La Ville et la cour sous le règne de Louis-Philippe/04

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La Ville et la cour sous le règne de Louis-Philippe
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 887-922).
LA VILLE ET LA COUR
SOUS LE RÈGNE DE LOUIS-PHILIPPE [1]
EXTRAITS DU JOURNAL
DU COMTE RODOLPHE APPONY

I [2]
ANNÉE 1835


17 janvier. — Lady Granville nous a quittés, c’est une grande perte pour la société anglaise et pour celle du Juste Milieu. Lord Cowley [3], autrefois ambassadeur à Vienne, est nommé à la place de lord Granville. Lady Cowley est une femme de mérite, elle a de belles manières ; mais elle n’est pas aussi affable, aussi prévenante que lady Granville, et je crains que la comparaison qu’on fera sous ce rapport entre ces deux dames ne soit au désavantage de la nouvelle arrivée. Pour ce qui concerne l’esprit, l’une en a autant que l’autre, mais lady Granville a plus de gaieté, son esprit est donc plus agréable dans le monde. Mais, avec de l’esprit, on fait bien des choses, et ce n’est pas là pour lady Cowley la grande difficulté à vaincre. Mais il y en a d’autres bien difficiles à surmonter. J’en parlais avant-hier avec la duchesse de Dino, et voici ce qu’elle me dit à ce sujet :

— Je viens d’écrire à lady Cowley pour l’engager à faire tout au monde pour ne pas venir à Paris, car sa position en ce moment y serait intenable. L’Angleterre devrait envoyer ici un garçon qui, en cette qualité, ne serait pas obligé de tenir maison ouverte. Je sais, de très bonne part, que l’on a de fortes préventions à Paris contre lady Cowley. Toutes les personnes à qui j’en ai parlé lui sont hostiles ; je me suis disputée, je l’ai défendue autant que j’ai pu, mais je me suis aperçue que mes efforts étaient inutiles.

— Il me semble pourtant, dis-je à la duchesse, qu’avec une grande politesse, une grande prévenance pour la société, lady Cowley pourra vaincre cette malveillance.

— Vous ne savez pas ce qu’est Paris, mon cher comte ! Tenez, je me donne comme exemple. Je suis en France depuis plus de vingt ans, dans une position qui devrait faire croire que je suis au-dessus des préventions ; eh bien ! je ne les ai point vaincues ; je suis toujours considérée comme une étrangère et, si parfois j’ai cru avoir pris racine, on m’a bien vite prouvé que je me trompais. Pour tout le monde, et même pour les personnes de la famille dans laquelle je suis entrée, je suis une étrangère. N’ai-je pas raison, monsieur Duchâtel [4] ? demanda la duchesse à ce dernier, qui se trouvait là. Vous connaissez ce pays comme moi ; n’est-il pas vrai qu’on y est ignorant et malveillant ?

— Oui, madame la duchesse, vous dites la vérité. Notre ignorance et notre vanité sont excessives.

— Mais revenons à lady Cowley, reprit Mme de Dino. En arrivant ici, elle ne devra voir que la société officielle, les ministres, les dames de la Cour et celles qui vont aux Tuileries ; elle s’ennuiera prodigieusement, car ces dames sont de bien triste compagnie : — pardon ! monsieur Duchâtel ; — elle s’ennuiera donc, bien heureuse encore si, à ce prix, elle n’a pas de désagrémens.

— Ce que vous craignez, madame, me parait impossible, dis-je alors. Voilà, par exemple, la duchesse de Valençay, votre belle-fille qui, allant à la Cour, sera une de celles que l’ambassadrice recevra de préférence ; elle ne tardera pas, comme vous pensez bien, à lui présenter la princesse de Bauffremont sa sœur ; comment voulez-vous, madame la duchesse, que lady Cowley décline une semblable présentation ?

— Elle ne la déclinera pas, mais elle n’invitera pas la princesse chez elle et n’ira pas la voir. Elle passera à sa porte dans son carrosse, lui laissera une carte sans demander à être reçue et en restera là.

— Mais un tel procédé, qu’aucun précédent ne peut justifier, excitera dans la société beaucoup d’étonnement d’abord, et puis une indignation générale.

— Je ne suis pas de votre avis, comte. Les carlistes excuseront l’ambassadrice en disant : « Pauvre lady Cowley ! elle aimerait tant nous voir, être avec nous, mais elle ne le peut, Louis-Philippe le lui défend. » Et c’est la vérité, poursuivit la duchesse ; si elle les recevait, le Juste Milieu lui crèverait les yeux, n’est-ce pas, comte Duchâtel ?

— Je suis bien de votre avis, madame la duchesse, et ne doute pas que le gouvernement lui témoignerait son déplaisir si elle recevait une société qui nous est hostile. Vous avez raison de conseiller à lady Cowley de remuer ciel et terre pour ne pas venir à Paris, car, d’une part, elle sera indignement traitée par la société qu’elle sera obligée de voir, et, de l’autre, elle sera obligée de maltraiter celle qui viendra au-devant d’elle avec confiance et bienveillance.

— C’est pourquoi je dis, comte, et je répète que la position d’une ambassadrice d’Angleterre à Paris, dans ce moment, est si difficile qu’elle serait impossible, si elle ne se résignait pas à se contenter de donner des dîners et, pour le reste, à ne jamais ouvrir sa maison le soir. Mais ce qui vaudrait mieux encore, c’est que le duc de Wellington envoyât ici un ambassadeur non marié.


29 janvier. — Un événement qui occupe dans ce moment- ci beaucoup la Cour, le gouvernement et la ville, c’est la nomination du comte Pozzo à l’ambassade de Londres. Cet ambassadeur a pris tellement racine à Paris, qu’il a cru qu’il devait y rester toujours. Grand fut donc son étonnement lorsque, tout à coup, le comte Médem, chargé d’affaires de Russie à Londres, lui donna cette nouvelle, en l’informant qu’il avait été chargé par sa Cour de demander au roi d’Angleterre l’agrément de sa nomination comme ambassadeur, que la réponse de Sa Majesté avait été affirmative, et qu’il avait l’honneur de lui envoyer les lettres de récréance pour Sa Majesté le roi des Français et celles de créance pour le roi d’Angleterre.

Le général Pozzo, quand il reçut cette dépêche, se trouvait alité à la suite d’une attaque de goutte. Semblable nouvelle n’était pas faite pour l’en guérir. Aussi en a-t-il été plus malade encore, mais, voyant qu’il n’y avait pas d’autre alternative que de quitter le service de la Russie ou d’obéir aux ordres de l’Empereur, il prit promptement ce dernier parti et disposa tout pour son départ. Il a dit l’autre jour, à mon cousin, qu’il ne pouvait plus se voir ici et qu’il voudrait être arrivé à Londres.

Le gouvernement de Louis-Philippe considère ce déplacement comme un grand malheur : c’est ainsi que M. de Rigny et les autres ministres s’expriment en parlant du départ de Pozzo.

Il est hors de doute que, sans le général Pozzo, Louis-Philippe n’aurait pu gagner autant de terrain dans la bonne grâce de l’Empereur et que, maintenant, lui partant, on n’aura pas mal de fil à retordre avec le souverain russe. De plus, Pozzo à Londres ne sera plus le Pozzo de Paris, il suivra une marche tout opposée à celle qu’il a suivie à Paris, ne fût-ce que pour contrarier son collègue de France, le général Sébastiani, dont il est l’ennemi personnel. Il se propose donc d’avance de le contrecarrer de tout son pouvoir et de ne négliger aucune occasion pour le desservir.

Le comte Médem est nommé chargé d’affaires à Paris ; c’est encore un choix qui n’est pas agréable ici, car la dernière fois que Médem est venu en cette qualité à Paris, pendant l’absence du général Pozzo, on l’a trouvé peu traitable et d’une présomption peu en rapport avec sa jeunesse et sa position de simple chargé d’affaires ; aussi le qualifie-t-on d’insolent. On espère qu’il sera bientôt remplacé par un nouvel ambassadeur ; on nomme, parmi ceux qui ont le plus de chances d’emporter cette belle place, Orloff et Tatischeff. Ce dernier est, dit-on, au moment de faire en Pologne un grand mariage très riche. Si, malgré l’espoir qu’on a ici, l’Empereur tarde à envoyer un ambassadeur en France, on ordonnera au maréchal Maison de demander un congé. En somme, on trouve que, depuis quelque temps, les rapports avec la Russie ont sensiblement changé en mal pour le Cabinet des Tuileries.


Mercredi des Cendres. — Vrintz, Esterhazy, Teleki et moi nous quittâmes le bal de la baronne de Meyendorf à trois heures, pour nous rendre tous dans l’appartement de Teleki, où nous changeâmes nos habits contre un costume de Paillasse, avec d’énormes favoris et moustaches attachés à un nez d’une longueur prodigieuse. Ainsi arrangés, nous allâmes au bal masqué qui se donne au bazar de la rue Saint-Honoré. Local immense, orchestre superbe, société bourgeoise lestement folle, mais pas crapuleusement dévergondée comme aux Variétés, au théâtre du Palais-Royal, à la Gaité, à l’Ambigu, aux Funambules, à la Porte-Saint-Martin et autres. Qu’on se figure un immense parallélogramme, flanqué d’un côté par une colonnade qui règne sur toute sa longueur et qui le réunit à une vaste rotonde. Telle est la salle dans laquelle j’ai vu, tour à tour, les exercices à cheval de Franconi, puis un bazar établi ; où j’ai assisté à une messe, entendu un sermon, un catéchisme de l’Eglise française par l’abbé Châtel et enfin m’y voilà au bal masqué, à la place d’où j’ai vu un pseudo-évêque, avec crosse et mitre, entretenir, du haut de sa chaire, ce peuple pieusement recueilli, écoutant sa doctrine, tout comme il écoute aujourd’hui avec enthousiasme un magnifique orchestre remplaçant la chaire. Mais, comme si l’on avait voulu conserver un souvenir de l’Eglise française dans ces lieux voués aujourd’hui aux plaisirs du carnaval, l’orgue, qui accompagnait les cantiques et les psaumes, gronde à travers tous ces instrumens, avec sa voix de basse-taille plus basse que toutes les contrebasses, crie, siffle d’une manière plus pénétrante que tous les flageolets, que tous les cornets à pistons, et ajoute ainsi à la valeur de chaque instrument : il les soutient, il les augmente.

Une trentaine de jeunes gens ou de ceux qui, malgré leur âge, veulent passer pour tels, une trentaine, dis-je, et de ma connaissance, s’étaient réservé une estrade. L’un d’eux, de qui je me fis reconnaître, nous prit sous sa protection et nous plaça au milieu d’eux. Du haut de cette estrade, on encourageait les danseurs du chahut par des applaudissemens et des bravos. Il est vrai que nous avions sous les yeux les plus distingués, les plus habiles de toute la salle, qui s’y étaient donné rendez-vous. Ils exécutèrent cette danse avec toute la décence que leur imposait la présence du commissaire de police en écharpe tricolore, mais, en même temps, ils trouvèrent moyen d’indiquer tout et de s’arrêter juste à la limite de la vérité. Comparé à celui que l’on danse à l’Ile d’Amour, au Grand Saint-Martin et ailleurs, celui-ci a été à l’eau de rose : un chahut de bonne compagnie.

