La Virginité de Mademoiselle Thulette/6

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Albin Michel (p. 117-144).



CHAPITRE VI


— Play ! criait la voix aigrelette et fraîche de Thérèse de Tresme, une voix de citronnelle…

La chambre de Fanny donnait sur le tennis. Accoudée à sa fenêtre, elle regardait, avide, les deux jeunes partenaires. Eux seuls. Quels autres l’intéressaient ? Le comte Kolding et Thérèse se renvoyaient les balles. Elle suivait le jeu froid mais sûr d’Edvard, les gestes parfois inhabiles mais toujours gracieux de la fillette. Elle ne distinguait même pas Annie Scott, l’aînée des Américaines, ni le marquis Yuerta, son attention ramassée toute entière sur le couple qui remplissait son cœur d’amour et de jalousie.

Vêtu de flanelle blanche, délicieux de grâce adolescente, Edvard lui arracha cet aveu tremblé :

— Il a l’air d’un collégien !

Inquiète, elle jeta les yeux sur son miroir à trois faces : son visage un peu las, au regard profond, aux paupières molles et allongées, c’était celui d’une femme à l’âge de l’amour ; chaque ligne de sa peau, le doux renflement du cou potelé, le pli voluptueux des lèvres semblait dessiner le masque d’une amante qui a déjà vécu, chéri, souffert.

— Non : cette fille de vingt-sept ans ne peut pas jouer les ingénues ! constata une fois de plus Mademoiselle Thulette.

Et elle railla :

— Anomalie ! C’est parce que j’ai perdu la « beauté du diable » que je dois renoncer aux coquetteries angéliques !

Elle reporta ses regards vers la fenêtre : là-bas, les partenaires poursuivaient leur jeu ponctué d’exclamations rieuses. Une balle roula aux pieds de Mademoiselle de Tresme.

Elle la ramassa d’un revers de raquette, pliant son corps mince avec une souplesse de chatte. Dépitée, mais franche avec elle-même, Fanny Thulette dut s’avouer que les grâces blondes de Thérèse s’appariaient fort bien, trop bien, aux séductions d’Edvard. Et elle gronda douloureusement :

— Non, non, cette gamine ne me le reprendra pas ! À son âge, elle a tout le temps d’en retrouver un autre.

Nerveuse, elle se piqua la tête en épinglant son chapeau.

— Je ne puis compter que sur moi-même, murmura-t-elle. « Im ènn ani li… ». Le souvenir l’obsédait d’un petit juif, roumain ou russe (elle ne savait plus bien) qui, se prétendant lésé, répétait à M. Thulette avec un humble entêtement :

— Im ènn ani li, mi li ? Si je ne me défends pas, qui me défendra ?

Quatre à quatre, elle descendit l’escalier célèbre du Thulette qui, entre deux rampes dorées sans discrétion, étage plus de marches de marbre rose que Musset n’en mit jamais dans ses vers.

Lorsqu’elle parut, délicieusement provocante, la partie s’arrêta net. Le comte Kolding et le marquis Yuerta détaillèrent l’arrivante avec une complaisance qu’ils ne songeaient même pas à cacher.

Elle portait une robe en peau de soie gris fumée, curieusement dentelée par le bas, et dont Annie Scott nota tout de suite l’audacieux corselet-brassière en velours rouge brodé de bizarres dessins gris :

— Aoh ! pretty, véritablement ! I say, demanda l’Américaine à son partenaire, ce sont des choses de quelle contrée ?

— C’est de l’art bulgare, répondit l’Espagnol distraitement, mais les couturières françaises le baptisent roumain, par pudeur.

Il n’ajouta rien, fasciné par le charme langoureusement oriental de Fanny que soulignaient un collier de sequins, des bracelets d’or vert, un grand pendentif aux scarabées d’Égypte en turquoises mortes…

Dans la mémoire du comte Kolding chantaient des versets enamourés du Cantique des Cantiques… « C’est le narcisse de Saron, c’est la rose de la vallée ». Et il songeait, avec un désir mêlé de crainte superstitieuse ; « la courbure de ses reins est comme un collier ; ses seins sont des coupes arrondies, le regard de ses yeux m’anéantit… »

Heureuse de l’effet produit, Fanny réprima un sourire de victoire. Sous le tulle sombre de sa capeline, ses yeux bleus agrandis par le Kohl, luisaient étrangement.

