La Ville des expiations/Texte entier

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La Ville


des


Expiations
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PREMIÈRE PARTIE.


I.


Elle alluma sa lampe, car il faisait nuit dans la chambre. Il n’était pourtant que cinq heures du soir et l’on était en septembre. Mais déjà les brumes qui devançaient le coucher du soleil tendaient sur la ville un imperméable réseau tissé d’une soie grise et pâle ; et Mme Brichard savait que dans un instant ses yeux fatigués ne distingueraient plus les objets familiers à sa main.

Assise, elle cousait dans le halo de clarté répandu sur elle. C’était une femme dont l’âge ne se révélait pas tout de suite. Un reste de jeunesse voisinait sur ses traits avec des rides qui semblaient précoces ; peut-être avait-elle quarante-cinq ans. Ses cheveux, d’un châtain sans éclat étaient bien coiffés autour de ses tempes ; son profil penché conservait encore une ligne pure, le nez droit, la bouche aux lèvres nettes, le menton à peine épaissi ; tout son corps était mince, spirituel et léger. On sentait cependant qu’un poids, de douleur pesait sur elle ; cette puissance expansive de la joie, qui même au repos entoure les êtres d’une auréole visible ne flottait pas autour de ses tempes.

Elle devait aimer les fleurs ; sur le bahut, à côté d’elle, un vase trapu contenait un gros bouquet de pensées bleues. C’était la seule note gaie de cette pièce dont les meubles anciens presque noirs, robustes et lourds, faisaient figure d’ancêtres qui regardaient continuer la vie. Sans doute avaient-ils été là avant elle, et sûrement ils lui survivraient. Elle se souvenait du jour où elle était entrée dans cette demeure : elle venait d’avoir vingt ans ; le matin même elle avait épousé Antoine Brichard, qui était chef d’atelier dans une des plus riches fabriques de tissage de la ville, où l’on réalisait des ! merveilles d’art et de beauté. Elle l’aimait et il l’aimait. Elle avait quitté pour le suivre le quartier bas de la Cathédrale et elle était montée avec lui sur cette colline de la Croix-Rousse qu’éventait sans cesse un souffle de révolution. Madeleine et Antoine, jeunes époux de condition égale, mi-ouvriers mi-bourgeois, appartenaient à cette classe intermédiaire que possèdent seules les grandes villes industrielles. Ils avaient eu deux enfants, deux fils, — deux « gones » — comme on disait ici, que Madeleine avait nourris et qui grandissaient à plaisir. Le dimanche on allait se promener sur les bords de la Saône ou du Rhône ; en semaine, Antoine surveillait l’atelier, tandis que Madeleine suffisait aux soins de la mai son. On était heureux.

Dans un coin de la chambre se trouvait le métier de Clair Brichard, le père d’Antoine. Celui-là avait été d’abord un simple canut, à l’âme douce et pacifique. C’était l’époque où le tisseur se contentait encore d’un salaire de trois francs pour une jour née de douze heures. On mangeait mal et on se taisait. Parfois le souffle de révolution qui balayait la colline enflammait quelque étincelle ; l’âme collective de ces hommes devenait farouche ; il y avait des journées tragiques ; on prenait le drapeau rouge et on descendait vers l’Hôtel de Ville ; puis le calme se refaisait ; on n’entendait plus dans les ruelles de la Croix-Rousse que le bruit monotone, haletant, infatigable des navettes. Malgré cet état peu fortuné, Clair avait élevé une famille. Antoine, l’aîné, intelligent, curieux de science, décidé à conquérir un sort meilleur, n’avait pas tardé à devenir chef d’ate lier. Quand il avait épousé Madeleine, il avait pu lui offrir le bien-être avec la certitude du lendemain. Ainsi ils avaient vécu dans une concorde étroite, contents de s’appartenir, fiers de ce bonheur qu’ils tissaient de leurs mains diligentes, comme les riches étoffes dont la source originelle est l’humble cocon du mûrier.