Néanmoins, nous eûmes un paillasse qui, un genou en terre, le buste renversé, une main sur le cœur, faisait l’aveu de ses transports à son vis-à-vis, une poissarde aussi souple, aussi leste que lui, affectant la naïve ignorance d’une villageoise et baissant pudiquement le regard, tout en répondant avec des gestes non douteux. Tout fut mis en scène, depuis la timidité d’un premier aveu jusqu’à la joie de la passion, jusqu’à la satiété, dernière figure qui consiste en un geste dédaigneux et un brusque retour en arrière ! Cette danse me rappelle le fandango, que j’ai vu danser en Espagne. Ici comme là-bas, tout est grâce dans les poses merveilleusement expressives.

La dernière figure de cette contredanse burlesquement voluptueuse fut dansée à la saint-simonienne, c’est-à-dire en galop avec changement de danseuse. Puis tous les couples de la salle se confondirent et partirent à la fois sans ordre, pêle-mêle, se poussant, se heurtant, criant, jurant, chantant et parcourant ainsi l’espace, semblables à un torrent qui entraîne tout, renverse tout. Qu’on ajoute à cela un effroyable vacarme, une poussière qui enveloppe tout, obscurcit tout, et enfin pour finale un coup de pistolet !

En quittant ce bal, nous nous sommes rendus à celui des Variétés. Si la foule était grande dans la salle que nous venions de quitter, c’était bien autre chose encore aux Variétés. Le théâtre, la scène, la salle, les loges, les corridors et le foyer étaient combles. Nous fûmes poussés et repoussés deux fois par la foule qui entrait et le reflux qui sortait. Nous dûmes prendre nos places d’assaut. Il faut voir là le peuple parisien régner dans toute sa gloire, avec une liberté entière, sans surveillance de police, car il n’en souffrirait pas dans l’intérieur de la salle ; c’est son domaine, tout doit se régler d’après lui, il est despote ; il veut non seulement ne pas se gêner, mais il veut que tout le monde soit comme lui, qu’on adopte ses vêtemens, ses manières ; il ne rend hommage qu’au vulgaire, qu’au brutal et au genre le plus bassement ignoble et le plus vilement trivial. Pour lui plaire, il faut sinon devenir son égal, du moins tâcher de l’imiter, sans quoi on risque d’être traité de mouchard ou bien d’aristocrate ; dans les deux cas, on ne s’en trouverait pas bien.

Si, cependant, un jeune homme de qualité parvient à se ravaler au point d’être plus vulgaire, plus grossier, plus sale d’expressions et de gestes que les plus vulgaires, les plus grossiers, les plus sales parmi ce peuple, alors il se considère comme vaincu, il courbe son front devant son maître, fût-il même un grand seigneur. Faites crier à la fois trois mille hommes et femmes, non pas avec leur voix ordinaire, mais avec les voix de carnaval grossies par l’ivresse, ajoutez à leurs clameurs le bruit d’un orchestre dont on n’entend que les grosses caisses et, de temps en temps, les trompettes, et vous aurez à peu près l’idée du train qu’on fait à ces bals.

Cependant, vers cinq heures du matin, la foule commença à se dissiper, une partie pour rentrer et l’autre pour aller à la descente de la Courtille. Esterhazy et moi quittâmes notre loge pour nous rendre au foyer. Là, on se battait à coups de poings. Un postillon avait battu un pauvre paillasse, lui avait enfoncé le nez d’où sortaient des flots de sang et arraché avec ses ongles une partie de la peau des joues. Le pauvre paillasse avait une mine piteuse, il se lamentait, quelques-uns de ses amis l’entouraient, pour le consoler et arrêter le sang qui coulait toujours ; il ne se plaignait pas de ses souffrances, mais de l’insulte qui lui avait été faite et de ne pas avoir l’adresse de celui qui l’avait si indignement traité. On parvint enfin à trouver le coupable et à savoir sa demeure.

— Voici ma carte, dit le paillasse couvert de sang.

— Voici la mienne. Demain, au bois de Boulogne, je t’attendrai à une heure.

— Entendez-vous, mes amis ? S’il ne vient pas, c’est un lâche !

Le mâtin accepta le défi ; chacun choisit ses témoins et l’on se quitta le plus tranquillement du monde.

Esterhazy et moi, nous allâmes aussi chercher Teleki et Vrintz, car il était grandement temps de partir pour Belleville, afin d’assister à la fameuse descente de la Courtille. Nous nous mîmes donc dans nos carrosses et nous voilà en route pour Belleville. Au boulevard du Temple, nous rencontrâmes des chars à bancs à quatre et à six chevaux remplis de masques. Un petit orchestre au milieu d’eux accompagnait les chants, des porteurs de torches éclairaient ces saturnales.

Nous étions encore loin de la barrière de Belleville, à l’entrée de la rue du faubourg du Temple, et déjà la foule était si grande qu’il nous fallut prendre par de petites rues pour gagner la barrière de la Chopinette et arriver par là au Grand Saint-Martin et à l’Ile d’Amour à Belleville.

Hors la barrière de Belleville, se trouve un rond-point d’où partent plusieurs avenues et rues, entre autres une bien large, celle de Belleville. Elle se compose de deux rangées de cabarets grands ou petits. Obligés, tant la circulation était difficile, de laisser là nos voitures, nous eûmes toutes les peines du monde à atteindre la merveilleuse Ile d’Amour et le Grand Saint-Martin. Il faisait déjà grand jour et nos énormes nez, tous gros et marbrés de bleu, de rouge et de vert, nous faisaient horreur. Cependant, ils nous garantissaient fort agréablement contre l’air frais du matin, de même nos favoris et nos moustaches nous servaient de véritables mentonnières ; il n’y a que les pieds que nous ne pûmes, malgré nos grosses bottes, garantir contre l’humidité, car il faisait une boue affreuse et, pour avancer, nous étions obligés de marcher dans le ruisseau : dans le milieu de la rue, nous aurions risqué d’être écrasés.

Arrivés non sans peine à l’Ile d’Amour, nous fûmes témoins d’un combat assez sérieux engagé entre lord Seymour, qui s’y était retranché avec sa bruyante compagnie, et la populace offensée de je ne sais trop quoi. De la rue, on y lançait des pierres qui brisaient tous les carreaux ; de leur côté, les assiégés lançaient sur les assiégeans des carafes, des assiettes et des meubles brisés. Le combat allait devenir fort dangereux pour tous ceux qui se trouvaient avec lord Seymour dans le cabaret, lorsque heureusement les gendarmes mirent fin à tout ce désordre.

Nous jugeâmes prudent de ne pas entrer dans l’Ile d’Amour qui venait d’être envahie par la populace et dont le siège ne prit fin que grâce à la garde municipale. Nous passâmes donc outre et entrâmes au Grand-Saint-Martin. Toutes les croisées de cette vaste maison à trois étages étaient ouvertes ; des masques de tout genre, de toutes couleurs, étaient assis ou debout sur ces croisées ; il y en avait même à califourchon, en sorte qu’un pied se trouvait pendant dans l’intérieur et l’autre en dehors de la croisée, du côté de la rue. Tout ce monde se démenait, vociférait, apostrophait tantôt la foule au dehors, tantôt le monde réuni dans les salles, puis on jetait des pains, des saucissons, des morceaux de viande rôtie sur les personnes qui se trouvaient dans la rue. Nos nez ne manquèrent pas de faire leur effet et les deux Thun, qui nous avaient rejoints aux Variétés, avaient un air si admirablement goujat qu’on nous salua en frères. Nous fîmes si bien que plusieurs parmi ces gens-là ont cru nous reconnaître pour être des leurs.

Cependant, nous entrâmes dans le Grand Saint-Martin, à la porte de ce qu’on appelle la salle basse, pièce bien noire, bien sale, emplie de puanteurs, odeurs de vieux poisson, de graillon, de vin, de pipe, de boucherie. Nous fûmes arrêtés, à l’entrée de l’escalier qui mène au premier étage, par trois garçons marchands de vin attachés à l’établissement et une servante dégoûtante qui opposaient un inébranlable rempart de leurs bras aux secousses que leur donnait la foule. Ils criaient à n’en pouvoir plus : « On n’entre pas ainsi, on n’entre pas comme ça ! »

Une grosse jeune femme, à la mine réjouie, qui faisait faction devant un immense comptoir couvert d’un grand nombre de plats garnis de fritures, de viandes, de boudins, surveillait aussi une vaste marmite dans laquelle pétillait la graisse fondue et nageaient des quartiers de pommes de terre et des poissons. Cette femme, tout en courant de sa matelote à sa gibelotte et de ses gigots aux volailles rôties, voulut bien nous dire qu’on n’entrait pas sans prendre quelque chose.

— Mais, dis-je, que faut-il prendre ?

Je promenais mes regards sur toute cette horrible mangeaille servie dans des plats en fer-blanc horriblement malpropres.

— Vous pouvez aussi prendre une bouteille de vin, me répondit la femme, il y en a là-bas à l’autre comptoir.

Je la remerciai et me voilà à l’autre comptoir.

— Combien que vous êtes de votre société ? me demanda l’homme placé derrière les formidables rangées de bouteilles.

— Six, monsieur.

— Ça fait six litres.

— Alors, nous allons vous payer six litres, mais vous nous dispenserez de les boire, car nous ne saurions comment faire pour porter ces bouteilles à travers cette foule. Combien six litres ?

— Soixante sous.

— Les voici.

Là-dessus, il cria d’une voix éraillée : « Vous laisserez passer six bourgeois. »

Nous montâmes donc au premier, dans cette grande pièce, au milieu d’un encadrement de plusieurs rangées de tables encombrées de gens ivres, malades, endormis, couchés sur les bancs et sous les tables. Un carré long, entouré d’une balustrade qui sépare les danseurs des buveurs entourant les tables, attira nos regards. Une cinquantaine de masques y dansaient au son d’un orchestre, si l’on peut honorer de ce nom une musique sauvage composée d’un mauvais violon, d’un petit sifflet, d’un gros tambour et d’un ou deux instrumens en cuivre qui faisaient un bruit à fendre la tête. C’est là que nous vîmes danser le chahut dans tout ce qu’il offre de hideux et d’obscène. Tout ce que j’avais vu ailleurs, dans ce genre, n’était rien à côté de cette danse immonde.

