La Vocation/Première partie/II

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Paul Ollendorff (p. 17-29).
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II


Les années coulèrent. L’enfant grandit.

« Hans ! Hans ! » faisait à chaque instant du jour la malheureuse Mme  Cadzand en étreignant la tête de son fils. Ah ! cette étreinte de ses mains, ses mains si longues, comme pour pouvoir l’encercler toute, ses mains si pâles, et qui semblaient aussi devenues de cire depuis la nuit où elles avaient touché le cadavre !

Étreinte passionnée et pleine d’angoisse comme d’un trésor cher qu’on craint de perdre. Est-ce que les mains des mères ne sont pas des clés, des fermoirs, pour assurer ce trésor ? Elles sont aussi des ailes, elles ont des allongements, des appuiements qui couvent…

Il avait fallu ce devoir de faire éclore tout à fait son petit Hans pour sauver la pauvre veuve de la douleur désemparée, hagarde, démentielle. Durant des mois, elle avait eu les rires stridents, la grimace nerveuse, l’attirance dans les miroirs d’un cher fantôme qui se noie. Seul l’enfant l’avait retenue au bord de l’abîme. Hans, c’était encore le mari mort, le bien-aimé absent qu’elle avait perdu après un an et demi de mariage, si beau, si bon, si noble ! Hans lui ressemblait. À mesure qu’il grandissait, la ressemblance se précisait : c’était sa bouche fine, avec un court pli dédaigneux, sa chair blonde, ses cheveux surtout où il y avait des remous de lumière, des mèches plus claires en volutes dans une masse d’un or qui se fonce.

Mme  Cadzand adorait son enfant, si élégant, si intelligent au surplus ; dès ses premiers mois, il la ravissait par de fines grâces, des attitudes d’estampe : elle se le rappelait entre autres tout petit, un jour qu’il avait dansé sur la dolente musique d’un orgue de Barbarie qui passait. De sa mignonne main, jolie comme un bijou, il avait agrafé sa robe, et s’était mis à tournoyer, à se balancer d’un mouvement en cadence comme une rose trémière dans un grand vent. Ivresse du rythme ! Or, peu après, on le déshabilla pour le bain. Hans était nu. Mais voici que l’orgue repasse dans la rue. Il réitère un vieil air triste. Et l’enfant aussi de recommencer à danser ; et, n’ayant pas conscience qu’on l’a dévêtu, d’agrafer sa chair, cette fois, avec sa mignonne main, jolie comme un bijou, et de plisser sa candide nudité comme si c’était l’étoffe d’une robe. Ah ! la minute de ciel, l’idéal tableautin qu’elle avait pour toujours fait entrer en elle ! Et ce furent quelques fraîcheurs de pastel dans la chambre en deuil de son âme.

Maintenant Hans avait grandi. C’était un petit jeune homme déjà, pâle et sérieux. Il avait fallu songer à l’instruire. La veuve le plaça dans un collège de prêtres où, d’emblée, il conquit dans sa classe les mentions, les premiers prix, les couronnes, devenu vite un exemple d’application et de conduite que les maîtres proposaient à ses condisciples. Ceux-ci le respectaient avec une nuance de vénération, non pas seulement à raison de ses succès, de son évidente supériorité intellectuelle, mais surtout à cause de l’air de noblesse qui émanait de lui, de sa fervente piété qui transfigurait son visage, mettait un nimbe autour de sa tête comme on en voit, dans l’église du collège, autour de la tête du bienheureux Jean Berchmans. On n’était pas éloigné de croire que le petit Hans aussi deviendrait un bienheureux, peut-être un saint. Quel honneur ce serait pour le collège où il avait grandi et pour la ville de Bruges qui a toujours été une citadelle bénie de l’Église.

Hans Cadzand s’extasiait délicieusement aux cérémonies catholiques. Durant les grand’messes et les saluts solennels, à Pâques, à Noël, il priait, comme un oiseau chante ! Et les prières, dans sa bouche, mettaient des parfums, le délice d’un fruit qui fond ; il égrenait les grains de son chapelet comme si c’étaient les dragées du baptême de son âme, dont la Vierge était marraine.

Et les cantiques du jubé, l’orgue qui le faisait vibrer, pleurer, tanguer sur ses vastes houles !

Il fermait les yeux, montait avec l’octave, retombait en un abîme éblouissant. Il entrait dans cette musique et cette musique entrait dans lui. Flux et reflux de sons, roulant parmi son âme des concerts, des prismes, des hosties, de l’encens et tout le bleu du ciel…

Ah ! ces dimanches de l’église ; et aussi ces samedis de la Congrégation où, après la grande marée de l’orgue, c’était le doux canal de l’harmonium où l’on glisse, où l’on dérive. Accords en calmes méandres ; brume de musique à ras du clavier, puis montée vers la Madone dont la statue souriait, en manteau de velours, en long voile de dentelle.

Hans, à cause de sa piété édifiante, avait été élu par ses compagnons à la charge de préfet, qui est la plus haute dignité de la Congrégation. Il siégeait sur un prie-Dieu, entouré de deux assistants, tandis que les simples congréganistes étaient agenouillés sur des chaises de paille. Ceux-ci portaient un ruban bleu au cou, attachant la médaille bénite. Lui, un ruban rouge à cause de son grade.