Avec une arrogance voulue, elle cria, comme si elle jouait un rôle :

— Monsieur Kolding, la partie est-elle enfin terminée ?

— Oui, Mademoiselle.

— Venez alors… j’ai à vous parler.

Edvard, docile, essuya ses cheveux humides et piqua vers elle.

Mais Mlle de Tresme, froissée par l’allure autoritaire de Fanny, s’approchait de lui. Elle murmura d’une voix dont le calme voulu contrastait avec l’anxiété des yeux qui se troublaient.

— Restez, Edvard, vous me devez la revanche, vous le savez bien.

Le jeune Kolding, au supplice, balbutia :

— Excusez-moi…

Thérèse, subitement pâlie, dit alors sans élever la voix, mais d’un ton volontaire où de la colère vibrait déjà :

— Écoutez Edvard, si vous rejoignez cette femme, c’est fini entre nous !

On sentait que, surmontant son angoisse, elle répétait la leçon maternelle.

Incertain, Edvard regardait tour à tour Fanny narquoise, souriant d’un ensorcelant sourire, et Thérèse, toute blonde dans sa robe de flanelle crème, Thérèse que sa moue de petite fille boudeuse faisait plus jeune et plus jolie encore.

Il hésitait, pareil au bon roi Dagobert du porche Saint-Denis, tiraillé entre les anges qui le veulent enlever au Paradis et les démons cherchant à l’entraîner dans les flammes infernales.

Sa perplexité inspira une comparaison plus païenne au marquis Yuerta qui suivait la scène d’un air amusé ; devinant les répliques échangées à voix basse, l’Espagnol murmura :

— Hercule entre Tryphé et Arêté !

Edvard l’entendit. Cette plaisanterie suffit à décider son amour-propre. Négligeant la vierge vertueuse, il se dirigea délibérément vers Fanny Thulette.

Devant cette défection — d’autant plus insultante qu’elle se produisait en public — Thérèse de Tresme pensa défaillir ; malgré ses efforts pour se contenir, son doux visage puéril, soudainement crispé ; exprima si clairement le tumulte de son âme endolorie que ses compagnons de jeu se crurent autorisés à lui prodiguer des consolations, tandis qu’Edvard et Fanny s’éloignaient, sans tourner la tête.

Annie Scott, mettant la main sur l’épaule de la pauvre petite, déclara résolument :

— Un fiancé qui brise ses promesses comme une croûte de cake agit aussi mal qu’un mari qui divorce. À votre place, je ne regretterais pas ce jeune homme.

Pour empêcher ses larmes de couler, Thérèse était en train de se mordre la langue (excellente recette rapportée du couvent). Elle répondit avec simplicité :

— Si je ne songeais qu’à juger sa conduite, c’est le signe qu’elle ne m’émeuvrait guère.

— Et bien, alors, répliqua l’Américaine avec une nuance de dédain. Pourquoi le laissez-vous courtiser une autre ?

— Comment pourrais-je l’en empêcher ?

— Ma chère, vous êtes bien enfant ! s’écria la vive Annie.

Et la supériorité de ses dix-neuf ans accablait d’un amusant mépris les dix-huit ans de Thérèse.

Elle expliqua :

— Au lieu de courir après lui, soyez, très flirt avec un autre boy… Il reviendra vite.

— Vous croyez ? fit Thérèse, toute désemparée.

Sans en rien laisser voir, le marquis Yuerta admirait Mlle de Tresme dont les grâces de fillette énervaient délicieusement ses insomnies. Il était de ces viveurs « qui lassés de la fête aspirent à des cendres » (celles du foyer conjugal), pour se reposer des théâtreuses toujours en ignition, brûleuses de planches et rôtisseuses de balais. Il rêvait de caresser cette Thérèse aux joliesses encore enfantines avec des mains tout ensemble amoureuses et paternelles. Entrant dans la conversation, il dit :

— Mademoiselle, suivez le conseil de miss Scott. Il réussit neuf fois sur dix. Votre fiancé se piquera de votre indifférence et s’étonnera de votre abandon. C’est classique. L’homme, même infidèle, éprouve la jalousie du propriétaire ; et la jalousie, c’est la première sensation de l’amour.

