La Vire aux Mayens, souvenirs des Alpes du Valais

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La Vire aux Mayens, souvenirs des Alpes du Valais
Revue des Deux Mondes3e période, tome 22 (p. 900-919).
LA
VIRE AUX MAYENS
SOUVENIR DES ALPES DU VALAIS.


I.

Il n’est pas au monde de bassin fluvial qui offre une netteté de lignes aussi simple et aussi grandiose que cette ancienne vallée pennine, étendue sur une longueur de plus de 40 lieues, depuis le pont de Saint-Maurice et le col de Balme jusqu’à la Furka, c’est-à-dire des frontières de Vaud et de Savoie au seuil du canton d’Uri. Les deux hautes chaînes parallèles entre lesquelles court le Rhône y forment un double escarpement dont nulle part la masse ne faiblit, et cette vigueur soutenue des jointures n’exclut pas une mobilité étonnante d’aspects. Quand, à partir des éboulis du Bois-Noir, la Dent du Midi dérobe ses pics étincelans, la Dent de Morcles, sa rivale, devient à son tour maîtresse du ciel et y cloue ses crêtes déchiquetées. Lorsque au-delà du coude de Martigny la fière pyramide du mont Catogne, qui de loin barrait l’horizon, s’efface derrière d’autres croupes plus avancées, l’harmonie et l’équilibre des reliefs n’en sont point atteints ; en face de ces croupes surgit aussitôt une série d’autres sommités dont le mont de Fully et le mont des Vents figurent la première amorce. Le voyageur qui chemine en bas sur la route poudreuse du Simplon se sent pris comme entre les murs d’une gigantesque forteresse ; de quelque côté qu’il se tourne, il se heurte à une ceinture de bastions sourcilleux. Les dépressions latérales qui trouent l’énorme massif ne présentent à l’œil que de minces et tortueuses gerçures où il semble à peine possible de se faufiler ; la vérité est que ces brèches, si étroites au début, vont s’évidant pour la plupart en forme de collier de cheval et dessinent de splendides vallées qui s’enfoncent parfois dans l’intérieur jusqu’à 8 et 10 lieues. L’optique alpestre est féconde en ces sortes d’illusions. Il suffit d’un avant-mont vertical d’une centaine de mètres d’altitude pour fausser toutes les notions du touriste sur la configuration réelle de l’intumescence la plus proche. Qui soupçonnerait, par exemple, au-dessus de l’inextricable chaos de rochers qui ferme à l’est le noir défilé d’où s’échappent les eaux du Trient, l’existence de cette merveilleuse terrasse de Gueures : toute une oasis de prés verdoyans, d’ombrages touffus, de champs cultivés, qu’anime un joli groupe de huttes pittoresques ? Combien de délicieux alpages se cachent ainsi, à toutes les hauteurs, derrière d’âpres boursouflures qui à distance ont l’air de faire absolument corps avec la grande ligne dorsale dont elles ne sont en réalité que des appendices détachés !

Ces alpages, souvent invisibles de la plaine, constituent une des richesses les plus précieuses du montagnard valaisan ; on peut même dire qu’avec ces plants de vigne renommés qui croissent, en compagnie du figuier d’Inde et de l’agave, sur les rochers brûlans de Conthey et de Sierre, ces pâlis sont le plus clair et le plus assuré de son avoir. Encore le savoureux cep de Malvoisie est-il sujet parfois à quelque accident ; le pacage alpestre au contraire, — je ne sors pas de la région médiane, — n’a rien à craindre des élémens. Sa situation le met à l’abri des avalanches, et, à quelque moment qu’il dépouille, suivant les années, sa fourrure de neiges hivernales, on le retrouve avec son herbe odorante et fine et tous ses principes extraordinairement nutritifs que ne possède point, tant s’en faut, le pré à faucher du bas pays.

Les alpages du Valais portent le nom général de mayens. Parmi ces mayens, les plus vastes et les plus beaux sont sans contredit ceux de Sion. Quand, par une claire journée d’été, on contemple des hauteurs solitaires du château Valeria l’immense croupe boisée qui se dresse entre le val de Nendaz et celui de la Borgne, on demeure réellement saisi d’admiration. L’attrait du spectacle est encore accru par le contraste indescriptible du site. De toutes les montagnes qu’on a sous les yeux, celle des Mayens est la seule qui soit chevelue et riante. À l’opposite s’élève la crête osseuse du Sanetsch ; plus loin, à l’ouest, le pic d’Ardon étire au soleil ses membres nus et difformes ; au levant, par delà Sierre et les halliers moussus de la forêt de Finges, pointent les cimes tourmentées derrière lesquelles se cache la Gemmi ; la vallée elle-même, malgré ses carrés de prés verts et ses vergers, emprunte un aspect sauvage, presque menaçant, aux soulèvemens bizarres du sol, aux innombrables bosselures rondes et coniques, surmontées ou flanquées de castels en ruine, le long desquelles tourbillonne le Rhône écumeux. L’observateur, ébloui de tous ces tons lumineux et chauds, revient poser doucement ses yeux sur ce sombre retroussis d’alpes fraîches où chaque prairie se montre doublée d’une tranche de forêt ; il aspire avec délices les senteurs résineuses que le vent lui en apporte ; il cherche machinalement à faire le compte des villas qu’il aperçoit à tous les étages du mont, car la superbe déclivité qui s’arrondit au-dessous des huttes et des pâtis est devenue le lieu préféré de villégiature des habitans aisés de Sion. Avoir un pavillon aux Mayens est le rêve qui hante tout marchand de la petite ville derrière son comptoir. Retraite délicieuse en effet, et aussi commode que délicieuse, où l’on peut se rendre sans fatigue et d’où l’on revient à ses heures. Des fenêtres de son chalet blanc, de sa terrasse de verdure, le citadin voit se mouvoir hommes et bêtes sur la chaussée du Grand-Pont ; il peut en quelque sorte surveiller de loin la porte de son logis. Bref, le site est si riant, d’une tranquillité et d’une fraîcheur si rassérénantes, qu’il a été question d’y bâtir un hôtel-pension pour les étrangers. Les cliens n’auraient certes pas manqué ; mais les « consorts » de la montagne, comme on dit là-bas, ne l’ont point entendu ainsi. Un des charmes principaux de cet agreste séjour, c’est l’absolue liberté d’allure, d’accoutrement et d’existence que la solitude y autorise : avec des hôtes, adieu ce cher abandon ; voilà l’étiquette et toutes ses menues tyrannies qui envahissent le charmant désert, voilà la nature esclave du qu’en dira-t-on. Que de silencieux et romantiques recoins de la Suisse ont été ainsi gâtés par ces phalanstères guindés qu’on appelle des hôtels-pensions !

