La Ville enchantée (Oliphant)/Chapitre 06

La bibliothèque libre.
Traduction par Henri Brémond.
Émile-Paul (p. 187-205).


CHAPITRE VI

M. LE MAIRE REPREND SON RÉCIT.


Nous rentrâmes dans la ville par la poterne des piétons qui est près de la porte Saint-Lambert.

Je l’avouerai sans plus de honte, la peur me secouait de la tête aux pieds. Que voulez-vous ? On fait son devoir, tout son devoir, mais après tout on n’est qu’un homme. J’avais peur, mais enfin, j’allais de l’avant. N’est-ce pas assez ? Quant à M. le Curé, il ne desserrait pas les dents. S’il avait peur, lui aussi, il le cachait comme moi. Du reste, sa profession le fait vivre sur la frontière du monde des fantômes. De l’agonie à la mort, de la mort au cimetière, il s’entretient familièrement avec les âmes. Des mois, des années après la mort, il reste en contact avec elles, il croit qu’elles peuvent encore souffrir et que les prières du prêtre leur sont bienfaisantes. Pour moi, je n’en suis pas là et je n’ai pas encore d’idées bien arrêtées sur toutes ces choses. Évidemment tout devient très simple, dès qu’on peut croire sincèrement tout ce que l’Église enseigne. Plus de mystères déconcertants, plus de questions torturantes. La vie d’outre-tombe rejoint naturellement la vie d’ici-bas, et ce qu’ils appellent la communion des saints dénoue l’énigme la plus troublante de ce monde. Mais quand on est réduit comme moi à ses propres lumières, on se trouve souvent dans un embarras inextricable. Rien ne se tient. Tout se contredit, et l’on voit s’évanouir les unes après les autres les frêles philosophies auxquelles on a tâché de s’appuyer, trop heureux si, parmi cet amas de ruines, brille toujours la claire lampe du devoir.

Du chaud soleil que nous respirions tout à l’heure, nous étions rentrés dans le brouillard et dans la nuit. Autour de nous régnait un profond silence. Personne. Qu’était devenue cette foule que je m’aguerrissais à rencontrer, et vers laquelle nous allions, M. le Curé et moi, avec autant de ferveur que d’épouvante. À chaque seconde, à chaque pas, il nous semblait que l’occasion allait surgir de tendre toutes nos forces et de raidir notre sang-froid. Mais non, rien, absolument rien. Tout était parfaitement calme ; aucun bruit ne venait des maisons ouvertes devant lesquelles nous passions. M. le Curé m’a dit depuis qu’il croyait qu’ils étaient là, mais invisibles. Mon impression à moi était toute contraire. De la pression d’une invisible multitude, j’avais déjà fait l’expérience. Eh bien ! non, ce n’était plus du tout la même chose. Je crois vraiment qu’il n’y avait personne. Nous nous étions arrêtés, après une centaine de pas, et, adossés aux murailles, nous inspections les environs. Le brouillard avait fait place à un pâle crépuscule qui nous permettait de voir distinctement toutes choses. J’ai déjà dit que les portes et les fenêtres étaient ouvertes. Une ville endormie fait toujours un spectacle étrange. Mais il plane autour d’elle je ne sais quelle impression de chaleur, de vie latente. On croit entendre la respiration paisible de tout un peuple. Mais aujourd’hui rien de tout cela. Comment vous dire l’effet que produisaient sur nous les portes ouvertes de ces maisons désertées ? Ouvert, l’orgueilleux portail de l’hôtel de Bois-Sombre, si jalousement fermé d’ordinaire. Ouverte aussi, ma maison, et jusqu’à ces fenêtres que ma mère faisait toujours fermer de si bonne heure pour éviter le serein. Une sorte d’horreur me figeait sur le seuil de ma propre demeure, tombe désolée peut-être où gisaient des morts. Ouvertes enfin, les grandes et les petites portes de la cathédrale. Notre ville nous semblait immense, et personne, personne, pas une ombre, pas un bruit. Nous restâmes longtemps immobiles. Que faire ? Je n’avais même pas la force de dire une parole, malgré le flot de sentiments et de pensées qui m’accablait.

