La Virginité de Mademoiselle Thulette/9

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Albin Michel (p. 183-200).



CHAPITRE IX


— Si nous nous rasions ? proposa M. Thulette.

À l’audition de cette offre superfétatoire, si l’on peut dire, Edvard, qui bâillait déjà, retint à grand’peine une impertinence.

Mais, avec la docilité d’un gendre en futurition, il suivit son compagnon à la recherche d’un barbier dans ce petit pays de Roscoff bizarre et délicieux, encore que Baedeker ni Joanne n’en proclament pas, au delà des formules particulières à l’esprit touriste, la savoureuse originalité.

Aujourd’hui l’Armorique, celle du moins où l’on villégiature, s’embanalise effroyablement, mise en coupe réglée par les Botrel et autres commis-voyageurs en romance qui rimaillent à Ploermel des « Pardons » impardonnables et enduisent de musiques visqueuses Notre-Dame d’Auray mi… fa… sol…

Roscoff échappe à cette écœurante atmosphère de binious, de chers binious qui conso-o-lent et de bruyères poussant dans les clochers à jour. Un charme intime émane de ses maisonnettes propres, si heureusement différentes de la classique masure bretonne où la crasse abonde en prétentions pittoresques.

Et puis Roscoff s’enorgueillit de posséder (outre la maison Gaillard d’une architecture tarabiscotée comme la phrase des Goncourt) la demeure d’où partit, pour Tipperary ou pour ailleurs, cette dangereusement jolie Marie Stuart, si chère à son pauvre petit roi maladif. Que dis-je « la » demeure ? Il en est trois, toutes trois authentiques, qui veulent absolument avoir abrité la reine d’Écosse et dont les propriétaires, dès qu’ils ont dévidé leur assommante rengaine historique (« si Maristoire vous embête… ») s’empressent de la, la, la recommencer.

Après tout, trois maisons pour hospitaliser une souveraine, ce n’est guère, alors que l’on compte sept villes qui prétendent avoir donné naissance à Homère, oui, sept, la définition célèbre du petit Larousse en fait foi « Homère, poète grec atteint de cécité… qui se disputent la gloire de l’avoir vu naître ». Toutes ces réflexions, et bien d’autres encore, et surtout l’image de Fanny Thulette, hantaient l’esprit du comte Kolding cependant que, l’œil morne maintenant et la tête baissée, il suivait les allées et venues du père de l’exquise absente.

Celui-ci, remarquant la mélancolie de son aspirant gendre, expliqua :

— En voyage, voyez-vous, la barbe pousse plus vite, et cela fait vilaine impression.

— Sur qui ? interrogea Edvard avec une curiosité timide.

— Sur les femmes, donc !

— Il en a, ici ?

— On ne sait jamais, repartit M. Thulette, à la fois évasif et goguenard.

Pendant ce dialogue, tous deux montaient, descendaient, remontaient, redescendaient encore l’unique rue de Roscoff qui, partant de la gare, aboutit à la petite plage de Roc C Roum c’est-à-dire la « grenouille », délicate allusion aux baigneuses étrangères qui pourraient s’y aventurer.

Edvard remuait ses pensées ; l’autre remuait de la poussière, inventoriant de l’œil chaque devanture, mais en vain. À la fin, il décida d’interviewer un groupe de gamins qui, tout le jour, s’accrochaient, se collaient, s’identifiaient aux aspérités d’un mur. Ils tenaient club breton sur la place. M. Thulette troubla leur sérénité.

— Est-ce qu’il y a un coiffeur dans ce pays ?

Les moutards s’entre-regardèrent, se consultant en silence sur la réponse à faire. Enfin l’aîné, se reconnaissant de lui-même imbu du soin de renseigner cet étranger sur un détail aussi important, murmura, les dents serrées à s’ensanglanter les gencives, les mains perdues dans le mystère de ses poches :

— Ia.

— Un boche ? fit Edvard surpris !

— Pas du tout. « Ia » est aussi un mot breton qui signifie « oui ».

— Ah bien, acquiesça le comte Kolding, fort indifférent à ces arcanes linguistiques.

— Et où ça, le coiffeur ?

Le gamin retira une de ses mains. Il retira du coup un paquet de scaferlati à demi éventré, un morceau de pomme à quoi s’agglutinaient des poussières, enfin l’inévitable bout de ficelle. Puis il pointa le tout dans la direction de la boucherie.

— Mais je ne te demande pas le boucher ! Je le demande le coiffeur !

Obstinément, le petit gardait tendue sa main, avec tout ce qu’elle contenait.