Il ajouta, avec la coquetterie du quadragénaire qui se vieillit dans l’espoir de paraître plus jeune :

— Croyez-en l’expérience de mes cheveux gris.

Thérèse objecta, dans son ingénuité :

— Mais avec qui pourrais-je flirter ?… Je ne connais personne. Ensuite, je répugnerais à tromper quelqu’un en me laissant courtiser pour rire… Je ne suis pas coquette, vous savez.

En divertissant Annie Scott, cet excès de scrupules la toucha ; elle se sentit toute acquise à la délaissée :

— Chassez vos blues devils. Je vois ce qu’il vous faut, un complice et non pas un flirt… Rencontrer un partenaire assez bénévole pour entrer dans le jeu afin de gagner la partie d’un autre, c’est difficile, pas impossible.

— Qui donc ?

— Ou je me trompe fort, ou le marquis vous rendra volontiers ce service. Le rôle qu’il s’agit de remplir me semble tout à fait dans ses cordes ; il a certainement vu jouer le Chandelier

— Ne me jugez-vous bon qu’à paraître un patito à jamais honoraire ? demanda Yuerta en riant.

— Non, riposta hardiment Annie ; mais le blanc vous attire.

Leurs répliques s’échangeaient par-dessus la tête de Thérèse qui n’en saisissait point les sous-entendus. Le marquis Yuerta darda sur Mlle de Tresme la flamme de ses yeux noirs et déclara avec empressement :

— Miss Scott a décidément d’excellentes inspirations… Je suis persuadé que j’interpréterai sans faiblesse ce personnage de trompeur sur les apparences : j’ai toujours eu des dispositions pour la pantomime… Voulez-vous, Mlle Thérèse, que nous jouions à l’amour pour rire ?

Thérèse, déconcertée, sentait sa volonté oscillante. Elle examinait alternativement le marquis et l’Américaine. Enfin sa naïveté soumise se manifesta :

— Écoutez, conclut-elle, je vais le demander à maman !

Sur quoi, l’innocente, abandonnant le tennis et ses conseillers, courut à l’hôtel, sa raquette à la main.

— Mais elle est délicieuse ! s’exclama le marquis Yuerta de plus en plus émoustillé.

— Oui, vraiment, répliqua la petite Annie Scott, avec un rien de nasillement ironique. Elle est si naturellement candide qu’on jurerait qu’elle le fait exprès  !

Pendant ces explications, Fanny Thulette avait glissé son bras sous le bras d’Edvard et, précieusement serré contre lui, l’entraînait dans la direction du Casino.

Logiquement, le comte Kolding, gentilhomme filigrané de délicatesses, aurait dû sentir les chiennes du remords le dévorer, après avoir tourné le dos à sa fiancée avec une si blâmable incorrection (prononcez « mufflerie »). Mais le feu de la passion roustissant en lui toute velléité de regrets, non seulement il n’éprouvait pas le moindre repentir de sa conduite, mais même il se savait gré, âme soudain hardie, de goûter dans le crime une tranquille paix.

Ainsi, un gourmand qui vient de risquer l’indigestion se félicite de constater que le foie gras immodérément absorbé ne lui cause aucun malaise apeptique.

Donc, léger de soucis, fier de son courage civique, heureux d’être sorti vainqueur du combat féminin dont Mlle Thulette était le prix, flatté de l’anxiété tendre qu’il lisait dans les grands yeux de Fanny, il marchait tout vivant dans son rêve étoilé et autour du boulingrin que les Monégasques dénués de poésie surnomment « le camembert ».

Pas plus que la jeune femme dont le pas préoccupé martelait nerveusement le trottoir, il ne s’apercevait que leur promenade circulaire recommençait indéfiniment, tournant, tournant, comme les bons chevaux de bois verlainiens.

Tout à coup, la voix de sa compagne troubla la béatitude injustifiée où il s’enlisait :

— J’ai à vous parler, Edvard, et de choses sérieuses.

— Je vous écoute, chère amie.

Et il pensait, avec une gaminerie malicieuse, déjà révoltée : « Va-t-elle me poser, elle aussi, son ultimatum et m’interdire d’approcher Thérèse ? » Or — bien que follement épris — son orgueil masculin se cabrait instinctivement contre toute mise en demeure formulée sur le mode impératif cher aux tzars et aux négriers : l’ukase de l’oncle Tom.

