La Ville noire/4

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 49-63).

IV


Il ne reconnut l’endroit où il se trouvait qu’en distinguant au-dessous de lui un coude que faisait le torrent, et, sur la blancheur de l’écume, l’angle noir d’un petit toit de fabrique. Tout le cours de la rivière était bordé de distance en distance par ces petits ateliers qui allaient toujours diminuant d’importance à mesure qu’ils s’enfonçaient dans la déchirure étroite des granits et qu’ils s’éloignaient de la ville. Il y en avait de si périlleusement situés que les ouvriers y risquaient d’être emportés par la crue de l’eau dans les jours d’orage, ou par la chute des blocs de rocher qui les surplombaient de toutes parts.

Sept-Épées pensa à la force et à la faiblesse de l’homme luttant ainsi d’âpreté avec la nature, lui disputant le trésor d’un filet d’eau qui à toute heure peut balayer ses espérances, ses travaux et sa vie. Loin d’être effrayé de cette idée, il se remit en mémoire que la misérable fabrique dont il contemplait la situation bizarre était depuis peu en vente, et à très-bas prix probablement, car celui qui l’avait élevée y avait mangé son petit avoir et était tombé sous le coup de l’expropriation forcée. Voilà, pensait le jeune ambitieux, le seul danger sérieux de la vie du travailleur : ce n’est pas d’être englouti par une trombe d’eau ou de se faire estropier par les machines, celui qui risque le tout pour le tout ne s’embarrasse pas plus de sa peau que le soldat qui va au feu ; mais ne pouvoir pas museler cette bête enragée qu’on appelle la chance, la voir s’échapper après qu’on l’a vingt fois rattrapée et domptée, c’est peut-être de quoi devenir fou et renier Dieu !

Mais comme tout est aliment pour la passion, au lieu de plaindre le pauvre industriel et de redouter son mauvais sort, Sept-Épées ne songea qu’à profiter de son désastre. — Je suis sûr, se dit-il, que cette bicoque ne se vendra pas plus de ce que représentent deux années de mon travail ; une autre année payerait l’équipage et les outils. Or j’ai quatre années d’économies, et dès demain je pourrais être maître si je voulais, maître en petit à coup sûr, au dernier échelon de la caste ; mais à vingt-quatre ans c’est rare, et c’est honorable. Il me faudrait bien peu de temps pour faire prospérer ce petit établissement ; je le revendrais alors le double, peut-être le triple de ce qu’il m’aurait coûté, ce qui me permettrait d’en acheter un plus considérable, et ainsi de degré en degré, en me rapprochant du centre de nos industries, c’est-à-dire en descendant le cours de la rivière, je remonterais celui de la fortune.

Cette métaphore charma les esprits de l’armurier. Quand on s’est trouvé aux prises avec de grandes perplexités de la conscience, on prend quelquefois avec plaisir une formule quelconque, un simple jeu de mots qui se présente, pour une solution triomphante. Les gens simples et enthousiastes sont volontiers fatalistes. Le jeune artisan s’imagina que sa destinée l’avait amené en ce lieu sauvage pour y mettre la main sur l’instrument de sa richesse.

Il rassembla ses souvenirs. Il connaissait bien l’endroit pour un des plus effrayants et des moins fréquentés du Val-d’Enfer. Pourtant il y avait un sentier praticable qui montait à la route de la ville haute, et un petit chemin de mulets qui longeait le torrent et s’en allait, par de nombreux détours, rejoindre la ville basse. Il n’y avait guère plus d’une demi-lieue, soit par la rampe, soit par le fond du ravin.

Cette usine se nommait la Baraque, un nom bien méprisant, et l’endroit où elle était située le Creux-Perdu, un nom de mauvais augure ! Pourtant le courant de l’eau y était fort, et la roche de bonne qualité pour bâtir si l’on voulait s’étendre. La fabrication que l’on y avait établie était des plus humbles : elle consistait en outils de jardinage et d’agriculture élémentaire ; mais le voisinage de plusieurs fermes et villages situés au revers de la montagne devait assurer un débit régulier, si l’on voulait y courir les foires et marchés. À cette fabrication on pouvait adjoindre à peu de frais la clouterie.