Le voyageur cueillit dans son gousset un remerciement de cinquante centimes et voulut le remettre au jeune silencieux. Mais brusquement le bénéficiaire lâcha la pomme, la ficelle et le tabac pour aveindre la pièce et, au même instant, toute la bande l’imita, lancée d’un seul élan à la conquête de cet exceptionnel trésor. Il y eut une poussée violente. La petite Napoléon III du généreux donateur, arrachée d’entre ses doigts, tomba, tinta, roula. En tumulte, la horde tout entière s’accroupit. La pièce alors, comme pour l’accomplissement d’une bonne farce, ou peut-être par crainte des foules, ou plus simplement par esprit de suicide (dans la certitude monétaire où la plongeait cette querelle que l’argent ne fait pas le bonheur), se précipita, tête couronnée la première, de dégoût, dans un égout.

M. Thulette cependant se présentait au boucher. Il exposa :

— C’est pour la barbe.

Le boucher caressa, d’une paume rouge de sang, son front où des rides simulaient assez bien un champ en semailles et il dit :

— Monsieur, à l’avantage. Vous voulez causer à mon beau-frère…

(En Bretagne tout le monde possède un beau-frère, chaque peuple a ses usages.)

— …alors prenez tout droit ce couloir. Au fond et à droite, c’est les discrétions.

— … ?

— Oui, les machins où on… Et à gauche, c’est les cabinets…

— Encore ?

— …capillaires (on dit comme ça à Paris), où vous trouverez…

— Votre beau-frère le coiffeur ?

— Non : un client. Espérez avec lui un petit moment. Et mon beau frère qui, pour l’heure, finit de vendre ses poules au marché, viendra rapport à votre barbe.

M. Thulette avisa Edvard :

— À tout à l’heure.

— Convenu.

Et, ravi de sa temporaire liberté, le comte Kolding s’éloigna, se dirigeant vers la Poste. Il allait écrire à Mademoiselle Thulette.

Cependant M. Thulette s’égarait dans la presque totale obscurité du couloir. Il se heurtait le nez, enfin, à une porte. La bonne ? Oui. Elle ouvrait sur une petite pièce où quelqu’un attendait : le client annoncé à l’extérieur.

De lumière, guère davantage. Mais assez pour qu’il distinguât un homme assis, un ouvrier, dont les traits durs se terminaient dans la rousseur d’une forte barbe.

M. Thulette vit aussi, déposés sur une table dont des briques en pile remplaçaient le quatrième pied absent, une cuvette d’étain rouillée, un antique vaporisateur, et deux bouteilles de lait dont les étiquettes expliquaient les présentes attributions, l’une portant les mots « Eau de Cologne », l’autre ceux d’ « Eau de Louvain ». Puis un rasoir, un blaireau, une serviette, assez dégoûtants.

— Dire que, de bonne foi, j’ai vanté les demeures proprettes de Roscoff à Edvard, soupira M. Thulette. S’il voyait celle-ci…

Il salua l’homme qui ne répondit pas.

Il prit une revue déchirée sur le bord intérieur de la fenêtre. La poussière vola en pluie. Il regarda la date, Juillet 1914. Le fascicule pronostiquait un changement de ministère et affirmait qu’ « aucune guerre jamais ne troublerait la paix du monde ».

Deux fois M. Thulette relut cet article perspicace. L’heure passait. Pas de barbier. Sans force pour une troisième lecture, il tenta d’arracher l’homme à sa sommeillante attitude. Encore qu’il le sût sans doute possible, il lui demanda :

— Vous attendez le coiffeur ?

— Ia, répondit l’homme.

(« Encore un breton » pensa M. Thuletle).

— C’est très gentil, Roscoff, n’est-ce pas ?

L’homme secoua la tête de droite à gauche puis de gauche à droite.

— Comment, vous n’aimez pas ce pays ? C’est pourtant le vôtre  !

— Non.

— Ah ? vous n’êtes pas d’ici ? Pardon, je croyais…

— Vous avez mal cuit.

— Hein ?

— Mal cru.

Avec une courtoisie professionnelle, M. Thulette feignit de rire et, chauvin comme tous les Français de fraîche date, il ajouta :

— Très drôle ! Ah ! l’esprit français !… ils n’en ont pas comme cela, chez les Boches !

L’ouvrier lui lança un regard torve et dit seulement :

— Si.

Puis il se replongea dans un silence hargneux. Le futur beau-père d’Edvard, très surpris, ne parlait plus.

Aie ! Il ressentit une piqûre à la cuisse. Il se gratta. Une autre lui envenima la main. Il se gratta encore. Bientôt tout son corps fut incendié de mille piqûres. M. Thulette s’agita furieusement.

— Ah ! ça ! Mais qu’est-ce que c’est ? mais qu’est-ce que c’est donc ?

L’homme sourit avec férocité. Il expliqua :

— Poux ; les miens.