Mais sa partenaire, trop fine pour pratiquer le despotisme sans nuances, répéta :

— Oui, Edvard, j’ai à vous parler. Et comme je suis très embarrassée à l’idée de vous dire ces choses…

— …sérieuses ?

— …très sérieuses, je me rends compte que j’aurais manqué d’audace, seule avec vous, dans le trouble plus grand du tête-à-tête. Alors, je vous ai emmené ici.

— Vous avez plus de bravoure en public ?

— Oui, la présence de tous ces figurants sur la terrasse, dans les allées, me rassure un peu. Ils sont tout près de nous et très loin à la fois. Alors, devant ces anonymes qui ne m’entendront pas, j’oserai mieux vous exprimer ma pensée intime… Asseyons-nous sur ce banc, voulez-vous ?

Edvard obéit sans répondre, agréablement surpris de ce préambule qui n’indiquait aucune prétention d’exigence.

Nichée contre lui, Fanny reprit à voix basse :

— Edvard, vous vous êtes placé dans une situation fausse qui ne peut se prolonger.

— Pourtant, c’est le propre des situations fausses.

— Ne riez pas, méchant ! Vous avez renoncé à un mariage sans rompre officiellement vos fiançailles ; tant que l’intéressée demeurait loin de nous, c’était votre affaire. Mais aujourd’hui, la présence de cette jeune fille, en tiers avec nous, complique les choses.

— Évidemment ; les mariages à trois, on les admet, mais des fiançailles à trois pourraient choquer, même à Monte-Carlo.

— C’est à vous de trouver une solution. Je ne vous demande rien. Je ne veux même pas chercher si j’ai quelque titre à invoquer… Je vous dirai seulement ceci : Je vous aime, Edvard ; je vous aime comme je n’ai jamais aimé aucun être, et je puis vous certifier que vous êtes le premier homme qui reçoive mon aveu d’amour…

Plusieurs fois sa voix ardente répéta ces mots sur quoi le monde entier repose. Et le jeune homme s’enchantait à les entendre.

Elle continua :

— La Vie m’a toujours murée dans une impression d’isolement atroce… Si vous saviez comme elle est horrible l’existence de ces dépareillées de l’amour qui errent dans l’existence, frôlant des convoitises, salies par le désir des passants et seules, toujours seules, sans jamais rencontrer leur double ! Aussi, mon ami, si vous vous éloignez de moi, je redeviendrai l’étrangère lamentable perdue au milieu de la foule… Ne me rendez pas à ce désespoir !

À ce jeune homme indécis, elle venait de parler le langage qu’il fallait : cette ardente déclaration féminine était la plus sûre coquetterie qui pût enflammer un cœur trop facilement paralysé par le doute de soi, mais enivré par la chanson banale et vraie des phrases qui l’étourdissaient de tendresse tout en exaltant sa vanité.

Tandis que Fanny égrenait sa litanie amoureuse, le comte Kolding voyait les promeneurs qui passaient auprès d’eux jeter des coups d’œil admiratifs sur sa compagne, surpris par la grâce non pareille du séduisant visage qui se penchait vers lui. Avec l’orgueil des amoureux, toujours un peu exhibitionnistes sans s’en douter, il se disait : « S’ils pouvaient deviner de quelles confidences elle me gratifie ! »

C’était l’heure du déjeuner. Bien que cette formalité leur fasse perdre un temps précieux, les joueurs (surtout ceux qui ont de l’estomac) ne peuvent se passer de manger. Les portes du Casino livraient passage aux décavés couleur citron qui s’arrêtaient un instant, au haut des marches, clignant des yeux de chouette sous l’éblouissante lumière de midi.

Edvard reconnut dans la foule la silhouette mince du prince Jaime ; suivie d’un secrétaire qui classait ses cartes de pointage, l’Altesse ibérienne allumait une cigarette sous le péristyle avant de rentrer à l’Hôtel de Paris. L’année précédente, le prétendant honorait de son auguste présence le Thulette-Palace, attiré, disait-on, par la beauté de Fanny…

À cette minute, Edvard entendait la voix de son amie chuchoter passionnément : « Vous êtes le premier homme qui reçoive l’aveu de ma tendresse !… »

Infinie variété des choses ! l’Andante symphonique où tel commentateur voit une procession funèbre, un autre mélomane y découvre la peinture des sources du Nil.

