèves ; mais, dans les villages que traversent les restes de ces conduits, on attribue à cet ouvrage une autre destination : les gens de Trèves, raconte-t-on, avaient construit ce canal pour faire passer plus facilement et plus abondamment du vin à leurs amis de Cologne.
  2. Voyez sur la jeunesse de saint Jérôme l’étude de M. Amédée Thierry, Revue du 15 novembre 1864.
  3. Salve, amnis laudate agris, laudate colonis,
    Amnis odorifero juga vitea consite Baccho,
    Cosite gramineas amnis viridissime ripas.
  4. Sur ce noble et singulier personnage, on trouvera d’intéressans détails dans les Études sur les réformateurs du seizième siècle, de M. Chauffour-Kestner, t. Ier. Voyez l’étude consacrée à Ulrich de Hutten.
  5. La muraille occidentale, tout entière antique, a 75 mètres de longueur et 32 de hauteur.
  6. Le seul travail imprimé de M. Wilmosky est, à ma connaissance, une intéressante étude sur une maison antique découverte à Trèves ; elle est intitulée Das Haus des Tribunen M. Pilonius Victorinus in Trier, Trèves 1863. On ferait un magnifique ouvrage des dessins qu’il a entre les mains, et qui se divisent en deux séries, ceux qui représentent la cathédrale telle qu’elle était aux différens momens de sa vie, et ceux qui comprennent toutes les peintures et mosaïques de Trèves et des environs ; mais ce serait là un ouvrage très coûteux, dont un gouvernement seul pourrait faire les frais.