La Vocation/Texte entier

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GEORGES RODENBACH

La Vocation
ILLUSTRATIONS DE H. CASSIERS
PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 bis, rue de Richelieu, 28 bis

MDCCCXCV



PROLOGUE


Chaque matin, à la même heure, Mme  Cadzand et son fils, Hans Cadzand, s’en revenaient de la messe de huit heures, à Notre-Dame, vers la rue de l’Âne-Aveugle où ils habitaient.

Bruges, la vieille ville grise, s’éveillait à peine. Les passants étaient rares : seules, quelques béguines matineuses, ou parfois des paysannes menant une charrette attelée de chiens, et qui, de porte en porte, vendaient du lait contenu dans de miroitantes cruches de cuivre, clairs de lune de ces brouillards. Car la brume se clarifiait si lentement, brume du nord qui se désagrège, crépuscule d’aube d’une pâleur mortelle.

Bruges avait l’air d’une ville-fantôme. Les arbres des quais, les hautes tours renonçaient, réconciliés par la même mousseline. Brouillard opaque, et sans nul interstice ! Le carillon lui-même paraissait devoir s’évader, forcer un préau de ouate pour être libre dans l’air, atteindre les pignons sur lesquels, tous les quarts d’heure, les cloches répandaient, comme feuille à feuille, un mélancolique automne de musique.

Hans Cadzand et sa mère marchaient au long des canaux, en groupe muet, taciturnes. Elle était toujours habillée d’étoffes foncées ; lui vêtu de noir, avec on ne sait quoi de démodé, de hors du temps dans la coupe sévère de ses habits, quelque chose d’hermétique et d’un peu ecclésiastique. Il apparaissait jeune encore, plutôt en deçà de la trentaine, d’une noblesse de visage qui éblouissait ; et on s’étonnait qu’il fût si triste, étant si beau. Un teint mat où brûlaient des yeux de fièvre, et une chevelure blonde, tumultueuse, où il y avait du miel, de l’ambre, des feuilles mortes.

Sa mère, vieillissante, cheminait à côté de lui ; mais, si proches, ils semblaient en réalité si distants ! Est-ce que les quais ne sont pas parallèles ? Pourtant toute l’eau froide des canaux les sépare. Eux également avaient l’air de poursuivre chacun des songes, sans les mêler. Un grand mystère morose régnait entre eux, froid aussi et impénétrable comme l’eau elle-même. Quel était-il ? La curiosité publique s’en inquiétait. On les épiait souvent au passage, derrière le tulle des rideaux, dans les placides demeures ; et, grâce à l’indiscrétion de ces petits miroirs qu’on appelle espions, fixés sur l’appui extérieur des fenêtres, on cherchait encore, tandis qu’ils s’éloignaient, à capturer un geste, un échange de regards, un signe, une nuance de profil qui pût aider à élucider leur secret.

L’énigme de cette double existence pensive apparaissait d’autant plus inexplicable aux habitants de Bruges que la vie avait été clémente pour Mme  Cadzand et son fils.

Ils appartenaient à une ancienne famille ; ils possédaient un patrimoine ample. Or ils menaient une existence casanière, claustrale, humble et réduite au plus strict. Ils dépensaient leurs revenus en bonnes œuvres, en aumônes.

Qu’est-il arrivé pour qu’ils se déprennent ainsi de la vie ?

Le fils surtout se conduisait si en dehors de la règle, et de son âge ! Certes, la mère, elle, avait subi naguère un grand malheur, devenue veuve après quelques mois de mariage seulement. Mais le temps met des baumes, une force d’oubli sur cette sorte de douleur. Il congèle les plus brûlantes larmes en ce grésil de perles funéraires dont les tombes s’ornent.

Et puis Mme  Cadzand avait eu la compensation de ce fils exemplaire.

Maintenant encore, il ne sortait jamais qu’avec elle. Il n’avait pas d’amis, il n’allait nulle part. Les femmes regardaient avec envie cette mère toujours accompagnée. C’est le chagrin de toutes les femmes que leurs enfants se séparent d’elles. Leur giron est triste alors comme un pays qu’on quitte. Or celle-ci avait réalisé le rêve. Elle était toute à son fils. Son fils était tout à elle.

Mais c’était là précisément ce qui paraissait anormal : pourquoi, étant si unis, semblaient-ils malheureux ?

Eux, sans se douter qu’ils attiraient l’attention, et que tous les yeux, trop inoccupés dans cette ville morte, se trouvaient orientés vers eux, chaque matin continuaient à s’en revenir de la messe, au long des quais, d’une marche si amortie, et si étrangers à ce qui n’est pas leur âme que même les cygnes des canaux, tout impressionnables, ne s’en effarouchaient pas, ne sentaient pas l’ombre du couple noir tatouer de deuil leur blanc silence.


PREMIÈRE PARTIE


I


Lorsque Hans Cadzand était né, l’antique demeure de la rue de l’Âne-Aveugle fut en fête. Le vieux visage noirci de la façade s’égaya du rire blanc des rideaux de tulle aux vitres, que Mme  Cadzand avait voulu neufs aussi, et clairs, pour ce divin moment de la nativité. Joli trousseau des fenêtres qu’on avait préparé, parallèlement avec celui de l’enfant. Ah ! tous les frais matins, les longs soirs durant lesquels on avait, dans la maison, cousu, taillé, brodé, festonné ces blancheurs ! Joie de la future mère à élaborer, à réaliser dans la plus fine toile, la plus immatérielle batiste, à raffiner de dentelles, ce qui entourerait les membres et le sommeil du petit. Elle avait tenu à faire elle-même la layette. Il lui semblait qu’elle seule savait la taille, les dimensions exactes, puisqu’elle seule connaissait déjà le futur enfant et en voyait la mesure en elle-même. Et puis nuls doigts étrangers sur ce trousseau infantile qui toucherait à même la chair. Confectionné et manié seulement par elle, il prendrait quelque chose de la douceur de ses mains, du mouvement de son âme. Il serait comme un prolongement d’elle-même. Et ainsi, c’est encore en elle que l’enfant se croirait quand il reposerait parmi ces linges et ces langes.

Il naquit un an, jour pour jour, après le mariage de ses parents. Double anniversaire ! Et un fils, un héritier pour perpétuer ce beau nom de Cadzand, tant en honneur depuis si longtemps dans le pays. Le père du nouveau-né continuait ce nom dignement. C’était un érudit, qui s’était fait nommer archiviste de la province pour vivre parmi les chroniques, les chartes, les incunables, les manuscrits précieux, épaves de l’ère glorieuse de Bruges, preuves authentiques d’un grand passé qu’il se plaisait parfois à rééditer en des éditions annotées, des monographies savantes. Au moment de la naissance de l’enfant, il était tout à collationner des documents nouveaux et importants sur Hans Memling, le candide génie de Flandre, relativement au point indécis de savoir si sa châsse du martyre de sainte Ursule avait été commandée au bourgeois riche que d’aucuns le prétendent, ou si elle fut vraiment peinte à cet hôpital de Bruges où elle figure encore aujourd’hui, tandis qu’il y avait été recueilli, et pour y exprimer ses songes frais quand il entra en convalescence.

C’est ainsi, parce qu’il était tout entier dans des recherches sur le grand peintre qui l’enthousiasmait, que l’idée lui vint de donner son nom à l’enfant qui venait de naître. Hans ! le joli nom qui s’élance, un peu bref, et retombe sur lui-même, comme d’un jet d’eau raccourci. Hans ! le nom d’un saint de l’art et qui doit porter bonheur. On baptisa l’enfant du frais nom qui, sans cesse redit maintenant dans la demeure, par le père, la mère, la nourrice, les servantes : « Hans ! » le matin, le soir, et jusqu’en rêve, la nuit : « Hans ! Hans ! » faisait son continuel petit bruit mouillé d’un jet d’eau qui serait caché dans une chambre.

Joie de la venue d’un enfant qui est l’un et l’autre à la fois ! Miroir où les époux qui s’aiment se voient tous les deux en un seul visage. Ivresse d’une famille qui s’inaugure ! Mais tout grand bonheur est un défi, une violente lumière qui attire les papillons noirs, les mauvais sorts. Il ne faut pas qu’il y ait des hommes trop heureux. Ils décourageraient de vivre tous les autres à qui échoient seulement des heures médiocres, des joies intermittentes, des roses qu’il faut arroser avec des larmes.

Le ménage Cadzand était trop heureux. Le vieux visage noirci de la façade riait trop du rire blanc des rideaux de tulle aux vitres. La layette de Hans était trop blanche.

Il arriva un grand malheur à son père, et on dut cravater de crêpe tous les linges, on cravata de crêpe le berceau, comme d’un pavillon en berne à cette frêle barque en partance pour la vie.

Hans, qui ne comprenait rien au deuil brusque, commençait à sourire.

Ce fut une nuit que l’aventure tragique advint : toujours le berceau de Hans reposait à côté du lit où dormaient son père et sa mère. Le vaisseau voisinait avec la petite barque, veillant sur l’unique passager si débile… C’était la mère qui avait voulu cette jalouse surveillance. Elle n’osait pas confier l’enfant à la nourrice durant la nuit. Ces filles des champs ont le sommeil dur, glissant si à pic et si loin dans le sommeil, qu’elle aurait bien pu ne pas entendre le réveil de Hans, le laisser pleurer, se refroidir, avec sa manie de toujours repousser les couvertures, ce geste des nouveau-nés et des mourants, comme si, proches du néant, ils avaient peur de tout ce qui pèse, immobilise…

Au contraire, Mme  Cadzand veillait sur Hans avec minutie. Elle se levait souvent, l’emmaillotait dans l’édredon ; même quand elle s’endormait, il y avait toujours quelque chose d’elle qui survivait, ce rien de conscience qui subsiste et nous réveille les jours qu’il faut se lever plus tôt, partir pour quelque gare.

Quand l’enfant ne poussait qu’un léger vagissement, à peine une éraflure dans la trame solide de son repos, c’est le père parfois qui, pour éviter à la mère de se déranger, allongeait le bras hors du lit, balançait une seconde le berceau, imprimait un léger tangage à la fragile barque qui bientôt redevenait immobile au fil du silence, ayant rendormi son petit passager.

Or, cette nuit-là, l’enfant larmoyait. Mme  Cadzand avait appelé son mari, elle-même tout embrouillée dans le sommeil : « Hans pleure. Berce-le un peu… »

Le père n’avait pas répondu. Mme  Cadzand, à moitié consciente, répéta : « Hans pleure ! »

Et comme son mari ne bougeait pas, elle tâtonna vers lui pour le réveiller, insister.

Oh ! qu’est-ce que sa main venait de toucher ? Quel glaçon a-t-elle touché ? Elle se lève précipitamment, sentant son mari muet, froid, immuable. Elle approche la veilleuse qui immobilisait des ombres au plafond, des taches comme on en voit à la surface de la lune. Elle appelle, elle consulte le visage, les mains, le corps. Tout est glacé, tout est raidi, tout est fini.

Il y avait maintenant une statue de cire qui s’allongeait auprès du berceau de Hans.


II


Les années coulèrent. L’enfant grandit.

« Hans ! Hans ! » faisait à chaque instant du jour la malheureuse Mme  Cadzand en étreignant la tête de son fils. Ah ! cette étreinte de ses mains, ses mains si longues, comme pour pouvoir l’encercler toute, ses mains si pâles, et qui semblaient aussi devenues de cire depuis la nuit où elles avaient touché le cadavre !

Étreinte passionnée et pleine d’angoisse comme d’un trésor cher qu’on craint de perdre. Est-ce que les mains des mères ne sont pas des clés, des fermoirs, pour assurer ce trésor ? Elles sont aussi des ailes, elles ont des allongements, des appuiements qui couvent…

Il avait fallu ce devoir de faire éclore tout à fait son petit Hans pour sauver la pauvre veuve de la douleur désemparée, hagarde, démentielle. Durant des mois, elle avait eu les rires stridents, la grimace nerveuse, l’attirance dans les miroirs d’un cher fantôme qui se noie. Seul l’enfant l’avait retenue au bord de l’abîme. Hans, c’était encore le mari mort, le bien-aimé absent qu’elle avait perdu après un an et demi de mariage, si beau, si bon, si noble ! Hans lui ressemblait. À mesure qu’il grandissait, la ressemblance se précisait : c’était sa bouche fine, avec un court pli dédaigneux, sa chair blonde, ses cheveux surtout où il y avait des remous de lumière, des mèches plus claires en volutes dans une masse d’un or qui se fonce.

Mme  Cadzand adorait son enfant, si élégant, si intelligent au surplus ; dès ses premiers mois, il la ravissait par de fines grâces, des attitudes d’estampe : elle se le rappelait entre autres tout petit, un jour qu’il avait dansé sur la dolente musique d’un orgue de Barbarie qui passait. De sa mignonne main, jolie comme un bijou, il avait agrafé sa robe, et s’était mis à tournoyer, à se balancer d’un mouvement en cadence comme une rose trémière dans un grand vent. Ivresse du rythme ! Or, peu après, on le déshabilla pour le bain. Hans était nu. Mais voici que l’orgue repasse dans la rue. Il réitère un vieil air triste. Et l’enfant aussi de recommencer à danser ; et, n’ayant pas conscience qu’on l’a dévêtu, d’agrafer sa chair, cette fois, avec sa mignonne main, jolie comme un bijou, et de plisser sa candide nudité comme si c’était l’étoffe d’une robe. Ah ! la minute de ciel, l’idéal tableautin qu’elle avait pour toujours fait entrer en elle ! Et ce furent quelques fraîcheurs de pastel dans la chambre en deuil de son âme.

Maintenant Hans avait grandi. C’était un petit jeune homme déjà, pâle et sérieux. Il avait fallu songer à l’instruire. La veuve le plaça dans un collège de prêtres où, d’emblée, il conquit dans sa classe les mentions, les premiers prix, les couronnes, devenu vite un exemple d’application et de conduite que les maîtres proposaient à ses condisciples. Ceux-ci le respectaient avec une nuance de vénération, non pas seulement à raison de ses succès, de son évidente supériorité intellectuelle, mais surtout à cause de l’air de noblesse qui émanait de lui, de sa fervente piété qui transfigurait son visage, mettait un nimbe autour de sa tête comme on en voit, dans l’église du collège, autour de la tête du bienheureux Jean Berchmans. On n’était pas éloigné de croire que le petit Hans aussi deviendrait un bienheureux, peut-être un saint. Quel honneur ce serait pour le collège où il avait grandi et pour la ville de Bruges qui a toujours été une citadelle bénie de l’Église.