Les Mayens de Sion, tels que je viens de les décrire, n’en représentent pas moins une espèce d’alpage à quelques égards aristocratique ; des routes nombreuses et bien tracées y conduisent, le télégraphe lui-même ne dédaigne pas d’en escalader les pentes inférieures. Si haut qu’ils aillent, le pâtre et le « chaletier » ne cessent point d’y avoir relativement leurs aises ; la vache laitière elle-même n’y éprouve, j’imagine, que douces émotions. Point de ces gorges sombres, de ces défilés à pic par où dévalent avec fracas les torrens ; point de ces vires caillouteuses et vertigineuses, de ces creuses béantes où l’on chemine avec des frissons ; les tempêtes même ne trouvent pas à s’engouffrer là comme il faut ; l’horrible y manque absolument. On aperçoit bien de l’autre côté les grandes cimes bardées de glaces et de névés qui ferment au sud les vallées d’Hérens et d’Hérémence, on discerne même de certains endroits la farouche pyramide du Cervin ; mais tout cela n’est qu’une affaire d’encadrement inoffensif et lointain, une série de tableaux émouvans appendus aux murs d’un bon intérieur. Sans trop m’éloigner de Sion et sans dépasser la zone moyenne des pâturages, je veux chercher, sur un autre point du Valais, un lieu d’estivage aux abords plus abrupts et plus tourmentés, une rampe d’ascension plus fertile en accidens, d’aspect plus diversifié, et qui aboutisse à une solitude de mayens plus originale et mieux close.


II.

Entre l’embouchure de la vallée de Bagnes et l’étroite brèche qui conduit par Isérable au col d’Égablon s’élève une sommité pennine d’un galbe tout à fait caractéristique : c’est la Pierre-à-Voie, appelée aussi, quoique improprement, Pierre-à-Voir. Ce n’est point une de ces cimes revêches dont les plus émérites grimpeurs osent à peine tenter l’escalade : son altitude extrême n’excède pas 2,500 mètres au-dessus du niveau de la mer ; mais la mesure est tout autre, prise au versant ; là le développement de l’échine alpestre est de plus de 3 lieues l/2, et de la base au sommet il y a pour cinq ou six heures de marche. Par l’ensemble de sa figure, cette montagne forme type ; elle satisfait aux deux conditions essentielles du genre : elle domine et elle court. Son piton d’élancement, sorte de pain de sucre ébréché, attaque résolument le ciel bleu et dessine par-dessus le fouillis des croupes adjacentes un admirable « signal » rocheux, un énorme steinmännli naturel qui manque aux cimes les plus prisées, et notamment au Righi-Kulm. À l’ouest, une longue arête boisée, qui se développe horizontalement, abrite de son rempart une aire plane que presse à droite et à gauche un moutonnement de cônes inégaux. Si l’on continue à suivre de l’œil la projection orientale du mont, on le voit, toujours hérissé d’une robuste végétation, s’abaisser successivement et régulièrement, jusqu’à ce que, au point de brisure de ses attaches secondaires, apparaissent d’autres montagnes plus glabres d’aspect, d’un entablement plus grossier, qui n’en font que mieux ressortir la richesse des contours du premier plan.

Du côté de l’est, la dégradation suit une marche moins rhythmée ; avant d’aboutir à l’oblique trouée de Riddes, la ligne de faîte hésite à plusieurs reprises, elle se ballonne et se déprime, elle se boursoufle et se creuse avec une sorte d’inquiétude ; on dirait qu’elle appréhende l’approche du défilé, qu’elle s’essaie, du plus loin qu’elle peut, à la chute finale qu’elle y doit faire, et que, chaque fois, saisie d’épouvante ou d’orgueil, elle se redresse d’un mouvement fébrile. Au-dessous de l’immense dos continuent de courir, ignorans de ces transes et de ces convulsions, les étages inférieurs du mont. Quelque accident qui survienne, ceux-là sont toujours sûrs de pouvoir rejoindre sans trop de peine leurs tronçons ; il n’y a guère de col qui ne s’adapte à leur taille, et mainte fois leur plan se confond tout naturellement avec le seuil même de la dépression, car la montagne dont je parle a ceci de particulier, qu’au lieu de tomber à pic sur la plaine, elle y vient mourir graduellement, s’y échappe en molles déclivités, y projette, comme autant de racines vagabondes et torses, une quantité d’éperons verdoyans. Par là elle reste en une constante communication avec la vallée, elle participe de sa vie, de son aspect et de son humeur ; elle accueille sur ses pentes hospitalières les riches vergers et les belles prairies du plat pays, elle livre sans rechigner aux riantes floraisons d’en bas tout l’espace disponible entre le sillon mobile des torrens et la rainure fixe des dévaloirs ; elle ménage enfin plus d’une place de choix aux éphémères alpages d’été entre la triste forêt de plus et la joyeuse futaie de mélèzes.


Un matin du commencement de juin, avant même que le soleil eût lancé sa première onde lumineuse par-dessus la montagne de Riddes, je descendais pédestrement, le bâton ferré en main, la rampe ardue de l’antique bourg féodal de Saillon, pour aller rejoindre, à titre de volontaire, le bataillon de vaches laitières qu’on devait conduire, ce même jour, « estiver » sous la Pierre-à-Voie. Le lieu de ralliement était de l’autre côté de la plaine, à la sortie du village balnéaire de Saxon ; c’était là que, la veille au soir, on avait rabattu tout le bétail appelé à faire l’ascension. J’avais assisté avec intérêt à cette phase préliminaire de l’opération, et, initié comme il faut aux mœurs des pâtres et de leurs bêtes, je m’attribuais qualité spéciale pour suivre par le menu l’ordre et la marche de la colonne émigrante. Tout en traversant à petits pas le bois de Saillon, en-deçà de la vacillante passerelle du Rhône, je me représentais d’avance les divers détails de la fête, car la montée aux mayens est pour les vaches une vraie fête. Quiconque n’a point vécu dans la familiarité de cette gent cornue est à mille lieues de soupçonner ce qui se passe à certains momens dans leur intellect ; il y a là tout un chapitre oublié de psychologie animale. De même que, dès qu’elles sentent l’herbe verte, les vaches ne veulent plus manger de fourrage, de même, à mesure que le temps de l’estivage approche, elles manifestent une répugnance de plus en plus vive à se rendre de l’étable au pâtis de la plaine et à retourner du pâtis à l’étable. L’instinct leur donne des avertissemens d’une précision merveilleuse. Plusieurs jours avant l’époque fixe où elles ont l’habitude d’émigrer, on les voit s’étendre mélancoliquement et regarder la montagne, boudant à l’herbe, le cou tendu, en poussant de petits beuglemens et parfois même en versant de grosses larmes. Ce n’est qu’à force de ruse et de coups que le gardien les ramène au gîte, quand toutefois il les y ramène, car plus d’une refuse obstinément de se laisser faire ; il faut alors traire sur place les récalcitrantes et leur accorder la permission de coucher dans « l’île, » c’est le nom que l’on donne en Valais à ces prés de vaine pâture dont on ferme tant bien que mal les issues au moyen de barrières à ligamens d’osier. Encore cet arrangement à l’amiable n’est-il pas toujours praticable. Chez certains ruminans, la nostalgie printanière des hauts pâtis est si forte qu’ils en semblent tout affolés ; quand, vers six heures de l’après-midi, le pâtre fait mine de rallier le troupeau pour la nuitée en lieu clos, mainte gaillarde, avisant la brèche la plus proche, secoue brusquement ses clochettes et détale avec des dandinemens de croupe insensés. Elle fuit ainsi, sonnant le tocsin à travers champs, marécages et halliers, jusqu’à une distance parfois de plusieurs lieues. Grosse affaire : il faut le lendemain au petit jour se mettre en quête de la bête, car une fois qu’elle a « broussé » sur les pâtis d’une autre commune, nul ne la ramène, loin de là, le propriétaire, pour la ressaisir, est tenu de payer l’amende. L’animal doit également tribut de sa personne ; l’homme de Fully ou de Brançon qui attrape en rupture de ban sur ses terres une vache de Riddes ou de Charrat a le droit de la traire,… si elle y consent.