Autour du bal, où les musiciens tournaient le dos aux danseurs et regardaient dans la rue, régnait une double ou triple rangée de tables. Depuis les trois derniers jours du carnaval, le salon n’avait pas cessé d’être rempli jour et nuit, et le temps avait manqué pour enlever toutes les immondices et changer les nappes couvertes de souillures : c’étaient des débris d’os rongés, de sauces renversées, de graisse figée, de bouteilles cassées, mille ordures enfin horribles, dégoûtantes. Des hommes et des femmes ivres morts étaient vautrés dans cette fange et dormaient côte à côte, tandis que des enfans jouaient avec les débris d’assiettes et de verres cassés.

Que nous fûmes heureux de nous retrouver de nouveau dans la rue et de respirer de l’air pur ! Je fus plus satisfait encore, lorsque je me trouvai assis dans noire carrosse, à côté de Maurice Esterhazy, pour nous faire conduire aux Vendanges de Bourgogne. Ici, du moins, l’entrée est élégante, l’escalier orné de glaces et de fleurs, les salles joliment décorées et la longue galerie dans laquelle donnent tous les cabinets est aussi luxueuse. Nous eûmes toutes les peines du monde à obtenir un de ces cabinets, le seul qui ne fût pas occupé. Mais dans quel état ! Une grande table de douze couverts, disproportionnée à l’exiguïté de la pièce, portait sur elle tous les vestiges d’un banquet somptueux et tapageur. La porcelaine, les bouteilles, tout était brisé ; la nappe se ressentait des gelées fondues et des bouteilles de vin de Bordeaux cassées ; nous marchions sur les décombres de tout ce qui avait garni la table et, jusqu’aux carreaux de la croisée, tout était débris dans la chambre.

Pendant qu’on s’occupait à dresser le couvert pour servir le déjeuner dont nous avions grand besoin, nous parcourions toute cette maison envahie par tous les mauvais sujets de Paris, mais de la classe de la société la plus riche et la plus élevée. Ils y étaient établis avec leurs maîtresses ou avec des filles qu’ils avaient ramassées Dieu sait où ! ils ne s’en cachaient pas, car, quoiqu’en costume plus ou moins élégant, ils n’avaient pas cru nécessaire de mettre un faux nez sur leur figure. J’y rencontrai grand nombre de jeunes gens de ma connaissance, mais ils ne me reconnaissaient pas et je feignis de ne pas les voir. Le catéchisme poissard et le Vadéana étaient la langue qu’ils parlaient, accompagnée de gestes des plus éloquens qu’on se faisait des combles, des balcons, des croisées au jardin ou dans la rue et vice versa. Hommes et femmes avaient déjà tant crié pendant toute la longue nuit, et la veille peut-être, qu’ils n’en pouvaient plus. Pourtant ils criaient toujours en se balançant sur les balustrades ; ils s’embrassaient sans se cacher, tirant orgueil d’être impudiques devant la foule.

La descente de la Courtille était, en ce moment, dans son brillant, avec ses innombrables masques, ses deux mille voitures à la file, ses cent et cent mille spectateurs qui regardaient ébahis et rieurs. Le cortège de lord Seymour, qui est ordinairement ce qu’il y a de plus magnifique, l’était encore cette fois. Il en tombait des dragées, des fleurs, des bonbons, des phrases ordurières toujours très applaudies.

Il était près de midi lorsque je me suis retrouvé dans ma chambre. Après ma toilette, je suis descendu chez l’Ambassadrice qui m’apprit la triste nouvelle de la maladie grave de l’Empereur, mais, en même temps, le bulletin du lendemain disant qu’après la saignée, notre chérissime Empereur a passé une bonne nuit et que tout danger parait être passé. Quel bonheur !


10 avril. — Après l’audience du prince Schönburg, chargé d’une mission toute confidentielle [5], sans lettre de créance quelconque et par conséquent sans qualité précise, soit de ministre plénipotentiaire, soit d’ambassadeur extraordinaire, mais ayant pour objet de remettre une lettre de la part de S. M. l’empereur Ferdinand à S. M. le roi des Français ; après l’audience Schönburg donc, nous avons eu la nôtre dans laquelle l’Ambassadeur a remis ses nouvelles lettres de créance entre les mains de Louis-Philippe. Les deux audiences se passèrent sans la moindre cérémonie, la première parce qu’elle a été toute confidentielle, la seconde parce qu’elle a été considérée non pas comme accordée à un ambassadeur nouvellement arrivé, mais plutôt comme une continuation, ce qui a été réellement le cas et d’autant plus que, même d’après les règles de l’étiquette, l’Ambassadeur ne se trouvait privé de son caractère représentatif que pendant l’intervalle qui s’est passé entre l’audience du prince Schönburg et la sienne.

Quelques jours après, le Roi invita le prince Schönburg à dîner, ainsi que l’Ambassadeur et toute son ambassade, de plus Rodolphe II, Jules et les comtes Thun et Teleki, seuls Autrichiens en ce moment à Paris. J’’ai fait les excuses des Thun qui ont quitté Paris pour se rendre à Nice où les attendaient leurs parens. Je me suis trouvé à table entre la maréchale de Lobau et la dame d’honneur de la princesse Clémentine, à laquelle j’ai donné le bras.

La princesse Clémentine a dix-huit ans ; elle a été élevée par sa dame d’honneur d’aujourd’hui. Elle est distinguée au plus haut degré, jolie sans être belle, gracieuse et surtout très instruite. Sa sœur, la princesse Marie, a peut-être un esprit plus original, une conversation plus piquante et des talens plus brillans, mais la princesse Clémentine a plus de douceur et par conséquent plus de charme. Le prince Schönburg a été tout étonné de la justesse et du choix des expressions si élégantes dont se sert cette princesse pour exprimer sa pensée ; il a été frappé surtout de sa connaissance de ce qui se passe dans le monde politique. Elle lui a parlé de la proposition de lord John Russell et du plan d’attaque suivi par le parti whig contre les Torys et de la loi d’appropriation.

Tout étranger doit être, sans doute, frappé de la conversation des princesses, mais surtout de l’indépendance avec laquelle elles s’expriment sur toute espèce de sujet. Les dames d’honneur ne se gênent pas non plus pour donner la preuve de la leur. La dame d’honneur de la princesse m’exposa le plan d’éducation qu’elle a suivi avec son élève ; elle ne me cacha point que Mme de Malet, gouvernante de la princesse Louise, n’avait pas suivi le même système et qu’elle croyait devoir le regretter. La princesse Louise n’a pas tout à fait la tenue qu’elle devrait avoir dans le monde.

— Je voudrais lui voir plus de dignité et, ce que je désapprouve entièrement, c’est le goût qu’elle a de se promener en public, sur les boulevards ou aux Tuileries, à des heures où tout Paris est dans les rues. C’est une chose que je n’ai jamais permise à la princesse Clémentine et, aujourd’hui que je dois me soumettre à ses ordres, je tremble chaque fois qu’elle m’invite à l’accompagner au dehors, et cependant c’est toujours de sept à neuf heures du matin où on est à peu près sûr de ne pas rencontrer des personnes qui vous reconnaissent.

— Mme la Duchesse de Berry, interrompis-je, aimait aussi à se promener. J’ai eu l’avantage de la rencontrer bien des fois et, qui plus est, elle me faisait même l’honneur de m’adresser la parole, ce qui m’embarrassait assez, puisque je ne pouvais lui parler à découvert pour ne pas trahir son incognito.

— Vous le voyez, comte, c’est encore un inconvénient ; c’est certainement le moindre de tous, mais c’en est un. Si elle avait rencontré une personne qui aurait eu moins de tact que vous, cela aurait suffi, peut-être, pour l’exposer aux insultes d’un malveillant. Dans un cas où deux partis opposés sont constamment en présence, les princes y sont toujours exposés lorsqu’ils se trouvent dans la foule. Au surplus, vous avez vu comment la Duchesse de Berry a fini : si j’avais fait une semblable éducation, j’en mourrais de chagrin. Le Roi, qui est si populaire et qui aimait tant à se promener à pied dans les rues de Paris, ne le fait plus. Le bas peuple, tous les polissons de la rue le suivraient. Est-il digne d’un roi d’avoir un semblable cortège ? Ce n’est pas comme vous, à Vienne, où l’Empereur peut se promener au milieu de ses bons et fidèles sujets ; il n’y a pas eu de révolution chez vous, il n’y a pas de liberté de la Presse, il n’y a point de tribunes et, surtout, il n’y a pas à Vienne comme à Paris de ces gens sans aveu, sans domicile, ce fléau de Paris et de Londres. Après dîner, le Roi eut la bonté de s’approcher de moi, pour me parler assez longuement des affaires du jour et de l’amélioration sensible qui se faisait dans l’opinion en général et, surtout, parmi les jeunes gens.

— Je regarde toujours les yeux, me dit Sa Majesté, et je vois maintenant, lorsque je circule en voiture dans les rues de Paris, ou que je passe des régimens en revue, que l’expression est tout autre dans les yeux des jeunes gens qu’il y a deux ans ; je ne vois plus de ces figures sinistres, épouvantables que nous rencontrions en d’autres temps. Vous rappelez-vous, comte Rodolphe, lorsque j’étais au Palais-Royal ?...

— Oui, Sire, je me souviens de ce fameux concert où nous passâmes au travers d’une épouvantable émeute pendant qu’on chargeait la populace.

— Je n’oublierai jamais ce jour-là, continua le Roi, mais ce que je n’oublierai pas non plus, c’est votre courage d’être venu malgré tout ce tapage. J’étais charmé de vous y voir, mais, en même temps, je puis le dire aujourd’hui, j’étais honteux de vous rendre témoin d’un semblable spectacle. Je descendis, espérant que ma présence calmerait cette irritation sans cause. En quoi se justifiait-elle ? On alléguait les Polonais ! Mais, en quoi les Polonais intéressaient-ils les Parisiens ? La plupart de ces gens-là ne se doutaient même pas de l’existence de la Pologne. J’étais donc descendu dans les galeries ; lorsqu’on me vit, on me cria : « Vive la Pologne ! A bas Louis-Philippe ! » on me menaça avec des poignards à travers la grille, on fit plus, on en lança sur moi qui tombèrent à mes pieds. Lorsque je pense à ces temps-là et que je les compare à ceux d’aujourd’hui, j’ai bien lieu de me féliciter. Il n’y a que la Presse qui soit encore agressive ; mais elle s’usera, je le souhaite, car contre elle nous sommes à peu près désarmés. Cependant, nous sommes parvenus à gagner le jury, et les journalistes sont journellement condamnés à des peines très rigoureuses, à de très fortes amendes. Il me reste encore bien à faire, mais, croyez-moi, j’y parviendrai, grâce à mon principe de ne jamais attaquer qu’à la dernière extrémité, de me tenir toujours sur la défensive et, si j’attaque, d’être assuré de la victoire. Je l’ai dit souvent à Charles X, dans ces appartemens-ci : « Défendez-vous, mais n’attaquez pas, et si ordonnances il faut, ayez sous la main, avant de les promulguer, des troupes fidèles et bien disciplinées. » Si Charles X avait conservé la garde nationale de Paris et renvoyé Polignac, il serait encore dans cet appartement, et moi, bien plus heureux, bien plus tranquille surtout, dans mon Palais-Royal.

