La Virginité de Mademoiselle Thulette/12

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Albin Michel (p. 241-260).



CHAPITRE XII


Il est un dieu pour les ivrognes et pour les amoureux, affirment les compétences : sa mission consiste à veiller sur les faux pas des uns et des autres. Ce matin-là, négligeant sa clientèle d’alcooliques, le protecteur occulte persuada Mademoiselle Thulette de se rendre à l’hôtel de Paris, pour rencontrer une amie de passage à Monte-Carlo.

En traversant le hall, Fanny aperçut la baronne de Tresme et Thérèse absorbées dans une conversation animée avec deux dames en costume de voyage. Il lui suffit de considérer un instant cette étrangère d’une cinquantaine d’années, aux cheveux pâles, aux yeux froids, aux gestes sobres, et cette jeune fille de dix-sept ans, grande, blonde, svelte, le regard hautain, pour deviner en elles la comtesse Kolding et sa fille. Leur ressemblance avec Edvard ne laissait aucun doute.

Bien qu’on l’ait souvent répété, il est vrai que la passion s’éprend moins d’un être que d’un type. L’Homme (la Femme aussi) aiment une seule beauté reproduite à plusieurs exemplaires. Leur désir change d’objet, non d’idéal.

Ainsi, en regardant les deux nouvelles alliées des dames de Tresme, Fanny ne put ressentir d’animosité contre ces ennemies de son bonheur : elle retrouvait le regard d’Edvard dans les yeux d’acier de la comtesse ; elle retrouvait la jeunesse, la grâce, la séduction d’Edvard dans le fin visage de Mlle Kolding, dont un rai de soleil enveloppait de lumière dorée la mince silhouette, presque enfantine encore. Une sympathie invincible l’attirait vers ces blondes Norvégiennes pétries de la chair même de l’homme qu’elle aimait.

Mais si la vue de la mère et de la sœur d’Edvard n’éveilla chez Fanny nulle haine, elle lui révéla un danger dont l’imminence altéra ses traits comme l’élancement d’une douleur physique. Abandonnant la visite projetée, elle rebroussa chemin en toute hâte et rentra précipitamment à l’hôtel Thulette.

Pourquoi perdre du temps à prier « l’intéressé » de descendre au salon ? Elle monta quatre à quatre jusqu’à l’appartement du comte Kolding ; toqua contre la porte et, sans attendre la réponse, entra.

C’était la première fois qu’elle pénétrait dans la chambre du jeune homme : la senteur subtile, si personnelle, que dégage toute chambre où séjourne une existence intime la troubla. Mais, d’abord intimidée par cette pièce en désordre, avec son lit défait, ses meubles en pagaie, le pyjama jeté sur un fauteuil comme un pierrot épuisé, elle sentit presque aussitôt succéder à sa gêne l’impression d’entrer dans sa chambre conjugale, et ce fugace aperçu de son existence future, lui redonnant foi dans l’avenir, l’incita à en défendre de toute son énergie le bonheur escompté.

À l’entrée de Fanny, Edvard, prêt à sortir, se retourna ; sans paraître autrement surpris de la voir, il la regarda simplement, d’un air interrogateur.

Elle balbutia, la voix coupée par la véhémence de son émoi :

— J’ai rencontré votre mère et votre sœur : elles sont à l’hôtel de Paris…

Elle attendit, ses yeux dardant sur le jeune homme un regard avide : selon le trouble qu’il allait manifester, elle devinerait tout de suite si, faible ou fort, il décidait de sacrifier sa famille, ou son amour.

Mais il répondit paisiblement :

— Je le savais : ma mère vient de me téléphoner qu’elle m’attend.

Il ajouta, saisi d’une autre idée :

— Vous la connaissiez donc ?

— Je l’ai reconnue : vous lui ressemblez tellement !

Trois secondes d’attente, pas plus. Un instant déconcertée par ce calme imprévu, Fanny reprit bien vite possession d’elle-même : prête à l’action, combative, elle voulait vaincre.