Cette agitation, cette fièvre d’attente chez les individus qui ont coutume d’estiver périodiquement demeure rebelle à l’emploi de tous les moyens ; le bétail que l’on attacherait dans l’étable s’y laisserait dépérir d’inanition, et, sitôt qu’il pourrait rompre son lien, s’en irait de lui-même vers l’alpe ; l’expérience en a été faite. Par contre, les vaches qui ne sont jamais montées aux mayens, — il y en a toujours un certain nombre qui restent l’été dans la plaine, — ignorent ces douleurs poignantes qui tourmentent l’âme de leurs compagnes. Elles savent néanmoins qu’il vient un moment, au renouveau, où on les sépare de celles-ci. C’est un fait dont j’acquis la preuve ce jour même en arrivant au lieu d’où devait partir la caravane. Il y avait là vingt-cinq ou trente bêtes de cette nerveuse et fine race valaisane, si prisée à la fois et pour la qualité de son lait et pour son aptitude au travail. Toutes laissaient percer dans leurs yeux une animation extraordinaire ; la plupart avaient peine à tenir en place, et c’étaient des démonstrations, des beuglemens, des reniflemens, entrecoupés de toute sorte de souffles étranges. Avant que les pâtres, — ils étaient au nombre de trois, tous silencieux et placides, — eussent donné le branle au cortège, une vache brune sortit d’une étable qu’on venait d’ouvrir pour s’en aller seule, selon l’usage, boire un coup à la fontaine du chemin. Elle aperçut au tournant la bande agitée des laitières ; incontinent elle rabattit de ce côté. Celles-ci l’entourèrent, les mufles se touchant presque, et je vis la vache brune virer deux ou trois fois au milieu du groupe. Ce que ces bêtes se dirent en leur idiome ne se prête point à une traduction mot à mot ; mais il était clair que de part et d’autre on prenait congé, on échangeait des adieux. Une scène toute semblable eut lieu un instant après entre la troupe émigrante et deux représentans de l’espèce bovine escortés d’un cheval et d’un ans, sans doute camarades du même pré ; après quoi, le détachement se mit en marche par le beau chemin en lacet qui monte à travers les vergers jusqu’au petit village valaisan.

Les vaches maîtresses, la grosse cloche pendue au cou, les cornes enguirlandées, avaient pris d’un pas relevé la tête de la colonne. J’allais lentement par derrière. Une buée blanchâtre commençait à baigner le front des montagnes situées à gauche et refoulait en désordre vers l’occident quelques nuages minces et dentelés qui s’étaient reposés la nuit sur leurs crêtes. La journée promettait d’être chaude ; pas un souffle n’agitait les grandes herbes mélangées de fleurs versicolores qui débordaient des prés adjacens jusque sur la route. Les pâtres avaient ;î peine desserré les dents. Celui qui semblait avoir la conduite en chef de l’expédition était un grand garçon originaire d’Évolène, au val d’Hérens, dont l’air attristé me frappa d’abord ; les deux autres offraient le pur type bas-valaisan ; le plus jeune, arrivé la veille de Fully, avait ces jambes torses, ce buste inachevé, cet œil rougeaud, ce sourire indécis et béat, qui annoncent le demi-crétinisme. Leur tâche au reste était facile : autant le troupeau qu’on ramène le soir, pis traînant, du pacage à l’étable, a parfois l’humeur turbulente et fourrageuse, autant celui qu’on pousse dans la direction des mayens chemine d’un pas allègre et régulier ; c’est à peine s’il donne le coup de dent à la touffe d’herbe la plus avenante ; on dirait qu’il a peur de perdre le sentier ou de manquer à heure fixe la conquête de la terre promise. Malgré tout, sur ces rampes ardues des grandes Alpes, le piéton, si peu qu’il se hâte, a toujours une avance marquée sur la bête de somme ou le ruminant ; il lui faut, pour maintenir sa marche de conserve, flâner de propos délibéré à tous les buissons, de deux « trocets » ou bouts de chemin choisir invariablement le plus long, et se reposer paresseusement à tous les carrefours. Aussi le quart inférieur de la montagne avait-il émergé déjà des ombres de la nuit quand la caravane et moi nous atteignîmes la petite bourgade de Saxon.


III.

Qui n’a pas vu un village valaisan n’a pas vu la chose du monde la plus originale et la plus étrange. Je parle des villages bâtis dans le vieux style architectural du pays, et non de ces groupes de demeures plus modernes comme on en rencontre maintenant beaucoup dans la partie inférieure du canton. Qu’on se figure un fouillis inextricable de chaumières en mélèze noirci, dominé par une église blanche. De voies tracées, nulle apparence ; maisons, fenils, étables, tout se heurte, s’enchevêtre et se bouscule sur un sol houleux, plein de mouvemens saccadés, que nulle main n’a pris la peine de discipliner. Dans ces ruelles grimpantes, tordues, combles de fumier et d’immondices, le soleil ne pénètre qu’au prix de mille biais furtifs et à la manière d’un larron. Les granges surtout ont un aspect indéfinissable : ce sont des constructions suspendues sur des poutres qui reposent elles-mêmes sur une assise inférieure de pierres brutes ; on les juche, dit-on, de la sorte pour que les rongeurs n’y puissent pas atteindre le grain. Entre les pilotis se remisent pêle-mêle les chariots démontés, les traîneaux de montagne, les jougs à bœufs et les instrumens agricoles de tout genre. Quant aux maisons d’habitation, elles ne ressemblent qu’assez peu à ces demeures de l’Oberland bernois dont les galeries sont généralement ornées d’un beau grillage, et les ais des façades ouvragés de sculptures diverses. La hutte valaisane n’a de galerie que sur le côté ; les chambres, très étouffées, sont percées de fenêtres étroites, encombrées de bottes de maïs en train de sécher ; les carreaux consistent uniquement en des ronds de verre unis par du plomb. Le toit d’ardoises ou de bardeaux est surchargé de grosses pierres, sans doute afin que le fœhn, ce vent si redouté des vallées helvétiques, ne décapite point d’un coup l’édifice. L’aménagement intérieur va de pair avec ce mode tout primitif de structure. La même pièce sert d’ordinaire de cuisine, de salle à manger et de dortoir. Dans un coin est l’escabeau à un pied de la trayeuse ; dans un autre gisent les grands coffres peints qui servent d’armoires. Certaines habitations ont, il est vrai, un air un peu moins patriarcal ; mais celles même où la pierre entre comme élément principal représentent encore, avec leurs porches bas et profonds, leurs escaliers encastrés dans des murs massifs, leurs lucarnes en façon de meurtrières, guérites préférées de chats faméliques et roux, un type architectural d’une simplicité tout antique.

