La Virginité de Mademoiselle Thulette/16

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Albin Michel (p. 307-316).



CHAPITRE XVI


Fanny, secouée d’un frisson, se leva péniblement et sortit de la tonnelle à pas lents, soudain écrasée sous une impitoyable fatigue. Ses tempes douloureuses battaient. Elle croyait sentir, dans sa gorge, une boule qui l’étouffait.

Machinalement, elle remonta vers la route de Beausoleil pour rentrer à l’Hôtel Thulette, guidée seulement par l’instinct qui ramène à sa tanière la bête blessée.

En passant près du Café de Paris, elle s’éveilla de son engourdissement et reprit conscience… Elle vit distinctement ce qui l’entourait… Une haine clairvoyante surgit en elle, contre le bonheur de ces femmes comblées, contre l’éclat de leurs rires faux, le papillonnement de leurs coquetteries vénales, la servilité du tzigane à face de musaraigne qui, son violon à la main, circulait cauteleusement à travers les tables pour débiter aux snobs ses valses patelines…

Mademoiselle Thulette reconnut des habitués : la vieille princesse Nitchevo, squelette aux pommettes kalmouckes, bien connue dans les rues de Garavan où chaque soir, à la nuit tombante, sa maigreur inassouvie raccrochait des pouilleux d’attaque. Pour le moment, elle vidait à petits coups une bouteille de vodka, sans répondre aux œillades quémandeuses de sa dame-de-compagnie-parente-pauvre-amie-d’enfance ; « Pis-Aller » (comme on l’appelle) pour se consoler de cette indifférence, remplissait de rhum et de thé bouillant, par parties égales, son haut verre russe emprisonné dans un réseau d’or émaillé…

Solitaire, comme toujours, hautaine et sombre, la marchesa Vana — celle qui servit de modèle à d’Annunzio pour l’héroïne de Forse che si, forse che no — poissait de maraschino, après en avoir saupoudré de poivre la gluante douceur, un gobelet de Venise, aux formes délicatement fluettes, irisé comme l’aile d’une libellule.

Et sa pensée volait vers ce Palais tout menu, sur le grand Canal, le Palazzino rosso où son poète et Barrès confabulèrent, assis dans l’étroit jardin « dont les arbustes se penchent vers l’eau par-dessus une balustrade de marbre. »

Tout le restaurant évoquait l’image d’une corbeille remplie de fleurs éclatantes. Des jeunes femmes s’épanouissaient, en toilettes diaprées, coiffées de chapeaux extravagants, petits comme des touffes de violettes ou démesurés comme des cloches de volubilis monstrueux, d’où s’échappaient des cheveux aux teintes d’herbes roussies par la morsure du soleil ; leur visage dessiné au pinceau, en tonalités exquises, imitait la corolle délicate et rose des églantines.

De ce parterre vivant montait un bruit confus, une rumeur joyeuse qui semblait prendre à tâche de bafouer la tristesse de Fanny.

Elle murmura âprement :

— Ah ! C’est ce sale monde qui m’a perdue !

Elle revivait en une minute son enfance singulière : petite fille isolée qui admirait en toute innocence les belles dames parfumées dont les robes merveilleuses se promenaient dans le hall de l’Hôtel Thulette ; puis fillette aux coquettes précocités, qui, avec une mutinerie drôlette imitait leur démarche d’ibis emplumés, leurs coiffures extraordinaires et barbouillait son museau frais de veloutine et de crème de beauté. Personne n’avait surveillé la gamine inconséquente, amusée d’aguicher à son tour le désir masculin toujours en éveil. Et le jour où M. Thulette s’était rappelé, par hasard, qu’il possédait une fille à marier, il était trop tard…

Exaspérée par le frôlement de cette foule injustement heureuse, les oreilles lacérées par le sifflement de ces idiomes exotiques, Fanny fit signe à un taxi, monta rapidement et dit :

— À l’Hôtel Thulette !

Avec une placidité bien brabançonne, le chauffeur se mit à tourner, infructueusement, la manivelle de cet orgue de barbarie sur roues ; aucune Valse Bleue n’en sortit, bien entendu, ni même aucun barbarisme annonçant que le moteur prenait une bonne résolution.

Le Belge tournait, tournait toujours. À la fin, sa patience l’abandonna. Suant, encoléré, il grommela :

— Wel, nom de godpermille, qu’est-ce que cette sale machine a dans son ventre, donc ?

Compatissant, un collègue lui jeta :

— Chatouille le pointeau de ton carburateur !

Il fit ce que lui enjoignait l’alexandrin du bon conseiller. Et l’on partit enfin.

La pauvre Fanny ne s’était aperçue de rien, noyée dans ses réflexions :

— Mieux élevée, ou du moins élevée comme les autres, je serais mariée depuis longtemps… Je n’aurais pas connu ce dilemme grotesque, ces humiliantes angoisses et ce revers final… Décidément, ce sont toujours les Thérèse de Tresmes qu’on épouse !