Hans Cadzand s’extasiait délicieusement aux cérémonies catholiques. Durant les grand’messes et les saluts solennels, à Pâques, à Noël, il priait, comme un oiseau chante ! Et les prières, dans sa bouche, mettaient des parfums, le délice d’un fruit qui fond ; il égrenait les grains de son chapelet comme si c’étaient les dragées du baptême de son âme, dont la Vierge était marraine.

Et les cantiques du jubé, l’orgue qui le faisait vibrer, pleurer, tanguer sur ses vastes houles !

Il fermait les yeux, montait avec l’octave, retombait en un abîme éblouissant. Il entrait dans cette musique et cette musique entrait dans lui. Flux et reflux de sons, roulant parmi son âme des concerts, des prismes, des hosties, de l’encens et tout le bleu du ciel…

Ah ! ces dimanches de l’église ; et aussi ces samedis de la Congrégation où, après la grande marée de l’orgue, c’était le doux canal de l’harmonium où l’on glisse, où l’on dérive. Accords en calmes méandres ; brume de musique à ras du clavier, puis montée vers la Madone dont la statue souriait, en manteau de velours, en long voile de dentelle.

Hans, à cause de sa piété édifiante, avait été élu par ses compagnons à la charge de préfet, qui est la plus haute dignité de la Congrégation. Il siégeait sur un prie-Dieu, entouré de deux assistants, tandis que les simples congréganistes étaient agenouillés sur des chaises de paille. Ceux-ci portaient un ruban bleu au cou, attachant la médaille bénite. Lui, un ruban rouge à cause de son grade.

Hans, dans sa ferveur religieuse, caressait un rêve très cher : devenir enfant de chœur. N’était-ce pas un moyen de se rapprocher de Dieu ? Il verrait plus clairement le visage de Jésus dans l’hostie quand il serait agenouillé sur les marches de l’autel, comme on voit davantage un visage humain dans la lune, en montant sur une tour, le soir. C’était aussi une façon de mieux servir Dieu. Il collaborerait au Saint-Sacrifice de la messe, offrirait les burettes, transporterait le livre des Évangiles, ferait tinter, aux solennelles minutes de la messe, le spécial instrument, aux vingt petites clochettes, qui tout à coup bruine, mouille d’un bruissement cuivré le silence, éclabousse les âmes de son bruit, comme un goupillon du son. Hans s’exaltait à cette idée : c’est lui qui sonnerait pour l’arrivée de Dieu ; c’est lui qui balancerait l’encensoir, créerait dans l’air de l’église tous ces petits sentiers bleus par où les yeux chemineraient jusqu’à l’hostie.

Il en parla à Mme  Cadzand :

— Mère, je voudrais être enfant de chœur.

— Mais, oui, Hans, puisque cela te fait plaisir.

Elle était tout heureuse à l’évoquer déjà dans le chœur de l’église, avec la longue soutane rouge, le rochet tuyauté qu’ornent des dentelles. Il fallait deux sortes de costumes : l’un pour les jours ordinaires ; l’autre, plus riche, pour les offices des grandes fêtes, où s’ajoute un camail de soie, une pèlerine pourpre par-dessus le linge blanc. C’est au collège même qu’on s’occuperait de lui fournir tout le pieux équipement, que la veuve s’enorgueillirait de voir à son fils.

Celui-ci lui dit un jour :

— Mère, je vais bientôt pouvoir servir la messe. Il faudra que je me fasse raser la tête.

— Tes cheveux ? couper tous tes cheveux ? Mais tu n’y penses pas ? fit la mère que cette nouvelle avait tout à coup mise en émoi.

— C’est de règle, mère ; tous les enfants de chœur ont les cheveux ras.

Mme  Cadzand sentit une grande répugnance à voir bientôt tomber sous les ciseaux la jolie toison de Hans, tumultueuse, avec des remous de lumière, comme l’était celle de son père.

Ah ! non ! ce froid des ciseaux dans les cheveux, c’était bon pour les morts. Elle avait déjà vu couper toute une chevelure. Mais c’était à son mari mort. Or, voir tomber maintenant les cheveux de Hans, ç’aurait été comme voir mourir quelque chose de lui — car nos cheveux, c’est nous, les cheveux vivent. Ç’aurait été comme une demi-mort.

Hans craignit de contrarier sa mère ; il n’en parla plus durant un moment ; puis, comme son trousseau d’enfant de chœur était prêt et une armoire de la sacristie déjà inscrite à son nom, il récidiva, avec de si tendres inflexions de voix, une câlinerie si triste et si confiante, comme si vraiment, en s’obstinant, sa mère lui refusait le bonheur, mettait sa vie à l’ombre, l’empêchait d’entrer dans la voie où quelqu’un l’appelle !

Mme  Cadzand continuait à dire non, regimbant, s’attristant à l’idée de voir Hans un peu enlaidi à cause de la tête toute rase. Moissonner sa belle chevelure ! Faucher les épis couleur de soleil ! Elle apercevait déjà le petit crâne tout nu comme un champ d’éteules ; les cheveux drus et courts comme un gazon qui ne peut pas pousser… Pourtant elle finit par céder, mais du moins elle ne laisserait pas dilapider le cher trésor ; elle voulut accompagner Hans. Douleur de voir se rétrécir à mesure l’abondante chevelure, la tête se dégarnir comme un agneau pendant la tonte ! Mais est-ce qu’on abandonne au hasard la laine de l’agneau ? Mme  Cadzand, tout émue dans le sombre salon du coiffeur, se pencha, se baissa, recueillit les soyeuses boucles. Hans souriait, assis devant la glace, son visage s’affinant maintenant en maigreur ascétique, en sveltesse de pâle ivoire taillé. Il n’était pas moins beau, il était autre.

Mme  Cadzand suivait avec angoisse la métamorphose : tête maintenant simplifiée, comme s’il avait été malade, comme s’il était dans du clair de lune…

L’opération terminée, elle ramassa, emporta tous les cheveux coupés de Hans, ce joli butin de cocons dont elle allait filer les jours moroses de son avenir… Même elle eut l’idée, au lieu de les enfermer dans un coffret ou un tiroir, — on ne fait cela que pour les cheveux des morts, — de les laisser pour ainsi dire circuler, exister encore au dehors, se mêler à sa vie. Elle les enveloppa d’une étoffe ancienne ; oui, elle en ferait un coussin en y ajoutant un peu de laine, un peu de duvet. Est-ce que ce n’est pas la même chose ? Est-ce que cygne, agneau, enfant, ne sont pas frères ?

Jumelle douceur des trois innocences mêlées : cheveux, laine, duvet. Moelleux coussin qui ne la quitta plus, petit oreiller de ses journées, bon appui guérisseur de sa tête souffreteuse et de ses fréquentes migraines. Quand elle se reposait maintenant sur le docile coussin de cheveux, c’était comme si elle se fût appuyée au visage de Hans.


III


La piété de Hans s’exalta plus encore quand il fut incorporé dans le groupe des enfants de chœur. Il lui parut qu’il collaborait ainsi aux cérémonies du culte, qu’il jouait un rôle dans le grand drame de la messe. Avec quel tremblement il se tint derrière le prêtre, soulevant la chasuble au moment de la consécration, admis à l’honneur d’être si proche de Dieu qu’il lui semblait maintenant ne l’avoir aimé jadis que dans l’absence. Face à face avec le grand soleil du Saint-Sacrement, il baissait les yeux, ébloui des ors, des rayons, de la colombe de diamant tremblant au sommet, ébloui surtout de l’hostie, le transparent pain azyme où les lueurs des cierges voisins avaient l’air par instants de faire saigner les plaies de Jésus.

Hans proférait les répons à voix modeste, sa petite voix argentine sautillant en échos à côté de la basse profonde de l’officiant, humble ruisseau qui côtoyait le fleuve de l’autre voix, s’y mêlait en affluent débile…

Hans était heureux. Et sa mère le vit bien, quand, à Noël, elle vint assister à la grand’messe du collège, pour voir, de loin, son fils dans son nouvel emploi d’enfant de chœur. Il était tout charmant, ma foi ; et même sa tête rase n’affligea plus Mme  Cadzand.

Cette coiffure lui donnait un air moins laïque, un air angélique. Il s’avançait avec tant d’onction, les doigts juxtaposés, en tête du groupe nombreux des enfants de chœur qui évoluaient autour de l’autel ! Groupements sinueux : les uns, tenant un cierge ; les autres, une palme ; d’autres encore, un encensoir, une croix, une cassolette, les subtils attributs du cérémonial. Ils marchaient, s’agenouillaient, s’enguirlandaient en théories lentes.

C’était vraiment un chœur céleste, une pantomime religieuse aux gestes et aux pas pleins de signifiance, un hiératique ballet sacré s’enroulant dans les écharpes bleues de l’encens.

Mme  Cadzand n’avait d’attention que pour Hans. Instinctif égoïsme. Quand on a offert un cierge et qu’il s’allume sur l’if de fer forgé, on ne regarde plus que le sien, et c’est de lui seulement qu’on s’inquiète, de sa flamme qui hésite, vivote, puis s’élance, domine.

Hans était ce beau cierge inauguré. Mme  Cadzand le suivait des yeux, admirait, avec ce naïf orgueil des mères, la grâce, la noblesse de sa démarche, et aussi sa pureté intérieure qui irradie… Les autres, au fond de leur âme, ont une vase trouble ; même purs, un peu de la fange originelle dépose en eux, et il en remonte toujours quelque chose au visage. Lui devait avoir une eau sans tache au fond de son âme, car c’était seulement de la lumière qui émanait de lui, le miroir d’un puits intérieur où le ciel se mire, prend conscience de lui-même…


IV


Aussi la dévotion de Hans était contagieuse. Il apporta un zèle d’apostolat à faire honorer Dieu dans la maison de sa mère, avec la même assiduité qu’au collège. Il était seulement demi-pensionnaire, c’est-à-dire qu’il rentrait, le soir, à sept heures, soupait et couchait chez lui. Il amena Mme  Cadzand à parer les chambres d’images religieuses comme dans un presbytère. Elle aussi était pieuse autrefois, mais s’était un peu déprise de Dieu après le grand malheur de son veuvage. Y a-t-il un Dieu, un Dieu réellement bon, qui accomplisse de tels desseins ? Dieu jaloux ! Est-ce l’offenser que d’être heureux ? Pourtant aimer aide à croire. Et comment croire si on ne peut plus aimer ? Quand on pleure, on ne voit plus le ciel.

Mais peu à peu l’exemple de son fils l’avait ramenée. On fit quotidiennement la prière du soir en commun. Hans le lui avait demandé. La prière ainsi faite serait bien plus agréable à Dieu.

Une seule voix qui prie, c’est comme un seul cierge devant l’autel. On allume beaucoup de cierges devant l’autel ; il faut que beaucoup de voix, le plus de voix possible, s’unissent, se tressent ; et cela fait alors un grand chemin d’oraisons jusqu’au ciel par où Dieu peut descendre. Ainsi la prière du soir, dans la vieille demeure de la rue de l’Âne-Aveugle, était devenue un vrai petit office familial ; les servantes comparaissaient aussi, s’agenouillaient derrière les maîtres, au fond de la grande chambre du premier étage qui, par les soins de Hans, avait pris un aspect de chapelle.

Durant le mois de mai surtout, le mois de Marie, si clair et si joli ! Une statue de la Vierge occupait le centre de la cheminée, parée comme un autel, comme un reposoir de procession.

Liturgique émotion de ces soirs tièdes : la statue peinte souriait ; des azalées blanches et roses juxtaposaient leurs fleurs qui, dans le léger vent de la fenêtre, remuaient comme des lèvres, semblaient prier aussi ; puis des reliques, du buis bénit, des bouquets de taffetas sous des globes de verre, des images encadrées, des bibelots religieux en vermeil, de la belle dentelle de Bruges disposée en nappe de Sainte-Table sur la cheminée, devant la glace, qui approfondissait, reculait l’artificiel jardin jusqu’à des lointains de grotte magique, des fuites de reflets dans une eau. Hans priait, plein de ferveur. C’est lui qui récitait, à voix haute, le texte des litanies : « Marie, Rose mystique ! Étoile du matin ! Tour d’ivoire ! Porte du ciel ! » Mme  Cadzand et les servantes répondaient chaque fois, à l’unisson : « Priez pour nous ! »

Minutes ineffables où l’on vit déjà d’éternité.

Et dans les intervalles de silence entre les voix, on entendait le crépitement d’une infinité de bougies dont la flamme, à cause de la croisée ouverte, bougeait davantage, faisait ondoyer de grandes ombres sur les murs, sur le plafond de la chambre, laquelle en semblait agrandie et visitée maintenant par une foule anonyme en mantes noires qui s’agenouillait, se déplaçait…


V


Hans avait dit un jour à sa mère : « J’aime surtout la Vierge, parce qu’elle est femme… » Il avait répondu ainsi, tout simplement, tout naïvement, parce que Mme  Cadzand s’étonnait de sa dévotion exclusive pour Marie, comme si Dieu n’existait pas et qu’elle fût tout le ciel. Ce mot qui, au premier aspect, ne semblait que gentil et anodin, revint plusieurs fois à l’esprit de Mme  Cadzand les jours suivants, tandis que sa fréquente migraine l’avait reprise et que, sans pouvoir sortir, elle somnolait dans sa chambre, la tête appuyée au moelleux coussin de cheveux. C’était si doux et lénifiant, la tiède douceur où son front se reposait. Son fils était là-bas, loin d’elle, dans les salles tristes du collège, à compulser de lourds dictionnaires, à balafrer de craie un tableau noir. Si studieux, qu’il ne prenait même pas le temps de regarder la grande horloge de la cour, de calculer à quel déplacement du compas du cadran sonnerait le moment du retour à la maison. Mais la mère, elle, suivait à sa petite pendule le jeu des aiguilles, se cherchant, se fuyant. Elle comptait les heures longues, elle s’ennuyait de Hans. Du moins, elle possédait, tout le temps, quelque chose de lui auprès d’elle : le mol coussin où elle avait eu la si bonne pensée d’enfermer les cheveux de Hans. C’était le sachet fidèle de sa solitude, le sûr oreiller de ses malaises. Il lui en venait une caresse comme voilée, on ne sait quel fluide tamisé des boucles à travers l’étoffe, une fine senteur aussi proche qu’une présence. Et par minutes elle plongeait son visage souffrant dans le petit coussin, comme dans une eau où l’on délaie un fard, comme fit Jésus dans le linge de Véronique où il laissa son sang et ses épines.