Au-dessus du village où nous venions d’entrer se dresse un vieux burg en ruine, ex-citadelle d’un de ces barons du moyen âge, les Tavelli, les Rarogne, les La Tour, que les paysans du Valais ont su de bonne heure réduire à merci. Tandis que la troupe beuglante et ses conducteurs continuaient de suivre l’interminable montée qui serpente à travers le bourg, je coupai court par une ruelle pour escalader le mamelon. De l’ancienne demeure seigneuriale, il ne subsiste qu’une tour dans l’intérieur de laquelle je pus me glisser en rampant grâce à une échancrure creusée à la base. Devant la tour, sur une terrasse un peu inférieure, s’élève la chapelle, qui a conservé, outre son porche en saillie, des débris de boiseries intérieures, son maître-autel, sa chaire en maçonnerie, et tout un peuple grimaçant de statuettes et de figurines mutilées. La crypte renferme un ossuaire où l’on a cessé depuis longtemps de maintenir un rangement symétrique ; la bise qui pénètre en hurlant par l’ouverture béante du caveau s’en donne à cœur joie au travers de ces pauvres ossemens : aussi maint lézard qui s’était cru, en ce lieu, à l’abri de toute aventure, s’enfuit-il épouvanté au soubresaut inattendu d’un crâne qu’a réveillé, avant l’heure du jugement dernier, le choc grinçant d’un fémur.

Le tout, village et burg, est enserré entre deux torrens écumeux qui se précipitent avec fracas par une double gorge, épuisant toutes les formes connues et inconnues de la cascade et de la cascatelle, pour s’aller réunir au bas de la montagne dans un lit unique de cailloux à côté de superbes plants de vigne qu’on a bien du mal à protéger contre leurs atteintes. Plus haut se dessinent, en un relief noir, les immenses forêts qui font mine de vouloir monter à l’assaut du cône terminal de la Pierre-à-Voie ; mais celui-ci, fier de sa nudité, n’accepte d’autre parure que celle des neiges hivernales ; il tient en respect la petite avant-garde de plus et de mélèzes qui se hissent audacieusement jusqu’à lui, si bien que d’en bas ces quelques troncs détachés en colonne d’attaque au pied du rocher ont un peu l’air de soldats cramponnés, en grand péril de dégringolade, aux murs sourcilleux d’une forteresse.

Vers la plaine, la perspective qu’on embrasse des ruines du burg ne le cède qu’en étendue à celle dont on jouit du haut de Valeria. Le panorama, mieux circonscrit, prend même une grandeur plus âpre et plus sauvage ; le regard s’appuie de toutes parts à des arêtes merveilleusement fermes et soutenues qui diminuent l’effort de vision et fixent avantageusement le point du spectacle. La vallée du Rhône apparaît là dans son entière simplicité de lignes ; depuis la fissure des gorges de Saillon jusqu’à la haute dépression de Salvan, on distingue nettement le dessin de la plaine et de la montagne, et l’œil se repaît à l’aise de tous les contrastes. En bas, l’été règne déjà sans partage : les bois ont toute leur couronne de verdure, les blés et les seigles commencent à jaunir, les ceps feuillus montent vigoureusement aux échalas ; mais en haut subsiste mainte trace de l’hiver : la neige s’étale en larges plaques sur les parties planes des sommets, et dans les rigoles, où durant six mois elle a eu tout le temps de se durcir, elle résiste encore victorieusement à l’action dissolvante du fœhn et de la pluie.

Chaque jour néanmoins quelque pan de névé s’écroule ; dans deux ou trois heures, quand le soleil aura pris possession de l’espace, un bruit sourd annoncera l’entrée en scène des avalanches. En une seule matinée de printemps, de huit heures à midi, j’en ai compté ainsi plus de quatre-vingts ; je parle uniquement de celles qu’on peut observer à l’œil, et non de celles qu’on ne fait qu’entendre, soit que leur chute ait lieu sur le versant opposé, soit qu’elles tombent d’une arête cachée et par des couloirs invisibles. C’est là un phénomène avec lequel d’ordinaire le touriste n’a guère occasion de se familiariser, car, à l’époque où les étrangers affluent en Suisse, les avalanches de fonte printanière sont presque toutes tombées, et quant aux avalanches de glacier, lesquelles ne se produisent qu’à de très hautes altitudes, il est fort rare qu’on en trouve beaucoup, à point nommé, dans ses horizons. C’est donc surtout de mai en juin, et à la suite de plusieurs journées de pluie tiède, qu’a lieu d’une manière suivie cette gigantesque dislocation des neiges alpestres.

Tout d’abord, pour une oreille inexpérimentée, le grondement d’une masse qui s’abîme n’indique pas nécessairement le point précis d’où elle dévale ; il faut que l’ouïe s’habitue à le discerner, et que l’œil, instantanément averti, saisisse à sa naissance même, sur l’étendue d’un front de montagnes tourmenté, le sillon creusé par la ravine blanche. Le regard peut même acquérir une telle sûreté qu’il démêle et suit fort bien, à travers tout un crêpe de nuées, la gerbe de neige en mouvement. La forme et la tonalité du phénomène présentent au reste de singulières variations. Le plus souvent la chute, commencée par un glissement presque imperceptible sur une paroi inclinée du roc, se termine par un ruissellement torrentueux, qui se brise avec un fracas de tonnerre, répercuté longuement par l’écho, sur les gradins successifs du mont. Parfois le bruit s’entremêle de crépitations inégales qui trahissent la nature diversement accidentée de la rainure où court l’avalanche ; d’autres fois le phénomène semble avorter, et le mugissement s’interrompt soudain, soit qu’un obstacle ait arrêté la pelote au passage, soit qu’il l’ait contrainte à se diviser en minces filets réduits à suinter silencieusement jusqu’à ce que, réunis de nouveau en une masse unique, ils arrivent en détonant dans quelque cuvette inférieure du défilé. Certaines de ces avalanches imitent à s’y méprendre le bruit de la fusillade, d’autres font croire au roulement d’un train en marche sur un terrain variant de densité ; presque toutes entraînent avec elles des débris de terre, de rocher ou de végétaux qui accélèrent d’autant leur course et ajoutent une nouvelle force dévastatrice à leur pesanteur naturelle.