La voix de M. le Curé, rompant soudain ce redoutable silence, me glaça de peur. Des spectres n’allaient-ils pas paraître, réveillés par cette interruption sacrilège ? « À quoi bon notre ambassade ? avait-il dit, nous sommes venus pour rien. » Pour rien, pour rien, ces deux mots, renvoyés par mille échos inconnus, retentissaient indéfiniment à nos oreilles. Tout courageux qu’il soit, M. le Curé tremblait comme moi. Instinctivement, nos mains se rapprochèrent et s’étreignirent. J’entendais les battements de son cœur, et il entendait les miens, sans doute. Nous reculâmes de quelques pas, mais pourtant face au danger.

J’avais les lèvres sèches et mes idées battaient la campagne. Cependant, mon silence me faisait honte. « Trop tard, dis-je, effrayé par ma propre voix, est-ce donc trop tard ! Lecamus doit s’être abusé. » Chose étrange, à cette fois, aucun écho ne répondit et ce fut pour nous deux plus effrayant que les résonances indéfinies de tantôt. Il nous semblait que ces êtres, reculant à leur tour devant nous, s’enveloppant, se pelotonnant dans leur silence, attendaient, avec un calme chargé de menaces, l’heure fatale où ils nous donneraient leur réponse.

Nous étions là, au coin de la place, la main dans la main, épaule contre épaule, faibles comme des enfants qui sentent gronder la colère de leur père : je dois dire que M. le Curé paraissait plus calme que moi. Il dardait ses regards dans le vide avec une ardeur de curiosité qui tendait toutes les fibres de son être. Autour de nous, le silence et la solitude se faisaient de seconde en seconde plus épais et plus accablants. N’y tenant plus : « Avançons », lui dis-je, et nous avançâmes, trébuchant à tous les pas. Maintenant nous avions peur de ces maisons vides que nous laissions derrière nous, peur de ceux à qui nous tournions le dos et qui, peut-être, nous guettaient de toutes ces fenêtres béantes. Arrivé devant ma propre maison, j’entrai d’un mouvement mécanique, sans presque me rendre compte de ce que je faisais.

Personne, personne ! je fis avec surprise le tour de ces chambres vides. Il n’y avait personne, tout était à la même place. Je me trompe. Dans la bibliothèque, où de père en fils nous vaquons à nos affaires, quelque chose était changé. Le vieux bureau où mon grand-père aimait à s’asseoir, près duquel il m’a si souvent fait sauter sur ses genoux, et que j’avais relégué au grenier pour le remplacer par un meuble plus moderne, le vieux bureau se carrait maintenant, comme jadis, au beau milieu de la pièce. J’eus un coup au cœur en l’apercevant. Ce n’était rien, mais que ce rien était lourd de sens ! Des tiroirs ouverts s’échappaient de vieilles liasses de papiers que je parcourus fiévreusement, dans l’espoir de trouver quelques mots, quelque message à mon adresse. Il n’y avait rien, rien que cette preuve muette de leur séjour dans la maison. Je ne dis rien de cela à M. le Curé resté en sentinelle sur le seuil de la porte. Enfin j’entrai dans la chambre de ma femme. Son écharpe était jetée sur le lit. Son bracelet, ses boucles d’oreilles attendaient sur le guéridon. On aurait dit qu’elle venait à peine de sortir. Mais chez elle, je ne respirais pas cette sorte d’horreur qui remplissait le reste de la maison. Un frais ruban, quelques bijoux, était-ce de tels riens qu’émanait la calme douceur de cette chambre ? Un coin de cette chambre est pour nous comme un sanctuaire, c’est le panneau où nous avons suspendu le portrait de notre petite Marie. D’ordinaire une broderie exquise voile cette image, car mon Agnès elle-même n’a pas toujours le courage de regarder les traits de cet ange disparu. C’est elle qui l’a cachée de la sorte sous une gerbe de lis qu’elle a brodée elle-même, et nulle autre main que la sienne n’écarte jamais les plis de ce voile. Mais quelqu’un était venu là. L’image de mon enfant me regardait, libre de tout voile, et je vis, au bord du cadre, une branche d’olivier aux feuilles d’argent. Ici, je ne sais plus rien, sinon que je poussai un grand cri, et que je tombai à genoux devant ce présent des anges. Quel étranger aurait-il pu comprendre ce qui se passait alors dans mon cœur ? M. le Curé, un ami, un frère, pourtant, était accouru auprès de moi, blême d’émotion. Il me vit, mais aussitôt il détourna la tête, en étouffant un sanglot. Ni de la terre, ni du ciel, aucun enfant ne l’avait jamais appelé du nom de père. Aucune branche d’olivier, apportée par une petite main infiniment tendre, ne l’attendait dans sa maison.