Surtout que, ces jours-là, pour l’endolorir un peu plus, le mot de Hans lui revint plusieurs fois, la troublant, l’inquiétant : « J’aime surtout la Vierge parce qu’elle est femme. » Certes, il avait parlé ainsi sans savoir, le cher innocent que toute la pureté, même de l’esprit, décore encore. Mais ce mot était un signe. L’idée de la femme s’insinuait. L’enfant allait souffrir de la puberté qui s’élabore. Crise redoutable ! Peut-être que ses élans pieux, sa dévotion à la Vierge, les paroles enflammées de ses prières n’étaient que le sursaut d’un cœur et d’un sang qui veulent aimer.

Mme  Cadzand songea avec effroi aux jours futurs. Ah ! si Hans pouvait ne plus grandir, rester l’adolescent ingénu ! Chaque pas qu’il faisait maintenant l’éloignait d’elle. Pourtant elle avait tant rêvé, elle rêvait encore, que son fils ne la quitterait jamais ! Puisqu’elle était veuve, seule, puisqu’elle n’avait que lui, peut-être qu’il demeurerait toujours auprès d’elle. C’est si beau, un fils qui se dévoue à sa mère ! C’est touchant, le couple d’une mère et d’un fils, sans cesse à deux et qui se suffisent. Ce doit être si bon, même grand, même vieux, de s’entendre appeler « mon enfant ». Elle avait quelquefois énoncé ce beau projet de ne pas se quitter, de toujours vivre ensemble ; et Hans acquiesçait avec joie.

« Parce qu’elle est femme » ; aujourd’hui, voici que ce mot surgissait en menace. Oui, l’amour de la femme était le danger, l’obstacle possible où son cher désir se briserait. Douleur pour les mères de se dire qu’une femme existe déjà, à la minute où elles y songent, qui, du fond de l’éternité, est en marche vers leur fils. Douleur de penser qu’elles n’auront pas été les mieux aimées ; que même elles n’auront pas aimé le plus. C’est l’autre qui sera la mieux aimée ; c’est l’autre qui aimera le plus, puisque son amour se donne !

Mme  Cadzand envisagea avec inquiétude ce mystérieux avenir. Encore si ce n’était qu’une seule femme, pure et bonne, qui vînt partager avec elle la destinée de Hans. Mais elle savait les périls, les chutes où mène la vie éparse et libre des hommes, la tentation des femmes, — toutes les femmes de péché, qui sont les ennemies des mères et font dépérir les visages des mères dans le miroir des cœurs où elles se mirent.

Mme  Cadzand tremblait pour son fils qui justement, avec sa nature vibrante, sa sensibilité de fleur de serre, était plus exposé. Heureusement que la religion est un moyen de préservation, de dérivation aussi. La mère de Hans se félicitait qu’on eût, au collège, cultivé sa piété, et d’avoir elle-même par des autels de mois de Marie, des neuvaines, des cires brûlées, des rosaires dits, des pèlerinages, développé cette foi qui sauvegarde par la crainte de l’enfer.

Ainsi il serait prémuni contre toute inconduite et les futurs pièges de la passion.

Est-ce que la piété n’est pas la passion même, mais la passion anoblie, divinisée ? Toute la liturgie catholique avec ses décors et ses accessoires, dont chacun est une invention de génie, suffit à ceux que tourmente obscurément un conflit d’idéal et de sensualité.

L’orgue a des étreintes ; l’encens vient par bouffées comme le parfum d’une chevelure ; puis il y a le miracle d’amour de la communion, qui est d’abord un baiser sur les lèvres, qui est aussi une incorporation, une possession, longtemps désirée, puis consommée, où l’on sent un autre être, qui est un Dieu, entré en soi, vivre en soi…

Mme  Cadzand se rasséréna : quel bonheur d’avoir élevé son fils dans la foi, d’avoir exalté sa piété ! Il allait y trouver, il y trouverait toujours, un remède contre le péché, la tentation de la chair. Grâce à cette foi vivace, elle pourrait le défendre contre les autres femmes, le garder toujours auprès d’elle, réaliser son plan… Et sans nul égoïsme !

N’éprouvait-il pas, à l’église, un enivrement presque physique, la seule volupté qui ne soit pas suivie de tristesse ? Et son impressionnabilité passionnée, son cœur sensuel et tendre, rencontreraient leur meilleur emploi, un emploi presque surnaturel, à aimer Dieu, à aimer surtout la Vierge, « parce qu’elle est femme, » oui ! celle qui, peut-être, lui tiendrait lieu de toutes les autres, et la seule dont la mère ne serait pas jalouse.


VI


Hans avait avancé en âge, parcouru toutes les classes du collège dont il était l’exemple et l’orgueil. Ses maîtres le choyaient, auraient bien voulu l’accaparer. Précieuse recrue pour les ordres. D’ailleurs Hans ne s’acheminait-il pas à la vie religieuse dès le seuil de son adolescence, par sa piété tout exceptionnelle. À coup sûr, Dieu ne lui avait octroyé la grâce d’une telle ferveur que pour marquer qu’il l’appelait, qu’il le désirait pour son service. Hans le croyait, quand il méditait sur son avenir, quand ses maîtres, en de fréquents entretiens, l’engageaient à bien prier, à bien invoquer les lumières du Saint-Esprit pour obtenir cette faveur essentielle et décisive dans la vie : connaître sa vocation.

La vocation ! C’est la grande idée de toute éducation religieuse. Ailleurs il n’y a que la vie où se choisir une carrière. Là il y a la vie et Dieu. Option autrement grave. Dans un cas, il ne s’agit que du bonheur temporel. Dans l’autre, le salut éternel lui-même est en jeu. On comprend l’anxiété des jeunes âmes croyantes, quand les prêtres des collèges, quand les sœurs des couvents disent aux élèves dont les études s’achèvent : « Prenez garde ! ne vous hâtez pas de partir ! attendez ! Dieu vous a peut-être fait un signe que vous n’avez pas vu. Dieu recueille parmi vous ses serviteurs et ses servantes de demain. Il prend sa dîme sur les enfances que nous formons. Prenez garde ! Il y va moins de l’intérêt de Dieu que du vôtre. »

Et c’est vrai. Ceux-là seuls peut-être sont réellement malheureux qui ont manqué leur vocation. Ce mot des bouches religieuses peut s’appliquer aux destinées laïques. La vocation existe même dans leur cas : pour être soldat, marin, artiste, médecin ; pour rester vierge ou être mère. Goûts innés. Pente irrésistible. Instinct qui souffrirait d’être dévié, violenté en sens contraire. Combien à plaindre l’homme aventureux captif d’une fonction, ou l’homme sans don entré dans l’art, ou la femme, née pour la vie de famille, qui s’étiole sous les guimpes du célibat !

À plus forte raison quand il ne s’agit pas seulement de choisir entre quelques carrières qui se ressemblent, entre les chemins parallèles du monde, mais qu’il faut, au préalable, prendre parti pour la terre ou le ciel.

Aussi, quand l’année scolaire toucha à sa fin, la classe de rhétorique dont Hans faisait partie suivit une retraite sévère sur cette grande question de la vocation. C’était l’habitude annuelle. Chaque fois plusieurs élèves se décidaient pour la prêtrise ou les ordres, à la suite des conférences et des exercices. Hans y assista avec une ferveur plus que jamais exaltée et exultante. Un prédicateur occasionnel avait été mandé pour cette retraite : un Père dominicain, d’une éloquence fleurie et cauteleuse qui s’insinuait dans l’âme comme une abeille dont l’aiguillon continue un souvenir de roses. Comme il connaissait bien les âmes ! La juste consultation, le sûr diagnostic qu’il donna sur leurs troubles, leurs indécisions ! Les bons conseils qu’il multiplia sur le choix de la vocation, dont il répéta le mot sans cesse, allumant ce grand mot en lettres de feu pour aider chacun à voir clair dans son cas !

Il prêchait le soir surtout, dans l’église du collège déjà noyée d’ombre. Et sur des sujets propres à frapper l’imagination de craintes salutaires : le péché, l’enfer, la mort. C’étaient des peintures tantôt câlines, le plus souvent tragiques, évoquant la brûlure des damnés. Le petit groupe d’élèves écoutait, anxieux, parfois terrifié, troupeau hagard dont le berger noir gesticule vers des incendies, au loin.

Il fit aussi des sermons spéciaux sur la vocation, puisque la retraite avait surtout un tel but pour ces jeunes gens arrivés au terme de leurs années de collège et qui allaient partir. Il leur peignit le monde où ils entreraient bientôt, ses dangers, ses voix fallacieuses, ses traîtrises, ses plaisirs au vain maquillage qui se décompose vite dans les larmes.

Puis, en regard, il montra la vie religieuse, bon refuge où les passions, et par conséquent les chagrins, n’arrivent pas, oasis de foi, archipel de paix, où Dieu attendait quelques-uns d’entre eux pour leur enseigner le service de ses autels et de ses chaires.

Tandis qu’il parlait, Hans crut qu’il le regardait, que c’était à lui surtout que ce cri de vigie s’adressait. Indécision tout à coup évaporée, brouillard de l’âme qui se dissipe ! Il lui sembla qu’un grand voile s’était soudain déchiré, que des ténèbres s’étaient décolorées en lui.

Une certitude avait lui. Sa vocation religieuse, depuis longtemps rêvée, pressentie, venait brusquement de se préciser, d’apparaître comme écrite dans l’air nu de l’église. Gloire à Dieu, qui l’avait appelé ! Il irait, enfin fixé, — car puisque justement un Dominicain était venu prêcher cette retraite et le décider, c’était un signe à coup sûr qu’il devait lui-même s’engager dans ce glorieux ordre ! Oui, la robe de saint Dominique : soutane blanche et manteau noir, couleur d’oiseau de mer, pour s’envoler à Dieu ! Dès ce jour la décision de Hans fut irrévocable. Il avait obtenu la grâce de connaître sa vocation.

Il en parla à sa mère, non pas tout de suite, mais quelques jours après la distribution des prix, où il remporta tous les succès, toutes les couronnes. Il avait fini maintenant ses études, parcouru toutes les classes. Il venait de dire adieu au collège où s’était écoulée entre les murs blancs sa pieuse et heureuse adolescence. Qu’allait-il faire ? Mme  Cadzand ne le lui avait même pas demandé, n’y avait pas réfléchi, jugeant tout simple qu’il amarrât son existence auprès d’elle, sans rien vouloir que l’aimer et que continuer à prier. Il possédait assez de fortune pour vivre de loisirs, de bonnes causeries, de messes entendues, de lectures, et peut-être de quelques études savantes, où il continuerait l’œuvre de son père, la mise en lumière de l’histoire et des grands noms du pays.

Hans savait ce beau rêve de vie à deux caressé par sa mère. Elle le lui avait souvent énoncé ; il avait toujours acquiescé pour ne pas la contrister, attendant l’heure et le signe de Dieu. Or Dieu lui avait fait signe définitivement, durant la retraite finale. Ç’avait été soudain une évidence, l’approche d’une grande lumière, et il avait vu son âme claire comme un parloir où Jésus descendait lui parler.

Il se décida ; il avoua tout à la pauvre Mme  Cadzand qui, dès les premiers mots, éclata en sanglots. Qu’est-ce qu’elle entendait là ? Qu’est-ce que Dieu lui voulait encore ? C’était comme l’annonce d’une nouvelle mort. Elle allait se retrouver seule. C’est Hans maintenant, tout pâle de son aveu, qui lui parut une seconde statue de cire, après l’autre, — le cadavre de son mari. — qu’elle avait vue une nuit s’interposer entre elle et le berceau. Lui aussi déjà glacé, muet ! Hans ne parlait plus ; il avait dit la volonté de Dieu simplement, fermement, et maintenant Mme  Cadzand sentait le froid de quelque chose d’irrémédiable.

— Mais non, Hans ! c’est impossible ! Que deviendrais-je ? Attends au moins que je sois morte.

— Dieu te donnera de la force, mère ; c’est une grande grâce pour nous.

— Non, c’est un grand malheur, Hans ; pour moi, et aussi pour toi. Tu es un enfant ; tu ne sais pas ; tu ne peux pas savoir. Essaie d’abord de vivre. Ah ! que je suis malheureuse !

Mme  Cadzand eut de nouveaux sanglots : « Hans ! mon pauvre Hans ! » et elle répéta ce nom avec passion, le mouillant de larmes, ses lèvres le baisant au passage ; et elle marcha à travers la chambre, égarée, hagarde, répétant toujours : « Hans ! Hans ! » comme si c’était déjà un nom perdu, un pauvre oiseau envolé de son cœur qu’elle appelait, qu’elle voulait rattraper…

Hans n’insista pas ce jour-là, tout remué de la crise, du violent chagrin de sa mère. Il pria le ciel qu’elle fût éclairée, aguerrie. Puis il recommença l’essai : il devait accomplir sa vocation ; rien n’est plus grave et important que de ne pas se tromper sur sa vocation ; or la sienne était nette ; il avait clairement entendu la voix de Dieu. Il se savait appelé. Pouvait-il ne pas répondre à Dieu ?

Cette fois, Mme  Cadzand avait réfléchi. Elle répliqua autrement que par des pleurs. Il devait être raisonnable ; ne pas se décider si vite et au hasard. Certes, elle ne contrarierait pas sa vocation ; mais il fallait d’abord s’en assurer ; attendre un peu, faire l’expérience du monde et ne s’en retirer que si on s’y sentait vraiment un intrus.