Comme j’interrogeais encore du haut de mon observatoire l’occiput rosé du mont des Vents, le peloton des vaches maîtresses déboucha bruyamment au-dessous de moi sur la vire raboteuse qui longe le torrent de droite. Je laissai défiler la troupe au complet ; après quoi, d’un pied montagnard, je regagnai le sentier en bordure pour reprendre la queue du cortège. Nous quittions ici la région en quelque sorte historique de la montagne, nous sortions de la zone vivante et régulièrement cultivée qu’une voie à demi carrossable relie à la plaine pour entamer, par des routes abruptes et « muletières, » l’escalade des parties rocheuses. Il était six heures du matin, et nous avions bien encore, au pas dont nous cheminions, pour près de trois heures de marche. L’un des pâtres s’était tout à coup mis à chanter : un chant sans paroles, une enfilade pure de vocalises saccadées, qui se mariaient étrangement à la gamme soutenue des clochettes. Comme à un signal attendu, d’autres chanteurs répondirent d’en bas à ce ioulement : c’étaient les myriades de grenouilles du marécage que les premiers frôlemens du soleil venaient de réveiller sous leurs grandes herbes verdâtres. En un clin d’œil, les airs s’emplirent d’un éclatant tulli de coassemens qui couvrait, à cette hauteur même, jusqu’à la voix du torrent. Les grenouilles du Valais sont bien les plus insolentes du monde. Qui n’a pas vu s’ébattre dans ses gigantesques cités de roseaux ce peuple innombrable de batraciens ne peut se faire une idée de leur turbulence et de leur audace. À certains momens de l’année, alors que le sol est presque partout inondé, la vallée entière leur appartient, et les fossés qui bordent les routes ne sont pour eux que des avant-postes commodes d’où ils s’élancent, les soirs d’orage, à la conquête de tout le pays. Avec leur attitude provocante, leurs yeux cerclés d’or, leur bouche largement fendue, leurs pattes qui figurent des membres humains, leurs cris tour à tour graves et stridens, entrecoupés d’éclats de rire moqueurs, on les prendrait pour les génies mêmes de l’inextricable palus valaisan, pour la descendance métamorphosée de ces « petits hommes » des légendes alpestres, de ces nains dont parlent les Hortsagen, qui, chassés de leur sourcilleux empire de rochers, auraient émigré en masse dans le monde inférieur des eaux.


IV.

L’étroite rampe où la caravane venait de s’engager suivait donc les rives nues et pierreuses du torrent, dont le cours se perdait plus haut dans de sombres bauges de verdure. Les eaux, grossies par la fonte des neiges, mugissaient effroyablement : des troncs entiers y flottaient, achevant de s’écorcer aux aspérités de la gorge ; non loin de là, on apercevait une énorme section d’aqueduc, car les Valaisans, soit dit en passant, ne méritent pas le reproche d’inactivité et d’incurie qu’on leur a fait trop volontiers. Si, au point de vue de certaines cultures, ils sont en arrière sur beaucoup de leurs confédérés, cela tient surtout aux mille élémens dévastateurs, éboulemens, inondations, ruptures de glaciers, avalanches, avec lesquels ils ont à compter ; mais que l’on considère par exemple l’aménagement des eaux de montagne dans le Valais, on est frappé des efforts prodigieux accomplis par les habitans de ce canton pour assurer au mieux l’irrigation du pays. Dès le XVe siècle, nous apprend le révérend père Furrer, les Valaisans, surtout ceux des hauts dizains, avaient sillonné leurs alpes d’un réseau de puissans aqueducs ou bisses, ayant souvent plusieurs lieues d’étendue et destinés à fertiliser les pentes arides. Ces canaux, dans le dialecte local, reçurent le nom de suonen, d’un mot de l’ancien idiome allemand, suon (juge), parce que les magistrats de ce temps tenaient parfois tribunal au point de jonction de deux bisses. L’établissement d’un bisse est un travail véritablement gigantesque, bien digne après tout de ces hommes industrieux et hardis qui ont suspendu tant de merveilleuses galeries aériennes au sein des gorges les plus sauvages. En sachant comment ce travail s’opère, on devine comment a pu s’opérer la conquête plus terrible encore du sinistre abîme du Trient, et plus récemment celle de la brèche, de 800 mètres de longueur, par où se précipitent, non loin du lac de Champey, les immenses cascades du Durnand.

Comme il faut souvent que le canal suive des parois perpendiculaires de rocher, des hommes plongent dans le gouffre, suspendus à une corde, et pratiquent au mur vertical les trous destinés à recevoir les poutres de soutènement. Si le rocher présente des courbes, on y perce un tunnel pour y faire passer l’eau. Si la pente est sujette à s’ébouler, le conduit est creusé sous terre et recouvert de planches, par-dessus lesquelles pourront glisser inoffensivement les débris. Au printemps, le « tuteur » du bisse convoque au besoin les intéressés pour aviser aux travaux d’entretien. L’œuvre de réparation est souvent plus pénible encore que ne l’a été celle de construction. Là où l’aqueduc consiste en sections couvertes, il faut que l’ouvrier s’y introduise à plat ventre, s’exposant ainsi à de terribles accidens, commue celui qui arriva en 1845 au bisse de Gampel, à l’entrée de la vallée de Lœtsch. En été, aussi longtemps que durent les nécessités de l’arrosage, maint canal a jour et nuit un surveillant qui prend soin que le cours de l’eau ne s’interrompe pas. Sur quelques points du canton, à Viège notamment, pour s’assurer que le bisse fonctionne, on a installé un marteau mû par une roue que fait marcher le ruisseau et qui frappe sur une planche des coups retentissans.

Une autre preuve non moins caractéristique de l’activité industrieuse des hommes du Valais, c’est la manière dont ils font voyager ces bois de coupe dont nous venons de voir des échantillons passer sur le torrent de la Vire aux mayens. Il ne suffit pas en effet d’établir aux bons endroits des moulins à scie. Si la fonction du moulin à scie est de scier prestement les arbres, la matière sciable n’a pas pour fonction de venir d’elle-même au moulin. Je me trompe cependant : quand le moulin est à portée de la montagne, quand cette montagne a au flanc quelqu’une de ces rainures lisses (dévaloirs), comme celles qui strient par places les croupes de la Pierre-à-Voie, on peut dire que les troncs viennent s’offrir presque tout seuls aux dents de la scie. La pente est-elle trop abrupte pour que l’arbre ait chance de fournir sa dégringolade sans subir d’accident grave, on en est quitte pour construire ce qu’on appelle une rize. La rize est la sœur jumelle du bisse, en quelque sorte : c’est un canal demi-circulaire formé d’un emmanchement de longues tiges de sapin, celles des bords relevées et soutenues par des rangées de pieux. Le bois est lancé par ce couloir malandreux, dont il finit par polir si bien les nodosités qu’il y file bientôt comme une flèche ; mais les choses ne vont pas toujours aussi simplement. Où seraient à ce compte les côtés épiques du métier de bûcheron alpestre ? Métier double, le plus souvent : l’homme est à la fois bûcheron et flotteur, il n’a pas quitté la cognée qu’il lui faut manœuvrer la perche ; il ne sort des solitudes de la futaie que pour tomber aux abîmes de l’air ou de l’eau.