Sept-Épées éprouvait un peu de dégoût pour ces travaux grossiers, lui qui excellait à tremper la lame d’un poignard ou d’une épée et à monter ces nobles armes avec goût et avec science ; mais ne pouvait-on pas appliquer l’habileté et le raisonnement aux productions du dernier ordre, rendre plus légère et plus sûre la serpe ou la faucille aux mains du paysan, perfectionner le plus simple outil et y faire sentir la supériorité de l’ouvrier ?

Il rêva une existence libre et active. Il se voyait déjà propriétaire de deux ou trois forts mulets, promenant sa marchandise dans les hameaux de la plaine, ou, encore mieux, monté sur un bon petit cheval de la montagne et allant dans des villes plus éloignées nouer des relations, s’emparer, grâce à son langage clair et correct, à ses manières honnêtes et à sa figure sympathique, de la clientèle des détaillants. Il voyait du pays, il respirait à pleins poumons l’air des champs fertiles, lui enfermé depuis douze ans dans le noir abîme du Val-d’Enfer ! Il acquérait des connaissances, il se faisait apprécier. Son instruction et sa probité le rendaient en peu d’années un homme important, considéré, pouvant rendre des services et s’appuyer sur un crédit toujours grandissant. Enfin il aspirait à monter, sans bien se dire où il s’arrêterait, ne se connaissant aucun mauvais désir à satisfaire, ayant surtout soif d’agir pour agir, et regrettant seulement son point de départ, le chagrin secret de Tonine, car, sans ce reproche intérieur, ses volontés et ses espérances n’avaient rien que de légitime.

Plus il regardait cette baraque du Creux-Perdu, plus il se l’appropriait dans sa pensée. Ce site effroyable, ce lieu désert lui semblait un atelier digne de son audace. — Ici je serai seul maître et seigneur chez moi ! J’aurai des ouvriers que je traiterai plus humainement que je n’ai été traité par ceux qui ont exploité mon talent jusqu’à ce jour. Je serai le roi de cette solitude, nul autre que moi ne vaincra ce torrent et ne bravera ses colères, nul autre bruit que celui de mon travail ne luttera contre son bruit. Je planterai là ma tente pour deux ou trois ans tout au plus. J’y aurai quelques livres, et, les voyages aidant, j’étudierai à fond ma partie. Je sortirai de là plus malin que ceux qui se vantent de tout savoir sans avoir rien vu et rien lu. Alors peut-être cette fière Tonine regrettera-t-elle de m’avoir laissé quitter la Ville Noire sans m’avouer sa peine et sans faire un effort pour me retenir.

Le propriétaire de la baraque était un certain Audebert, que Sept-Épées connaissait fort peu, et qui passait pour une pauvre cervelle d’homme. Il l’avait vu quelquefois, et s’en était éloigné comme d’un bavard, outrecuidant bonhomme, qui faisait hausser les épaules aux gens sérieux et positifs. Il y avait longtemps qu’on ne l’avait vu à la Ville Noire ; il avait fait beaucoup d’allées et de venues aux environs pour tâcher de relever ses affaires, et n’avait inspiré de confiance à personne. En ce moment, on le croyait à Lyon. S’il ne revenait pas au bout de la semaine avec de l’argent, ses créanciers étaient décidés à tout saisir chez lui. Voilà ce que Sept-Épées se rappela avoir entendu dire à son parrain quelques jours auparavant.