— Sans doute, dis-je au Roi, mais que le Roi me permette d’observer qu’il n’y avait pas plus de raison de renvoyer Polignac, qu’il n’y en avait eu pour le prendre, et je conçois parfaitement, dès qu’on l’avait choisi, qu’on ait voulu le garder et qu’on y ait mis de l’obstination.

— Vous avez très fort raison, cher comte Rodolphe, je veux seulement dire que Charles X aurait pu éviter bien des complications à la France et à l’Europe, s’il avait suivi mes conseils, et que tout ce qui se passe maintenant ne peut être mis à ma charge. Je connais la France et les Français mieux que qui que ce soit, je sais les prendre. Dernièrement, j’étais à Versailles, dont les habitans m’ont toujours témoigné beaucoup d’affection. Eh bien ! à Versailles, je m’étais arrêté en voiture et j’avais le chapeau bas. Voilà que deux jeunes gens assez maladroits s’approchent tout près de mon carrosse et, comme pour me narguer, enfoncent leur chapeau et me regardent d’un air assez malveillant. Alors, je mis mon chapeau et je leur fis comme cela : (le Roi fit ce mouvement de la main dont on se sert pour saluer un ami). Ils se regardèrent d’un air étonné, puis ils se mirent à rire et enfin à me tirer de grands coups de chapeau, des révérences et s’en allèrent en m’applaudissant. De la raideur de ma part les aurait irrités, tandis qu’en leur prouvant le ridicule de leur action et les confondant par ma bienveillance, ils sentirent leurs torts et s’en allèrent tout honteux. Le prince de Schönburg est tout étonné de me voir aussi solidement établi, il ne le croyait pas ; s’il vous demande de quelle manière j’y suis parvenu, vous le lui direz.


11 avril. — Je ne suis pas allé, ces jours-ci, dans ce qu’on appelle le monde. Je n’ai été que dans quelques salons où j’étais sûr de ne pas rencontrer beaucoup de personnes. Il fut encore question dernièrement parmi les carlistes, et Mme la duchesse de Gontaut à la tête, d’arranger un mariage entre le Duc d’Orléans et Mademoiselle [6]. A cet effet, une scène a été préparée de longue main par Mme de Gontaut et son alentour. Deux dames émissaires devaient se trouver comme par hasard chez une autre qui reçoit, de temps en temps, des visites de Monseigneur. Après l’avoir manqué plusieurs fois, elles parvinrent enfin à le trouver. La conversation fut conduite avec assez d’habileté pour arriver, insensiblement et comme par hasard, à Mademoiselle. Alors ces dames lancèrent sur Monseigneur des fusées d’éloquence toutes dirigées sur son cœur, toutes en faveur de Mademoiselle, dont elles vantèrent la grâce, la beauté, l’esprit et les talens.

« Que me restait-il à faire dans une circonstance semblable ? demanda le Duc d’Orléans à Mme de Bartillat, en lui rendant compte de cette scène ; je n’ai fait autre chose qu’abonder dans le sens de ces dames, en leur disant qu’à la vérité, je n’avais eu l’avantage de connaître Mademoiselle que très jeune, mais qu’alors déjà elle promettait beaucoup et que je ne m’étonnais pas de ce qu’on me disait d’elle. »

Cette belle phrase de la part du Duc d’Orléans donna beaucoup d’espoir à Mme de Gontaut qui fut passablement désappointée, lorsqu’elle eut acquis la certitude que les choses en resteraient là. Elle s’est alors tournée d’un autre côté et travaille à un projet bien plus bizarre encore : celui de mettre le Duc d’Orléans à la tête de l’opposition carliste. Mme de Bartillat fut chargée de faire cette proposition à Son Altesse Royale. Elle ne s’y refusa pas, mais elle exigea des instructions très positives, afin de savoir quel langage elle devait tenir au prince. On les lui donna et elle eut mission de lui faire sentir combien il lui serait avantageux de devenir le chef du parti carliste. Il n’est pas bien avec son père de ce côté-là, il n’a donc aucun sacrifice à faire. Il est, d’autre part, impossible que ce gouvernement tienne et le Duc sera entraîné dans la chute avec les autres ; ce que lui offrait le parti de Henri V était un moyen de salut.

« J’ai dit tout cela au Duc d’Orléans, me confia Mme de Bartillat, mais je l’ai prévenu que, ne lui parlant pas dans le sens de mes opinions, il ne devait pas s’attendre à me trouver bien solide contre les objections qu’il pourrait me faire et que, probablement, il me trouverait vaincue à la première qu’il me ferait. Il me chargea donc de transmettre un simple refus à qui m’envoyait, et voilà où nous en sommes. »


28 avril. — Le prince Schönburg se donne beaucoup de mouvement. Il va beaucoup dans le monde, fréquente les salons des ministres, entre avec eux dans toutes les discussions possibles, s’informe de tout, écoute tout le monde et tâche de faire un ensemble de tout ce qu’il entend, pour former de tant d’avis différens un jugement sain et raisonné sur l’état de la France en ce moment et sur l’opinion des individus en particulier.

Il a beaucoup recherché l’amitié et la bienveillance de la duchesse de Broglie ; pour lui plaire, il a eu avec elle de longues conversations religieuses ; ils sont allés ensemble à l’église protestante et la duchesse m’a dit, d’une manière très pénétrée, qu’elle avait vu que le prince était très pieux et tout à fait dans la bonne voie.

Il a aussi frayé beaucoup avec des gens de lettres ; il a eu quelque peine à découvrir M. de Balzac qui se trouvait sous le coup d’une condamnation par contumace, pour ne pas s’être rendu à l’appel pour le service de la garde nationale et a été obligé de se cacher dans une maison obscure, au fond d’un faubourg. Le prince, à force de prendre des informations, et d’adresse en adresse, parvint jusqu’à lui et le trouva vêtu d’un froc monacal et ceint d’une corde.

— Vous êtes étonné, mon prince, lui dit M. de Balzac, de me voir vêtu en ermite ; c’est que, dans le fait, je mène une vie qui m’autorise à endosser le froc. Il y a plusieurs semaines que je n’ai quitté cette chambre ; j’achève un livre que je vais publier bientôt et qui m’a beaucoup donné à faire ; de plus, on m’a condamné à quelques mois de prison, parce que je n’ai pas fait mon service de garde national ; je dois donc me cacher ici où je suis à peu près sûr que les huissiers ne me découvriront pas. Plus tard, je me rendrai et j’irai à Tours pour purger ma contumace.

Le prince Schönburg a été enchanté et désenchanté tour à tour par M. de Balzac. Il a trouvé en lui immensément d’esprit, une facilité de parole inconcevable, une imagination vive, une conversation intéressante, mais un décousu d’idées, de pensées, d’action, beaucoup de vanité et peu de sens commun. Quoi qu’il en soit, le prince, qui a aussi sa bonne dose de vanité, a cru devoir flatter beaucoup cet auteur, afin de l’avoir pour ami ; c’est la seule manière, au fait, de gagner ces gens-là ; mais si, malheureusement, ils s’aperçoivent de votre arrière-pensée. alors vous risquez qu’ils se moquent de vous et cela avec raison. Je crains que Schönburg ait un peu passé par là, car lorsqu’il veut être fin, il montre parfois la corde.

Quelque temps après la visite du prince, Balzac se rend à son tour chez lui et lui apporte un livre très bien relié, orné des armes de la maison de Schönburg, doré sur tranches et qui contient, à ce qu’il disait (M. de Balzac), le manuscrit d’un de ses romans. J’ai vu ce manuscrit. C’est la première épreuve de l’imprimeur, toute tachée et biffée, chargée de corrections de la main de M. de Balzac, mais cela ne peut pas cependant s’appeler un manuscrit. M. de Balzac a-t-il voulu se moquer du prince, ou est-il pétri de vanité au point de croire qu’une mauvaise épreuve soit un trésor pour le prince, par la seule raison que lui, auteur de ce livre, a corrigé de sa main les fautes de l’imprimeur ? Dans ce genre tout est possible ; mais ce dont j’aurais douté, si je n’en avais été témoin, c’est de voir M. de Schönburg ravi de Balzac et de son cadeau !


2 mai. — La fête de Louis-Philippe s’est merveilleusement bien passée. Nous avons eu notre cercle ; l’Ambassadeur, comme le plus ancien à Paris, a prononcé le discours au nom du corps diplomatique ; le Roi lui a répondu et tout a été dit.

M. de Schönburg a pris la résolution de rester jusqu’à la Saint-Philippe ; il a une peur affreuse de la société de Vienne et notamment de la princesse Mélanie de Metternich ; il a feint là-bas de n’accepter qu’avec regret la mission à Paris, il en mourait d’envie cependant. Arrivé ici, il a été enchanté de la manière dont il était traité par le Roi et la famille royale. Comme de plus le séjour de la capitale a aussi beaucoup de charmes, il avait grande envie d’y prolonger sa présence et aurait voulu que l’Ambassadeur l’y engageât. Mais celui-ci n’en fit rien ; il dit au prince qu’il n’avait pas de conseil à lui donner et qu’il était maître de faire ce que bon lui semblerait, puisque, sa mission une fois terminée, il n’était plus qu’un simple voyageur absolument libre de ses mouvemens.

Le prince, voyant qu’il n’y avait rien à faire de ce côté, recourut à un autre procédé. Tandis qu’il demandait officiellement son audience de congé, il alla chez la marquise de Dolomieu et lui laissa entendre qu’il souhaitait que le Roi ne mît pas trop d’empressement à lui accorder cette audience. Ceci fait, il vint un soir chez nous et nous dit qu’il était décidé à quitter Paris, qu’il avait demandé son audience et qu’il ne concevait pas pourquoi la réponse du Roi tardait si longtemps à lui arriver. Il avait à peine fini sa phrase que le duc de Broglie entra dans le salon. Après avoir salué l’Ambassadrice, il s’approche de nous et en voyant le prince Schönburg, il lui dit : « J’ai parlé au Roi de votre audience. Sa Majesté m’a répondu que vous l’aviez priée de la reculer un peu, ce qu’Elle fait avec grand plaisir, puisque cela lui prouve que vous êtes content de votre séjour à Paris. »

On conçoit l’embarras du prince en se voyant compromis d’une manière aussi patente et en présence de nous tous. Un grand silence suivit les paroles du duc de Broglie, et si ce ministre n’était pas aussi distrait qu’il l’est, il se serait aperçu de cet embarras. M. de Schönburg veut avant tout éviter qu’on sache à Vienne qu’il est volontairement à Paris afin d’assister à la fête de Louis-Philippe.