Il était jeune, trop jeune. Elle ne lui demandait qu’une chose, assez légitime : temporiser, durant une ou deux années, tout au plus jusqu’à sa majorité. Il pourrait continuer sa vie dévote, ses exercices de piété. Elle s’y associerait même. Ils auraient encore ensemble des mois de Marie pleins de fleurs. N’était-ce pas un prélude logique, une préparation excellente à la vie religieuse ? Après ce laps, si Dieu l’appelait encore, il partirait ; mais jusque-là elle ne donnerait pas son consentement. C’était tout débattu, tout décidé.

Elle avait parlé avec fermeté, rabrouant ses larmes, solidifiant sa voix.

Hans fut ébranlé. Il fallait honorer ses père et mère. Cela aussi était un commandement de Dieu. Et comment désobéir à la sienne, si noble, si bonne et si triste ?

Oh ! oui, triste ! Maintenant Mme  Cadzand demeurait prostrée des journées entières, plus envahie par sa migraine, dans l’anxiété d’un avenir où son espoir luisait si pâle…

Quelle chance presque nulle y avait-il de voir avorter cette vocation religieuse qui semblait si ferme, préparée d’ailleurs par tant d’années de ferveur et d’exaltation mystique ?

La veuve songeait qu’elle avait elle-même travaillé au grand malheur qui lui arrivait. Son moyen s’était retourné contre elle. Elle s’était réjouie de la foi ardente de Hans, y voyant l’instrument de sa possession sur lui. Elle avait exaspéré sa piété, par des prières surérogatoires après les prières du collège. Elle avait cru le sauver des femmes et du péché en le vouant tout à Marie, mais la Femme-Vierge l’accaparait maintenant plus que ne l’auraient fait toutes les autres.

C’est bien un tel amour avec lequel il n’y aurait plus de partage. C’est de celle-là surtout qu’il fallait se défier. Elle avait fait un signe ; et son fils allait partir, l’abandonner, ne plus jamais revenir, vivre très loin d’elle, comme avec une épouse qui est même jalouse de la mère.

Et dire qu’elle n’avait rien deviné, rien soupçonné, — ah ! cet aveuglement, cette présomption des mères ! — durant toutes les étapes de cette ferveur par laquelle il s’en allait de sa vie : la première communion, les retraites, les mois de Marie, l’admission à la congrégation et dans le troupeau des enfants de chœur !

Ici, à vrai dire, elle avait eu une sorte de pressentiment quand elle frissonna, regimba à l’idée de voir tomber tous ses cheveux, pour qu’il eût la tête rase, selon la règle.

Mais ce n’était rien, cette première mutilation, en comparaison de l’autre, qui menaçait… Aussi, quand il avait parlé de son désir d’entrer dans les ordres, la mère, par on ne sait quelle condensation, quelle localisation des idées qui s’opère parfois dans le désemparement des grandes crises, n’avait vu instantanément qu’une seule chose, qui la navra : la tonsure. Ah ! sur la tête jolie et bien-aimée où déjà, pour le service des autels, la chevelure s’était raréfiée, maintenant cette blessure, cette fixité, tragique comme l’œil unique de Dieu derrière un verre pâle ! Oui ! cette étoile morte, ce cadran vide qui ne marque plus que l’éternité, ce seul coin mis à nu comme pour marquer le renoncement de tout le reste de la chair ! La tonsure ! cette plaie en forme d’hostie !

Mme  Cadzand ne voyait plus que cela, en dépit de l’échéance maintenant reculée, ne songeait plus qu’à cela, durant les longues après-midi où, prise de migraine, elle s’appuyait au bon coussin de cheveux, prévoyant l’heure où elle le rouvrirait peut-être, y ajouterait ce qui serait tombé sous les ciseaux pour la tonsure…

Mais alors le coussin ne pourra plus rien pour sa migraine, et lui sera comme le petit oreiller de la mort.


DEUXIÈME PARTIE


I


— Hans, veux-tu m’accompagner ?

— Où vas-tu ?

— Chez Mme  Daneele ; elle nous attend.

— Non ; excuse-moi. J’aime mieux rester. Je travaille.

Mme  Cadzand n’insista pas, referma la porte ; et le bruit de son pas lent décrut dans l’escalier tournant de la demeure. C’était ainsi chaque fois qu’elle proposait à son fils une promenade, quelque anodine distraction. Il ne sortait avec elle que le matin pour aller assister à la messe de Notre-Dame. Elle aussi, dont la foi pourtant n’était que tiède, depuis son grand deuil qui l’avait presque fait douter de Dieu, avait pris cette habitude de la messe quotidienne, mais plutôt afin de sortir avec son fils, de se trouver un peu plus avec lui, car, sitôt le retour, il s’enfermait des journées entières dans la grande chambre du premier étage où l’on fêtait jadis les jolis mois de Marie. La cheminée avait encore un aspect de reposoir, et les fleurs s’y renouvelaient devant la statue de la Vierge, toujours fraîches, comme sur une tombe neuve. C’est là que Hans s’était installé pour travailler, devant une grande table encombrée de livres, de paperasses.

Durant les quelques mois écoulés depuis sa sortie du collège, il avait cherché à se créer des occupations, des travaux qui fussent de piété en même temps que d’érudition. Il préparait une étude sur les béguinages flamands ; il en avait étudié l’histoire, dès leur lointaine création par sainte Béga, sœur de Pépin, fondatrice de l’ordre ; surtout sur le béguinage de Bruges, dont l’enclos subsistait. Hans y allait parfois, les seuls jours qu’il se décidait à sortir, cheminait vers la verte banlieue où il s’isole, passait de délicieux instants à rêver sous les ormes du terre-plein, à suivre le passage d’une cornette dans les vitres, comme d’un oiseau blanc dans le champ gelé d’un télescope, à prier parmi la chapelle où des noms d’anciennes Grandes Dames s’effacent avec des dates reculées, quinzième et seizième siècle, sur les dalles tumulaires qui la pavent.

Chez lui, il priait aussi durant plusieurs heures, lisant chaque jour le bréviaire, avec la ponctualité d’un religieux. Car ses travaux n’étaient qu’une façon d’occuper le temps, d’ennoblir des loisirs qu’il sentait transitoires.

Mme  Cadzand s’en apercevait bien, et qu’il restait ferme dans son idée. Par obéissance et tendresse filiale, il avait ajourné son projet, mais seulement ainsi qu’elle l’avait voulu, pour quelques années, tout au plus jusqu’à sa majorité. Il vivait déjà presque comme un moine : messe matinale, jeûnes sévères, le bréviaire et les vêpres, confession et communion fréquentes. Il ne frayait avec personne.

Pourtant Mme  Cadzand espérait encore. Le temps collabore si mystérieusement à user tous les projets ! Il fait sur nos idées les plus vives, les plus arrêtées, un lent travail de décoloration, où notre esprit les réincorpore, s’en dénude, comme une étoffe où des fleurs pâlissent. Chaque heure emporte quelque chose de nous, apporte quelque chose en nous. Bientôt nous n’avons plus que l’apparence d’être les mêmes. Les molécules dont notre chair est l’agrégat ont toutes été remplacées, au bout de peu d’années. N’en est-il pas de même du cerveau et des idées qui y adhèrent ?

Et puis, cette vocation religieuse de Hans était-elle bien foncière et irrémédiable ? Peut-être qu’il n’y avait là qu’une exaltation juvénile. La piété est une forme de la sensibilité extrême, une façon de canaliser la surabondance intérieure. C’est en cela que la religion est merveilleuse. Elle offre un amour sans périls, un plaisir sans remords. Grâce à elle, l’infini s’extériorise. Et quelle fraîcheur pour les doigts, pour le front, pour l’âme en feu de l’adolescent, dans l’eau des bénitiers ! Passion pour quelque chose de si loin qu’il est comme s’il n’était pas. N’importe, c’est assez pour aspirer, dire des paroles où il y a de l’amour, comme dans toutes les prières. Mais qu’un autre idéal apparaisse, la transposition s’opère. On avait humanisé Dieu ; on va diviniser la créature. C’est elle qui sera sur l’autel, adorée, priée, cajolée de fleurs, brodée de larmes.

Mme  Cadzand avait confiance. Ce mot ancien de Hans lui revenait à l’esprit : « J’aime surtout la Vierge, parce qu’elle est femme ! » À son insu et par la force de l’instinct, il avait livré ainsi le secret de son cas. Qu’une femme arrive, qu’elle émeuve son cœur, et c’est elle aussitôt qui sera la Vierge et qu’il aimera par-dessus toute chose. Mais viendrait-elle, et d’où ?

La mère y songeait, sans avoir besoin de chercher loin, car une de ses plus anciennes amies, Mme  Daneele, venait précisément de reprendre chez elle sa fille unique, la petite Wilhelmine, qui avait terminé son éducation au couvent de la Visitation. Il est loin, le temps où Mme  Cadzand, jalousement, méditait de toujours vivre avec son fils, qu’il ne se marierait pas, se dévouerait tout à elle, serait l’assidu compagnon de sa vieillesse. C’était un rêve égoïste dont elle avait été punie. Maintenant il songeait à l’abandonner tout à fait, à la quitter pour la vie religieuse. Du moins il y avait une solution intermédiaire. Elle n’en était plus au point de seulement s’en accommoder, mais de la désirer fervemment, comme une issue suffisante et encore délicieuse. Oui ! qu’il se mariât ! Elle le conservait un peu. Elle le gardait, même à travers ce partage. Dieu, au contraire, le lui aurait pris tout entier. C’était le pire : qu’il fût vivant pour les autres et mort pour elle seule.

Or Wilhelmine venait d’avoir dix-sept ans, belle de cette beauté brune qu’on rencontre parfois en Flandre. C’est un reste de l’influence espagnole dans le sang. Car les grâces blondes constituent le type foncier de la race. Est-ce que les cheveux blonds ne sont pas nés durant le jour ? Est-ce que les cheveux noirs ne sont pas nés durant la nuit ? Or, l’Espagne, ce fut la nuit en Flandre.

La fille de Mme  Daneele était séduisante, l’air très douce, malgré ses cheveux ténébreux et ses yeux qui concordaient, des yeux de velours foncés. Et une langueur pensive, une timidité charmante qui, à chaque instant, mettait une rougeur sur son teint mat, le ton du ciel quand l’aube va devenir le jour.

Mme  Cadzand aimait beaucoup la jeune fille ; elle affectionnait aussi sa mère, une des seules amies qu’elle fréquentât dans l’existence close et solitaire qu’elle avait menée depuis son veuvage. Aussi l’idée lui était venue que ce serait le remède, le salut, la déviation des projets religieux de Hans, si l’amour de Wilhelmine s’offrait à lui. L’idéal couple ! Un mariage entre eux mettrait fin à toute cette angoisse.

Voilà pourquoi elle venait encore aujourd’hui d’engager son fils à l’accompagner chez son amie. Il avait refusé. Mais il y était déjà allé. Il irait encore. Mme  Daneele, de son côté, venait souvent avec Wilhelmine passer l’après-midi dans la vieille demeure de la rue de l’Âne-Aveugle. Il fallait tout espérer du charme de la jeunesse, de la douceur des yeux et des cheveux, de la force des sens dont le fluide opère, de la promesse ingénue des lèvres dont le fruit rouge est toujours pareil à ceux de l’Arbre du Paradis.

Aussi, lorsque les deux mères étaient ensemble, elles pensaient à la même chose, sans se le dire.


II


Hans venait d’être souffrant. À cause de sa vie trop sédentaire sans doute. Il avait maigri, changé un peu, d’autant plus que, durant les jours de maladie, il avait laissé pousser ses cheveux, redevenus tumultueux, avec des volutes blondes, des remous de lumière.

Le médecin avait ordonné le grand air, de la marche, des distractions. Il se décida à sortir un peu plus. Sa mère l’emmena en de longues promenades, triste de le voir toujours aussi pensif, l’esprit ailleurs, songeant à la grande chose qu’elle savait bien… Tout au plus abdiquait-il quand elle allait avec lui vers le béguinage, traversait le pont harnaché de verdure par-dessus les eaux du Lac d’amour, pénétrait dans l’enclos placide où de légers bruits donnaient la mesure du silence : une plainte de feuilles, une cloche lointaine, un moineau qui pépie, cri incisif faisant songer au grincement d’un couteau sur une pierre.

Ponctué par ces minimes bruits, le silence se développait plus vaste ; telle la mer autour des barques. Quiétude du mystique asile où Hans marchait comme dans un tableau, comme on se promène en pensée dans le paysage d’un Primitif. Rien du monde ne s’entendait plus. Et pourtant des créatures vivaient derrière ces fenêtres, sauvées des passions, des affaires, des luttes de la vanité et du luxe. Parfois une béguine passait, si calme, si peu humaine, circulant comme un cygne blanc et noir, se dirigeant vers la chapelle où des cantiques se dépliaient.

Hans l’enviait, était ramené à son idée fixe.

— Il fait heureux ici ! disait-il à sa mère.

— Cela nous semble, Hans, parce que nous ne faisons qu’y passer. Ce sont les choses qui sont heureuses ici. Mais ces femmes, cloîtrées dans les petits couvents, sais-tu ce qu’elles pensent ?

— Elles ont le bonheur, répliquait Hans avec chaleur.

On sentait qu’il songeait à lui-même, plaidant pour sa cause.

— Oui ! un bonheur froid, comme celui des morts.

La mère et le fils se taisaient. Il y avait Dieu entre eux, à ce moment-là.


III


Souvent aussi, en ces promenades obligées pour la santé de Hans, ils cheminaient au long des quais, dans le gai voisinage de l’eau. Mme  Cadzand préférait ces flâneries en ville. Quand ils allaient vers la campagne, dans la disparition des maisons, seuls les clochers de Bruges émergeaient encore, occupaient les horizons. Or il semblait que leur présence alors n’était pas que matérielle, qu’ils allongeaient en même temps de l’ombre sur la pensée de Hans, recommençaient leur emprise.