Je quittai la chambre, en prenant soin de fermer la porte, pour que rien ne fût changé quand ma femme reviendrait. Je pris le bras de M. le Curé et nous descendîmes dans la rue. Dès cet instant, nous étions comme deux frères et cette union nous rendait plus forts. Le silence et le vide nous faisaient moins peur. Nous avions repris chacun notre voix naturelle, bien que, par moments encore, cet éclat nous fît trembler. Étions-nous sûrs de notre délivrance ? Moi, j’avais le cœur en morceaux et je pleurais. Il se montra plus homme que moi.

« Martin Dupin, me dit-il à brûle-pourpoint, c’en est assez. Nous sommes là à nous frapper nous-mêmes, à trembler devant nos ombres. Notre voix même nous fait peur. Assez ! Assez ! Quels qu’aient été ceux qui ont occupé Semur, leur visite est achevée, et ils sont partis.

— Je le crois aussi fis-je d’une voix faible mais Dieu seul le sait. » À ce moment même, quelque chose passa près de moi, un souffle, un rien, quelqu’un pourtant. Je fis un bond de terreur, et je me voilai la face d’une main, pendant que de l’autre je me cramponnais au bras de mon ami. M. le Curé me regarda d’un air sauvage, comme un homme hors de lui. Il tapa du pied sur le pavé. « Mon Dieu ! mon Dieu ! criait-il d’une voix amère, ainsi donc, à moi, rien, absolument rien ne sera révélé. »

De le voir ainsi, lui si maître de lui jusqu’à cette heure, céder enfin à la passion qui le minait et d’entendre de lui un tel cri de révolte, cela me rappela à moi-même. Cette torture, je l’avais lue si souvent dans ses yeux : à lui, prêtre, à lui, serviteur du monde invisible, à lui, presque seul, peut-être, ce mystère restait fermé ! Une immense pitié m’envahit le cœur et me rendit fort.

« Mon frère, lui dis-je, nous sommes tous des malheureux. À quoi nous fier ? Si les cieux s’ouvraient devant nous, serions-nous sûrs que nous ne faisons pas un rêve ? Notre imagination est si puissante ! Mais enfin, pour l’instant, tout nous fait croire qu’il n’y a plus que nous à Semur. Allons, mon ami, c’est vous qui avez soutenu notre courage. Rappelez-vous votre psaume : Lætatus sum. Ne pensez plus qu’à cette joie et conduisez-moi à la cathédrale. » Visiblement, je ne parlais pas de moi-même, car ces idées religieuses me sont moins que familières, mais c’était mon tour de rendre cœur à ce malheureux. Nous traversâmes donc la grande place silencieuse et nous montâmes lentement les degrés de la cathédrale. Sans nous être plus rien dit l’un à l’autre, une même pensée nous conduisait. Il faisait très bon dans notre vieille église. De vagues traînées d’encens flottaient dans l’air et je crus entendre les dernières vibrations de la psalmodie qui s’éteignaient au plus haut des voûtes. Il dit sa messe que je lui servis. Je n’avais obéi qu’à une impulsion de pitié envers un ami ; néanmoins j’eus aussi ma récompense. Il me semblait que j’avais déposé au seuil de l’église le fardeau de mes peines, de mes inquiétudes et de mon angoisse en face du mystère. Les jours de ma petite enfance étaient revenus. Les cierges, le missel, le calice, j’étais l’enfant de chœur d’autrefois, heureux, candide et qui ne connaissait pas le doute. Derrière moi, mon père, agenouillé au premier rang des fidèles, inclinait la tête, pendant l’élévation, avec une piété que rendait plus douce ma présence au pied de l’autel. Jamais depuis ce temps-là je n’avais plus servi la messe et tant de souvenirs m’attendrissaient. Des larmes étouffaient la voix de M. le Curé. À genoux sur les degrés, je pleurais aussi.