Le Roi lui a envoyé comme cadeau une boite superbe avec son portrait entouré de gros diamans. Il part enchanté de tout, du gouvernement, du Roi, de la marche des affaires, de la Cour, de la ville, de tout enfin. Malgré cela, je parie qu’il ne s’en vantera pas à Vienne, de peur de déplaire à la société.


4 mai. — J’ai visité, hier matin, la salle provisoire construite en vue du grand procès des accusés d’avril [7]. Le duc et la duchesse Decazes nous en firent les honneurs et nous montrèrent tout ce qu’il y avait à voir. Cette salle, qu’on a ajoutée à la façade du Luxembourg donnant dans le jardin, est construite en charpente et en plâtre, il faut en être prévenu pour s’en apercevoir, tant cette construction a l’air solide. Le style sévère du palais du Luxembourg a été soigneusement conservé dans tous les détails de cette façade d’architecture, un peu lourde avec ses colonnes à fûts interrompus, ses pilastres écrasés, ses cintres saillans, ses statues surchargées de draperies. L’intérieur de la salle diffère entièrement de ce style. La célérité avec laquelle tout cet énorme local et ses dépendances ont été construits, tient du prodige.

Toutes les conversations du jour roulent sur ce procès monstre, nom que lui donne l’opposition et qui est assez généralement adopté. J’ai dîné hier chez la marquise de Bartillat avec Valazé, Berryer, Mortemart et autres. Ces messieurs, d’opinions différentes, après beaucoup de discussions, se sont trouvés d’accord pour reconnaître que ce procès soulève des difficultés inextricables.

Le général Valazé siège sur les bancs de l’extrême gauche ; il vote contre le gouvernement dans le sens républicain ; c’est lui qui a proposé et fait adopter l’amendement relatif aux vingt-cinq millions que la France doit payer aux États-Unis, et qui demande des explications de la part du président Jackson. Valazé a des manières charmantes, tout à fait gentleman. Il parle avec élégance et facilité.

M. Berryer a toute la volubilité, toute la justesse d’expression et la clarté persuasive d’un avocat et d’un homme de tribune ; il a une mémoire prodigieuse, se rappelle tout, et au moment opportun, pour rapprocher les faits, et cela si judicieusement qu’ils frappent ses auditeurs et leur arrachent des décisions souvent contraires à la justice. Malgré cela, il n’aura jamais une grande influence sur l’opinion publique et sur le gouvernement ; c’est un homme de grand talent, mais dans le fond sans opinion quelconque. Il s’est trouvé comme par hasard lancé dans le parti carliste, il défend cette cause comme un avocat défend celle de son client ; il est vrai que, s’il n’est pas un homme d’Etat, belle est la cause qu’il défend, puisque c’est celle de la légitimité.

Le duc de Mortemart a bien moins de talent que Berryer et pourtant son influence sur l’esprit public est plus grande, par la raison qu’il défend sa propre cause et qu’il parle avec conviction.

J’ai écouté avec plaisir et intérêt cette discussion, vive, chaleureuse et remplie de détails curieux sur le gouvernement de Juillet et sur ceux de Louis XVIII et de Charles X. Berryer, tout en parlant dans le sens du plus pur carliste, défendait cependant les théories et les actes des accusés d’avril, tandis que Valazé, tout en défendant les doctrines républicaines, désapprouvait hautement tout ce qui peut ébranler la société, tout ce qui peut porter atteinte au respect qu’on doit à la loi. Berryer parlait donc en avocat, ayant pour seul but de renverser le gouvernement de Louis-Philippe, mission dont il a été chargé par les carlistes ; il cherche à démolir sans penser à la reconstruction. Valazé, au contraire, est aristocrate et prétend, en attaquant le gouvernement, ne s’inspirer que de l’intérêt social.

Le duc de Mortemart, grand propriétaire, est lié au sol français par ses intérêts autant que par ses souvenirs ; en outre, il a de l’ambition, et, si d’un côté il ne veut pas froisser trop les opinions de sa famille et de ses amis, d’un autre côté il se croit nécessaire à son pays et à ses enfans. Il défend donc de toutes ses forces les lois établies, seule garantie de l’état actuel en France et du repos désiré par tous ceux qui ont quelque chose à perdre. L’opinion du duc de Mortemart sur le procès est qu’on sera obligé de l’ajourner.

Trois des détenus avaient choisi Berryer pour défenseur ; mais deux ont été mis en liberté : il ne reste donc qu’un accusé qui soit d’opinion royaliste ; tous les autres sont républicains. Berryer est enchanté d’avoir pu garder ce client et, pour tout au monde, il ne voudrait pas le perdre. Déjà il a préparé un beau discours qui, selon son habitude, sera moins la défense du client qu’une attaque violente et venimeuse contre le gouvernement de Juillet.

A ce propos, j’ai rappelé à M. Berryer sa plaidoirie pour Sosthène de La Rochefoucauld, cité devant la Cour à cause d’une brochure qu’il avait publiée.

— Vous avez parlé de tous les événemens du jour, lui ai-je dit, excepté du livre incriminé et il me semble que, si Sosthène avait eu un autre défenseur que vous, il n’aurait pas été condamné ou qu’il ne l’eût été qu’au minimum de la peine.

— Cela se peut, me répondit Berryer, mais mon client voulait être condamné et, quant à nous autres, il nous fallait un martyr. Pour la brochure, il n’y avait rien à en dire, personne ne l’avait lue.

Le nom de Lamennais ayant été prononcé, Berryer me dit :

— Je le connais beaucoup, c’est un homme de génie, mais bien bizarre. Il a quelque fortune et même un château ; malgré cela, il vit comme un malheureux ; il s’est vanté dernièrement de ne dépenser que cinquante sous par semaine, aussi est-il sale, mal peigné, avec des habits qu’on ne donnerait pas à un pauvre. Il dépense toute sa fortune à soutenir la cause républicaine. Quand on le voit, quand on lui parle, on ne s’explique ni la violence de ses écrits, ni que, dans ce corps si frêle, si chétif, existe une âme si fougueuse, si terrible dans ses emportemens. Je parlai ensuite avec M. Berryer des dangers de la Presse et de l’impossibilité de gouverner avec elle. Il me donna raison.

— Mais, je ne m’en plains pas, poursuivit-il, j’en use tous les jours comme du plus sûr moyen de miner le gouvernement de Juillet.

— Il y a des personnes qui prétendent que l’influence des journaux est moins grande aujourd’hui, repris-je ; cela est peut-être vrai ; mais dans les provinces, elle fait croire tout ce qu’elle veut.

— Vous avez raison, comte, me concéda Berryer.


13 mai. — Il faut avoir été présent comme moi à ces séances de la Cour des pairs, il faut avoir vu cette insolence systématique des accusés, il faut avoir entendu leurs menaces et avoir vu les gestes qui les accompagnèrent, il faut avoir saisi enfin l’expression de leurs figures, la hardiesse de leurs regards et l’impression de terreur et d’indignation qu’ils ont produite sur les spectateurs, pour comprendre combien M. de Broglie s’est trompé dans ses prévisions lorsqu’il nous disait que l’aspect seul de cette salle, de cette réunion des pairs du royaume, de tant de têtes vénérables, de tant de haut dignitaires, de tant de réputations de l’Empire, en imposerait à ces gens-là ! Comme si quelque chose pouvait en imposer à des gens qui ont tant de fois affronté la mort, qui presque tous n’ont rien à perdre, et dont le seul but est d’insulter, d’avilir l’aristocratie, de traîner le pouvoir dans la boue, de fouler aux pieds tous les souvenirs, de conspuer, d’humilier la Pairie, de faire enfin tout le scandale possible, ne fût-ce que pour se venger de ne pas avoir pu réussir à détruire l’état actuel des choses en France.

Lagrange, parmi les Lyonnais, et Baune [8] parmi les Parisiens, sont ceux qui parlent au nom de tous et à la suite desquels tous les autres se mettent à brailler comme des forcenés. Cavaignac n’a pas la voix assez forte pour se faire entendre dans ce vacarme : c’est Baune qu’il a chargé d’exprimer ses belles pensées. Ce dernier, ayant une voix de stentor, est parvenu à crier plus fort que tous les accusés réunis, que les gardes municipaux qui avaient ordre de les faire taire, que M, Faischamel qui commandait avec toute la force de ses poumons, que le président Pasquier qui criait et gesticulait derrière son fauteuil, que le procureur du Roi qui beuglait son réquisitoire, que les avocats qui ouvrirent leur bouche grande comme une porte cochère pour protester au nom de leurs cliens. Seul, parmi tant de criards, il a dominé le tapage et fait entendre à la Pairie les choses les plus injurieuses, les plus impitoyablement diffamantes. Après avoir achevé sa lecture, car il lisait sur une feuille que Cavaignac lui avait donnée, il consentit à se taire, ayant dit tout ce qu’il avait à dire.

La Cour rentra dans les bureaux pour délibérer et, après cinq heures, la séance a été levée sans autre résultat, si ce n’est que le procureur du Roi a déclaré aux accusés que, s’ils recommençaient de nouveau leurs indécentes clameurs, ils seraient punis correctionnellement de cinq mois à deux ans de prison et de cinq cents à six mille francs d’amende. Sur quoi, ils recommencèrent à crier, en réclamant pour tous le maximum de la peine.

Le onze, a paru dans la Tribune une lettre d’une hardiesse et d’une insolence sans exemple, adressée aux accusés et dirigée contre la Pairie : cette lettre est signée par quatre-vingt-onze défenseurs qu’a récusés la Cour. Parmi les signataires on distingue l’abbé de Lamennais, Carrel, Raspail, Voyer d’Argenson ex-député, Audry de Puyraveau et Cormenin députés, et enfin l’individu fameux par le coup de pistolet sur le Pont-Royal qui, après avoir été déclaré non coupable, s’est partout vanté d’avoir vraiment eu l’intention de tuer Louis-Philippe.

Cet incident est des plus graves, d’autant plus qu’il y a des députés parmi les signataires de la lettre et qu’ils ne peuvent être poursuivis qu’avec l’assentiment de heurs collègues. Thiers promet d’enlever cette question à la Chambre des députés en une demi-heure, et si les signataires ne désavouent pas leur manifestation, ils seront, à ce que l’on espère, condamnés à cinq ans de prison et dix mille francs d’amende, le maximum de la peine.

Tous les partis sont d’accord sur un point dans cette grande affaire, c’est que, de toutes les crises qu’a traversées le gouvernement sorti de la révolution de Juillet, de toutes les épreuves, voici la plus menaçante et la plus périlleuse. Jamais le désordre moral qui est la plaie de la société en France, jamais la perturbation des idées de droit et de justice n’ont éclaté en symptômes plus visibles.