Loin de chercher à réfréner la passion qui la bouleversait, elle s’abandonna toute à son instinct d’amoureuse : les mains jointes derrière la nuque d’Edvard, elle lui parla hâtivement, follement, d’une voix basse et profonde, si près de lui que l’haleine et le bruit des mots caressaient le jeune homme comme des baisers légers :

— Edvard, votre mère va vous tenir un langage juste, sensé ; elle vous donnera des conseils raisonnables et terribles qui seront pour moi autant de coups de poignard. Mon ami, mon aimé, ne vous laissez pas convaincre par sa sagesse redoutable ! Pensez, avant tout, au désespoir intolérable qui resterait derrière vous : sans votre présence, l’avenir ne serait plus devant mes yeux qu’un trou noir. Je ne suis pas une exaltée, je n’avais jamais subi d’entraînement avant notre rencontre. Je jouissais de la vie sans m’y attacher beaucoup, avec une quiétude indifférente mêlée de tristesse et d’ennui… Puis, je vous ai vu et vous avez capté mes sensations, mes aspirations, mes désirs, vous avez fait tressaillir mon cœur, mes nerfs, tout mon être. Vous m’avez révélé la joie de vivre. Je n’ai que vous au monde ; quoi qu’on vous dise, je suis digne de vous, digne de mon bonheur : Edvard, Edvard, m’abandonnerez-vous ?

Le flux de ses paroles s’était déroulé impétueusement. Soudain, elle dut s’arrêter, tremblante, les cils battants ; l’angoisse montait à sa gorge, lui obstruait la respiration, l’étouffait. Edvard caressa d’un regard charmé l’exaltation de cette amoureuse semblable à la maîtresse du Giorgione : embaumant comme une fleur, enveloppante comme une flamme. Il la prit dans ses bras. En la serrant, en la pressant contre lui, il la sentit trembler de la tête aux pieds ; et la chaleur fiévreuse de ce corps féminin le pénétra, à travers les vêtements. Ils s’étreignirent éperdûment. Elle balbutia :

— Ta femme, ta maîtresse, ce que tu voudras… mais garde-moi !

Son âme frémissait comme une onde où l’on vient de jeter une pierre…

Il savourait cette offrande absolue, en raffiné. Lorsqu’ils se désenlacèrent, les jambes brisées, le cœur palpitant, Edvard, un peu de rose sur ses joues pâles, déclara doucement, de sa voix ferme et posée :

— Vous seule serez ma compagne… Vous, ou bien… rien ; la vie perdue, finie.

Alors une joie délirante envahit Fanny, soulevée d’ivresse devant la certitude, enfin, du Bonheur. Elle écoutait le comte Kolding, extasiée, les mains brûlantes, la gorge sèche, certaine qu’il ne mentait pas.

Cette Monégasque, habituée aux cajoleries gesticulatrices de son Midi bavard, câlin et faux, comprenait quelle force de résolution couvait sous l’impassibilité du Northman aux yeux clairs habitué à dire froidement des choses passionnées.

Il était bien pris, pris jusqu’à la moelle par cet amour caché sous l’enveloppe impénétrable d’un être glacial en apparence. Fanny s’agaçait de songer malgré elle à la vieille métaphore éculée du « volcan sous la neige ». Énervée, elle murmura, pour hâter les explications définitives d’Edvard avec sa mère :

— Allez, allez là-bas !… Maintenant, j’ai confiance.

L’esprit de race, les conditions du climat et de l’existence, la vie morale très profonde contribuent à développer chez le Norvégien l’amour du foyer et le culte de la famille.

Resté orphelin très jeune, Edvard Kolding avait vécu entre sa mère et sa sœur Frédérique dans une intimité parfaite, dans une harmonie de sentiments qui ne se rencontrent guère chez les peuples du Sud, moins sérieux, moins cultivés, dont l’intelligence plus superficielle et le cœur indolent ignorent la constance et l’intensité des affections — toute leur ardeur s’évaporant en gestes, au dehors.