Hans, dans sa ferveur religieuse, caressait un rêve très cher : devenir enfant de chœur. N’était-ce pas un moyen de se rapprocher de Dieu ? Il verrait plus clairement le visage de Jésus dans l’hostie quand il serait agenouillé sur les marches de l’autel, comme on voit davantage un visage humain dans la lune, en montant sur une tour, le soir. C’était aussi une façon de mieux servir Dieu. Il collaborerait au Saint-Sacrifice de la messe, offrirait les burettes, transporterait le livre des Évangiles, ferait tinter, aux solennelles minutes de la messe, le spécial instrument, aux vingt petites clochettes, qui tout à coup bruine, mouille d’un bruissement cuivré le silence, éclabousse les âmes de son bruit, comme un goupillon du son. Hans s’exaltait à cette idée : c’est lui qui sonnerait pour l’arrivée de Dieu ; c’est lui qui balancerait l’encensoir, créerait dans l’air de l’église tous ces petits sentiers bleus par où les yeux chemineraient jusqu’à l’hostie.

Il en parla à Mme  Cadzand :

— Mère, je voudrais être enfant de chœur.

— Mais, oui, Hans, puisque cela te fait plaisir.

Elle était tout heureuse à l’évoquer déjà dans le chœur de l’église, avec la longue soutane rouge, le rochet tuyauté qu’ornent des dentelles. Il fallait deux sortes de costumes : l’un pour les jours ordinaires ; l’autre, plus riche, pour les offices des grandes fêtes, où s’ajoute un camail de soie, une pèlerine pourpre par-dessus le linge blanc. C’est au collège même qu’on s’occuperait de lui fournir tout le pieux équipement, que la veuve s’enorgueillirait de voir à son fils.

Celui-ci lui dit un jour :

— Mère, je vais bientôt pouvoir servir la messe. Il faudra que je me fasse raser la tête.

— Tes cheveux ? couper tous tes cheveux ? Mais tu n’y penses pas ? fit la mère que cette nouvelle avait tout à coup mise en émoi.

— C’est de règle, mère ; tous les enfants de chœur ont les cheveux ras.

Mme  Cadzand sentit une grande répugnance à voir bientôt tomber sous les ciseaux la jolie toison de Hans, tumultueuse, avec des remous de lumière, comme l’était celle de son père.

Ah ! non ! ce froid des ciseaux dans les cheveux, c’était bon pour les morts. Elle avait déjà vu couper toute une chevelure. Mais c’était à son mari mort. Or, voir tomber maintenant les cheveux de Hans, ç’aurait été comme voir mourir quelque chose de lui — car nos cheveux, c’est nous, les cheveux vivent. Ç’aurait été comme une demi-mort.

Hans craignit de contrarier sa mère ; il n’en parla plus durant un moment ; puis, comme son trousseau d’enfant de chœur était prêt et une armoire de la sacristie déjà inscrite à son nom, il récidiva, avec de si tendres inflexions de voix, une câlinerie si triste et si confiante, comme si vraiment, en s’obstinant, sa mère lui refusait le bonheur, mettait sa vie à l’ombre, l’empêchait d’entrer dans la voie où quelqu’un l’appelle !

Mme  Cadzand continuait à dire non, regimbant, s’attristant à l’idée de voir Hans un peu enlaidi à cause de la tête toute rase. Moissonner sa belle chevelure ! Faucher les épis couleur de soleil ! Elle apercevait déjà le petit crâne tout nu comme un champ d’éteules ; les cheveux drus et courts comme un gazon qui ne peut pas pousser… Pourtant elle finit par céder, mais du moins elle ne laisserait pas dilapider le cher trésor ; elle voulut accompagner Hans. Douleur de voir se rétrécir à mesure l’abondante chevelure, la tête se dégarnir comme un agneau pendant la tonte ! Mais est-ce qu’on abandonne au hasard la laine de l’agneau ? Mme  Cadzand, tout émue dans le sombre salon du coiffeur, se pencha, se baissa, recueillit les soyeuses boucles. Hans souriait, assis devant la glace, son visage s’affinant maintenant en maigreur ascétique, en sveltesse de pâle ivoire taillé. Il n’était pas moins beau, il était autre.

Mme  Cadzand suivait avec angoisse la métamorphose : tête maintenant simplifiée, comme s’il avait été malade, comme s’il était dans du clair de lune…

L’opération terminée, elle ramassa, emporta tous les cheveux coupés de Hans, ce joli butin de cocons dont elle allait filer les jours moroses de son avenir… Même elle eut l’idée, au lieu de les enfermer dans un coffret ou un tiroir, — on ne fait cela que pour les cheveux des morts, — de les laisser pour ainsi dire circuler, exister encore au dehors, se mêler à sa vie. Elle les enveloppa d’une étoffe ancienne ; oui, elle en ferait un coussin en y ajoutant un peu de laine, un peu de duvet. Est-ce que ce n’est pas la même chose ? Est-ce que cygne, agneau, enfant, ne sont pas frères ?

Jumelle douceur des trois innocences mêlées : cheveux, laine, duvet. Moelleux coussin qui ne la quitta plus, petit oreiller de ses journées, bon appui guérisseur de sa tête souffreteuse et de ses fréquentes migraines. Quand elle se reposait maintenant sur le docile coussin de cheveux, c’était comme si elle se fût appuyée au visage de Hans.