Il fut donc très-surpris, au moment où il se disposait à reprendre le chemin de la ville, de voir un jet de lumière qui paraissait sortir de la fabrique abandonnée, se glisser, s’étendre et se fixer sur le coude écumeux de la rivière qui en baignait le seuil. — Oh ! oui-da ! pensa-t-il, c’est comme un fait exprès ! Il y a là du monde et de la clarté ! Je ne suis pas superstitieux, sans quoi je me persuaderais bien que quelque bon ou mauvais esprit me conduit à mon salut ou à ma perte ! Il faut que, sur l’heure, j’aille examiner cet établissement, dans lequel je ne suis jamais entré.

Guidé par la clarté mystérieuse, Sept-Épées descendit de roche en roche et atteignit l’entrée de la baraque. Elle était fermée, la lumière sortait d’une ouverture de la galerie supérieure. Aucun mouvement ne révélait cependant la présence d’un être humain.

Sept-Épées frappa ; mais soit que le clapotement de l’eau couvrît le bruit, soit que l’on ne voulût pas répondre, il frappa en vain. Sentant sa curiosité excitée par ce silence, et remarquant que la lumière se projetait sur un rocher planté au beau milieu de l’eau, et tout à fait en face de la fabrique, il franchit le bras du torrent sur une planche qui y était fixée, et grimpa le bloc de manière à voir dans l’intérieur de l’habitation. L’eau était si resserrée en cet endroit, que d’un saut hardi on eût pu la franchir.

Il vit alors distinctement un spectacle assez étrange. Un homme était seul dans ce hangar, le dos tourné à la lumière, qui se reflétait sur son front chauve et luisant. C’était un crâne élevé comme ceux des enthousiastes, mais défectueux dans la fuite du front, qui dénotait le manque de suite ou de force dans la réflexion. Il s’occupait à écrire au charbon sur le mur. Il écrivait gros et péniblement. Quand il eut fini, il se retourna, et Sept-Épées reconnut le pauvre Audebert, qui lui parut pâle avec les yeux ardents. Cet homme prit une corde, et fit lentement et avec réflexion un nœud particulier qu’il recommença plusieurs fois, après quoi il disparut.

Une idée sinistre traversa l’esprit du jeune armurier. Il regarda avec attention ce qui était écrit sur le mur, et parvint à lire ces mots, dont il est inutile de reproduire les incorrections : « Je meurs de ma main, pour la honte et le chagrin que j’ai d’avoir tout perdu. J’ai été honnête homme et courageux. Priez pour mon âme. » Sept-Épées, voyant bien qu’il avait assisté aux préparatifs d’un suicide, allait s’élancer de nouveau vers l’usine, quand il vit reparaître le malheureux artisan. Celui-ci s’approcha du mur et effaça le mot meurs, pour le récrire autrement ; puis il l’effaça de nouveau et se décida à le rétablir tel qu’il l’avait écrit la première fois. Son incertitude venait probablement de ce que, ne sachant pas bien l’orthographe, il voulait être bien compris par ceux qui le liraient. Peut-être aussi un dernier sentiment d’amour-propre naïf le préoccupait-il à cette heure suprême.

Sept-Épées se demanda rapidement comment il pourrait arracher cet infortuné à son funeste projet. La porte était bien fermée, et quand il réussirait à l’enfoncer, il serait peut-être trop tard. Il lui vint une bonne inspiration, qui fut de crier de toutes ses forces : « Au secours ! à l’aide ! à moi, mes amis ! »

Il n’est guère d’homme qui, au moment d’en finir volontairement avec la vie, ne soit distrait de lui-même par l’occasion de sauver son semblable. Le malheureux vieillard, qui avait peut-être la tête déjà passée dans la corde, s’élança dehors et trouva Sept-Épées qui accourait vers lui, et qui le saisit dans ses bras, triomphant du succès de son stratagème.

— Diable ! vous m’avez bien dérangé, dit le pauvre Audebert, quand tout fut expliqué de part et d’autre ; mais ce qui est différé n’est pas perdu !

— Mon ancien, ce que vous dites là n’est pas beau ! lui répondit le jeune artisan en entrant avec lui dans la fabrique. Vous n’avez ni femme ni enfants, je le sais ; mais n’avez-vous donc pas un seul ami ?

