La Vocation/Prologue

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Paul Ollendorff (p. 1-5).
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PROLOGUE


Chaque matin, à la même heure, Mme Cadzand et son fils, Hans Cadzand, s’en revenaient de la messe de huit heures, à Notre-Dame, vers la rue de l’Âne-Aveugle où ils habitaient.

Bruges, la vieille ville grise, s’éveillait à peine. Les passants étaient rares : seules, quelques béguines matineuses, ou parfois des paysannes menant une charrette attelée de chiens, et qui, de porte en porte, vendaient du lait contenu dans de miroitantes cruches de cuivre, clairs de lune de ces brouillards. Car la brume se clarifiait si lentement, brume du nord qui se désagrège, crépuscule d’aube d’une pâleur mortelle.

Bruges avait l’air d’une ville-fantôme. Les arbres des quais, les hautes tours renonçaient, réconciliés par la même mousseline. Brouillard opaque, et sans nul interstice ! Le carillon lui-même paraissait devoir s’évader, forcer un préau de ouate pour être libre dans l’air, atteindre les pignons sur lesquels, tous les quarts d’heure, les cloches répandaient, comme feuille à feuille, un mélancolique automne de musique.

Hans Cadzand et sa mère marchaient au long des canaux, en groupe muet, taciturnes. Elle était toujours habillée d’étoffes foncées ; lui vêtu de noir, avec on ne sait quoi de démodé, de hors du temps dans la coupe sévère de ses habits, quelque chose d’hermétique et d’un peu ecclésiastique. Il apparaissait jeune encore, plutôt en deçà de la trentaine, d’une noblesse de visage qui éblouissait ; et on s’étonnait qu’il fût si triste, étant si beau. Un teint mat où brûlaient des yeux de fièvre, et une chevelure blonde, tumultueuse, où il y avait du miel, de l’ambre, des feuilles mortes.

Sa mère, vieillissante, cheminait à côté de lui ; mais, si proches, ils semblaient en réalité si distants ! Est-ce que les quais ne sont pas parallèles ? Pourtant toute l’eau froide des canaux les sépare. Eux également avaient l’air de poursuivre chacun des songes, sans les mêler. Un grand mystère morose régnait entre eux, froid aussi et impénétrable comme l’eau elle-même. Quel était-il ? La curiosité publique s’en inquiétait. On les épiait souvent au passage, derrière le tulle des rideaux, dans les placides demeures ; et, grâce à l’indiscrétion de ces petits miroirs qu’on appelle espions, fixés sur l’appui extérieur des fenêtres, on cherchait encore, tandis qu’ils s’éloignaient, à capturer un geste, un échange de regards, un signe, une nuance de profil qui pût aider à élucider leur secret.

L’énigme de cette double existence pensive apparaissait d’autant plus inexplicable aux habitants de Bruges que la vie avait été clémente pour Mme Cadzand et son fils.

Ils appartenaient à une ancienne famille ; ils possédaient un patrimoine ample. Or ils menaient une existence casanière, claustrale, humble et réduite au plus strict. Ils dépensaient leurs revenus en bonnes œuvres, en aumônes.

Qu’est-il arrivé pour qu’ils se déprennent ainsi de la vie ?

Le fils surtout se conduisait si en dehors de la règle, et de son âge ! Certes, la mère, elle, avait subi naguère un grand malheur, devenue veuve après quelques mois de mariage seulement. Mais le temps met des baumes, une force d’oubli sur cette sorte de douleur. Il congèle les plus brûlantes larmes en ce grésil de perles funéraires dont les tombes s’ornent.

Et puis Mme Cadzand avait eu la compensation de ce fils exemplaire.

Maintenant encore, il ne sortait jamais qu’avec elle. Il n’avait pas d’amis, il n’allait nulle part. Les femmes regardaient avec envie cette mère toujours accompagnée. C’est le chagrin de toutes les femmes que leurs enfants se séparent d’elles. Leur giron est triste alors comme un pays qu’on quitte. Or celle-ci avait réalisé le rêve. Elle était toute à son fils. Son fils était tout à elle.

Mais c’était là précisément ce qui paraissait anormal : pourquoi, étant si unis, semblaient-ils malheureux ?

Eux, sans se douter qu’ils attiraient l’attention, et que tous les yeux, trop inoccupés dans cette ville morte, se trouvaient orientés vers eux, chaque matin continuaient à s’en revenir de la messe, au long des quais, d’une marche si amortie, et si étrangers à ce qui n’est pas leur âme que même les cygnes des canaux, tout impressionnables, ne s’en effarouchaient pas, ne sentaient pas l’ombre du couple noir tatouer de deuil leur blanc silence.