À cet instant s’ouvrait la porte. Quelqu’un entrait qui salua et dit :

— Excusez si je vous ai fait attendre. Mais les poules s’ensauvaient à travers tout le marché. Enfin me voilà…

Il ne regarda pas même l’homme. Voyant M. Thulette se gratter avec horreur, il s’écria :

— Ah ! mon pauvre Monsieur. Ce sacré Boche vous a passé ses totos, je parie ?

— Comment, c’est un Boche ? On m’a enfermé, moi un civil, avec un Boche ?

L’homme se tordit. Le barbier précisa :

— Monsieur, personne n’a été enfermé chez moi. Vous y êtes bien venu tout seul.

Le père de Fanny hocha le chef dans la direction de l’ennemi.

— Mais lui ?

— Lui comme vous, pardi ! C’est un prisonnier de guerre. Il y en a un détachement, à Roscoff. On nous les prête, de Rennes, pour travailler aux champs et au port.

— Mais on le laisse libre, votre prisonnier ?

— « Votre prisonnier » que vous dites ? N’est point à moi, donc ! Et puis il circule, voilà tout. Il voudrait s’ensauver, comme ce tantôt mes poules, que nos territoriaux — des gars ! monsieur ! — l’auraient bien vite rattrapé.

Et claquant de la main les larges épaules du captif :

— Allons, Krantz, à nous le blaireau !

— Vous allez le raser avant moi ? s’écria M. Thulette, scandalisé.

De nouveau, l’homme ricana. Et le barbier s’excusant :

— Tout de même ! Un client ! Et puis je parie qu’il est ben venu le premier ?

Le prisonnier confirma par un grognement cette lucide hypothèse.

Écœuré, M. Thulette se souvint — mieux vaut tard que jamais — qu’il devait avoir un Gillett dans son nécessaire de toilette, et quitta la place.

Lassé de ne connaître de Roscoff que son unique rue, Edvard gagna vers la plage, si menue que cinq mamans encerclées de leurs gosses suffisaient à en cacher tout le sable.

Le comte Kolding connaissait l’œuvre de Tristan Corbière. Il comprit la vérité âpre de ces Amours jaunes : … Trou de flibustiers, vieux nid À corsaires, dans la tourmente, Dors ton bon somme de granit Sur tes caves que le flot hante…

…devant l’horizon entravé de récifs que ne regardent jamais les occupants de la plage-bains-de-pied.

À quelque cinq cents mètres, un peu avant l’île de Batz, il aperçut le castel « Per Harydi », un îlot dans la quiétude duquel se terre Michel Morphy pour élaborer des feuilletons payés richement et d’ailleurs baveux.

Plus rien à voir, il reprit l’unique rue du bourg. Toujours pas de Thulette !

Un instant, il se demanda si son fantaisiste beau-père avait eu l’idée baroque d’entrer dans le petit café honteusement accroupi là-bas ; mais un coup d’œil jeté à l’intérieur de ce bouge empuanti chassa vite son soupçon. Le raffiné Thulette n’aurait eu garde d’affronter ces lourds nuages de fumée, soudain pris de folie quand la porte s’ouvrait, et si denses que les mouches, incapables de voler là-dedans, préféraient se coller au plafond la tête en bas, et regarder les joueurs qui s’injuriaient pour un manillon coupé à tort ou saluaient de gros rires, parfois, la hardiesse d’une impasse.

La côte atteinte, il s’amusa (pas longtemps) à considérer des champs d’artichauts et de choux, agrippés de toutes leurs forces légumières au flanc même du roc, quelques-uns baignant dans les vagues à l’heure des marées montantes.

Que faire ? Désorienté, maussade, Edvard demanda le repos à l’ombre de ce bizarre Roch’-Illet (le rocher du lièvre), qui, en bordure d’un pré, s’élève haut et dru, enlaidi, à son sommet d’une cabine installée par un Boche ami de la belle nature et de la télégraphie sans fil.

Un peu congestionné par la chaleur, il s’endormit sur le champ et sur le dos. Tout de suite l’image de Fanny vint énerver son sommeil, singulièrement provocante.

En un rêve absurdement lascif, suggéré par d’ineptes ressouvenances d’opérette, il la vit s’approcher de lui, les yeux convoiteurs, la bouche prometteuse, toute souriante, toute nue.

Un imposant valet de chambre annonçait :

— Madame l’Ambassadrice.

Et comme Edvard, un peu choqué mais ravi, demandait si, vraiment, le phylloxéra n’avait laissé subsister aucune feuille de vigne, la splendide statue de chair répondait :

— Tu vois bien que je suis couverte par l’immunité diplomatique.

Rassuré par cette ingénieuse explication, il installait alors Fanny, bien doucement, sur le coussin d’un fiacre qui stationnait à la porte du Skating des Champs-Élysées. Elle se blottissait tout contre lui… Des parfums et des vers flottaient… « Lodor di femina remplissait la bagnole »… Et leurs lèvres, bientôt, s’entrebuvaient dans un baiser tellement significatif qu’…

…Edvard se réveilla, penaud, sous une jeune personne totalement inconnue, mais, à n’en point douter, très liante.