26 juin. — On est très peu satisfait, à la Cour, du voyage du comte de Syracuse [9] en France ; on trouve qu’il aurait mieux fait de ne pas y venir s’il n’était pas décidé d’avance à épouser une des princesses. Une dame de ma connaissance, confidente du Duc d’Orléans, m’a répété mot pour mot tout ce que ce prince lui a confié à ce sujet.

« Voyant, lui a-t-il dit, que le prince, mon cousin de Naples, ne me parlait jamais de mes sœurs et n’en paraissait pas le moins du monde occupé, j’ai conseillé, dans le doute sur sa décision, de le faire voir à ma sœur Marie le moins possible, afin qu’elle ne se prenne pas de belle passion pour lui ; jugez quel malheur ce serait ! »

Quiconque connaît ce gros garçon, ses joues toutes bouffies, ses yeux sans expression, sa tournure de grosse femme qui étouffe dans son corset, ses manières vulgaires et embarrassées, sa démarche dandinante et sa bouche niaisement souriante, trouverait la phrase du Duc d’Orléans parfaitement ridicule.


1er juillet. — Une de mes correspondantes de Baden-Baden me tient au courant de tout ce qui s’y passe. En fait de femmes marquantes, il y a la princesse de Lieven ; elle y est allée pour se distraire des horribles malheurs qu’elle a éprouvés : la perte de deux de ses fils qu’elle aimait tendrement. Elle a d’ailleurs une manière étrange de porter son chagrin. Elle veut avant tout qu’on ne lui en parle pas, mais qu’on lui parle d’autre chose, et de tout et surtout beaucoup, elle veut voir du monde, elle craint la solitude plus que le feu, elle désire qu’on l’amuse, qu’on vienne la voir et qu’on lui raconte tout ce que l’on sait et même tout ce que l’on ne sait pas.

A son arrivée à Bade, elle a eu soin de se loger dans la même maison que Mme de Nesselrode, afin de ne pas être seule et de profiter de la présence des Russes qui suivent partout la femme du ministre des Affaires étrangères. Mme de Nesselrode croit faire un effort considérable en passant tous les jours une demi-heure avec Mme de Lieven, mais voyant que la princesse avait l’intention de s’établir dans son salon pendant toute la journée, elle a, sans rien dire, quitté son logement et loué toute une maison à l’autre bout de la ville, afin, dit-elle, de n’avoir pas de locataires dans son voisinage. La princesse de Lieven a été la dernière à apprendre ce déménagement. Aussitôt qu’elle en a été informée, elle a couru chez sa compatriote et, d’un ton larmoyant, elle lui a demandé si la nouvelle était vraie.

— Parfaitement vraie, madame.

— Je resterai donc seule ici, vous m’abandonnez ! N’y a-t-il pas, dans votre maison, un troisième que je puisse prendre, pour être auprès de vous ?

Cette proposition fut mal reçue. Mme de Nesselrode n’aime pas Mme de Lieven, puis elle trouve le rôle de consolatrice affreusement ennuyeux et enfin elle veut être seule et ne voir personne. Heureusement pour Mme de Lieven, il y a à Bade lady William Russell, la plus originale, la plus spirituelle et la plus instruite des femmes. Malgré ses nombreux enfans auxquels elle donne des leçons de latin, de grec, d’italien, d’allemand et même d’hébreu, je crois, elle a pris en pitié la pauvre Mme de Lieven avec laquelle elle avait été liée d’amitié lorsque celle-ci était omnipotente à Londres. Elle passe donc ses journées avec elle. Mais, malgré son esprit et son instruction, elle a cependant beaucoup de peine à suffire à Mme de Lieven qui n’aime que la politique, tandis que, sur ce sujet, lady William est ignorante.


6 juillet. — J’ai diné hier chez S. M. Louis-Philippe, à Neuilly.

Le Roi semblait avoir pris le parti de paraître gai, malgré la conspiration découverte contre sa vie, conspiration à laquelle je ne crois pas, mais qui, néanmoins, ne laisse pas de l’inquiéter. La Reine et Mme Adélaïde partagent aussi cette peur, et la fuite des détenus de Paris, qu’on a eu l’inconcevable gaucherie de laisser s’évader de Sainte-Pélagie, augmente singulièrement leur préoccupation. La garde grise est doublée, c’est encore une de ces mesures qui ne trompent personne. Ces agens de la police secrète qu’on met à cheval, pour précéder et suivre les voitures du Roi, ne peuvent être confondus avec de simples promeneurs et provoquent la risée du public.

La Reine nous a parlé des dangers que le Duc d’Orléans a courus en Suisse, pour s’être entêté, malgré les conseils de ses guides, à faire une excursion alpestre par un temps menaçant. Il a manqué mourir de froid et être enseveli sous la neige. Il dut passer la nuit dans une mauvaise cabane et, le lendemain, il crut devenir aveugle, tant il était ébloui par l’éclat du soleil sur la neige. Néanmoins, il a supporté tout cela avec autant de courage que de bonne humeur ; il arriva chez lui bien portant, n’ayant pas même un petit rhume de cerveau qu’il aurait bien mérité pour son entêtement.

Son voyage a donné lieu à toutes sortes de cancans. On disait qu’il allait en Suisse pour rencontrer les princesses de Wurtemberg, puis lorsqu’on a vu dans les journaux qu’elles avaient quitté ce pays avant son arrivée, on a dit qu’il s’était fait faire un costume de berger pour les suivre sous ce déguisement, les surprendre et leur offrir une rose, seul moyen de les voir, depuis que le Roi lui a fait donner sa parole d’honneur de ne pas se présenter à elles. Ce ne serait pas le Duc d’Orléans qu’elles verraient, mais un simple berger touché de leur beauté et de leur grâce ! On a raconté aussi qu’on l’avait fait voyager parce qu’il menait ici une vie trop dissipée.

Après le dîner, le Roi et ceux des invités qui avaient envie de se promener, parcoururent le parc à pied et par eau. Rien n’est plus élégant que la petite flotte de Neuilly ; il y a plusieurs frégates parfaitement bien conditionnées et une infinité de barques à l’anglaise. A la tête de cette flottille est placé un marin, officier distingué. Il donne des leçons au prince de Joinville. C’est lui qui nous engagea à monter dans sa barque ; assis à la poupe, il commanda les six rameurs qui nous firent aller comme le vent par tous les canaux d’un bras de la Seine à l’autre, sous des ponts superbes, tantôt à travers des lacs, tantôt sous des voûtes de verdure.

Nous passâmes plusieurs fois devant le château. La Reine, assise à sa table, dans son salon, vit, avec toute sa société, passer et repasser toutes ces barques dorées chargées de belles dames. Elle eut la bonté de venir à notre rencontre pour assister au débarquement. Il est impossible d’être plus gracieux qu’on ne l’est à cette Cour, on entoure les dames du corps diplomatique, surtout lorsqu’on est en famille, de soins et d’attentions qui chez nous autres paraîtraient exagérés. Mme de Kielmansegge, fille reconnue depuis l’année dernière seulement du banquier Gagumler, est folle de bonheur lorsqu’elle compare la position qu’elle aurait à Vienne à celle qu’elle a ici ; on l’appelle en effet l’ambassadrice de Hanovre, tandis que son mari n’est que chargé d’affaires intérimaire.

— Je crois rêver, me disait-elle dernièrement.


30 juillet. — Les journaux sont remplis de détails sur l’événement épouvantable [10] où ont failli périr le Roi, ses trois fils et l’on peut dire tout le gouvernement, car les ministres de la Guerre, de l’Intérieur, des Affaires étrangères se sont trouvés dans le groupe où quarante et une personnes sont tombées mortes ou blessées. Le cheval du Roi a été blessé à la tête, celui du prince de Joinville à la jambe. Le Roi lui-même a eu une contusion assez forte à la tête dont il ne s’est aperçu que depuis hier ; il s’en est plaint à nous hier soir. Le côté droit du front est très enflé et il en ressentait d’assez vives douleurs.

Il y a eu, hier soir et avant-hier soir, beaucoup de monde aux Tuileries. La Reine et les princesses étaient établies sur la terrasse du château. Comme il n’y avait pas de lampes et que la lune était cachée, on avait peine à se reconnaître. J’ai vu cependant Mmes de Coigny, de Wagram, de Talleyrand, de Juel, de Barante, quelques femmes de ministres, des pairs de France, des députés, des membres du corps diplomatique en uniforme ou en habit. On ne parla que du triste et horrible événement. La Reine a été de nouveau admirable dans les détails qu’elle nous a donnés sur cette affreuse catastrophe ; elle a été d’une douceur, d’une bonté touchantes, nous rappelant des dangers que les siens ont courus, sans aigreur pour ceux qui ont commis une aussi épouvantable tentative ; puis parlant des tués et des blessés, avec cette touchante compassion qu’elle a pour tous les malheureux et qui, dans ce moment-ci, a été bien plus vive encore puisque ceux dont le sang a coulé l’avaient versé pour le Roi.

Madame Adélaïde aussi nous a parlé de cet événement dans les termes les plus convenables et qui font honneur à son cœur et à son esprit. La princesse Marie a été éloquente, elle témoigne d’une vivacité touchante en flétrissant la lâcheté de ces assassins, le crime dont le nommé Gérard s’est rendu coupable et en remerciant la divine Providence qui a miraculeusement conservé le Roi et ses fils et ses frères. La princesse Clémentine ne parlait que des victimes et de la douleur déchirante de leur famille. Le Duc d’Orléans nous a raconté les faits avec une clarté, une justesse d’expression et une grâce qui lui sont toutes particulières. Il a montré dans cette occasion un sang-froid admirable, une présence d’esprit incomparable et un dévouement filial et chevaleresque en même temps.

Malgré les assurances du préfet de police et de M. Thiers que rien n’arriverait de fâcheux pendant la revue, le Prince royal, tourmenté par un pressentiment vague, s’était concerté à toute éventualité avec ses frères ; ils avaient décidé qu’en cas d’accident, ils avanceraient autour du Roi afin de le couvrir de leur corps. Le Duc d’Orléans fut le premier à apercevoir la fumée qui partait de la machine infernale et, dans le même moment, l’effroyable détonation se fit entendre ; mais aussitôt lui et ses frères, selon la résolution qu’ils avaient prise, se trouvèrent autour du Roi et l’embrassèrent et le touchèrent par tout le corps comme pour s’assurer qu’il n’était pas blessé et en même temps pour le garantir contre la seconde décharge que tout le monde attendait.

La scène est impossible à décrire : tant de personnes tuées et blessées sur un aussi petit espace, au milieu d’une grande ville, au milieu d’une fête, en plein jour ; un maréchal expirant aux pieds du Roi, des généraux, des colonels, des militaires de tous rangs, des gardes nationaux, des femmes, des enfans, des paisibles citoyens tués ou blessés, et tout ce monde baigné dans son sang, gisant par terre, pêle-mêle avec des chevaux.