Le temps semblait s’être arrêté dans sa course ; si les enfants n’eussent pas grandi si vite, Madeleine se fût toujours cru à son premier matin nuptial ; elle avait conservé cette fraîcheur d’âme, ce ravissement dans l’amour qui n’appartient qu’aux femmes dont le cœur ne s’est jamais partagé. Elle aimait Antoine exclusivement. Elle ne cherchait pas à savoir si en dehors d’elle il prenait quelque plaisir. Il était un mari fidèle, appliqué à la rendre heureuse. Dans ce ménage, les deux fils ne tenaient qu’une place secondaire, laissaient intacte l’intimité des parents ; ils habitaient une zone différente que remplissaient leurs jeux, leurs accords ou leurs disputes. Mme Brichard, tout en les couvrant de sa sollicitude, les sentait encore loin d’elle ; ce fut seulement lorsque son mari mourut, emporté en huit jours par une pneumonie infectieuse, qu’elle s’était sentie mère tout à fait ; alors elle s’était mise à les chérir passionnément ; elle avait reporté sur eux cette tendresse avide, toujours en éveil, dont elle avait entouré Antoine ; à ce moment, Marcel, l’aîné, avait dix ans, et Octave, le cadet, entrait dans sa huitième année. Ils ne se ressemblaient ni par l’esprit ni par la complexion physique ; elle les aimait autant l’un que l’autre ; elle ne voulait se permettre aucune différence dans l’amour exclusif qu’elle leur avait voué.

Certes, elle aurait pu se remarier facilement et remettre dans sa vie une nouvelle chance de bon heur. Tant de femmes après une période plus ou moins longue de veuvage, acceptent d’instituer un nouveau foyer ! Elle, pas. Elle voulait rester mère, exclusivement. L’œuvre était là, qui demandait toutes ses forces, tout son génie : élever ses fils, en faire deux hommes honnêtes, armés pour la lutte, sensibles à la beauté, pitoyables à la douleur. Elle guettait en eux les manifestations de leur intelligence et de leur volonté ; elle s’émerveillait et s’inquiétait à la fois de les découvrir si dissemblables, incarnant chacun en soi un des deux courants de l’âme lyonnaise : la tendance au rêve et le sens aigu de La réalité. Comme avait été son père, Marcel promettait d’être un homme d’action, positif, audacieux, ambitieux peut-être ; Octave, comme était Madeleine, s’annonçait épris de tout ce qui nous échappe sans cesse, puissant par l’imagination, amoureux de l’irréel.

Elle cousait entre la lampe coiffée de mauve, et le bouquet d pensées bleues ; elle ne se sentait pas seule dans cette chambre où rodaient tant d’ombres muettes. Elle conversait avec les fantômes du passé et de l’avenir. Ses deux fils étaient maintenant au seuil de l’adolescence. Convenablement instruits, ils. auraient bientôt à choisir leur voie. Elle les avait d’abord placés à l’École de la Martinière, où on leur avait enseigné les sciences pratiques, en même temps que l’orthographe et le calcul ; puis à l’École des arts appliqués à l’industrie, afin qu’ils puissent s’initier aux splendides secrets de la manufacture. Son vœu était qu’ils continuassent, en franchissant un degré de plus, l’antique labeur qui, de père en fils, sur cette colline de la Croix-Rousse, avait nourri l’antique génie de la race ; on pouvait s’y enrichir aisément et s’y faire une existence meilleure, car les temps étaient changés. L’ancien canut était devenu un ouvrier élégant qui entendait jouir des biens de ce monde ; et il n’était pas rare que les chefs d’atelier, émigrant le vieux faubourg plébéien, n’allassent s’installer dans les quartiers neufs du Rhône, où les grands soyeux possédaient de beaux hôtels à cariatides, et où tout le monde était riche. Marcel et Octave avaient ce champ ouvert devant eux ; elle les y précédait, courant la première, leur faisant signe, les encourageant de sa vigilante tendresse. Comme elle les aimait profondément ! Comme elle s’appliquait à ressusciter en elle le prolongement de leurs émotions ou de leurs désirs ! Ses entrailles maternelles vibraient de toute la vie qu’elle leur avait donnée ; toutes ses facultés se tendaient vers le but qu’elle proposait à leur effort. Mais elle se taisait, par une sorte de pudeur instinctive, par la crainte superstitieuse aussi de déranger, en voulant agir trop vite, le mystérieux travail de la destinée. Elles les interrogeait à peine quand ils rentraient le soir ; elle regardait sur leurs fronts ce qu’un jour de plus y avait mis. Elle admirait leur jeune force, et qu’ils fussent déjà plus grands qu’elle, harmonieux dans leurs mouvements, mesurés dans leurs propos. On se mettait à table gaiement. Quand ils étaient là, elle ne se souvenait plus qu’elle était veuve, ni que l’amour avait cessé d’illuminer sa vie. Elle avait le pressentiment qu’elle éprouverait de nouveau ces joies ineffables lorsque ses fils les connaîtraient à leur tour…

Marcel avait quitté son frère en sortant de l’École. Ordinairement tous deux revenaient ensemble à la maison ; mais ce soir, Marcel s’avisait d’être libre. Il traversa la place, large, et se trouva au cœur de la ville, dans l’immense ruche bourdonnante.