Et une plainte étouffée s’échappait de ses lèvres : « Edvard ! Edvard !… Est-il possible que je l’aie perdu ? »

Oui, Edvard, et sa fortune, et son titre, et aussi — et surtout — ces chauds espoirs de volupté… Car elle ne ressemblait en rien à Julie d’Etange qui pouvait écrire : « Si mon cœur a besoin d’amour, mes sens n’ont pas besoin d’amant ». (Chez Mademoiselle Thulette, moins cérébrale que la correspondante de Saint-Preux, les sens, tout comme le cœur, manifestaient des exigences.

Les propos de Bergeron s’étaient incrustés dans son esprit. Attribuant le revirement tardif du philosophe à un mouvement de pitié prête au mensonge charitable, Fanny se représentait avec désolation un Edvard vexé, désabusé, rancuneux — d’abord, qu’elle eût mis un tiers dans le complot, ensuite qu’elle eût joué son fiancé avec tant d’astuce.

Tout comme le parrain de Mlle de Tresmes, Fanny estimait que l’amour-propre tue l’amour.

Et puis, dépouillée par un génie maléfique de son luxurieux prestige, brusquement dédaignée, elle supposait que le comte Kolding, désenchanté par ces révélations, avait dû opposer à l’endoctrinement maternel une moindre résistance.

S’indigner du rôle perfide joué par Bergeron, elle n’y songeait même pas. Âme résignée depuis longtemps aux vilenies masculines, elle s’inclinait avec fatalisme.

Elle soupira seulement : « Maintenant, je vais être toute seule… Je resterai toute seule au monde ! »

Les larmes lui vinrent aussitôt, à cet appel de la faiblesse humaine faisant un retour sur soi-même.

Arrivée devant l’Hôtel Thulette, elle descendit, franchit rapidement la porte, en baissant la tête pour dissimuler ses paupières rougies.

Un instant, elle songea, oh ! rien qu’un instant, à chercher un refuge auprès de son père : c’est si bon de s’appuyer sur une épaule secourable, dans ces moments de vertige sentimental où le cœur tourne, affreusement chaviré !

Mais elle réfléchit avec amertume : « Mon père ne m’aime pas. C’est un associé qui a trouvé mon entreprise intéressante. Il me regardera dédaigneusement à l’annonce de ma défaite. Quel réconfort attendre de cet homme d’affaires ? »

Et la sensation de son isolement moral devint intolérable.

Elle se dirigea machinalement, tête basse, vers sa chambre.

À peine entrée, elle pensa défaillir, prise à la gorge par une odeur pénétrante, d’une force singulière. Surprise, elle leva les yeux : au milieu de la pièce s’arrondissait une immense corbeille remplie d’une profusion de fleurettes blanches nouées d’un papillon de gaze également blanche. Une carte était épinglée sur le côté du nœud : Fanny y lut le nom de celui qu’elle aimait. Alors, alors seulement, elle s’aperçut qu’il lui avait envoyé un de ces paniers niçois garnis de fleurs du pays : et celui-ci ne contenait rien que des fleurs d’oranger… C’était la réponse d’Edvard Kolding.

Fanny, interdite presque confuse en face de ce bouquet symbolique, rougit aussi violemment que si son fiancé se fût trouvé là.

Puis, dévorée d’incertitude, — car elle ignorait encore les intentions d’Edvard et le langage des fleurs peut recevoir tant d’interprétations contradictoires ! — sa perplexité se proposa mille hypothèses : « Entend-il signifier qu’il m’aime quand même ?… Ou a-t-il voulu se venger de moi par une raillerie déplacée ?… Ou bien… »

À cet instant, la sonnerie du téléphone dérangea sa méditation anxieuse.

Elle décrocha nerveusement le récepteur :

« M. Thulette prie Mademoiselle de bien vouloir descendre immédiatement à son bureau » disait la voix déférente d’un garçon d’hôtel.

— Bien !

Tremblante, le cœur en émoi, Fanny s’empressa d’aller rejoindre son père. Elle traversa rapidement le grand hall baigné de soleil où s’ennuyait la flânerie d’élégants voyageurs qu’avait prévus l’Arioste — ozio lungo cd’uomini ignoranti — poussa d’une main fiévreuse la porte du cabinet directorial…

M. Thulette y plastronnait, roidi dans une attitude dont la solennité s’évertuait à la distinction, étudiant ses effets de dignité paternelle, la jambe tendue, l’œil attendri. Pour faire les honneurs de son bureau à la comtesse Kolding et à ses deux enfants, il contait avec onction qu’il avait vu autrefois, à Honeffe, la vieille reine Sophie de Norvège… « Oui, madame la comtesse, on poussait Sa Majesté dans une petite voiture et Elle m’a fait plusieurs fois l’honneur de m’adresser la parole… »

À voir ce tableau de famille, Fanny comprit sa victoire. Suffoquée de bonheur, les jambes vacillantes, brisée par un mal délicieux, elle faillit jouer au naturel « La joie fait peur » et serait tombée si Edvard ne s’était élancé pour soutenir sa fiancée chancelante.

Alors, blottie sur la poitrine du jeune comte Kolding, extasiée, les yeux emperlés de larmes reconnaissantes, Mademoiselle Thulette, la tête perdue, eût ce mot qui la prouvait atteinte de la folie des candeurs :

— Ah ! Edvard, Edvard, vous m’avez pardonné ma faute !



FIN