M. Strada père, premier écuyer, m’a dit qu’ayant mis pied à terre pour s’approcher du Roi dont il voyait le cheval blessé, il marchait dans le sang jusqu’aux chevilles. Le Duc d’Orléans m’a raconté que le colonel Raffet, commandant la légion de gendarmerie de la Seine, se sentant mortellement blessé, avait mis la main sur sa plaie pour empêcher le sang de couler ; puis il alla donner des ordres à sa légion, après quoi il est tombé de cheval : il est mort peu d’heures après. La seule chose dont il paraissait préoccupé, c’était la vie du Roi ; lorsque le colonel Faischamel lui eut donné sa parole d’honneur que le Roi n’était point blessé, il s’écria : « Je meurs, tant pis pour moi, pourvu que le Roi soit sauvé ! Ma personne c’est bien peu de chose ! »

Le général Heymès, un des aides de camp du Roi, après avoir eu le nez traversé par une balle, au lieu de songer à sa blessure, s’est empressé de transmettre à un de ses camarades les ordres qu’il avait reçus du Roi ; il lui remit aussi quelques pétitions que le Roi lui avait données à garder et, de plus, il fit le compte de la somme d’argent qu’il avait eue pour les distributions qui se font dans ces occasions : tout cela avant de se faire panser.

La maréchale Maison, chez laquelle j’ai été ce matin pour lui faire mes condoléances sur la perte de son parent, le comte de Villate, aide de camp du maréchal, tué dans cette épouvantable affaire, m’a dit qu’on ne pouvait se figurer la scène émouvante qui a eu lieu chez le garde des Sceaux, à la place Vendôme, où la Reine, les princesses, les femmes des ministres et maréchaux se réunissent ordinairement pour assister au défilé des troupes, lorsque la nouvelle de l’attentat leur est parvenue.

« Jamais, me disait la maréchale, nous n’avions vu la Reine, Madame Adélaïde et les princesses dans un état aussi affreux. Sa Majesté jetait des cris désespérés :

« Nous sommes entourées d’assassins, disait-elle, quel horrible peuple, quel affreux pays ! Ils m’ont tué mon mari, mes enfans, les infâmes, les monstres ! » M. Persil avait beau répéter à la Reine que le Roi et ses fils étaient sains et saufs, rien ne pouvait la persuader, rien ne pouvait la consoler, elle pleurait, elle se désolait : « Le Roi est mort ou grièvement blessé, vous voulez me le cacher, mais le crime est accompli, j’en vois l’aveu sur toutes ces figures qui m’entourent, qui me regardent avec pitié ; de la pitié pour une Reine ! en avez-vous, après avoir assassiné mon mari ? »

« La figure de la Reine, continua-t-elle, avait une expression de dureté telle que Mme Thiers, qui se trouvait à côté de moi, me dit : « Est-ce là la Reine ? cette femme si douce, si résignée autrefois ? » Effectivement, la figure de la Reine était rouge comme la tenture de ce salon, l’indignation s’y exprimait avec le désespoir, c’était une autre personne, l’état dans lequel elle se trouvait me fit peur. M. Persil demanda à Sa Majesté si elle ne désirait pas qu’on fit à l’instant même jouer le télégraphe pour annoncer à la reine des Belges que le Roi était heureusement échappé au danger ainsi que ses fils : « Non, lui répondit la Reine, votre parole ne me suffit pas, ne donnez aucune nouvelle à ma fille avant que j’aie vu le Roi de mes yeux. »

« Mon fils, m’a dit encore la maréchale Maison, nous arriva tout haletant, tout rouge, pour me dire que le maréchal n’était point blessé. Toutes ces dames réunies dans les salons se précipitèrent sur lui, chacune attendait avec anxiété qu’il parlât. La duchesse de Trévise, par un hasard heureux, ne s’y trouvait point, mais il y avait ses deux filles, Mme de Rumigny et Mlle Mortier. Mon fils avoua que le maréchal Mortier était tombé de cheval, mais il n’ajouta pas autre chose, car on l’avait averti de la présence de ces dames. Mme de Rumigny, à ce mot, poussa un cri à déchirer le cœur. Elle criait, pleurait et riait tout à la fois, c’était à faire horreur. Elle est encore toujours dans le même état, et la maréchale, sa mère, est tellement accablée qu’on craint pour ses jours. La Reine m’a dit hier que lorsqu’elle est allée la voir, le jour même de son malheur, elle l’avait trouvée couchée en proie à une terrible crise nerveuse. Il y avait dans la même chambre, sur le lit du maréchal, l’uniforme et les gants que le maréchal devait mettre en revenant de la revue pour aller dîner aux Tuileries. »

En attendant le-résultat des perquisitions auxquelles on procède, et de l’interrogatoire qu’on fait subir à Gérard et à son complice, le public et les journaux se perdent en conjectures, les partis se rejettent l’un sur l’autre la responsabilité du crime, comme s’il ne pouvait pas tout aussi bien être, en dehors de tous les partis, l’effet de l’exaltation d’un ou de plusieurs individus. Je crois, et même je ne doute pas, que le gouvernement profitera de ce malheureux et déplorable événement pour proposer aux Chambres des lois répressives contre la presse.

Le Journal des Débats contient aujourd’hui un long article par lequel il veut faire comprendre combien il est nécessaire de s’occuper d’une semblable mesure, mais, tout en voulant et en prouvant cette impérieuse nécessité, il fait un tableau déplorable de l’état dans lequel se trouvent la France et son gouvernement : sans base, sans soutien, déchirée par une guerre civile, une guerre contre les lois et les institutions, une guerre entre les partis, une guerre morale et à main armée contre le pouvoir existant. Est-il possible qu’un gouvernement attaqué de tous les côtés, assiégé sans relâche et par tous les partis, puisse se maintenir ? Tel est en peu de mots le sens de cet article. Ce qu’il y a de plus effrayant dans tout cela, c’est qu’à moins de s’écarter de la Charte de 1830, chose fort dangereuse pour un gouvernement qui sort des barricades, je ne crois pas qu’il y ait moyen d’y remédier. En attendant, on a fait main basse sur toutes les caricatures.


3 août. — On fait des préparatifs magnifiques pour l’enterrement des victimes du 28 juillet. Une chapelle ardente a été établie à l’église de Saint-Paul, dans la rue Saint-Antoine, cette même église où Mme de Sévigné allait si souvent prier pour sa fille ; les victimes y sont exposées sur un même catafalque, élevé en forme pyramidale ; le sommet est occupé par le cercueil du maréchal, et les autres suivent des deux côtés l’échelle hiérarchique, selon le rang de celui qu’ils contiennent. Les noms se trouvent écrits en lettres d’argent, entourés d’une couronne de lauriers au-dessus de chaque cercueil. On a cru, en mettant les cadavres dans de doubles cercueils en plomb, et par-dessus encore un en bois de chêne, avoir suffisamment prévenu les inconvéniens de la putréfaction ; néanmoins, dans la journée d’avant-hier déjà, les miasmes que répandaient tant de corps réunis dans une église étaient tels que l’on conçut de véritables craintes pour la salubrité publique. Il fallut donc prendre la résolution d’ouvrir les cercueils et de procéder à l’embaumement des corps. Cette opération, qui n’a pu se faire que grâce au dévouement des médecins, chirurgiens et pharmaciens, n’a pas pris moins de trente heures.

L’enterrement aura lieu mercredi prochain, après-demain, aux Invalides. Le cortège sera immense, toute la garde nationale, toute la troupe de ligne seront sur pied, le Roi, les princes suivront les cercueils. Le lendemain, c’est-à-dire jeudi, il y aura à Notre-Dame un Te Deum auquel présidera l’archevêque de Paris. L’office des morts aux Invalides sera aussi célébré par lui. C’est la première cérémonie religieuse que le gouvernement du 7 août ait ordonnée et c’est hier, pour la première fois aussi, que l’archevêque de Paris a eu une entrevue avec Sa Majesté Louis-Philippe. On espère que ce premier pas servira à rapprocher tout à fait le clergé de France et la royauté de Juillet. C’est dans cette occasion que l’influence de la Reine est visible, ce sera une grande consolation pour elle, consolation qu’elle mérite bien pour tout ce qu’elle a souffert ces jours derniers et depuis qu’elle a le malheur d’être sur le trône.


10 août. — L’auteur de l’attentat du 28 juillet s’appelle non pas Gérard, mais Fieschi ; il est Corse de naissance, a servi sous Murat en Sicile, a été envoyé plus tard aux galères pour vol, et c’est là, à ce qu’il paraît, qu’il a achevé son éducation de fourbe et d’escroc, qu’il a pratiqué le vice sous toutes les formes et qu’il se l’est approprié pour en faire son métier. M. de Montalivet et le ministre d’Argoult qui, tous les deux, ont assisté aux interrogatoires, m’ont assuré que Fieschi représentait dans sa personne tous les vices, tout l’égoïsme, toutes les imperfections, tous les défauts, toute la perversité de notre siècle. D’après M. de Montalivet, on n’a jamais vu plus de finesse, plus de calme, plus de résignation raisonnée, plus d’amour pour la vie, plus de présence d’esprit que dans les réponses qu’il fait, ni une plus profonde scélératesse ; c’est un homme qui parle de ses vices avec une espèce de satisfaction, il est fier d’être parvenu à ce degré de perversité.

Dans les commencemens, on a cru prudent et utile, pour parvenir à découvrir ses complices, de lui cacher tout le mal que sa machine infernale a fait ; on lui disait, contrairement à la vérité, qu’il n’y avait pas eu de victimes, il en éprouvait une grande satisfaction, espérant ainsi recouvrer sa liberté ; mais un des chirurgiens, en levant l’appareil de sa blessure, lui apprit le résultat de son forfait. Il n’a pas été trop affecté de cette révélation et s’est borné à dire que s’il y a eu des morts et des blessés, c’est que ces malheureux avaient eu le tort de ne pas rester chez eux. Toutefois, dès ce moment, il a entièrement changé son système de défense ; si dans les commencemens il ne voulait pas nommer ses complices, c’était bien plus par vanité, voulant s’attribuer à lui seul le mérite de l’invention de sa monstrueuse machine infernale. Aujourd’hui qu’il s’agit de sa tête, il ne veut pas davantage les nommer, mais il ne nie pas en avoir.

Le procureur général, ne pouvant croire qu’un homme fût capable d’un crime aussi épouvantable sans une exaltation quelconque, avait dirigé son interrogatoire dans Ce sens, il demandait par exemple à Fieschi quel journal il lisait de préférence. Fieschi, sans hésiter, lui nomma le Journal des Débats, le Constitutionnel et quelquefois le Courrier français. Le procureur du Roi, se trouvant en défaut de ce côté, lui demanda quels étaient les livres et ouvrages qui lui faisaient le plus de plaisir.