Le lied enamouré que modulait Mlle Thulette prit pour lui un sens qu’elle ne prévoyait pas. « Elle me préfère, traduisait-il, à toutes ses conquêtes, même les plus flatteuses… Et son passé d’hier défile en ce moment devant elle sans réveiller même l’ombre d’un souvenir parce que je suis là… Les autres ont pu l’aimer, ils ne l’ont jamais entendue parler comme elle me parle à moi. »

Attisée par ces réflexions, la passion du comte Kolding s’échauffait jusqu’à l’incandescence. Manifestement, Fanny exerçait sur cet inflammable Norvégien un prestige analogue à celui des actrices — à cette différence près qu’une théâtreuse n’aime jamais un homme, mais un public. Il se glorifiait (ô jeunesse), d’être aimé d’une femme vers qui convergeaient les mille regards, les mille désirs de la foule. Il se disait : « Elle a excité l’universelle convoitise et pourtant nul n’a jamais touché le cœur de cette indifférente qui passait au milieu des adulations sans entendre « le murmure d’amour élevé sous ses pas ».

Impatient de réaliser son rêve, l’amoureux résolut de pousser Fanny à un engagement décisif. Et il crut habile de répondre, avec une froideur démentie par des battements de cœur qu’aurait perçus le plus mal construit des stéthoscopes :

— Ma chère Fanny, je ne vous comprends guère… Qui, de nous deux, aurait sujet d’adresser des reproches à l’autre ?… Vous ne pouvez, sérieusement, prendre ombrage d’une fillette sans conséquence envers qui j’ai tous les torts et que je froisse un peu plus chaque jour… Je me comporte fort mal avec elle — cela, en votre honneur — et si j’ai hésité jusqu’à présent à rompre nos fiançailles, c’est par respect humain d’abord, et ensuite parce que je redoute infiniment les scènes où je dois jouer un rôle pénible. Mais je suis tout prêt à vous donner des preuves d’un attachement qui ne s’est jamais démenti… Pouvez-vous en faire autant ?

— Que voulez-vous dire ?

— Je dis… (il hésita un instant) je dis que vous possédez l’art subtil d’utiliser la promesse au détriment de la réalisation… Je dis que vous m’avez autorisé à tout espérer, dès le premier jour, pour vous montrer ensuite d’une réserve au moins singulière… Avec vous on ne voyage pas sur le fleuve du Tendre, mais sur des montagnes russes. Je m’inquiète ? Vous m’entourez d’une ensorcelante tendresse. Je m’enhardis ? Vous battez en retraite. Vous me sentez exaspéré ? Alors, vous me concédez une de ces faveurs irrésistibles qui affolent… pour mieux vous refuser, la minute d’après. Ah ! Fanny, faut-il que vous m’ayez torturé de doute pour qu’à cet instant où vos paroles devraient me bouleverser de joie, je songe, avec un scepticisme échaudé : « Quel revirement me prépare encore ma belle capricieuse ? »

Il aurait continué, en sa vanité d’improvisateur qui s’applaudit de ses trouvailles, mais un geste violent de Fanny l’interrompit, qui balaya ses pauvres arguties. Intensément, elle fixa sur lui ses prunelles profondes et répliqua d’une voix sourde :

— Si vous saviez… Si vous saviez ce que signifie mon attitude… Ah ! j’aurais un tel bonheur à me donner entièrement !

Cet aveu brutal fouetta le jeune homme, comme une caresse cynique. Il cria, presque :

— Alors, pourquoi…

Fanny désirait profondément lui apprendre l’ingénue vérité… Mais elle le considéra plus attentivement et son intuition d’amoureuse devina quels sentiments s’agitaient en lui. Elle eut cette prudence : « Prenons garde ! Je dois l’éblouir pour le subjuguer, non l’attendrir. Sa jeunesse, avide de sensations rares, ne saurait apprécier ma virginité dont la révélation lui causerait plus de surprise que de joie. Donc… »

Donc, réprimant ses dangereuses velléités de franchise, Fanny médita quelques minutes et répliqua, bien résolue à rester la Célimène indéchiffrable :

— Si j’ai laissé voir, dès le premier jour, combien vous me plaisiez, c’est que j’ignorais votre vie privée, vos attaches, vos promesses… Aujourd’hui, si je refuse de vous céder, ce n’est pas par coquetterie, je vous le jure, mais ma fierté se trouve en jeu.