Il aimait cette sensation d’être mêlé à la foule, d’être absorbé par elle, coudoyé par des inconnus. Cela lui plaisait davantage que d’errer aux alentours solitaires et pourtant si beaux, de la grande cité. Il lui fallait ce bruit, cette animation, ces effluves, malsains peut-être, mais qui le grisaient. Il se sentait sorti de lui-même, soulevé par un fol désir de conquête. — Que voulait-il conquérir ? Il ne le savait pas encore. Il était riche d’ardeur, il s’avançait les mains pleines ; ces gens autour de lui, qui le coudoyaient sans même jeter les yeux sur son visage, ignoraient quelle force prête à l’action il contenait dans son âme. Il avait envie de leur crier : « Regardez-moi ! Demain je serai celui que les foules acclament et dont le nom est synonyme de grandeur. » Puis, un peu honteux de son orgueil, il essayait de ralentir son pas : qu’avait-il besoin de marcher si vite, puisqu’il n’avait aucun but à atteindre ? Il était un passant comme les autres, rien de plus ; mêlé à cette cohue humaine, il ne représentait qu’un être anonyme, à peine sorti de l’adolescence, un pauvre enfant sans fortune, sou mis à l’ingrate loi du travail. Comme son père, comme son aïeul, il devrait gagner son pain jour à jour. Aurait-il le temps et la puissance de s’élever jusqu’à la hauteur de son fol désir ?…

Le flot, dans sa poussée montante, l’avait porté jusqu’aux abords de la Tête-d’Or. Ce grand parc, avec ses miroirs d’eau tranquille, était plongé dans l’obscur ; mais une multitude de lueurs fourmillaient en deçà de ces ombrages tout le long des quais du Rhône ; elles éclairaient le ciel encore vide d’étoiles. Marcel s’assit devant un café ; non pas qu’il eût soif, mais pour se donner à lui-même l’illusion d’être bien son maître. Ce soir, il avait vraiment l’impression d’obéir à une volonté plus tenace que la sienne. Il se calma en buvant à petites gorgées la liqueur fraîche qu’on avait posée devant lui. Il s’étonna ensuite d’avoir cédé si facilement à ses vaines idées d’ambition et de gloire. Cela le prenait quelquefois comme une fièvre dont il aurait pris le germe dans quelque contrée lointaine par un trop brûlant coucher de soleil. Mais il n’avait jamais quitté cette ville de Lyon aux brumes flottantes et qui, même au sein de l’été, se rafraîchissait du voisinage des Alpes neigeuses. Alors il ne comprenaît pas. Il restait inquiet devant l’énigme de son sang.

Il allait partir lorsqu’un bruit de machine, loin tain d’abord, se rapprocha de ses oreilles. Ce n’était point le halètement oppressé d’une locomotive, ni le sourd ronflement d’une auto. Il leva les yeux et vit poindre dans le ciel un avion aux ailes noires, pareil à un grand oiseau.

Il avançait lentement, maître des ondes aériennes, et dédaigneux des ténèbres. Il passa au-dessus du large fleuve qui reçut sa fugitive empreinte. Il s’éloigna dans la direction des montagnes, d’un vol si calme et si sûr que Marcel ne put s’empêcher de tressaillir. Il envia le pilote invisible qui dans ces plages sans limites gouvernait l’oiseau docile, l’oiseau inerte que galvanisait sa main.


Pendant ce temps, Octave gagnait le quartier bas de la Cathédrale. Il connaissait bien ce quartier qui était celui où sa mère était née et avait vécu jus qu’au jour de son mariage. Souvent elle y avait amené ses fils lorsqu’ils étaient petits. Octave se souvenait de l’impression que faisait sur lui la masse de la cathédrale, sombre à toute heure, réfractaire aux rayons du jour, si large dans la ligne horizontale de sa façade qu’elle semblait ouvrir ses bras au peuple innombrable des pécheurs ; alors il se serrait contre la jupe maternelle ; il s’étonnait de son innocence ; il redoutait de se découvrir tout à coup l’âme de ces misérables pécheurs.