« Je sais le latin, répliqua Fieschi, et j’étudiais Cicéron avec passion, j’y revenais sans cesse ; en italien je ne lisais que Métastase. Pour ce qui concerne la littérature française, elle me déplait. Parmi tous les ouvrages que j’ai lus dans cette langue, je ne pourrais pas en citer un seul qui m’ait fait plaisir. »

Ces jours derniers, il a fait venir chez lui le duc Decazes et le baron Pasquier ; ce dernier présidait la Chambre des pairs au moment où lui arriva l’appel de Fieschi ; il n’hésita pas à lever la séance pour raisons de communications très importantes relatives au procès de l’attentat du 28. Le président et le grand référendaire de la Chambre des pairs arrivèrent au chevet de Fieschi, tout préoccupés d’avance des révélations graves qu’ils entendraient de la bouche du criminel. Mais quelle ne fut pas leur surprise, lorsqu’il leur parla de choses sans rapports avec son affaire ; ils l’écoutèrent pourtant, espérant toujours le ramener au sujet qui les intéressait, mais ils n’y sont pas parvenus.

Dans un de ses interrogatoires, Fieschi a dit :

— Si le méchant brandon que j’utilisais m’avait mieux servi, le Roi et les princes auraient certainement été atteints ; mais comme, au moment où j’allais mettre le feu à la machine, il y avait de la cendre sur le brandon, j’ai été obligé de donner deux à trois coups contre un meuble pour la secouer. Cette seconde de retard a sauvé le Roi et les princes. Maintenant que leur mort ne me serait plus d’aucune utilité, je suis charmé que rien ne leur soit arrivé. Avant de mourir, je leur dirai des choses qui les étonneront et dont ils pourront faire leur profit.

— Mais, lui a observé le procureur général, votre procès peut durer longtemps et, pendant ce temps, vous exposez, par votre silence, la vie du Roi et des princes ainsi que la sécurité de l’État.

— Ne craignez rien, messieurs, répondit-il avec un sourire de satisfaction, il faudrait aux conspirateurs, pour agir, un homme comme moi ; ils n’en trouveront pas un second, je vous en réponds.

Les cérémonies funèbres ont été d’une longueur terrible pour nous qui, de dix heures à cinq, sommes restés enfermés dans l’église des Invalides, en uniforme, sur les banquettes sans dossier de la tribune diplomatique, vis-à-vis de cet immense catafalque contenant quinze cercueils. La chaleur du dehors, celle du dedans, les exhalaisons de cette immense quantité de monde, la fumée des cierges et celle plus nauséabonde des lampes sépulcrales, tout cela rendait insupportable l’atmosphère. Sous la chaleur, les énormes cierges se ployaient en deux et les bougies tombaient des lustres. Un des membres du barreau, placé dans une tribune vis-à-vis de nous, a été assez fortement blessé à la tête : il a perdu connaissance et on a dû l’emporter. J’ai cru que moi aussi j’allais tomber en défaillance.

L’assistance était considérable : les deux Chambres au grand complet, les femmes, filles, belles-filles et cousines des pairs et des députés, le corps diplomatique, les parens des victimes, la troupe de ligne, les gardes nationaux et enfin le clergé. L’église était décorée avec un luxe prodigieux et un goût parfait. L’oraison funèbre a été prononcée par notre curé, l’abbé Landrieu [11], mal débitée et mal faite. Les ministres en ont été excessivement choqués ; ils reprochent à M. Landrieu d’avoir voulu faire la leçon au Roi. Ils n’ont pas tout à fait tort, car notre cher curé a dit au Roi des choses passablement dures. Mais qui n’en dit pas aujourd’hui à Louis-Philippe ! La partie de ce discours dont le Roi a été mécontent, c’est celle où l’abbé a rappelé, au risque de blesser le corps diplomatique qui avait été convié à la cérémonie, les victoires remportées par le maréchal Mortier sur les Prussiens, les Autrichiens et les Suédois.

— J’ai regretté, m’a dit le Roi, qu’on ait évoqué ces souvenirs désagréables pour vous, dans un moment où le corps diplomatique s’est montré si aimable pour moi, et où il a bien voulu assister à notre deuil national.

Le Te Deum à Notre-Dame a été superbe et pas trop long. Le discours que l’archevêque a tenu au Roi est conçu dans le même esprit que celui de notre curé. Les ministres en sont furieux. La Reine, au contraire, est ravie : elle souhaitait avant tout se réconcilier avec l’archevêque.

Lorsque j’ai vu passer devant moi le vénérable prélat et son clergé allant au-devant du Roi, au-devant de Louis-Philippe, sous lequel on a pillé Saint-Germain-l’Auxerrois et détruit l’archevêché, au-devant de ce roi qui a fait descendre les croix des églises pour les remplacer par des drapeaux tricolores ; quand j’ai vu ce même roi, accompagné de tous les ministres et des maréchaux, se prosterner au pied de l’autel et rendre grâce à Dieu de sa conservation ; quand j’ai vu enfin MM. Guizot, Barthe, Thiers, Maison, de Broglie à genoux sous la bénédiction solennelle du Saint-Sacrement, donnée par l’archevêque avec toute la pompe du rite catholique gallican, au milieu de l’encens et des chants d’Eglise, j’ai cru avoir la berlue. Quel spectacle en effet et n’y avait-il pas de quoi crier au miracle !


25 septembre. — Les mesures contre la licence de la presse ont fait beaucoup crier non seulement le parti républicain, mais même celui du Juste Milieu qui voudrait que le roi Louis-Philippe suivit une marche plus conforme au programme de l’Hôtel de Ville. Heureusement pour la France, heureusement pour l’Europe, il n’y en a plus de vestige dans ce que l’on fait aujourd’hui. Le Roi parle de ces temps-là avec horreur et il n’est pas étonnant qu’il éprouve une grande satisfaction, en comparant sa position d’alors avec celle dont il jouit maintenant. L’autre jour, en parlant de ce damné de La Fayette, il dit que ce n’était que depuis la mort de cet homme qu’il respirait librement et que, sans cela, il aurait eu encore bien plus de difficultés à vaincre.

— Un jour, il vint chez moi, poursuivit le Roi, et en parlant de tout ce que j’avais fait pour arrêter la révolution, il m’adressa des reproches amers et finit par me menacer de son départ pour son château de Lagrange ; je lui dis que si telle était son intention, certainement je n’aurais pas le droit de l’en empêcher.

— Et que ferez-vous une fois que je serai chez moi ?

— Je vous y laisserai, lui répondis-je.

— Vous croyez donc pouvoir régner sans moi ?

— Oui, monsieur, je le crois.


4 octobre. — La princesse de Lieven se résigne difficilement à ne plus être ambassadrice ; elle ne veut pas aller dans le monde, mais elle exige qu’on aille chez elle. Sa conversation favorite est toujours encore la politique ; elle cherche à attirer surtout les ambassadeurs, les ministres et, parmi ces derniers. MM. Guizot et Thiers ; M. de Broglie n’a pas le bonheur de lui plaire, elle le trouve trop boutonné.

— Il ne me dit jamais rien, gémit-elle.

M. de Talleyrand va presque tous les soirs chez Mme de Lieven, souvent pour se taire, mais quelquefois pour être causant et aimable. M. de Montrond y va aussi très souvent ; âme damnée de Talleyrand, c’est un homme intrigant mais spirituel, au reste sans morale ni politique, ni autre.

L’année dernière où Louis-Philippe avait quelques soupçons contre M. de Talleyrand, Montrond fut chargé de surveiller le prince, de rendre un compte exact de tout ce qui se disait dans son salon et de ce qu’il disait lui-même dans l’intimité. M. de Montrond, dont M. de Talleyrand s’est bien souvent servi de la même manière contre ses amis ou ennemis, s’acquitta à merveille de sa mission et le Roi fut très exactement informé.

Mme de Dino eut vent de la trahison de M. de Montrond, mais, ne voulant pas lui donner l’occasion de se justifier ou d’expliquer sa conduite, elle n’attendit qu’une occasion favorable pour le chasser du château. Cette occasion ne tarda pas à se présenter. Montrond a un ton et des manières très insolentes ; on les lui passait dans l’hôtel Talleyrand, parce qu’on avait besoin de lui ; on riait même de ses grossièretés, qu’on appelait des brusqueries originales. M. de Montrond s’en étant permis une vis-à-vis de Mme de Dino, devant lady Clanricarde qui se trouvait à Valençay avec plusieurs de ses compatriotes, la duchesse le regarde, l’apostrophe avec son éloquence foudroyante.

Montrond, un tant soit peu déconcerté, tâche cependant de tourner les phrases en plaisanterie. Mais la duchesse se lève et, en le grondant comme un écolier, elle lui ordonne de quitter le château à l’instant même ; puis elle tire un cordon et ordonne au domestique qui entre de faire venir des chevaux de poste pour M. de Montrond qui désirait retourner à Paris.

Malgré ses prières et ses instances, il dut quitter Valençay. Il parvint cependant à se raccommoder avec Mme de Dino. De nouveau, on le voit dans ce salon, suivant M. de Talleyrand partout comme son ombre.


Cte RODOLPHE APPONYI.

  1. Copyright by Plon Nourrit et Cie.
  2. Voyez la Revue des 1er et 15 octobre 1912 et des 1er et 15 mai 1913 et 1er juin 1913.
  3. Il était le père du duc de Wellington et le père de cet autre lord Cowley qui, de 1852 à 1867, fut, lui aussi, ambassadeur en France et siégea, en 1856, au Congrès de Paris.
  4. Le comte Tanneguy-Duchâtel, homme politique et publiciste. Député en 1833, il fut plusieurs fois ministre sous Louis-Philippe et notamment dans le dernier cabinet Guizot.
  5. L’empereur d’Autriche François II venait de mourir et son fils Ferdinand Ier, qui lui succédait, avait écrit au roi des Français pour lui faire part de son avènement ; le prince Schönburg était chargé de remettre sa lettre au destinataire.
  6. La fille du Duc et la Duchesse de Berry, qui épousa plus tard le duc régnant de Parme.
  7. On désigne ainsi les auteurs des tentatives insurrectionnelles qui avaient éclaté à Paris et à Lyon au mois d’avril 1834. Au nombre de cent vingt et un, ils étaient traduits devant la Cour des pairs, pour y répondre de leurs actes.
  8. Révolutionnaires ardens, ainsi que le prouve leur participation aux agitations et aux complots qui ont troublé le pays de 1830 à 1832, Lagrange et Baune se firent remarquer pendant le procès d’avril par la violence de leur attitude. Condamnés, le premier à vingt ans de détention, le second à la déportation, ils bénéficièrent de l’amnistie de 1839, siégèrent, après 1848, à la Constituante et à la Législative et furent proscrits après le coup d’État de Décembre.
  9. Léopold de Bourbon, frère de Ferdinand II, roi de Naples ; il avait alors vingt-deux ans.
  10. L’attentat Fieschi, 23 juillet 1835.
  11. Curé de Saint-Thomas-d’Aquin.