— Non, mon garçon, je n’ai plus d’amis, et quand tout ce qui est là sera vendu, mes dettes ne seront pas toutes payées.

— Eh bien ! l’honneur vous oblige à travailler jusqu’à ce qu’elles le soient !

— C’est vrai, mais mon courage est à bout, et, ne me sentant plus bon à rien, je préfère la mort à la honte de mendier.

Sept-Épées pensa que le meilleur moyen de distraire cet homme découragé était de lui faire raconter ses peines, et il le questionna.

— Mon histoire n’est pas gaie, répondit le vieillard. J’ai été marié et père de famille comme ton parrain Laguerre, qui me connaît bien et qui sait bien que je n’ai jamais fait tort d’un sou à personne. Nous étions amis, nous nous sommes brouillés parce que je n’ai pas voulu suivre ses conseils. Ayant perdu tous deux, vers l’âge de quarante ans, nos enfants et nos femmes à l’époque de l’épidémie, nous avons pris chacun un chemin différent. L’idée de ton parrain était d’amasser de l’argent pour être tranquille sur ses vieux jours, ce qui ne l’a pas empêché d’arriver jusqu’à l’âge qu’il a sans se reposer et sans se donner la moindre douceur. Celui qui aime l’argent mort n’en trouve jamais assez, et moins il en profite, plus il en souhaite. Ce n’est pas que je veuille taxer ton parrain d’avarice : je sais qu’il est bon pour toi, je crois qu’il te laissera ses écus, et, comme on te dit bon sujet, sa peine n’aura pas été perdue ; mais tu aurais pu faire ton affaire sans lui, ou il aurait pu assurer mieux ta fortune en faisant un peu prendre l’air à la sienne. Moi, j’ai agi autrement. Les événements m’ont donné tort, ce qui ne m’empêche pas de croire que j’avais raison. À quoi bon d’ailleurs t’exposer mes idées ? Tu dois avoir celles du père Laguerre et penser qu’il vaut mieux tenir que courir.

— Non, répondit Sept-Épées, je n’ai pas les idées de mon parrain : c’est pour cela que je ne compte point sur son héritage. J’espère être bientôt sorti de la Ville Noire, et je sais bien qu’à partir de ce jour-là il ne s’intéressera plus guère à mon avenir ; mais c’est de vous qu’il s’agit, et je vous assure que vous pouvez me dire votre manière de voir sans craindre que je vous blâme ou que je vous raille.

— Oh ! alors, reprit Audebert, c’est différent ! Je vois que, toi aussi, tu entends la vie active ; mais peut-être ne l’entends-tu pas absolument comme moi, et c’est là-dessus que je consens à m’expliquer. Ce sera probablement pour la dernière fois… Eh bien ! je n’en veux pas au bon Dieu de m’avoir envoyé un garçon d’esprit pour témoigner de mon bon cœur quand je ne serai plus là pour me défendre. Mais voilà cette chandelle qui finit ; quand je l’ai allumée, je croyais bien qu’elle durerait plus que moi ! Viens sur le bord de l’eau ; si je me console d’être encore de ce monde, c’est parce que je pourrai encore ce soir regarder les étoiles. Il n’y en avait pas une seule dans le ciel quand le désespoir m’a pris, et voilà que le temps s’éclaircit un peu, comme mon cœur, ranimé par la bonté du tien ; mais les nuits sombres reviendront, mon enfant, et avec elles une idée plus noire que la tombe, l’idée que je ne suis estimé et chéri de personne.

— Voyons, reprit Sept-Épées, ce que vous me dites là, c’est de l’ingratitude. Si vous méritez l’amitié, comme vous le dites, pourquoi n’en aurais-je pas pour vous ? Essayez de m’en inspirer avant de m’en croire incapable.

— Tu as raison, brave enfant que tu es ! dit Audebert en passant son bras sous celui de l’armurier. Viens, viens, je te dirai tout ! Je me confesserai à toi devant Dieu !