Près de là se trouvait la maison de Mlle Alyne. C’était une maison de forme gothique qui avait aussi l’aspect d’une église. Il fallait passer sous l’arc en ogive d’une voûte pour accéder à l’escalier tors, en haut duquel se dressait l’étage ; on poussait une porte de chêne sculpté où ricanait une tête de diablotin et l’on pénétrait dans l’étroit logis. Alors Mlle Alyne, vêtue en toute saison de la même robe de mérinos noir, ayant grand air malgré sa simplicité, s’avançait au-devant des visiteurs… Ce soir encore il en fut ainsi.

— Je viens prendre de vos nouvelles, avait dit Octave en entrant.

Mlle Alyne lui offrit ses joues à baiser.

— Il y a longtemps, en effet, qu’on ne t’a vu, mon petit !

Elle l’appelait de cette façon familière parce qu’elle l’avait vu naître. Bien qu’elle eût servi de marraine à son frère, c’était lui « le petit » qu’elle préférait. Elle demanda :

— Il n’y a personne de malade chez vous ?

— Non, dit Octave, personne.

Il jeta un regard rapide autour de lui, puis il dit après un petit silence :

— Et Juliette, comment va-t-elle ?

— Bien ; elle a dû t’entendre ; elle va venir.

« Elle va venir, elle arrive ! » cria une voix fraîche derrière une porte que dissimulait un rideau. Et Juliette apparut.

C’était une fille de seize ans à peine, blonde comme une nymphe du Rhône, avec des yeux de myosotis. Ses sourcils, plus foncés que ses cheveux, rendaient plus éclatante cette clarté d’aurore dont elle était revêtue. Elle tendit la main à Octave :

— Vous êtes plutôt rare, lui dit-elle.

Il rougit. De ce qu’elle lui souriait sans façon, il se sentait devenir timide. Pourtant il répliqua posé ment :

— Je suis si peu libre à mon école ; j’ai encore un examen à passer dans quelques jours.

— Et après ?

— Après ? J’en aurai un autre dans six mois.

Puis, je ne sais plus !

Mlle Alyne avait repris son air grave. Elle présentait à cet instant le masque hautain d’une sibylle.

Elle toucha l’épaule du jeune homme :

— Tu dois dès maintenant réfléchir à ce que tu feras plus tard. Il ne faut pas attendre d’être devant l’obstacle pour s’entraîner à le franchir.

Juliette riait ; elle montrait des dents petites et laiteuses, qui semblaient être encore ses dents du premier âge ; elle dit à Octave :

— À votre place, je ne m’en ferais pas ; je continuerais tout tranquillement le métier de mon père.

— C’est bien ce que ma mère désire, dit Octave en la regardant.

— Et Marcel ?

— Il fera de même, sans doute.

Ils se turent ; visiblement ce sujet les avait déjà lassés ; le sourire de Juliette témoignait de son indifférence et Octave ne souhaitait pas d’être inter rogé plus avant. Mais Mlle Alyne avait encore quel que chose à dire. Elle s’était assise en face de la fenêtre pointue où s’encadrait, telle une eau forte, un coin de paysage urbain ; de vieilles maisons déjetées grimpaient les unes sur les autres ; des pans de mur rongés d’héliothropes, des tronçons de tours découronnés où des gens logeaient leur misère. Elle montra tout cela d’un geste véhément :

— Nul n’a le droit de se soustraire à la loi d’expiation. Nous sommes venus en ce monde pour expier les crimes commis avant nous, tant de crimes depuis tant de siècles, tant d’injustices qui sont restées impunies ! Ici surtout, dans cette ville déchirée par les luttes intestines, il y a à expier plus qu’ail leurs. Le meurtre de Caïn s’est renouvelé chaque jour… Mais peu à peu l’humanité s’épure et prend conscience de la justice ; nous devons tous travailler pour aider au perfectionnement final.