Encouragée par la gravité précoce de son fils, la comtesse Kolding l’avait de bonne heure installé à la place de son mari défunt, pour confier à ce nouveau chef de famille la gestion de leurs intérêts, et lui donner une autorité d’aîné sur sa petite sœur, de huit ans plus jeune que lui. Jusqu’au jour où, appelée à Bergen par la maladie d’une parente, elle avait dû laisser Edvard seul à Paris, afin de ne point le séparer de Thérèse, elle s’était applaudie de sa confiance maternelle. Grâce à des opérations judicieuses, Edvard avait su augmenter leur fortune, tout en prenant son rôle de jeune tuteur suffisamment au sérieux pour se consacrer en partie à l’éducation de Frédérique, avec une sollicitude qui resserrait encore les liens qui l’attachaient au foyer familial. C’est pourquoi, le jour qu’elle apprit, par Mme de Tresme, l’invraisemblable équipée du fils dans lequel elle mettait toutes ses complaisances, la comtesse Kolding eut d’abord un sursaut d’incrédulité. Edvard rompait ses projets de mariage, soit ; mais ce ne pouvait être que mû par des raisons majeures : en tout cas, comme il n’était pas homme à se laisser dégrader par une passion indigne, l’heureuse élue qui supplantait sa fiancée méritait sans nul doute cette préférence, humiliante pour Mme de Tresme, dont la mortification déçue expliquait trop les injurieuses exagérations. Ce fut donc toute prête à lui trouver des excuses que la comtesse Kolding sollicita les explications de son fils.

Nulle tactique ne pouvait combattre plus efficacement l’influence de Fanny.

Edvard abordait la discussion animé de sentiments presque agressifs, si dominé par l’amour que, malgré la force de ses sentiments familiaux, la plus légère erreur de diplomatie maternelle risquait d’occasionner une irrémédiable rupture.

Or, à la place de l’accueil irrité qu’il prévoyait, il trouva chez la comtesse une tendresse réservée mais profonde, où il discerna le maximum d’effusion dont cette froide personne pouvait disposer.

Elle lui dit, sans la moindre acrimonie :

— J’ai préféré descendre ici qu’au Thulette… Notre pauvre baronne de Tresme m’ayant mise au courant de vos intentions, il m’a semblé plus correct de ne pas m’exposer à rencontrer trop tôt M. Thulette… et sa fille… Mieux vaut que nous ayons causé entre nous, auparavant.

Edvard éprouva la surprise soulagée d’un homme auquel on joue un air de danse alors qu’il s’apprêtait à subir une marche funèbre : sa mère venait de mentionner Mademoiselle Thulette sans marquer de prévention d’aucune sorte !

Baigné de joie, il ne sut mieux exprimer sa félicité qu’en saisissant sa sœur dans ses bras pour l’embrasser tendrement ; il répétait :

— Frédérique !… Ma petite Frida !…

…tout de suite reconquis par la famille, devant l’évocation vivante de son foyer lointain à laquelle il s’abandonnait sans songer à se défier de ce charme captivant.

Assis en face de sa mère et gardant dans ses bras cette petite Frédérique formée à son image, dont le visage ressemblait au sien et dont l’esprit s’était imprégné des enseignements fraternels, Edvard écoutait la comtesse Kolding déclarer de sa voix calme :

— Mon fils, vous ne vous étonnerez pas que je vous interroge immédiatement : j’ai hâte de savoir quels sont les motifs qui vous ont entraîné à briser des projets d’union… d’une union fort bien assortie… pour contracter un engagement avec une personne qui n’est ni de notre monde ni de notre situation. J’estime trop votre caractère pour présenter des objections à ce sujet : vous gérez assez intelligemment votre fortune pour avoir le droit de vous marier suivant votre cœur ; et, quant à la mésalliance, je suppose que la femme choisie par vous a des qualités qui l’atténuent ou la pallient… Néanmoins, j’attends que vous m’exposiez les raisons d’un acte qui apparaît, de prime abord, peu raisonnable… Venant de vous, elles ne peuvent qu’être probantes.

À une explosion de violence, Edvard eût opposé la plus inébranlable résistance ; mais, décontenancé par l’enveloppante douceur de cette attaque indirecte, il ne sut que murmurer avec une franchise laconique :

— J’aime Fanny.