En ville, au contraire, dans le labyrinthe des rues tournantes, les clochers ne s’apercevaient pas de partout, interceptés par les toits et les édifices. Aussi Hans paraissait se reprendre, être plus libre, s’affranchir d’eux et du rappel de sa vocation. C’est pourquoi Mme  Cadzand, attentive aux nuances, à tout ce qui pouvait détacher son fils de la hantise de Dieu et le lui rendre un peu, s’orientait de préférence dans la ville même, d’autant plus qu’elle terminait souvent ses promenades d’après-midi par une halte chez son amie, Mme  Daneele. Comme par hasard, grâce à cette complicité des quais et des rues de Bruges qui s’enchevêtrent, s’enroulent, tournent, reviennent l’un sur l’autre, comme la laine sur l’écheveau, ils se retrouvaient toujours, après maints tours, à aboutir vers le quai du Miroir où les Daneele habitaient.

C’était une touchante ruse de Mme  Cadzand qui poursuivait son plan. Elle avait vite remarqué que Wilhelmine éprouvait un trouble en présence du jeune homme. Il était si beau, son Hans, surtout depuis qu’il avait été malade, avait laissé pousser sa chevelure… Une flamme ondulée, qui couronnait son front pâle !

Oui ! la petite Wilhelmine s’émouvait. La moitié du chemin était faite. Elle s’avançait ; que Hans fit un pas et plus rien n’était entre eux, que leur avenir !

Quand, avec son fils, elle arrivait ainsi au crépuscule, chez les Daneele, Mme  Cadzand combinait chaque fois le même jeu : ils étaient reçus dans les salons du rez-de-chaussée, deux vastes pièces se communiquant. La mère de Hans, sous un prétexte, avait vite fait d’entraîner son amie dans le salon de derrière. Les deux jeunes gens restaient seuls dans l’autre. On tardait à allumer les lampes, prolongeant la douceur triste de l’ombre qui tombe, escomptant les atteintes du soir… Minutes où l’âme est en peine, se sent seule, se confie. Wilhelmine était naturellement timide ; elle rougissait vite. Elle rougissait toujours depuis quelque temps, chaque fois qu’elle adressait la parole au jeune homme. Dans ce demi-jour, elle s’enhardirait sans doute, ne rougissant plus, car on ne rougit que de se sentir regardé.

Wilhelmine causait alors avec Hans de mille riens charmants, de la pension, d’une compagne qui lui avait écrit, d’un livre qu’elle avait lu, d’un voyage qu’elle voudrait faire.

— Et vous, vous n’aimeriez pas de voyager, Hans ?

Elle l’appelait ainsi par son prénom, familièrement. Ils se connaissaient depuis si longtemps !

Ils avaient été enfants ensemble.

Wilhelmine sentait pourtant qu’il y avait quelque chose de changé. Quand elle était rentrée de pension, et qu’elle avait revu Hans, tout grandi, tout métamorphosé, avec un duvet de moustache aux lèvres, il lui avait paru, la première fois, un étranger qui ressemblait à son compagnon des jeunes années.

Il était beau, ce Hans ! Quand il la regardait maintenant, elle rougissait. Elle ne savait pas pourquoi. C’était absurde. Pourtant elle rougissait. Quand il n’était pas là, elle désirait le voir, il lui semblait qu’elle avait tant à lui dire ; et quand ils se trouvaient ensemble, elle ne savait plus rien, elle n’osait plus. Il était si instruit, lui ; il avait remporté tous les prix, toutes les couronnes. Maintenant, il deviendrait un savant comme son père, il travaillait à un livre.

— C’est vrai, Hans, que tu vas écrire un livre ?…

Hans répondit oui, sans rien ajouter, parlant peu, comme à une jeune sœur qui babille, qu’on écoute en pensant à autre chose…

Wilhelmine causa, causa comme si l’ombre, s’aggravant, l’enhardissait. Elle n’avait plus peur. Elle ne rougissait plus. Mais dans cette causerie sans lampe il semblait que de l’obscurité se mettait aussi sur les paroles. Sa voix se fonça. Étrange influence de l’ombre, l’ombre qui est religieuse, et fait qu’on parle bas comme dans une église.

Sans rien dire qui fût intime ou confidentiel, car elle n’avait pas encore d’aveu à faire et nul amour ne naissait, Wilhelmine mit par degrés des sourdines à sa voix. Or, de parler bas, il semble qu’on ait un secret ensemble, — et c’est pourquoi tous ceux qui s’aiment parlent bas.

Aussi Mme  Cadzand qui, de l’autre pièce, avait épié la causerie des deux jeunes gens, de plus en plus assourdie, ouatée, jusqu’au brusque réveil des lampes allumées, ne douta pas ce soir-là que son plan aboutirait. À son départ, Mme  Daneele, dans le grand corridor, l’embrassa, mais fut toute surprise de lui sentir la voilette mouillée, les joues humides…

— Qu’as-tu ? Tu as pleuré…

— Non !… rien !… Puis, avouant : — C’est de joie !… Et elle étreignit sa vieille amie, comme si elles avaient un grand bonheur à se partager.


IV


Mme  Daneele, en effet, voyait aussi sans déplaisir l’idylle commençante. Les sentiments de Hans, elle les ignorait à cette heure. Son amie lui avait fait part de son chagrin, autrefois, de ses appréhensions. Mais ces rêves de vie religieuse sont fréquents chez les jeunes gens, chez les jeunes filles élevés par des prêtres ou des sœurs. Cette soi-disant vocation chancelle vite. Hans s’obstinerait-il ? C’était peu probable, quoiqu’il n’eût rien laissé transparaître encore d’un commencement d’amour pour Wilhelmine… Quant à celle-ci, il semblait bien qu’elle fût atteinte… Les mères ont un instinct qui les avertit. Il y a un lien, le lien sacré des entrailles, qui n’est jamais tout à fait coupé. Et quand la chair des enfants subit quelque secousse, même la secousse délicieuse de l’amour, il s’en propage des cercles de sensibilité, des moires d’eau troublée, jusqu’à la chair sensitive des mères.

Mme  Daneele devinait, éprouvait l’amour naissant de Wilhelmine. Des riens : une rougeur, la préférence d’un livre, un goût de la solitude, le choix d’une romance au piano, des larmes sans cause, lui étaient des signes… Hans ne se déclarait pas. N’importe. Mme  Daneele ne demandait pas mieux pour le moment. Sa fille était trop jeune. Est-ce qu’on se lie pour toujours à dix-sept ans ? Elle préférait la voir sortir un peu, fréquenter le monde, ne fût-ce qu’un hiver.

Les fêtes sont rares à Bruges ; mais, chaque année, le gouverneur donne un grand bal qui rassemble les personnages officiels, la haute société de la province. La vieille noblesse y assiste, parée de dentelles immémoriales, d’antiques bijoux contemporains des temps de gloire, quand une reine de France se plaignit, à voir tant de luxe, de ne trouver à Bruges que des reines. Wilhelmine aurait préféré ne pas assister à cette fête, à cause de Hans sans doute. Mais Mme  Daneele, de vieille famille aussi, mettait un petit orgueil à y présenter sa fille. Elle la voulut charmante. On débattit longtemps la toilette. Le rose siérait bien, puisqu’elle était brune. Mais le blanc était plus une couleur candide et d’inauguration. Est-ce que le verger n’est pas blanc en avril, quand les arbres débutent ? On lui fit donc une robe blanche décolletée, laissant voir les épaules, la nuque adorable avec le nid noir des frisons, les bras nus un peu grêles, mais où de courtes manches bouffaient, ouvraient des ailes. Toute la robe était en tulle, flottante, vaporeuse, immatérielle, — une nuée épinglée ! Justes atours de la dix-septième année ! Unanime blancheur ! Au cou, un rang de perles ; des mules de satin blanc ; un éventail qui avait l’air d’un lys tuyauté.

Ce fut une grande affaire quand le soir du bal arriva et que Wilhelmine se vit enfin parée ainsi. Elle était fluide comme un berceau voilé de courtines, fraîche comme une azalée blanche. La grande psyché Empire de sa chambre, quand elle s’y regarda, irradia, autant que si tout le clair de lune y était entré.

Mme  Cadzand avait demandé à Wilhelmine de passer un moment par chez elle. Elle voulait la voir dans sa première toilette de bal, et que Hans aussi la vît, puisqu’il n’avait point voulu se rendre à la fête, toujours casanier et pas mondain.

Une voiture s’arrêta dans la rue de l’Âne-Aveugle : un instant après, Wilhelmine et sa mère pénétraient dans la salle à manger de la vieille demeure, où Mme  Cadzand se tenait d’habitude. Celle-ci se récria, admira…

— Wilhelmine ! mais tu es ravissante !… Comme tu as bien fait de choisir du blanc. Et quelle jolie coiffure ! Qui t’a coiffée ?

Mme  Cadzand voulait tout savoir, tout voir, faisait tourner la jeune fille pour la contempler de dos, de côté, puis de face encore, examina la façon du corsage, — et cette belle ampleur de la jupe qui circule autour d’elle, se casse en plis, déferle à ses pieds…

— Tiens ! j’oubliais ! observa Mme  Cadzand ; j’ai voulu, moi aussi, Wilhelmine, participer à ta beauté de ce soir.

Et elle alla prendre une branche de lilas blanc commandée par elle chez un fleuriste.

— On l’a fait venir de Nice, parait-il…

Wilhelmine lui avait pris des mains la gerbe pâle, très contente, très touchée. Elle embrassa Mme  Cadzand, attacha à sa ceinture les fragiles fleurs qui s’unifièrent avec la fragile étoffe.

— Il faut que Hans aussi vous voie ainsi !

Mme  Cadzand, pour qu’on l’avertît, sonna les bonnes qui, à leur tour, s’extasièrent, surtout la vieille cuisinière Barbara, depuis vingt ans dans la maison, et à laquelle on pardonnait certaines familiarités ; elle joignit les mains, admira comme si c’était une princesse de la procession.

On entendit des pas dans le silence de l’escalier. C’était Hans qui descendait de sa chambre. Il entra.

— Eh bien ? la trouves-tu jolie ? demanda Mme  Daneele.

Hans avait regardé, parut troublé, gêné. Il répondit oui, par politesse et machinalement. Puis il se recula dans un angle plus obscur de la chambre. Il ne parla pas. Mme  Cadzand avait recommencé ses louanges. Elle rattacha la branche de lilas, mal fixée, et dont les petits pétales blancs semblaient des flocons s’envolant hors de la neige immobile du tulle.

Wilhelmine tourna les yeux du côté de Hans, triste de son silence. Elle se sentait moins heureuse, moins blanche, comme si Hans, en entrant, avait mis une grande ombre sur sa robe si claire, avait éteint une des lampes en entrant.

Mme  Daneele s’informa de l’heure.

— Comment ! dix heures déjà ! Partons vite.

Et elles s’en allèrent, laissant Mme  Cadzand tout assombrie, toute déçue de cette expérience qu’elle croyait utile au doux avenir qu’elle poursuivait. Est-ce que Hans, pour avoir vu Wilhelmine parée et délicieuse, ne se prendrait pas à la trouver belle, à commencer de l’aimer ? La virginale toilette blanche l’induirait peut-être à la pensée de l’autre robe blanche qu’elle mettrait un jour, pour s’acheminer à l’autel de ses noces. Il y a de ces associations d’idées qui soudain élucident ce qu’on n’avait pas encore supposé en soi. Hélas ! le charme blanc n’avait pas opéré. Hans avait plutôt éprouvé un recul, un ennui sans doute de la trouver frivole, de la juger mondaine et vaine.

Il y avait plus : en réalité, quand il entra dans la salle à manger, il fut choqué de trouver Wilhelmine habillée ainsi et qu’on l’eût convoqué lui-même pour la voir. Une jeune fille pousser l’immodestie jusqu’à ce point, et les deux mères être complices ! Hans n’avait jamais voulu aller dans une fête. Il n’imaginait pas que les femmes en se décolletant, eussent l’impudeur de montrer autant de leur chair : les épaules, la ligne du dos, les bras, et surtout ce troublant gonflement de la poitrine dont il n’avait jamais osé en pensée envisager le mystère, et qui lui faisait baisser les yeux même devant les statues et les images. Aujourd’hui, il avait presque entrevu le couple blotti, la vallée tiède. Wilhelmine, droite, avait l’air de s’élancer nue de tout ce tulle. Corps de la femme, tronc de la tentation, espalier des seins mûrs, autour duquel le Serpent éternel se cachait sans doute, s’enroulait.

Hans s’était reculé vers l’ombre, pris de peur comme devant un danger pour son âme. Longtemps il demeura hanté par l’apparition, les détails, dont il cherchait à noyer la trace en lui…


V


Un jour Mme  Daneele trouva Wilhelmine tout en larmes. Elle s’était jetée sur son lit et pleurait, la tête dans l’oreiller. Ses cheveux dénoués couraient en ruisseaux noirs…

— Qu’as-tu ?

— Rien… Laisse-moi…

Mot des douleurs morales, comme des souffrances physiques, craignant qu’on approche de leur mal, qu’on touche à leur plaie, même pour la guérir. Mais les mains des mères ont des remèdes, comme si, avec les layettes mortes, elles avaient fait de la charpie dont, toute la vie, elles pansent en silence leurs enfants.

Wilhelmine était une nature sensitive, ardente. Dans ce manège de causeries et de rencontres avec Hans, que les mères favorisaient, il était naturel que la jeune fille se troublât, se charmât de lui. Il avait un visage noble, et si beau, que toutes les femmes le remarquaient. Wilhelmine souffrait de sa froideur. Au commencement, elle ne demandait que d’être avec lui. Elle rougissait, mais c’était bon de rougir, quand c’était vers le soir et que, grâce à l’ombre, il ne s’en apercevait pas. Elle en éprouvait toute une tiédeur, une caresse de roses, comme si tout à coup elle avait mis son visage dans un bouquet. Quand il était là, elle se sentait une autre, elle avait l’air de s’être retrouvée après s’être perdue, et d’être rentrée dans la maison après un long voyage. Et cette voix de Hans, grave et d’un son qui se continue, elle la voyait pour ainsi dire venir à elle, descendre en elle, éveiller des choses en elle qui bougeaient, s’étiraient, sortaient, s’en allaient, à leur tour, vers lui, et c’était un unisson, un échange, le bon voisinage de deux toits qui mêlent leurs fumées. Premier amour ! Trouble de tout l’être ! Émoi d’on ne sait quoi ! Naissance dans le cœur d’un mystérieux rosier blanc qu’il faut arroser avec des larmes !