La forêt est là-haut, tache noire au front du ciel bleu ; on abat les troncs, s’il se peut, avant le retour du printemps ; puis, les arbres une fois par terre, il faut les mettre en mouvement. Il s’agit, je suppose, d’arriver de ruisseau en ruisseau à la plaine du Rhône supérieur. Une annonce est insérée dans la « feuille d’avis » du chef-lieu : « Sous due autorisation, un tel, de telle localité, fera dès aujourd’hui par tels torrent et rivière jusqu’à tel endroit un flottage de bois d’essences diverses ; défense est faite de toucher à ces bois sous aucun prétexte, à peine d’être traduit en police correctionnelle. » En général, comme c’est le cas dans le massif très enchevêtré qui court de la Dent du Midi au Cervin, la première ravine que l’on atteint, au moyen de rizes par exemple, ne contient qu’un maigre filet d’eau où de petites billes peuvent à peine voguer. La besogne première de l’ouvrier est de transformer ce filet d’eau en un véritable torrent temporaire ; c’est une sorte de miracle à faire, celui de la multiplication des flots. On s’en tire comme il suit : une écluse est établie au-dessus du point où débouche la rize, et cette écluse en s’ouvrant laisse fuir une masse liquide dont le dégorgement impétueux a raison des plus lourds fardeaux ; tiges menues et gros troncs passent par là, un à un, de la même allure. On gagne ainsi tant bien que mal un cours d’eau plus digne de ce nom, assez fort pour transporter les bois. Alors commence à proprement dire le flottage. Les masses qu’on livre au torrent ne forment pas comme chez nous des trains-radeaux dûment ficelés et équilibrés pour une navigation monotone entre deux berges toujours semblables ; non, la nature même de la route fluviale, les accidens inépuisables du parcours, les risques du voisinage, tout s’oppose à un si bel ordre. Les torrens alpestres ont, je l’ai dit, une façon toute particulière de cheminer ; ils se creusent leur lit à la diable, au fond de gorges escarpées où manque tout rudiment de sentier de halage. Le bois une fois engagé dans ces effroyables défilés, adieu tout gouvernement ; c’est le triomphe illimité de l’anarchie entre deux murailles de rochers à pic. Le torrent se rebiffe comme il veut contre la « flottée ; » il profite de chaque étranglement qui obstrue la route pour acculer contre un bloc ou retourner juste en travers la plus grosse bille ; celle-ci, immobilisée, forme une banquette infranchissable où viennent s’échouer l’un après l’autre les troncs nageant à la suite ; il y en a bientôt toute une pyramide. Les conducteurs de la flottée, qui suivent d’en haut la marche aventureuse de leurs bois, comme Xerxès du haut de son trône surveillait les péripéties de la grande bataille, aperçoivent bien le point de défaillance. Que faire ? S’en remettre au caprice des eaux du soin de détruire ce que le caprice des eaux a créé : c’est peut-être se condamner à une longue attente, et ce sont sortes d’éventualités qui ne figurent point sur les registres de l’entrepreneur.

Le flotteur n’hésite pas. Il connaît par cœur son torrent ; depuis l’enfance il lutte corps à corps avec lui, il en a sondé tous les gouffres, exploré toutes les cavernes, tâté du pied toutes les corniches accessibles ; rien qu’à la façon dont les eaux y donnent de la voix, il sait le niveau qu’elles marquent aux entailles des rochers indicateurs de l’étiage. Toute l’histoire du monde se résume pour lui dans les variations capricieuses de ce cours d’eau tour à tour emporté et bénin dont on se transmet par tradition les annales. Annales sombres parfois et qu’on ne pourrait sans frisson coucher par écrit ! En telle année, tel jour, à telle heure, les flots ont dévoré telle victime. C’était le jour de saint Barnabé, ou de saint Luc ou de saint Cyrille. Montez au plantage d’en haut, et poussez la porte du chalet entouré d’un champ de pommes de terre qui s’adosse aux grands châtaigniers ; vous trouverez encore la veuve en deuil et le fils… Le fils, insouciant, s’apprend déjà à manier le grespil du père et à gouverner la course des bois.

Donc l’homme n’hésite point, pas plus qu’il n’a hésité ce fameux matin où, à l’insu de sa femme et sous prétexte de flottée, il est allé s’engouffrer tout seul, comme le Plongeur de Schiller, dans le plus horrible entonnoir des gorges, à seule fin d’y chercher le trésor, toujours introuvable, qu’on y dit caché. Si le long de la paroi il existe des semblans d’encoche, il descend par là, la perche ferrée en main ; sinon, comme le constructeur de bisses, il se fait jeter dans l’abîme au bout d’une corde. Là, debout sur le tas, de la pointe et du croc de son grespil, il harponne ; il pousse une souche, il tire l’autre, jusqu’à ce que, l’arbre de soutènement une fois dégagé, tout s’écroule, et que la masse se remette à voguer. Heureux alors le flotteur, s’il n’est pas emporté avec la masse ! La clé de voûte ne se peut-elle trouver, mêmes risques et labeur centuple. Il faut démembrer la pyramide pièce à pièce, prendre chaque bille l’une après l’autre pour la rejeter en avant. Moins rude et moins périlleuse paraît encore, comparée à celle du bûcheron-flotteur, l’existence si accidentée du chasseur de chamois.


V.

Encore une heure et demie d’écoulée ; la chaleur est accablante. Au sortir de l’âpre région des roches nues, nous sommes entrés dans une vaste forêt de plus entremêlés de bouquets de hêtres. Le torrent a disparu derrière une série de tors, accotés au plan moyen de la montagne comme de gigantesques paliers d’escalier à une terrasse ; mais nous entendons toujours sa grande voix dans le lointain. Le long de la rampe, de plus en plus raide, qui déroule ses zigzags au travers de la futaie, la végétation est magnifique. La spirée aux panicules blanches, la campanule à clochettes, l’odorant cytise, le rhododendron, l’églantine aussitôt fanée qu’épanouie, pointent de toutes parts dans les clairières, que parsèment pittoresquement une multitude de petits rocs fendillés et recouverts d’une mousse roussâtre ou dorée. Le grand pâtre est devenu un peu plus communicatif. À travers les obscurités de son patois si complexe, j’ai saisi une lueur de sa vie morale. Ce pauvre senn avait eu le malheur de tomber amoureux fou d’Eisi (Élisabeth), une jeune fille qui habitait a par delà, » — du doigt il me montrait derrière la montagne la direction de la vallée de Bagnes. La famille d’Eisi avait été presque riche autrefois ; elle possédait deux chalets aux environs de Chables, et un moulin près de la Dranse ; mais une catastrophe subite, une crue de la rivière, si je ne me trompe, était venue tout détruire, lin accident pire, et dont la Dranse n’était pas comptable, c’est qu’Eisi, à vingt ans, avait jeté tout à coup son bonnet par-dessus les ruines du moulin paternel. L’instrument inopiné de sa damnation avait été une mandoline. Un de ces ménestrels piémontais, aux longs cheveux et aux yeux noyés, comme il en passe chaque année d’Aoste au val d’Entremont, avait, par les insidieux accords de non luth, troublé la cervelle de la Valaisane, qui était partie un beau matin pour Martigny, et de là, par le chemin de fer international, pour Genève. Depuis lors, Michel le grand pâtre, avec un remarquable esprit d’induction, cherchait querelle a tous les instrumentistes du pays où le si résonne qu’il surprenait au printemps sur les chemins du Grand-Saint-Bernard ou du Simplon ; mais il avait beau rosser en conscience le peuple innocent des aèdes transalpins, Eisi n’en demeurait pas moins perdue pour lui, et le bruit avait même couru, au bout de quelques mois, que l’infidèle, abusant de plus en plus des facilités de locomotion qu’a inventées le génie moderne, était ailée poursuivre sa carrière aventureuse jusque dans « la grande Babylone. » Telle était, paraît-il, l’unique cause pour laquelle le grand pâtre, que la nécessité ne condamnait point précisément à ce genre de vie, s’était mis « fruitier de mayens ; » il avait besoin de se recueillir quelques mois chaque année, de faire une cure périodique de solitude sur ces hauts alpages comme lui pleins de silence et de mélancolie.