— Qui êtes-vous ? s’écria-t-il.

Il s’entendit tutoyer, sur un ton de douce moquerie :

— Ton amie, pour le moment.

— Mais je ne vous connais pas.

— Je ne te connais pas davantage. Tant pis. Pour ce que nous venons de faire, les noms importent peu.

Elle était charmante, encore que de tenue assez folle. Avec un éclat de rire, elle dit :

— Tu te demandes comment tu as pu… Eh ! j’ai vu un joli garçon endormi. Moi j’adore les jolis garçons. Je me suis approchée pour mieux te regarder « Comme Psyché, jadis, s’approcha de l’Amour ». Oui, exactement comme ça. J’ai fait Psyché et toi, mon petit, tu as fait l’amour.

— Mais on aurait pu nous voir ! s’écria le violé, secoué d’une terreur rétrospective.

— Qui ça ? Les gendarmes ? Je les ai dans le bi du bout du banc. Avec de menues faveurs (très menues je t’assure) j’en fais ce que je veux. Quant aux indigènes, on s’en fiche comme de Carême en mardi gras… Tu es ici pour longtemps ?

— Je repars ce soir.

— Déjà ? zut !… Dis donc, si tu restais… On ne s’embêterait pas je t’en réponds.

— Je suis attendu, répliqua le fiancé, laconique et décisif.

— Par une femme, naturellement ? (C’est bien ma veine.)

J’étais déjà chipée pour toi. Ça manque de distractions, dans ce patelin. J’ai eu beau « pretiquer » tous les baigneurs…

Et comme Edvard paraissait mépriser ce genre de distraction, elle s’excusa :

— Oh ! pour le bon motif ! Je ne travaille pas : je marche. J’aime l’amour pour l’amour. De l’argent, qu’est-ce que j’en ferais ? J’en ai des flottes, oui, par mon amant… Un drôle de type qui m’a connue un soir de fête. Il ne peut pas me loger près de lui ; alors il m’entretient, de loin, pour me voir tout juste un jour par an. J’habite Rennes. Mais pour le moment je prends des vacances de femme du monde, le derrière dans l’eau. Les crabes qui pincent, les poissons qui font froid quand on les serre contre soi, ça m’excite, moi. Et toi ?

Sans attendre la réponse elle demanda brusquement :

— Dis donc, quelle heure, à ton horloge ?

— Trois heures et demie.

— Alors je file.

Elle colla ses lèvres aux lèvres d’Edvard abasourdi, dans un baiser de furieuse extase.

— Adieu mon gars. Et peut-être à te revoir ! On ne sait jamais…

Elle courut à travers les champs. Elle disparut.

Il se sentait un malaise, presque une envie de pleurer. Ah ! pitoyable fiancé ! Il abandonnait une jeune fille pour une jeune femme, et il ne quittait celle-ci quelques heures que pour se livrer… à quelle créature ?

Il pensa que M. Thulette devait l’attendre. Et, lourd de mélancolie, il se rendit auprès du boucher.

— Le monsieur qui m’accompagnait ?

— Il est parti. Mais il a bien recommandé de vous dire que vous le trouveriez à l’Hôtel des Voyageurs.

— À côté de la Gare ?

— Ben sûr, donc.

Edvard gagna l’Hôtel des Voyageurs ;

— Monsieur Thulette, s’il vous plaît ?

— Chambre 22. Premier au-dessus.

Il frappa à la porte de la chambre 22. M. Thulette parut, marchant sur la pointe des pieds, rayonnant, illuminé. Il ferma la porte derrière lui, avec une affectation de discrétion théâtrale, le doigt sur les lèvres « du menton au nez » et courbé à la manière « d’une demi-arche de pont » — on ressemble à Dante comme on peut.

— Mon ami, confia-t-il à Edvard, vous allez « la » voir. Nous sommes assez intimes pour que je vous dévoile certain côté faible de ma vie… J’ai une maîtresse ! Mais ce n’est pas une femme comme les autres. Vous pensez bien qu’à mon âge, je ne pouvais m’attacher qu’à une créature d’élite. Je vais vous présenter. Elle remet son corset.

Il le poussa dans la chambre. Une jeune femme, à la vue d’Edvard, recula. Lui ne broncha point : dès les premiers mots de la confidence, il avait prévu que l’inconnue débridée de Roch’-Illet et la fleur jalousement cultivée par son beau-père n’étaient qu’une seule et même grue.

Ainsi se passèrent les choses à Roscoff, pays de Tristan Corbière, poète des Amours Jaunes.