— Votre fierté ?

— Certainement ! Vous me poursuivez ostensiblement sous les yeux d’une jeune fille avec qui vous n’osez point rompre : ma méfiance prévoit les conséquences de votre conduite ambiguë. Je vous aime, je vous le répète sans honte, mais je n’entends pas être votre aventure de clôture, la dernière avant le mariage… Non, je vaux plus que ça ! Si vous aviez été libre, je serais devenue votre maîtresse, sans me marchander. Mais, devant la rivale qui se dresse contre moi, je me refuse à vous ménager la possibilité d’un pardon, le jour où un tardif repentir vous ramènerait aux pieds offensés de Mlle de Tresme. Je suis aussi honorable que votre fiancée, Edvard. Si vous m’aimez, épousez-moi.

— Mais qui vous dit que cela ne soit pas mon intention ? murmura l’envoûté.

Malgré la mévente des âmes, Edvard, à cet instant, eût vendu sa part de Paradis pour assouvir son désir. Fanny le fascinait, redoutablement belle, d’une beauté dont l’amour et la combativité centuplaient le pouvoir. Il contemplait, éperdu, les grands yeux de la jeune fille, son regard à la fois despotique et câlin, sa pâleur ardente, sa bouche qu’il aurait voulu mordre…

Au-dessus du banc où ils étaient assis, un mimosa penchait ses grappes d’or qui jetaient dans l’air des effluves violents et doux en lesquels Kolding, grisé, croyait respirer le parfum même de Fanny. Accablé d’une volupté plus forte que son vouloir, il sentait défaillir ses énergies dernières, prêt à sombrer dans les énivrements de l’extase acceptée.

Fanny, dont la finesse aux aguets l’observait avec acuité, semblait attendre quelque chose ? Un tzigane, peut-être, apparaissant en veste rouge, du Massenet au bout de son archet énamouré ? Brusquement, elle crut entendre l’heure décisive sonner au cadran de l’occasion. Elle se leva :

— Alors, venez.

Le comte Kolding la suivit, machinalement. Elle franchit le seuil de l’hôtel Thulette, emmena Edvard dans la salle de lecture et, l’installant devant un secrétaire, déclara :

— Commencez par vous dégager en écrivant à Mlle de Tresme.

Le rêveur « réalisa » que, seules, des preuves matérielles inspireraient confiance à Fanny, demeurée sur ses gardes depuis l’audacieux sans-gêne avec lequel il s’était joué de Thérèse. Soumis, sans aucune susceptibilité, il prit une feuille de papier, réfléchit une minute, puis écrivit :


« Mademoiselle,

« Vous m’avez tenu tout à l’heure un langage qui me signifiait clairement une menace de rupture. Je désire vous confirmer que je m’incline respectueusement devant votre décision. Je ne crois pas, en effet, que je sois digne d’assurer votre bonheur. Nos familles nous avaient fiancés trop jeunes : il est dangereux d’aliéner la liberté d’un homme et d’une femme alors qu’ils ont encore l’âge des enfants. Je vous rends le droit de choisir l’époux accompli que vous méritez.

« Daignez agréer, Mademoiselle, mes respectueux hommages.

« Edvard Kolding. »

Mademoiselle Thulette avait lu par-dessus l’épaule du jeune homme. Lorsque Edvard, un peu confus malgré tout, cacheta sa lettre, une expression de joie triomphante transfigura Fanny. D’un geste tendre et puéril, elle caressa doucement la tête blonde du parjure. Elle dit :

— Maintenant, allons informer mon père.