Lorsque Hans était parti, accompagnant sa mère, Wilhelmine se trouvait désemparée. Les heures étaient longues. Le silence de la demeure l’ennuyait. Elle cherchait à réentendre la voix de Hans, à recomposer son visage, triste d’en perdre sans cesse le fuyant dessin. Fragilité de la mémoire humaine où n’apparaît que le présent, qui remédie si peu à l’absence et ne garde de ce qu’on voudrait revoir que ce qu’un miroir conserve, tout au fond. À peine se rappelait-elle, de Hans, ses cheveux de lumière, l’arête vive de son nez, l’ensemble de sa stature ; mais la nuance indéfinissable de ses yeux, la ligne de sa bouche qui aboutissait à un petit pli, un peu dédaigneux ? Wilhelmine cherchait, s’efforçait ; car elle avait besoin du cher visage. Elle aurait bien voulu avoir son portrait, pour s’aider…

Mais elle n’osait pas le lui demander, elle n’osait rien lui dire. Il était toujours si grave et froid, causant avec elle comme avec une étrangère ou comme avec une sœur plus jeune à qui on n’a rien à dire ! Sans doute qu’il l’avait trop connue enfant, pour la traiter maintenant comme une grande personne, comme une jeune fille qu’elle était devenue.

Jamais l’idée ne lui viendrait de l’aimer autrement que comme une amie d’enfance, et de l’épouser.

Wilhelmine se désolait.

Mme  Daneele, quand elle la trouva en pleurs, ne douta pas une minute de la cause de son chagrin. Larmes de jeune fille, larmes d’amour !

Elle provoqua sa fille aux confidences… Puis, doucement, la consola, la conseilla. Elle lui raconta ce que Wilhelmine ignorait : la dévotion extrême de Hans, ses anciens projets, sa vocation religieuse, sa volonté d’entrer dans les Ordres, contrariée par Mme  Cadzand, qui lui avait fait promettre d’attendre un peu, d’atermoyer jusqu’au moment de sa majorité. Mais des résolutions de ce genre ne tiennent pas, s’évanouissent pourvu qu’on s’attarde quelques années dans le monde.

— Oh ! oui, fit Wilhelmine ; quand j’étais au couvent, je voulais aussi devenir religieuse.

— Donc, ne t’afflige pas. Aie bon espoir. Moi-même et Mme  Cadzand, qui avions vu clair dans ton cas, nous serons ravies que tu épouses Hans. Il mérite que tu l’aimes ! Ne pleure plus, Wilhelmine !

La jeune fille sauta au cou de sa mère, l’embrassa avec ivresse, les yeux clarifiés, séchés de tout ce vilain chagrin qui avait plu en eux. Puis, se ravisant :

— Oui ! Mais s’il s’obstine, veut être prêtre ?…

— Cela, c’est affaire à toi, Wilhelmine. Fais-toi aimer. Tu l’aimes, c’est le principal. Arrange-toi pour qu’il le devine, le sache un peu… Les hommes aiment surtout quand ils savent qu’on les aime…


VI


Mme  Daneele raconta à Mme  Cadzand la scène de la tristesse de Wilhelmine. Touchante conspiration des deux mères pour un même but qui devait guérir leurs deux enfants malades. À la vérité, leur mal, qui semblait si différent, était pareil. L’un était en peine de la foi ; l’autre, en peine de l’amour. Mais la foi et l’amour, ne sont-ce pas les deux visages de l’Infini ? Tous deux souffraient à la fois d’une solitude et d’une plénitude, d’un besoin de s’augmenter et de s’échanger. Nous n’avons qu’un cœur pour toutes nos amours : Hans sans doute priait Dieu avec des paroles de tendresse ; Wilhelmine aimait Hans avec des élans d’adoration.

Aussi le remède était le même ; il fallait les guérir l’un par l’autre ; mais comment les en persuader ? Les deux mères étaient bien indécises et presque anxieuses, elles qui attendaient aussi ce grand événement des noces espérées, pour se sentir mieux unies, après tant d’années d’une sûre affection, comme de la même famille enfin… Il leur semblait que, le jour du mariage, elles deviendraient sœurs.

Mme  Daneele conseilla à sa vieille amie d’en parler à Hans, de louvoyer, de chercher à savoir… Mais celle-ci hésita sur la tactique. Il ne fallait pas que son fils se doutât d’un projet, d’un plan suivi. Il se laisserait d’autant moins émouvoir qu’elle aurait l’air de l’influencer, d’empiéter sur son avenir, de remettre en jeu cette question de sa vocation qui était réglée entre eux. Sans doute que les choses s’arrangeront d’elles-mêmes. Il est préférable qu’elles suivent leur pente. Les jeunes cœurs se comprennent mieux entre eux, à demi-mot. Tel jour, à cause d’une nuance de l’heure ou d’une nuance de sa voix, Wilhelmine fera plus avec une seule parole qu’elles ne pourraient le faire toutes les deux avec de longs discours et des stratégies.

Ainsi pensa Mme  Cadzand, et qu’il fallait tout attendre d’elle, de sa grâce, du fluide de l’amour contagieux. C’est que, au fond d’elle-même et sans l’avouer à son amie, elle n’espérait plus qu’en un miracle. Elle avait épié son fils ; elle voyait bien sa piété intacte, sa vie déjà monastique, et qu’il s’était résigné avec peine, ne différait son projet que par affection filiale et pour accomplir sa promesse. Mais il continuait à être dans le monde comme en exil, usant ses jours monotones, les occupant à quelques recherches et à des travaux sans ardeur, tout tourné vers Dieu, et ne laissant apparaître un peu de contentement sur son mélancolique visage que lorsqu’ils allaient à l’église, que l’orgue vibrait, que les offices se déroulaient. Le reste du temps, il semblait dans l’attente.

Quant à Wilhelmine, il en éprouvait plutôt une impression d’inquiétude, de malaise, comme d’une personne trop profane, surtout depuis le soir où elle était venue en toilette de bal.

Mme  Cadzand se rendait compte de tout cela ; mais elle espérait quand même. Est-ce qu’on ne continue pas jusqu’au bout à espérer ce qu’on désire ?


VII


Un dimanche d’hiver, l’après-midi. Mme  Cadzand et Mme  Daneele étaient convenues pour ce jour-là d’une excursion à Damme avec leurs enfants. Hans, malgré ses goûts casaniers, fut bien obligé d’être de la partie, car sa santé était toujours débile et le médecin avait renouvelé ses prescriptions de marches et de grand air. Or il avait gelé les jours précédents, surtout la dernière nuit. C’est la raison pour laquelle ils avaient projeté cette promenade au long du canal qui mène vers la petite ville morte. Ils savaient le pittoresque de ses rives, par les temps de gelée. Il y a une vraie kermesse sur la glace : des échoppes où l’on vend du punch, des crêpes ; des enfants qui dansent des rondes en chantant : « Les poissons ont chaud sous le plancher blanc de la glace ; nous avons chaud en courant dessus » ; et des patineurs arrivés de la Hollande voisine, qui se distinguent par un rythme, une cadence alternée, un tangage harmonieux, un art à balancer le corps, à l’abandonner sur une seule jambe et sur chacune tour à tour, comme d’une barque aux deux flancs d’une vague, selon un flux et un reflux du mouvement. Le patinage, pour les Hollandais, est comme une danse.

Les deux familles qui s’étaient retrouvées au quai du Miroir, chez Mme  Daneele, s’acheminèrent vers la porte de Damme en suivant la ligne des quais. Le soleil luisait clair. Il faisait un froid vif qui, activant le sang, rendait allègre et gai. Les deux mères babillaient. Wilhelmine aussi était causante. Hans s’intéressait aux scènes de la rue.

Même sur les canaux intérieurs, solidifiés en une épaisse glace, quelques patineurs isolés s’aventuraient. Et c’était d’un effet étrange : l’eau est longée ici par un quai de chaque côté ; or, le canal se trouvant gelé, c’étaient comme trois rues parallèles, un triptyque dont l’eau durcifiée formait le panneau principal, un peu renfoncé. Çà et là des patineurs fendant l’espace, côte à côte avec les passants qui marchaient. On aurait dit, au centre, une humanité supérieure, plus agile, plus aérienne, douée d’un sens supplémentaire, encore mi-hommes et déjà mi-anges, et qui, à ras de la glace, prenait l’essor, avait l’air de voler.

Les promeneurs étaient arrivés à la porte de Damme où verdit, d’un vert olive, une mélancolie de talus. Ils se retournèrent pour regarder encore une fois la ville toute délimitée au soleil. Ah ! ce ton du soleil sur les après-midi gelées de Bruges, — le ton des cierges sur un catafalque de vierge — ces rayons sur l’hiver, ce roux pâle sur la glace, quelque chose comme la patine sur les vieux tableaux, et qui donnait ici à l’air, aux canaux, aux rues, la couleur et comme l’atmosphère d’un musée ! Quand ils eurent quitté la ville, arrivés dans la pleine campagne, en suivant le canal bordé d’arbres, Wilhelmine eut la fantaisie de vouloir descendre un peu sur la glace. Les mères s’effrayaient…

Mais Hans, décidément d’humeur plus légère et presque gai, acquiesça ; il tint la jeune fille par la main pour l’aider à descendre au long de la rive herbue ; et, entraînés par la pente, ils coururent ensemble. Wilhelmine s’amusait, s’étonnait : la glace était si différente par places. Est-ce à cause d’une chimie de l’air qui altère, influence et mêle, au blanc, des tons fuyants, des micas de plomb fondu, des bleus de veine ? Ou bien c’est la faute des reflets gardés par l’eau, des ciels absorbés et qui transparaissent ?

Plus loin, et soudainement, la glace était toute foncée. Un patin avait passé là.

— Tiens ! on dirait de la craie sur une ardoise ! observa Wilhelmine.

Hans sourit, se charma de l’image juste. Il en fit compliment à la jeune fille.

Wilhelmine éprouva toute une petite émotion intérieure. Elle ne reconnaissait pas Hans ce jour-là ; il semblait moins clos, moins morose ; c’est la première fois qu’il lui parlait ainsi ; est-ce qu’elle allait commencer à lui plaire ?

Depuis si longtemps, elle s’y efforçait ! Aujourd’hui encore, elle n’avait combiné sa toilette que pour lui. Et elle était ravissante avec sa toque de velours, les grosses fourrures sombres auxquelles ses cheveux, de la même couleur, se mêlaient. Et ses lèvres que le froid fardait, très rouges, juxtaposées à ces fourrures, donnaient une impression de vaillance, de chasse et de sang, comme si la blessure de la bouche appartenait aux poils de bêtes.

Wilhelmine marchait d’un souple pas de guerrière, enhardie par la gelée qui se colle au corps, plaque une armure, incite à l’héroïsme. Elle-même se sentait autre. Était-ce vraiment à cause du temps qui tant nous influence : nous amollit par la chaleur, nous arme par le froid, nous décourage par la pluie ?

Mais c’était aussi peut-être à cause de Hans et de ses amènes paroles, si imprévues, qui tout à coup lui avaient donné le sentiment d’une force, d’une ardeur, à conquérir le monde !

Cependant la glace du canal étant trop froide aux pieds, Hans voulut remonter sur la rive ; il aida Wilhelmine à gravir la berge dont les herbes étaient glissantes de givre, la hissant, la tirant par la main, tandis que les deux mères souriaient à regarder leur gracieuse ascension.

Wilhelmine avait frémi en sentant sa main serrée dans la main de Hans, une main solide vraiment, et qui prouvait que sa santé n’était débile que par sa faute et son genre de vie.

Ah ! cette étreinte qui, de sa part, n’était que machinale, sans que rien de son âme ne fût descendu dans ses doigts, comme elle troubla Wilhelmine, lui fut un contact délicieux, qui se propagea par tout son être, comme s’il avait écrasé dans sa paume un fruit odorant, vidé une fiole, et que le jus, le parfum, atteignaient tous ses membres, s’inoculaient dans tout son sang.

Elle aurait bien voulu rester ainsi, la main dans la sienne, tout le reste de la promenade et tout le reste de sa vie.

Mais Hans ne la lui avait prise que pour l’aider à remonter la pente ; et maintenant ils avaient rejoint les deux mères, marchant en groupe rassemblé dans la direction de Damme, dont la vaste tour surgissait déjà, d’un noir d’eau-forte sur l’écran pâle du ciel.

Wilhelmine devint silencieuse et songeuse ; il lui semblait que quelque chose de nouveau s’était passé entre elle et Hans, que quelque chose de décisif allait se passer. Jamais elle ne l’avait aimé comme aujourd’hui, et jamais comme aujourd’hui elle n’avait espéré qu’il l’aimerait à son tour. Elle éprouvait comme un pressentiment, la sensation que l’heure allait sonner avec une voix changée. Soudain elle se rappela — pourquoi à ce moment-là ? — ce que sa mère lui avait dit, le jour où elle la trouva tout en larmes : « Les hommes aiment surtout quand ils savent qu’on les aime. »

Mais à cette époque et depuis lors, jamais elle n’aurait osé dire à Hans qu’elle l’aimait. Maintenant il lui semblait que l’aveu ne lui en coûterait rien, et tout de suite. C’est que l’instant vient toujours qui doit venir. Les événements d’eux-mêmes se réalisent. Surtout en amour. Rosier blanc du premier amour : la fleur va tomber, et nous croyons la cueillir quand c’est elle qui s’effeuille.

C’est ainsi que Wilhelmine pouvait être à la fois très calme et très troublée, toute présente au milieu d’un unanime désarroi. Ce qui était calme et présent, c’est sa destinée inflexible qui allait se dénouer en elle et sans elle.

Tout aurait lieu selon la logique du mystère ; sinon, pourquoi cherchait-elle l’occasion d’être seule avec Hans quelques instants pour lui avouer son amour ?