Octave savait que Mlle Alyne professait cette sorte de socialisme mystique dont le philosophe Ballanche avait tracé le programme dans la Palingénésie. Ces idées lui étaient familières et même il y trouvait quelque beauté. Mais aujourd’hui, — était-ce la présence de Juliette ? — il ne les goûtait que médiocrement. Il regardait une fleur que Juliette portait à son corsage ; elle semblait y avoir poussé naturellement, comme sur un buisson d’Avril. Juliette était toute suavité, toute innocence. Cependant U y avait dans son sourire quelque chose de subtil et d’avisé qu’il ne définissait pas bien. Il se souvenait d’avoir vu au Musée, dans une copie du Sodoma, ce même sourire sur les lèvres d’une jeune Eve éblouissante de blondeur.


Les deux frères s’étaient retrouvés à table auprès de leur mère. Madame Brichard, qui avait mis le couvert longtemps d’avance, se réjouissait de les servir et qu’ils n’eussent pas d’autres servante. Elle comprenait que ce soir quelque préoccupation nouvelle les agitait. Ils n’avaient pas faim. Pourtant il était plus tard que de coutume. Elle ne leur demanda pas d’où ils venaient, ni pourquoi leur visage et était changé.

Au dessert, Marcel parla ; sa fièvre le tenait encore ; ses yeux luisaient d’un éclat métallique qui en faisait paraître le bleu plus aigu et accentuait la pâleur naturelle de son teint. Il dit en regardant Octave :

— C’est grand dommage que tu ne sois pas resté avec moi ; tu aurais vu passer sur le Rhône le plus bel oiseau d’acier que des yeux humains aient jamais pu apercevoir.

Octave sourit ; il se souvenait que c’était son frère qui avait désiré être seul ; puis il ne regrettait pas sa visite à la maison du quartier Saint-Jean. Il se contenta de répondre :

— Des avions, on en voit passer à chaque instant du jour ; si celui dont tu parles revenait par ici, je ne relèverais même pas la tête.

— Celui-là, reprit Marcel, n’était pas comme les autres ; son organisme était certainement plus souple, plus délicat. Une âme s’incarnait en lui, l’âme active de son pilote. J’aurais voulu être cet homme. N’est-ce pas là le plus beau des métiers ?

— Je ne le pense pas, dit Octave. On doit y laisser trop de ses énergies profondes ; que reste-t-il ensuite pour les joies de l’intelligence ?

Ils se regardaient, et tout à coup, malgré les différences de leurs traits, ils étaient venus à se ressembler étrangement ; la même expression volontaire rétractait les coins de leur bouche, la même puissante énergie barrait leur front. C’était bien le même sang qui circulait dans leurs veines et les animait d’une propulsion également forte. Mme Brichard se réjouit de les sentir égaux par la volonté. Elle se décida à interroger Octave :

— Et toi, pendant ce temps, que faisais-tu ?

— Je suis allé voir Mlle Alyne. Elle se plaignait que nous la négligions beaucoup.

— C’est vrai, soupira la veuve. C’était pourtant ma meilleure amie autrefois !

Ils se turent ; tous trois par l’esprit, s’étaient transportés dans la vieille maison gothique.

— Et Juliette ? demanda Marcel après un instant de silence.

— Elle était là, aussi. Comme c’est curieux de la voir si singulièrement vivante parmi ces choses surannées. On a toujours la même surprise. C’est toujours aussi nouveau.

— Il y a pourtant dix ans que Juliette vit auprès de Mlle Alyne, expliqua Mme Brichard ; elle a perdu son père la même année que le vôtre est mort ; alors comme sa mère ne voulait pas habiter Lyon, elle la confia à cette parente éloignée qu’elle appelle sa tante et qui l’a élevée, sans rien changer à des habitudes d’austérité déjà anciennes.

Ce que Mme Brichard ne disait pas, c’était qu’un drame resté mystérieux se plaçait au début de cette histoire. Théophile Rouzet, le père de Juliette, appartenait au monde de la haute industrie, menait grand train et passait pour avoir une grosse fortune ; — à la suite de quelles manœuvres imprudentes s’était-il trouvé tout-à-coup acculé à la faillite ou à la ruine ? Un matin, dans son cabinet, il s’était tué en absorbant le contenu d’un flacon d’éther. Ce suicide n’avait été connu que de ses intimes ; pour le public, Théophile Rouzet avait succombé aux suites d’une syncope causée par une maladie de cœur. Puis on s’était occupé d’autre chose. Les morts vont vite. La génération nouvelle se souciait peu des vieilles histoires et Juliette elle-même n’avait jamais su la catastrophe qui l’avait faite orpheline. Marcel, que sa fièvre agitait, se mit à pérorer avec violence, comme il le faisait quelquefois :