Pendant cet entretien à bâtons rompus sur la vie ombreuse de la forêt, les horizons derrière nous s’étaient modifiés d’une façon presque fantastique. Au dernier regard qu’une éclaircie du massif m’avait permis de jeter sur la plaine, j’avais aperçu encore, scintillant aux feux du soleil, sous le pied des monts opposés, le cours jaunâtre du Rhône, coupé, tous les cinquante pas, de son épi transversal de cailloux ; maintenant la ligne du fleuve avait disparu, et avec elle s’était évanouie toute trace de ce grand ravin large de près de 4 kilomètres qui auparavant se déployait si magnifiquement à mes yeux. N’étaient les jeux de lumière et d’ombre qui indiquaient à l’observateur expérimenté l’existence de l’invisible dépression, on eût cru que les pentes de la Pierre-à-Voie allaient toucher en pleine poitrine et sans solution de continuité les sommités situées vis-à-vis. Cette brusque éclipse de tout un monde, cet écrasement instantané d’une immense vallée florissante de vie et de cultures entre deux hautes murailles alpestres ajustées soudain l’une à l’autre comme par un coup de baguette magique, avait quelque chose qui terrifiait l’imagination. Je parlais tout à l’heure des innombrables erreurs d’optique auxquelles on est exposé quand on considère d’en bas un puissant massif de montagnes ; combien plus décevans encore sont les aspects inférieurs envisagés du sein d’un de ces massifs ! Reliefs et creux, tout se contracte, tout s’enchevêtre, tout se confond dans des effets de juxtaposition et de soudure incompréhensibles.

Si, à ce point de la montée, j’avais perdu de vue la plaine du Rhône, en revanche les croupes majestueuses de la Pierre-à-Voie s’allongeaient devant moi avec une ampleur de plus en plus singulière. Sur un vaste plateau herbu et fleuri, au débouché même de la forêt, nous retrouvâmes, transformé momentanément en un paisible ruisseau, le torrent désordonné qui faisait plus bas un si beau vacarme ; il est vrai que toute la prairie, au bord de laquelle s’élevait une hutte de bûcherons, était libéralement inondée par lui ; bêtes et gens flaquèrent à l’envi du pied dans le marécage. Tout ; alentour, des groupes de mélèzes commençaient à marier leur verdure claire aux aiguilles sombres des autres conifères. L’endroit, en somme, était charmant : l’air et le parfum y étaient déjà ceux des mayens ; force fut aux pâtres de laisser les vaches s’ébattre là une bonne demi-heure. Ce n’était pourtant qu’une oasis isolée, au sortir de laquelle le paysage recommença de se hérisser à plaisir. Le ruisseau qui tout à l’heure s’extravasait si doucement au travers du pré reprit allure de torrent et se replongea dans l’abîme écumeux d’un défilé. La rampe sinueuse sur laquelle nous longions le gouffre s’appuyait de l’autre côté à une gigantesque paroi de rochers ruineux qui avait encombré la route de ses éboulis. Les trente bêtes du troupeau n’y pouvaient passer qu’une à une ; aussi fut-ce sans contredit, pour le pittoresque du spectacle, la partie la plus curieuse de l’ascension ; c’en fut aussi pour moi la plus critique, car le torrent, dans ses mouvemens inconsidérés, avait entièrement disloqué le pont de fascines et de gravier qui formait passage d’une rive à l’autre. Nul moyen de biaiser. Le mur de rocher était toujours là, inaccessible et rugueux. Pour surcroît, le grand pâtre, allongeant l’index vers une sorte de bourrelet conique qui surplombait farouchement la gorge à la distance d’une centaine de mètres, m’affirmait de son ton le plus sérieux que l’alpage « était là derrière. » Quelque défiance de mes yeux que l’expérience m’eût apprise, j’avoue que je n’en crus rien. Quelle apparence qu’à cette informe gibbosité, qui ne semblait tout au plus qu’un accident quelconque de la vire, pût s’accoter une aire de mayens susceptible de fournir pâture durant des semaines à trente vaches des plus belles mangeuses ?

J’attendis que tout le détachement, ayant les bergers en serre-files, eût franchi, non sans de fabuleux rejaillissemens de l’onde cristalline, le gué malencontreux qui barrait la route, et je m’engageai à mon rang, tout botté et tout ruisselant de sueur, dans le gigantesque remous. Mon bâton soutint ferme l’assaut des vagues glapissantes. Bien m’en prit toutefois de n’avoir pas besoin de parfaire la digestion de quelque copieux déjeuner. L’étreinte de ces flots glacés, qui m’enveloppèrent jusqu’aux genoux, suspendit net pendant quelques secondes les battemens de mon cœur raidi ; mais l’approbation silencieuse du grand pâtre, qui m’avait d’abord regardé naviguer d’un air de doute, me fut un premier réconfortant ; le soleil de juin, par ses chaudes et discrètes fomentations, m’en fut un autre, non moins précieux. À peine sorti du ruisseau, je me sentis comme à l’étuvée… Émotions charmantes des voyages alpestres, qui vous peut jamais oublier ! Et qui pourrait oublier surtout la part très respectable de gloire qui revient au bâton ferré dans ces menues épopées de touriste ! Que de fois, à Martigny, en voyant partir pour la montée de la Forclaz quelque ascensionniste novice qui battait déjà triomphalement de son bel alpenstock neuf le cailloutis de la grande place, je me suis senti la velléité de lui dire : Doucement, jeune pionnier ! Il convient de ménager quelque peu la pointe au début. Ce bâton que tu brandis d’une main si gaillarde peut être appelé à en voir de dures, et, pour sûr, la châtaigneraie où ou l’a cueilli n’avait pas cru l’enfanter pour cela. Tu ne songes présentement qu’à traiter de maître à valet cette tige à la fois légère et résistante, souple et dure, qui doit soutenir ta marche glorieuse et trébuchante ; dans quelques jours, crois-en ton ancien, tu la regarderas d’un autre œil. Une douce familiarité, née d’un labeur commun et d’une estime réciproque, se sera établie entre vous ; tu auras vu ton bout de bois à l’œuvre, il aura, de sa part, expérimenté la sûreté prudente de ton étreinte, — car tu as, je pense, l’articulation bien nouée ; au troisième gîte, vous serez camarades ; vous aurez en- semble, au sein des hautes solitudes, des entretiens et des effusions dont le vulgaire ne se fait pas l’idée. Bien des fois tu ausculteras avec sollicitude l’état de santé de ton ami. La vis d’acier ne branle-t-elle pas dans la rainure ? la virole de fer est-elle toujours adhérente au manche ? Graves questions dont peut dépendre à une certaine heure ta destinée. £t si d’aventure le pauvre bois, pris d’une défaillance inopinée, ne pouvait fournir jusqu’au bout sa carrière, s’il te fallait l’abandonner au revers d’un rocher ou dans un fossé de la route, tu ne le ferais pas, j’en suis sûr, d’un cœur sec et léger, comme un ramasseur de bûchettes qui, ne voulant que fagots d’élite, repousse du pied un rameau pourri.