Auparavant, elle s’imaginait qu’elle s’en serait ouverte à tout le monde, sauf à Hans lui-même. Maintenant elle sentait qu’elle ne pourrait parler que devant lui, et lui seul, — même pas devant sa mère qui, pourtant, savait tout, lui avait conseillé ce qu’elle allait faire… C’est que le temps de l’accomplissement était venu et qu’alors ce n’est plus la volonté, mais la destinée qui règle le cérémonial.

Wilhelmine savait donc qu’elle allait parler à Hans et que sa vie allait se jouer. Elle était prête ; elle attendait.

Tout à coup on vit venir, sur la glace du canal, un traîneau, arrivant de Hollande, attelé d’un cheval qui y trottait comme sur une route. Il approchait, rapide, svelte, dépassant le vent, éclaboussant le silence du petit tintement cuivré des grelots.

Mme  Cadzand, Mme  Daneele, les deux jeunes gens, s’étaient arrêtés pour voir passer le pittoresque attelage. Sur une banquette était assise une jeune femme, jolie, le visage rose emmaillotée d’un de ces bonnets à ailes qu’on porte dans les villages limitrophes, et dont des bijoux, des plaques, des tire-bouchons d’or attachent les linges et les dentelles. Derrière elle, debout et tenant les longues rênes, un paysan de noble allure, le visage glabre et basané, qui se penchait sur son cou, réchauffait son cou avec le charbon rapproché de sa bouche. Le beau couple, récemment nuptial, peut-être, et qui avait l’air de faire son voyage de noce dans le traîneau peint et bariolé comme une barque !

Les mères avaient continué à marcher ; Hans s’était arrêté, et Wilhelmine avec lui, pour regarder encore un moment la pimpante vision, l’attelage rapide qui fuyait au fil de la glace.

Ainsi les deux jeunes gens se trouvèrent seuls.

Wilhelmine dit : « Ce sont de nouveaux mariés, sans doute.

— Pourquoi ?

— Parce qu’ils ont l’air si heureux !

Hans n’avait rien répondu. Il y eut un silence. Mais Wilhelmine était décidée, comme si une voix en elle lui commandait de parler, et que l’instant fût venu qui devait venir.

Elle ajouta : « Je voudrais être à leur place ; partir aussi avec quelqu’un… »

Puis, après un effort : « Avec toi, oui, Hans, avec toi, partir très loin, où nous ne serions plus qu’à nous deux…

Le jeune homme l’avait regardée, tout surpris, ne comprenant pas…

— Oh ! oui ! Hans ! tu n’as donc pas deviné… depuis si longtemps ? Depuis si longtemps que je t’aime !… Et toi ?…

Hans était bouleversé. Il balbutia de vagues paroles : « Mais, c’est impossible ! »

Wilhelmine alors eut peur ; est-ce que vraiment il avait persisté dans sa vocation, gardé intacte sa résolution de vie religieuse ? Dans ce cas, pourquoi le leurre d’un apparent changement, ces mots meilleurs, cette détente de tout à l’heure qui lui avaient donné la force d’oser ?…

Elle voulut savoir, élucider tout de suite.

— Impossible, mais pourquoi ? Sais-tu que même nos mères en seraient heureuses ?

— Elles savent donc ?

Hans comprit du coup toute la longue et touchante manigance. Ah ! c’était bien cette fois la tentation la plus forte, le sacrifice le plus dur que Dieu lui demandait. Il n’hésitait pas, certes ; il ne balançait pas sur sa vocation qu’il savait nette et irrévocable. Il s’était donné à Dieu et ne se reprendrait pas. Mais ces bons cœurs qu’il allait contrister ! Il comprenait maintenant les assiduités de sa mère chez Mme  Daneele, les fréquentes rencontres, les promenades. Et cette pauvre Wilhelmine qui l’aimait, si jolie et si triste en ce moment devant son silence !… Hans ne trouvait rien à dire. Ils restaient muets l’un devant l’autre comme s’il y avait un mort entre eux.

Hans, pourtant, avec la rapidité de pensée qu’on a dans ces minutes-là, songea qu’elle était, pour lui, la tentation, le piège doucereux d’Ève qui est toujours l’alliée du Démon. Complice redoutable qui voulait le détourner de sa voie. N’était-elle pas déjà telle, quand elle arriva, le soir de son premier bal, dans cette toilette qui l’avait tant offusqué ? Il revit tout à coup les épaules, la ligne du dos, les bras nus, surtout les mauvais fruits de la gorge, les fruits défendus au bord du tulle…

Alors, résolument, il parla, chercha à édulcorer, d’un son de voix très triste et très doux, ce qu’il avait à dire. Sans nul respect humain surtout : « Oui ! il ne se marierait jamais ; il allait devenir moine et n’avait temporisé un peu que pour ménager sa pauvre mère. Que Wilhelmine l’oublie ; elle est sa sœur d’enfance ; elle restera sa sœur en leur sainte mère l’Église… »

Wilhelmine pleurait… Soudain, comme les deux mères s’étaient retournées, les attendant, elle fit un effort, rentra ses larmes.

Ils se rejoignirent. Le soir tombait déjà, plus vite qu’on n’avait cru. Le noir clocher de Damme, qu’on imaginait proche à cause de la grande pureté de l’air, se reculait encore dans les terres. Il était trop tard pour songer à pousser jusque-là. Ils revinrent sur leurs pas, marchant en groupe maintenant, et silencieux, les deux femmes un peu lasses du vent vif et de la marche, et Wilhelmine à cause de ce qui s’était consommé d’irrémédiable en son cœur où elle avait l’air de bercer un enfant mort-né… Hans, le regard vers les plaines assombries, priait intérieurement.

C’était, en eux et autour d’eux, la mélancolie de tout ce qui s’achève, — fin de l’espoir et chute du jour. Mme  Cadzand, à voir l’air contraint des enfants, se douta bien qu’il s’était passé quelque chose de triste. Elle regarda, inquiète et morne, mourir dans leurs yeux le soleil… Car des brumes se tissaient, ascensionnaient, montaient du ras des campagnes jusqu’à l’astre qui devenait pâle, disparaissait sous des tulles diaphanes, une mousseline anémiée.

Quand ils approchèrent de la ville, le crépuscule triomphait. Les moulins, au bord des talus, immobilisés, à demi submergés, s’offraient géométriquement, en croix, comme sur des tombes.

Le soleil avait disparu, parti pour on ne sait quel hivernage au fond du ciel… Wilhelmine, dans l’ombre venue, ne prenait plus garde de retenir ses larmes. Et Hans priait toujours, bénissant Dieu de l’avoir soutenu en cette épreuve, et du signe providentiel que lui avait été la dernière apparence, dans la brume, du soleil de cette journée — si pâle : une patène, une hostie, une tonsure, comme pour lui rappeler sa vocation.


VIII


Souvent, chez les très jeunes filles, l’amour-propre est plus fort que l’amour. Wilhelmine souffrit de la fin de son beau rêve, de savoir que Hans ne l’aimait pas, ne l’aimerait jamais. Elle avait bâti un si tendre avenir ! Elle lui avait voué un si passionné culte ! Qui saura jamais ce qu’elle lui disait quand elle parlait avec l’image de lui qui était en elle ? De quels yeux elle le couvait, sans que personne s’en aperçût, chaque fois qu’ils se trouvaient ensemble ! Mais comment lui-même n’avait-il pas senti ces regards qui auraient dû l’atteindre jusqu’à son cœur, et y faire des brûlures ? Et que de fois elle en rêva la nuit ! Comme c’était beau, ses songes ! Elle se voyait seule, avec lui, dans des pays inconnus ; elle avait sa robe blanche du premier bal ; il l’embrassait, et elle l’embrassait. Sensation divine, et si forte, qu’elle s’éveillait, tout étonnée et triste de se trouver seule maintenant dans sa chambre et dans le noir… La lune luisait à travers le tulle des rideaux… C’est à cause d’elle peut-être qu’elle s’était rêvée en robe blanche… Ah ! les doux mois où cet amour l’envahissait toute ! Jamais plus elle n’aimerait ainsi. Certes elle s’affligeait de l’amour fini ; mais elle souffrait autant d’avoir été dédaignée.

Elle ne vit plus ce visage radieux de Hans qu’elle cherchait à se rappeler bien exactement, chaque soir, en s’endormant, pour l’emporter avec elle au fond de son sommeil ; mais plutôt, à présent, sa figure froide, calme, un peu dure, indifférente, du jour final où elle avait osé des aveux. Dire qu’il n’avait pas été ému une minute ! Une foi trop rigide avait donc desséché ce cœur ? Qu’il se fasse prêtre ; c’est leur meilleure destinée, à tous deux. Elle aurait été

malheureuse avec lui.

Wilhelmine avait tout avoué à sa mère. Elle ajouta que désormais elle ne pourrait plus revoir Hans. Elle lui en voulait de l’avoir repoussée. Et puis elle serait trop confuse en sa présence. Mme  Daneele ne visita plus que de loin en loin son amie, et y alla seule maintenant.

La maison de la rue de l’Âne-Aveugle retomba à plus de silence. Hans devint plus casanier que jamais, plus pieux aussi. Il allait, comme toujours, à la messe, chaque matin ; mais souvent il retournait encore à l’église, l’après-midi, pour faire le chemin de la croix ou allumer un cierge. Confession et communion chaque semaine.

Le reste du temps, il demeurait enfermé dans sa grande chambre du premier étage. Il n’avait pas continué ses travaux, l’étude commencée sur le Béguinage de Bruges et son histoire, qu’il jugea trop profane. Il ne s’occupait plus que de sa vocation et de se préparer à la vie religieuse. Un jour, Mme  Cadzand avait découvert parmi ses papiers une correspondance qui venait du couvent des Dominicains de Gand, le couvent où il avait décidé d’entrer, depuis la retraite prêchée au collège par un Père de cet Ordre. C’était maintenant le Supérieur qui répondait par une lettre de renseignements à une lettre de demande que Hans avait dû lui adresser. Il y avait tous les détails sur l’entrée dans la Communauté, le noviciat, les occupations, les pratiques, le règlement spirituel qui est la bonne rampe où les religieux s’appuient pour gravir, sans chute, l’escalier des Heures… En confrontant, Mme  Cadzand s’aperçut que Hans s’y conformait déjà presque, il vivait chez elle comme il vivrait plus tard au couvent. Il était déjà un demi-moine, un demi-mort pour elle.

Pourtant elle s’obstinerait ; elle lutterait jusqu’au bout. Qu’est-ce qu’elle deviendra si Hans la quitte ? Elle passera sa vie à le chercher de chambre en chambre. Elle sera dans la maison vide comme si elle marchait dans une ruine. Hans ! Hans ! Est-ce pour un tel aboutissement qu’elle l’a mis au monde, choyé, couvé, baisé, veillé, emmailloté de linges que ses doigts seuls avaient cousus ? Maintenant il veut partir, la laissant toute seule. Être seul ! n’est-ce pas de cela que les mourants ont peur, et n’est-ce pas cela qui fait l’horreur du tombeau ?

Elle comprit qu’un bien faible espoir lui restait, à voir le nouveau genre de vie plus sévère que Hans avait adopté, depuis les renseignements obtenus du Supérieur des Dominicains.

Même la grâce adorable de Wilhelmine, si doucement complice, échoua. Le cœur de Hans n’avait pas parlé, ne parlerait jamais.

Avec elle-même déjà, il se montrait plus froid, plus détaché. Il ne l’accompagnait qu’à la messe de Notre-Dame, chaque matin. Le reste de la journée, sauf aux repas, elle ne le voyait plus. Il s’isolait en des méditations, des lectures pieuses, surtout les sermons de Lacordaire et d’autres Dominicains. Il se préparait ainsi à la prédication, qui est l’occupation et la gloire de ces religieux… Il écrivait des discours, des homélies. Il parlait parfois tout haut dans sa chambre, ce dont Mme  Cadzand, un jour qu’elle y était entrée, s’effraya d’abord, le voyant debout qui gesticulait, semait des paroles devant la fenêtre ouverte… Comme saint François d’Assise évangélisant les oiseaux et les poissons, Hans prêchait aux cygnes des lointains canaux, aux arbres des quais, aux fumées, aux cloches, à tout ce qui passe, image la brume, habite le silence…


TROISIÈME PARTIE


I


Le cœur de Hans n’avait pas cédé. Ce fut ensuite l’assaut de l’Enfer à sa chair.

Mme  Cadzand se rappelait avoir vu jadis un extraordinaire dessin, une Tentation de saint Antoine, mais non plus avec plusieurs femmes s’offrant, comme dans les Breughel et les Teniers ; une seule femme, cette fois, qui, toute nue, a remplacé le Crucifié et offre sa chair sur le bois même, son corps en croix aussi et couronné de roses. Tentation autrement redoutable, car elle ne s’éparpille plus. Dans les autres, l’anachorète, parce qu’il devait choisir, avait le temps de se reprendre, de se sauver. Ici le péril s’aggrave parce qu’il s’est unifié.

Un jour donc, Mme  Cadzand se rendit compte qu’une tentation pareille venait de se dresser dans la solitude où vivait Hans. Il était à l’abri du danger unanime des femmes. Mais le Démon est ingénieux. Il s’incarna dans une seule, il choisit celle qu’il fallait, changeant visage de l’Ève éternelle, aux paroles insidieuses. Il vint le tenter chez lui, dans sa demeure même, par la continuité d’une présence dont on ne se défie pas…

Et, pour le mieux séduire, ne pas le mettre en garde, quels yeux d’innocence elle avait, cette jolie Ursula, entrée un matin chez Mme  Cadzand, dont la femme de chambre était partie pour se marier. La remplacer ? Oh non ! à peine, la vieille cuisinière Barbara, très experte, suffisant presque au soin du ménage. Tout au plus le prétexte de coudre un peu, d’entretenir la lingerie. Mais, en réalité, elle arrivait du fond de l’éternité pour apporter le malheur de Hans. Notre destinée doit s’accomplir ; et elle prend souvent les premiers messagers venus, des complices quelconques, pour se consommer. Ici pourtant le choix se révélait subtil. Cette Ursula était séduisante. Mme  Cadzand elle-même se réjouissait de l’avoir prise à son service. La maison en était comme changée. Elle se disait : Est-ce que les nouveaux visages rajeunissent les vieilles demeures ? En réalité c’est de la beauté d’Ursula, de son inconscient sourire, que tout s’égayait ; c’est de ses yeux que les chambres s’éclairaient, comme si on y avait percé deux fenêtres de plus.