La comtesse Kolding parut désappointée par les réticences que contenait cette réponse. Elle reprit, d’un ton plus grave :

— Mme de Tresme m’a fourni sur cette… jeune fille des renseignements où j’ai voulu voir une extrême malveillance. Vous avez envers la baronne des torts dont, sans doute, elle désire se venger. Je ne vous répéterai pas ses propos ; vous les connaissez. Si vous ne les considériez pas comme des calomnies, vous auriez déjà répudié une fiancée indigne de vous : donc, si vous persistez à épouser Mademoiselle Thulette, c’est que Mme de Tresme, en multipliant les allusions salissantes au passé de cette personne, a menti. Il ne vous reste qu’à m’affirmer la vérité, je vous croirai… Réfléchissez… Vous êtes évidemment sincère, mais ne vous a-t-on pas abusé ? …En toute confiance, mon fils, vous est-il possible de me dire avec certitude : « Ma mère, la femme que j’ai choisie est pure comme votre fille ; et notre chère Frédérique peut embrasser sa sœur sans rougir. « Si vous me dites cela, Edvard, je me fierai à votre loyauté et, tout en déplorant votre attitude envers Thérèse de Tresme, je consentirai à ce mariage sans vous importuner de reproches inutiles… L’amour excuse tout quand il est bien placé.

Le jeune homme avait écouté sans interrompre, mais, pour qui le connaissait, son insensibilité apparente dissimulait une émotion dont l’intensité douloureuse crispait son visage livide et pâlissait jusqu’à ses lèvres.

Il poussa un profond soupir et dit d’un ton bizarre :

— Ma mère, j’ai besoin de réfléchir avant de vous répondre.

La comtesse Kolding n’insista pas : rien qu’à la lenteur accablée avec laquelle Edvard quittait la pièce, elle croyait deviner quel serait le résultat de ses réflexions.

Edvard s’en allait au hasard, errant à travers ces jardins et ces rues de Monaco dont chaque détail lui parlait de Fanny : ici, elle s’était assise à ses côtés, près, tout près de lui ; là, au fond de ce ravin, c’était l’église de Sainte-Dévote, évocatrice de leur rencontre, si douce en ce matin clair… Un peu plus loin, des mimosas aux fins feuillages en dentelles penchaient leurs grappes d’or, versant à l’amoureux l’odorant souvenir de Fanny… Et le chaud, le lourd printemps méridional, l’ivresse des parfums qui se levait du sol embrasé, incendiaient ses veines d’un désir qui courait sous sa peau ainsi qu’un feu liquide.

Les yeux fixés sur ce décor de son amour, auquel il adressait en pensée le même adieu lugubre qu’à son bonheur, il considérait avec une détresse muette un chêne Kermès qui tordait ses branches désespérées…

Edvard touchait à cet instant de crise où la dualité cruelle de notre nature nous impose le combat anormal contre un adversaire tapi en nous, l’obligation de tuer un peu de soi-même. Cet être inconnu qui pousse violemment notre esprit, notre chair, vers la sensualité, tandis que notre conscience proteste, peut-on, doit-on le supprimer ? N’est-ce pas une mutilation physique ? Le mauvais instinct a son utilité, puisque c’est un instinct.

Ces raisonnements spéciaux n’effleuraient pas Edvard. Son cœur, son cœur dépravé par une perversion secrète, souffrait atrocement de renoncer aux extases entrevues. Mais déjà son esprit avait pris parti, sans discussion possible.

Dès les premières paroles de sa mère, réveillé subitement du rêve luxurieux où il se complaisait depuis cinq mois, une conviction logique s’imposait à lui : « Non, Fanny ne peut pas entrer dans notre famille… Fanny n’a pas le droit de devenir la sœur de ma petite Frédérique. »

Par un sentiment singulier chez lui — où l’amant s’était épris à l’instigation d’une convoitise malsaine, où le mari acceptant le passé de sa femme aurait introduit dans la maison familiale, sans hésitation, l’Aventurière, la seconde Madame Tanqueray, l’indigne — la pudeur masculine ressuscitait sous forme de pudeur fraternelle : il ne pouvait supporter l’idée que l’enfant innocente et chaste élevée par lui dût subir, par sa faute à lui, un contact impur. La pensée de Frédérique apparentée à Fanny, embrassée par ces lèvres voluptueuses habituées aux caresses princières, le choquait jusqu’à l’écœurement. Ah ! Pourquoi Mademoiselle Thulette ne pouvait-elle devenir sa femme sans devenir la bru de la comtesse Kolding, ni la belle-sœur de Frédérique ?