Alors un bruit éclata qui fit bondir notre cœur dans notre poitrine. Les cloches de la cathédrale sonnaient, douces d’abord et presque mourantes. On aurait dit les adieux lointains d’une troupe d’exilés ; puis bientôt elles exultèrent, joyeuses, triomphantes, comme les cloches de Pâques, et balayant de leurs vibrations victorieuses la désolation qui pesait encore sur la ville. Pour moi, je ne songeai pas à résister à cette merveilleuse influence. L’atroce cauchemar avait disparu, faisant place à l’illusion la plus délicieuse. Petit enfant au beau surplis, je servais la messe, mes parents bien-aimés priaient à genoux derrière moi, et du haut du ciel le bon Dieu nous souriait.

Nous sortîmes de la cathédrale, accompagnés par le dernier murmure des cloches. Au pâle crépuscule de tout à l’heure avait succédé la lumière d’un beau matin. Bras dessus, bras dessous et sans rien nous dire, nous prîmes le chemin de la porte Saint-Lambert, pressés de dire à nos amis que Semur leur était rendu.

Je dois noter ici un incident minime qui ne laissa pas d’avoir des suites assez importantes. Comme nous passions devant l’hôpital Saint-Jean, nous entendîmes distinctement une plainte impatiente qui venait de l’intérieur. Cette voix faillit un instant renouveler nos terreurs disparues, mais rien qu’un instant. Non, ce n’était pas là la voix d’un fantôme. La grave figure de M. le Curé s’éclaira d’un sourire et moi-même je me vis sur le point de rire aux éclats, à cette brusque rencontre du réel détonant soudain et rompant le dernier charme de l’invisible. Libres désormais de toute obsession, nous entrâmes dans l’hôpital sans plus de peur que si rien d’anormal ne s’était passé parmi nous. Dans un petit retrait qu’un rideau séparait du grand dortoir, un malade s’agitait sur son lit.

« C’est M. le Maire, dit-il en nous apercevant. À la bonne heure ! J’avais précisément à déposer une réclamation contre les religieuses. La nuit venue, elles courent s’amuser ailleurs et plantent là les pauvres malades. Elles savaient bien, hier au soir, que je ne dormirais pas. Croyez-vous qu’elles aient songé à me donner un calmant ou à me tenir compagnie ? Allons donc, ce qu’elles s’en moquent ! et aujourd’hui, il est grand matin, on ne les a pas encore vues. »

Je lui dis quelques mots de compassion qui sans doute lui parurent un peu exagérés, car il ajouta aussitôt.

« Ce n’est pas que je veuille me plaindre d’elles, quoique les religieuses se soient un peu relâchées dans ces derniers temps. Et puis, je les aime mieux que les infirmières qu’il est question de faire venir. Après tout, pour une nuit qu’elles m’ont laissé, je ne voudrais pas faire d’éclat… mais diable, monsieur le Maire, ces cloches, ces maudites cloches qui ne veulent pas s’arrêter. Elles m’ont mis la tête en marmelade. Le moyen de dormir avec ce vacarme dans les oreilles ! »

Nous nous regardâmes, M. le Curé et moi en souriant. Ces chères cloches, qui nous avaient rendu la joie en sonnant notre délivrance, avaient empêché ce pauvre garçon de dormir ! Elles s’étaient tues maintenant, et pour la première fois depuis ces terribles jours, la grande horloge sonna l’heure. Un dernier nuage, un lambeau de brouillard peut-être, s’évanouissait dans le ciel. Semur ressuscitait dans le soleil de midi.