— N’est-ce pas un crime de tenir une fille de cet âge dans une servitude aussi étroite ? Quels sont les agréments qu’on lui donne ? Certes, je ne pré tends point faire le procès de ma marraine, mais elle est la survivante d’une autre époque, elle appartient à un temps préhistorique. La Palingénésie de Ballauche et l’École des Mœurs de l’abbé Blanchard, voilà les appuis de sa pensée et les sources où elle puise pour élever une enfant née dans un autre milieu et dont les premières années se sont écoulées parmi les raffinements du luxe moderne. À la place de Juliette je me serais évadé depuis longtemps !

— Marcel, dit sa mère, tu ne réfléchis pas aux conséquences d’un pareil acte.

— Parfaitement si, au contraire ! S’évader, voilà le souci de toute créature ; et plus notre prison est étroite, plus nous devons ardemment, désespérément, chercher à en briser les barreaux. Tenez, quand j’étais petit, chaque nuit, ou presque, je faisais le même rêve : je rêvais qu’un pouvoir étrange me donnait l’élasticité, que des ailes me poussaient aux épaules et que je m’élançais, léger et libre, aussi loin que je voulais aller. Quelquefois encore, ce songe bizarre me revient. Oui, s’évader, monter plus haut, fuir, se sentir son maître…

— Mon pauvre ami, dit Octave, à quoi servent de telles illusions ? Quand bien même la nature nous aurait donné des ailes, ne serions-nous pas toujours les prisonniers de notre naissance ?

Il ajouta plus bas, comme pour lui-même :

— C’est l’esprit seul qui peut nous affranchir de la servitude et nous ouvrir ces grands horizons où nous rêvons tous de nous évader un jour.

Madame Bricnard feignait de ne plus les entendre. Elle s’était levée et enlevait le couvert avec des gestes lents et minutieux.



II


Cette petite Juliette qui vivait à l’ombre de la Cathédrale, ne s’était jamais adaptée à sa situation présente. Elle se souvenait des jours de soie et de parfums qui avaient été ceux de son enfance. C’était comme un beau conte de fée qui s’était terminé brusquement dans le plus mortel ennui. Elle s’imaginait encore que les choses se retourneraient soudain et que par le même coup de baguette elle retrouverait son bonheur perdu.

Voilà pourquoi elle avait conservé sa gaîté ; à la voir et à l’entendre on eût pu la croire parfaitement heureuse. C’était un oiseau captif, mais qui gazouillait sans cesse ; elle avait une voix juste, un peu acide, dont elle se servait avec habileté. Quelquefois Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/35 Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/36 Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/37 Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/38 Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/39 Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/40 Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/41 Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/42 Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/43 Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/44 Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/45 Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/46 Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/47 Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/48 Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/49 Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/50 Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/51 Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/52 Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/53 Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/54 Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/55 Page:Bertheroy - 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— Te rappelles-tu quand nous étions petites filles toutes deux ; nous rêvions déjà de maternité et d’amour ; sans rien savoir de la vie, nous jouions à être des femmes et des mères. Toi seule as rempli ce destin.

— C’est vrai, dit Mme Brichard ; si j’avais à recommencer, je ne voudrais pas changer un seul de mes jours.

Elle s’était redressée, orgueilleuse :

— Ce serait plutôt à moi de te consoler. J’y songe quelquefois… Tout le bien que tu as fait, tout ce que tu as dépensé pour l’amour des autres, que t’en reste-t-il ? Tu as travaillé pour une idée ; tu as vieilli sans avoir connu la moindre jouissance.

— Ah ! fit Alyne tout bas, c’est vrai ; mais moi non plus je ne regrette rien.

Elles cessèrent de parler pendant un moment. Puis Mme Brichard se pencha sur le front d’Alyne :

— Si tu veux, nous nous réunirons ainsi chaque soir ; notre amitié d’enfance sera notre dernière consolation.

— Je veux bien, consentit Alyne. Mais il faudra travailler avec moi, il faudra travailler toujours à faire avancer l’humanité dans le chemin de sa délivrance.

Elle sourit encore et proclama :

— Mes fils sont innombrables ; tu en as eu deux par la chair, et moi j’ai enfanté par l’esprit toute la postérité des hommes. Page:Bertheroy - La Ville des expiations.pdf/215

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


Première partie