Cette phrase réveilla, chez Edvard, le souvenir de sa propre famille : quel accueil réserverait la comtesse Kolding à ces nouveaux projets d’union ? Chatouillé par le petit frémissement désagréable avec lequel on examine l’eau, le jour du premier bain froid de l’année, il pensa : « Je vais devenir le gendre de M. Thulette ». Mais il regarda Fanny ; une émotion l’étreignit, qui abolissait toute hésitation à l’idée de la possession proche. Et il suivit la jeune fille avec le haussement d’épaules du Béarnais opinant : « Paris vaut bien une messe ».

L’administrateur des Grands Palaces se tenait dans son bureau. Voyant entrer les deux jeunes gens, il salua sa fille de cette exclamation qui parut à Edvard souverainement inopportune :

— Je commençais à croire que tu avais oublié l’heure du déjeuner !

Mais l’interpellée eut un joli sourire entendu en répliquant :

— Il s’agit bien de déjeuner !

Et elle énonça, des éclairs de fierté plein les yeux :

— Je te présente le comte Edvard Kolding, mon fiancé.

Le noble Norvégien ne put se dispenser d’ajouter alors quelques paroles appropriées, dénuées d’éloquence, et que troublait en outre l’attitude de M. Thulette, vieillard mince, au visage rusé, dont les regards froids le congelaient bien que, dans sa patrie, il eût souvent affronté des températures extrêmement basses.

Edvard s’était attendu à le voir frétiller d’allégresse devant cette inespérée demande en mariage ; et son futur beau-père ne parut même pas flatté. Il ne se montra point impassible (à l’impassible nul n’est tenu) mais morose ; pas longtemps, cependant : à mesure que l’heureux élu parlait, les yeux vifs de M. Thulette semblaient s’imprégner peu à peu du bonheur que proclamaient le visage radieux de la jeune fille et la lueur humide de ses prunelles.

Lorsque Edvard se tut, le père de Fanny poussa un soupir et répondit d’une voix posée :

— Monsieur, je commence par vous déclarer que la volonté de ma fille est la mienne. La sachant d’esprit judicieux, je lui ai toujours permis d’agir à sa guise… Je l’aie vue refuser les meilleurs partis, sans vouloir l’influencer… Aujourd’hui qu’elle accueille enfin une démarche favorablement, la vôtre, je respecte son choix. Néanmoins si je me déclare très honoré de votre demande, ne vous étonnez pas qu’elle me cause une peine sensible… Vous vivez dans un pays lointain. Moi je suis contraint de surveiller constamment mes entreprises qui ne peuvent prospérer que sous l’œil du maître. Et je sais trop que, malgré les sollicitations de ma tendresse paternelle, je ne trouverai jamais le temps d’aller embrasser votre femme. Quelle pénible perspective ! Moi rivé à Paris, à Saint-Sébastien, à Monte-Carlo, Fanny fixée à Christiania : on croira que vous avez épousé une orpheline… Mais, trêve d’égoïsme. Nous reprendrons cette conversation après le déjeuner, si vous le voulez bien, Monsieur, et nous aborderons alors le chapitre de la dot.

Edvard esquissa galamment un geste d’indifférence et se retira.

Il se sentait soulagé, grâce au discours de cet hôtelier diplomate, assez habile pour mimer les appréhensions aristocratiques de son futur gendre en lui faisant comprendre que le comte Kolding n’aurait jamais à craindre l’encombrement d’un beau-père indésirable.

Fanny, elle, avait tout de suite compris le tendre machiavélisme de son père. Touchée, elle songeait : « Papa a du doigté. À présent il sera pour moi un auxiliaire dévoué ». Et elle ne doutait plus de la réussite.

En sortant du bureau de M. Thulette, Edvard se trouva seul un moment avec Fanny. Prenant les deux mains de la jeune fille dans les siennes, il questionna doucement :

— Êtes-vous contente ?

— Je suis profondément heureuse, répondit-elle gravement.

Vous ne direz plus « non », maintenant ?

Fanny, pour toute réponse, lui tendit ses lèvres. Le jeune comte Kolding, tout frissonnant de désir, se sentit définitivement possédé. Il se remémora le mot de ce Caton l’Ancien dont les jeunes Français négligent trop les ouvrages, pour se vouer exclusivement aux feuilletons du Matin : « L’âme d’un homme amoureux habite dans un corps étranger ».

En effet, à cette minute, Edvard emportait cette conviction que son âme captée désertait son corps pour s’identifier à celle de l’extasiante Fanny.