« L’épouse doit entrer vierge au lit de l’époux… »

Maintenant, cette vérité lui apparaissait éclatante, victorieuse du mauvais désir, poursuivant d’une lueur implacable, tout le mensonge, toute la fausse illusion où se leurraient ses curiosités vicieuses !

Et cependant… il continuait d’adorer Fanny.

Le souvenir de sa beauté, de ses baisers, de sa passion le plongeait dans un désespoir irrémédiable. Jamais il ne pourrait oublier cette femme qu’il allait abandonner par devoir, par propreté morale. Jamais il ne se sentirait le courage chirurgical d’amputer les espoirs de la malheureuse. Les hommes faibles, toujours plus amoureux que les énergiques, souffrent aussi davantage. Heureux Julien Sorel, dont le vouloir savait dresser Mlle de la Mole !

Il gémissait à demi-voix :

— Oh ! Frida… Petite Frida, tout ce que je t’aurai sacrifié !…

Puis, dans un déchirement d’amour :

— Non, non, je ne pourrai surmonter cette épreuve.

Que faire ?

Pas une minute, il n’eut la tentation de revenir sur sa décision et d’abuser sa mère par un mensonge pour lui voler son consentement. Devant la confiance naïve et désarmée de la comtesse Kolding, ce fils loyal s’interdisait toute entorse à la vérité.

Alors ?

Alors restait la solution que la pieuse comtesse ne pouvait prévoir, celle qui se présente tout naturellement aux jeunes âmes affolées d’amour.

Edvard rentra à l’Hôtel Thulette. Craignant d’être vu par Fanny, il se jeta vivement dans l’ascenseur et courut s’enfermer chez lui, en murmurant le mot spleenétique de lord Byron « J’ai vécu, bonsoir ! » Avec un sourire crispé de la plus excusable amertume, il songea : « Quelle conséquence imprévue ! Je vais me tuer parce que je suis entré au Skating des Champs-Élysées un jour qu’il pleuvait… »

Faute de connaître suffisamment Balzac, il ignorait des répercussions bien plus étendues, bien plus invraisemblables, et que des centaines de soldats étaient morts en Algérie parce qu’il fallait à l’ignoble baron Hulot cent mille francs pour meubler Mme Marneffe.

Il alla chercher son sac de voyage ; il prit sans hésiter un étui de peau souple duquel il retira son browning ; il vérifia la charge… Mais, à ce moment, il éprouva le besoin d’écrire deux lettres d’adieu : une dernière pensée à sa mère et à Fanny.

Comme il s’installait à son bureau, un délicieux meuble de citronnier marqueté d’olivier que Mademoiselle Thulette avait fait placer dans sa chambre, on frappa discrètement à la porte.

— Que me veut-on ?… Je suis occupé ! cria-t-il, impatienté.

Le garçon d’hôtel répondit du dehors :

— C’est une visite pour Monsieur.

— Je ne reçois pas !

Edvard entendit des chuchotements dans le couloir, puis le garçon insista :

— C’est Monsieur François Bergeron, de l’Académie Française.

Le comte Kolding éprouva une stupéfaction qui changea momentanément le cours de ses idées.

Que lui voulait le célèbre philosophe français ? Quel motif pouvait amener ce subtil écrivain à solliciter une entrevue d’un jeune Norvégien contrarié dans ses projets matrimoniaux ? « Me connaîtrait-il, par hasard ?… Je ne me souviens pas de lui avoir été présenté. » songeait Edvard, hébété de surprise. Bien qu’elle se produisît dans un moment inopportun, cette démarche le flattait, tout en piquant sa curiosité.

Il alla tirer, au lieu de la balle mortelle, les verrous de sa porte, pensant qu’il pouvait bien différer son suicide d’un quart d’heure pour recevoir un membre de l’Académie française.