VI.

Il était neuf heures. Le pâtre avait-il dit vrai en m’affirmant que les mayens nichaient derrière le grand cône ? Je résolus de m’en assurer incontinent. L’éminence offrait pour un piéton qui sait marcher sur les mains des facilités nombreuses d’escalade. Je laissai donc toute la file dévider lentement sous ses pas les spires interminables du sentier, et j’attaquai à quatre pattes la butte sourcilleuse. En quelques minutes, je fus en haut. Là, je faillis pousser un cri de surprise et d’admiration. Devant moi, jusqu’au pied de la longue arête boisée dont j’ai parlé, s’étalait, sur un espace déclive de près de 2 kilomètres en tous sens, un éblouissant tapis de verdure agrémenté d’une dizaine de huttes noires aux formes les plus étranges. Non, jamais chercheurs d’eldorado n’éprouvèrent en atterrissant aux plages convoitées plus de joie que je n’en ressentis à l’aspect de cette merveilleuse solitude. Certes les vaches, mes compagnes, attardées là-bas sur la vire, avaient le droit de faire de beaux rêves. La nature leur avait préparé dans ce repli de la grande montagne une table d’une somptuosité sans pareille. À l’herbe courte et fine se mélangeaient des myriades de plantes aux sucs savoureux, de fleurs d’une délicatesse extraordinaire, chrysanthèmes, alchimilles, poas, benoîtes dorées, mille-feuilles, agrostides, — je ne saurais les dénommer toutes, — dont les vertus lactifiques devaient enfler chaque jour davantage les mamelles du troupeau relégué dans ce doux exil. Les abreuvoirs aux claires ondes ne manquaient pas non plus, car de nouveau, sur cet alpage mollement ondulé, le torrent furieux qui m’avait joué un si vilain tour s’éparpillait en ruisselets tranquilles et jaseurs. Le silence solennel du lieu n’était troublé encore que par le bruissement musical de l’air, où le fœhn de mai avait réveillé tout un peuple étourdi d’insectes et de bestioles aux élytres retentissans.

La majesté imposante du cadre avivait encore l’impression d’âcre volupté que l’on ressentait en foulant ces prés parfumés. De trois côtés la perspective était close par une ligne sombre de crêtes boisées dont le front portait encore de place en place une légère saupoudrure de neige. Le piton terminal de la montagne n’était pas visible du pâtis ; mais en suivant de l’œil par en haut les lointains méandres du torrent, on devinait, à une échancrure creusée entre deux massifs, dans quelle direction devait serpenter la rampe extrême d’ascension. Vers la vallée, la fermeture de l’horizon n’était pas moins hermétique ; des croupes successives que j’avais franchies il ne restait plus que le souvenir ; les fières cimes situées à l’opposite de la plaine avaient de même aux trois quarts disparu dans cet effacement incompréhensible de l’espace ; il me semblait que la montagne où je me trouvais n’offrait plus aucune suture avec le monde environnant ; jamais, en fait de solitude, je n’en avais imaginé de plus absolue, et jamais non plus je n’avais compris aussi bien le sens de l’antique chanson helvétique : Auf Alpen ist gut wohnen, — sur les Alpes qu’il fait bon vivre !

Un fracas subit de clochettes m’avertit que les vraies et légitimes maîtresses de céans faisaient enfin irruption sur leur domaine. Ce que le troupeau, à la vue du gîte et de la fraîche provende qui l’y attendait, poussa de beuglemens d’allégresse, exécuta de courses affolées, encornant l’air parfumé et innovant comme à l’envi en fait de cabrioles, c’est une description qu’il est inutile de me demander. Deux vieilles femmes, dont je n’avais pas soupçonné la présence au milieu de l’alpe, sortirent d’une des huttes et s’en vinrent au-devant des bergers. C’étaient elles qui avaient vaqué à l’aménagement des cabanes d’estivage qui dans cette région, inférieure à la limite des grandes neiges, ne sont du reste jamais complètement délaissées. Tous les instrumens nécessaires aux manipulations du chaletier se trouvaient d’avance à leur place ; ce roi de l’alpe n’avait qu’à prendre son sceptre et à régner.


La nuit tombante commençait de confondre tous les reliefs de la chaîne pennine ; assis devant la gare du chemin de fer du Simplon, en attendant l’arrivée du train qui devait me conduire jusqu’à Sierre, j’essayais de discerner une dernière fois le sombre repli de la Pierre-à-Voie, où j’étais monté dans la matinée, pour en redescendre, hélas ! plus vite que je ne l’aurais voulu. Je me représentais Michel le pâtre, à l’entrée de sa cabane de gros troncs à peine équarris, philosophant tristement sur sa destinée, tandis que le troupeau à demi assoupi des vaches fortunées ruminait sa béatitude avec sa pâture. Il me semblait entendre encore le frémissement des grandes forêts aux clairières moussues que tout le jour le tétras avait emplies des étranges accens de sa voix printanière, et où tout à l’heure allait retentir dans les ténèbres le cri caverneux du grand-duc. Le cycle entier de la vie du senn se déroulait alors à ma pensée : dans quatre ou cinq semaines, le bétail aura mangé la pelouse fleurie qui s’étend au-dessous de l’arête boisée ; les bergers reprendront leurs bâtons et leurs ustensiles, rassembleront les vaches derechef, et la caravane ira chercher, à des étages de plus en plus élevés, de nouveaux pâtis faits d’une herbe de plus en plus fine et aromatique. La suprême étape conduira la colonne vagabonde jusque sous le piton même de la montagne, mais sur le versant opposé, en des lieux d’où Michel pourra contempler à ses pieds la vallée que la Dranse arrose et le hameau où Eisi naquit innocente ; puis ces derniers alpages seront dévorés à leur tour ; la bise d’automne soufflera là-haut, il faudra que les bêtes redescendent vers la plaine du Rhône, en broutant au passage parmi les rochers les quelques pousses tardives que le coupeur de foin sauvage aura oubliées : tant qu’enfin, les chaudes étables des villages d’en bas ayant de nouveau emprisonné le peuple des ruminans, le grand pâtre, resté de ce chef hors d’emploi, et, qui sait ? le cœur plus malade encore qu’il n’en a l’air, supputera peut-être si son pécule lui permet de gagner à son tour « la grande Babylone. »


JULES GOURDAULT.