Ah ! ses yeux vraiment de candeur, spacieux et bleus, des yeux comme un mois de Marie, comme des puits pleins de ciel ! Mais il y avait plus que leur couleur pour en subir le charme. Leur forme aussi, leur mouvement, car ces yeux vivaient d’une vie pour ainsi dire autonome ; ils n’avaient l’air qu’à peine domiciliés au visage. Quand Ursula regardait, il semblait que ses yeux quittaient les paupières, approchaient, se posaient, mettaient la tiédeur d’un attouchement. Yeux tentateurs comme des bouches. Yeux donneurs de baisers qui s’appliquaient partout, brûlaient, affolaient. Ainsi fit-elle pour Hans, dès la première fois qu’elle le vit, troublée et séduite aussitôt par son beau visage pâle, sa chevelure tumultueuse.

Hans sentit sur lui, par toute sa chair, la descente des grands yeux, l’étrange effleurement, le fourmillement que doivent éprouver les canaux inertes, le soir, quand le ciel étoilé s’y mire. Qu’étaient-ce que ces yeux, brûlants comme des astres, qui s’étaient posés sur lui, multipliés ? En regagnant sa chambre, après le repas qui avait été l’occasion de cette première rencontre, il se trouva tout étrange, comme si quelque chose d’anormal s’était passé, comme s’il avait trop lu dans son Paroissien l’examen de conscience du sixième et du neuvième commandement. Trouble indéfinissable ! Il repensa, sans savoir pourquoi, au nom de cette jeune fille : Ursula, le nom de la vierge de Memling, tandis que lui-même s’appelait Hans… Mais est-ce que les choses ne s’attirent pas ? Et ce que nous nommons le hasard n’est-il pas simplement le signe, l’avertissement de la destinée ?

Ursula — grâce blonde, yeux bleus, toison de miel — avait, sous son apparence de vierge gothique, une nature sensuelle. Ses vingt ans, dans de grandes villes, avaient glissé vite à des aventures. Maintenant, en ce célibat monacal de Bruges, la jeunesse de Hans la troublait, la tentait. Elle se mit à rôder autour de lui, mettant contre sa porte le frisson de sa robe tandis qu’il travaillait, s’attardant dans les corridors, les escaliers, pour le rencontrer, le frôler… Lui, sans rien analyser, commençait à avoir la sensation d’être investi.


II


Hans, jusque-là, n’avait même jamais regardé les femmes, — tout innocence ! Et vierge d’une double virginité, non seulement celle du corps, mais celle de l’esprit aussi, n’ayant jamais su ni voulu approfondir le mystère des sexes qui lui demeurait confus. Pensée que rien encore n’a déveloutée ! Chair intacte, sacrée comme la chair des cires.

Tout au plus, le soir où arriva Wilhelmine en toilette de bal, avait-il eu un pressentiment de la femme en voyant les épaules, la poitrine, les détails… Maintenant ce souvenir lui était revenu quand il avait été regardé par Ursula. Sous son corsage strict, il la voyait à son tour, rose et blanche, demi-vêtue…

La mauvaise vision l’obsédait. Surtout quand Ursula l’avait aimanté plus longuement de ses regards volontaires. Toujours ces yeux qui voyageaient, abolissaient l’espace entre elle et lui, se posaient sur son visage, titillaient ses mains, entraient dans ses propres yeux, baisaient sa bouche et semblaient se glisser jusque sous ses vêtements, butiner son cœur, piller, caresser, brûler, câliner, et tatouer toute sa chair !

Qu’est-ce donc qu’elle lui voulait ? Qu’était-ce que cette femme étrange, arrivée un matin chez eux, si peu de son emploi, semblait-il, trop distinguée vraiment, comme si elle avait pris un prétexte pour l’approcher, jeter en lui cette inquiétude, ce trouble d’un jardin avant l’orage, quand le vent enfle les arbres ? Il commençait à sentir le sortilège, mais sans pouvoir s’y soustraire. En vain avait-il résolu de ne plus regarder Ursula, de se détourner avec soin de l’embûche de son visage ; il subissait néanmoins, à travers l’air, l’insistance de ses yeux. Toujours les yeux d’Ursula étaient sur lui ; il les sentait adhérer à sa peau, vivre, ouvrir leurs écrins… Même hors de sa présence, quand il était seul, quand il s’enfermait dans sa chambre, les deux grands yeux l’accompagnaient. Il était entre eux comme entre deux cierges implacables. Ce qui l’effrayait le plus, c’est d’être suivi par eux jusqu’à l’église… Quand le prêtre, avant la messe, traçait le signe de croix avec un grand saint-sacrement, au lieu de l’hostie pâle, c’est un vaste œil bleu, l’œil d’Ursula, qui lui apparaissait captif et sous verre. Hantise quotidienne et permanente désormais ! La nuit aussi, il les revoyait, les beaux yeux étalés à côté de lui, déformés dans toutes les fantasmagories du rêve. Hans, tout à coup, sent ses cheveux blonds croître sur l’oreiller, s’agrandir aux proportions d’un champ, d’une immense moisson mûre, avec, dedans, deux seuls bleuets, les yeux d’Ursula, si cachés, si perdus, mais qu’il lui faut à tout prix découvrir avant le jour. Puis un obscurcissement brusque… Et les yeux d’Ursula sont des disques dans une gare. De là, les yeux s’envolent, volètent… Un paon se cabre sur un perron ; sa queue est un éventail d’yeux, cent prunelles semblables aux prunelles d’Ursula… Puis les yeux s’envolent plus haut ; un visage s’y crée ; ce sont des cerfs-volants, des lunes bleues… Soudain ils retombent à terre, raccornis, froids, exigus, turquoises immobiles qui, un instant après, coulent, fondent, se délaient et deviennent la mer, un azur de Méditerranée où, d’entre les vagues, sort la tête d’Ursula, attachée au buste nu de Wilhelmine s’achevant en sirène.

Hans sortait effrayé, courbaturé de ces nuits imagées et pleines de fièvre. Or, le jour, c’était pire encore. Émoi d’un adolescent dans la maison de qui une femme jeune est entrée ! Émoi surtout quand le désir de cette femme le circonvient et rôde !

Car Ursula s’était prise de passion pour ce Hans au visage fier, aux beaux cheveux… Elle osa maintenant davantage, consciente de sa graduelle emprise… Non plus seulement le regarder, avec ses yeux qui parlaient, qui baisaient ; mais elle s’enhardit à de furtifs contacts plus décisifs.

Quand elle avait quelque objet à lui remettre, son courrier à lui apporter, elle cherchait à effleurer sa main, à sentir sa chair. Premiers attouchements de l’amour ! Point minime où on se rencontre, où déjà on se possède !

Le soir, Hans avait l’habitude de vouloir une carafe d’eau toute fraîche pour la nuit. Ursula s’arrangeait de façon à attendre le dernier moment, ne la porter qu’après que Hans eut déjà, pour se coucher, réintégré sa chambre, une chambre au second étage, au-dessus de celle de sa mère, car il n’avait, au premier, que son cabinet de travail. Avant qu’il eût fermé la porte, Ursula, qui guettait, pénétrait aussitôt, posait la carafe, regardait Hans d’un de ces longs regards où elle avait l’air de quitter ses yeux. Le jeune homme souvent se détournait, feignait d’être occupé. Parfois il n’avait pu se garer à temps. Il recevait les yeux d’Ursula en plein visage, comme deux fleurs jetées. Il en chancelait alors. Ursula s’attardait, allait remonter la lampe sous prétexte qu’elle charbonne… Elle regardait Hans encore une fois, plus passionnément. Ses yeux se dilataient, maintenant… Le lit de Hans s’y reflétait, s’ouvrait dans leur alcôve bleue.

Hans tremblait ; il sentait son souffle en suspens ; et une rougeur, des bouffées lui montaient aux joues.

Ursula enfin se décidait à partir ; mais elle avait un bonsoir si équivoque, si lent de regrets et de supplication muette…

Hans, resté seul, se jetait à genoux, implorait le secours de la Vierge, demandait pardon à Dieu, se jugeant déjà en péché pour sa complaisance à jouer avec le péril. Car maintenant il avait conscience de la tentation. Et quel misérable amour où il glissait !

Ce n’était point la peine d’avoir répudié la grâce virginale de Wilhelmine pour cette passion ancillaire dont il avait honte. Mais Ursula n’était point une servante. Est-ce qu’une servante a cet exquis visage, et ces mains soignées, et cette distinction de toute l’allure, et ces savants stratagèmes de l’esprit où sa vertu s’égarait ? Non ; elle est une envoyée de l’Enfer, entrée dans la maison sous un prétexte et qui collabore à sa chute…

Hans s’affolait ; il fallait se prémunir, aviser, éloigner la tentation qui serait peut-être au-dessus de ses forces. Oui ! c’est le mieux : il demandera à sa mère qu’elle congédie Ursula. Mais quel prétexte donner ? Il ne faut pas que sa mère ait un soupçon surtout !

Hans était bien en peine. D’ailleurs il se sentit déjà impuissant à prendre ces grandes mesures. Faire renvoyer Ursula ? La pauvre fille pleurerait à coup sûr. Avec quels yeux elle le regarderait au départ ! Il ne pourrait plus vivre en sentant pour toujours sur lui ces yeux du départ, ces yeux mouillés, ces yeux qu’il aurait noyés…

Ursula ! Ursula ! Il la fuit, et il la chercha ! Il demanda aide à Dieu contre elle, mais, comme dans le dessin dont Mme  Cadzand se souvenait, sur le crucifix même devant lequel il s’agenouille, c’est la femme qu’il retrouva, avec son corps en croix aussi, où s’ouvraient les fleurs des yeux, les fleurs des seins, la fleur du sexe, — comme les cinq plaies en fleur de l’Amour.


III


Mme  Cadzand n’avait pas été sans remarquer le manège d’Ursula, ses yeux étranges et qui s’orientaient toujours du côté de Hans ; mais son fils, surtout, l’avait avertie par son trouble, son air anormal et changé. Certes, il était toujours d’une piété assidue ; la conduisait à la messe, le matin ; priait souvent. Mais il priait autrement, — et comme les naufragés doivent prier. Il y avait une attente, une angoisse, une lutte dans la façon dont il s’adressait à Dieu. Une confusion aussi. Il se prostrait, la tête dans les mains. Il s’isolait derrière ses mains grillageant l’air, comme pour se défendre d’un rappel, d’un visage obstiné. Mme  Cadzand démêlait la situation sans peine. D’autant plus qu’elle avait remarqué, le soir, cette présence d’Ursula, durant quelques instants, dans la chambre de Hans. Elle-même couchait juste en dessous, à l’étage inférieur, de sorte qu’on y entendait très distinctement, à travers le plafond, le bruit des pas, le bruit des voix. Mme  Cadzand ne s’en inquiéta pas outre mesure. Hans était beau ; Ursula était jeune. Il était naturel qu’elle en fût impressionnée. Amourette du bout des yeux… D’ailleurs Mme  Cadzand s’en réjouissait plutôt, sans se l’avouer à elle-même. La dévotion de Hans la garantissait contre tout accident.

Mais il était permis d’espérer aussi un léger émoi chez lui, quelque chose qui, à coup sûr, ne serait pas la passion, mais le sentiment de la femme, la notion de l’amour. À se sentir regardé comme il était regardé par elle, il était impossible qu’il n’éprouvât pas un frisson, la joie du sang qui coule plus vite, l’envie du baiser… Et c’était assez pour porter atteinte à son austérité.

Dès qu’il aurait pris conscience de la femme, deviné son délice, il se refroidirait du côté de Dieu et de sa vocation. La mère recommença à espérer…


IV


Un soir que Mme  Cadzand avait son ordinaire migraine, elle alla se coucher plus tôt que d’habitude. La tête échouée parmi les oreillers, elle reposait endolorie, dans cet état mi-veille et mi-sommeil, brume intermédiaire… Il semble qu’on soit tout au fond de quelque chose de transparent et d’impressionnable à l’excès. On est comme parmi de l’eau, comme tombé dans un miroir, comme exilé dans une serre où le moindre bruit s’exagère sur le verre…

Acuité des sens, inouïe !

Même des pas étouffés, une voix presque à ras du silence, suffisent pour que l’ouïe s’émeuve, que l’attention vibre et se rende compte.

Donc, Mme  Cadzand somnolait, ce qui ne l’empêcha pas de reconnaître dans les escaliers la marche de Hans qui allait se coucher, à son heure coutumière. Un instant après, dans la chambre, au-dessus de sa tête, elle perçut l’entrée d’Ursula qui venait, sans doute, comme d’habitude, apporter, pour la nuit, la carafe d’eau toute fraîche. Mais elle entendit qu’on parlait, à voix très basse. Ursula, cette fois-ci, ne sortit pas, au bout d’un instant, pour regagner aussi sa chambre, contiguë à celle de la vieille Barbara. La présence se prolongeait. Mme  Cadzand, étonnée, secoua un peu plus son vague sommeil. Elle écouta. Les deux voix se reconnaissaient, alternées et tressées tour à tour. Hans et Ursula… oui, c’étaient eux ; ils parlaient en vagues chuchotements ; puis une des deux voix s’éleva, celle de la femme, comme pressante et passionnée. Qu’est-ce qui se passait donc ? Mme  Cadzand s’était mise sur son séant, adossée aux oreillers. Maintenant, des bruits de pas ; une fuite, eût-on dit, une course à travers la chambre. Le lustre, devant son lit, trembla un peu, agita son grésil de pendeloques, comme dans un courant d’air.

Puis un arrêt brusque ; une seule marche, unie et lente, comme d’un couple enlacé, qui s’achemine… Mme  Cadzand s’était levée, affolée. Est-ce qu’elle rêvait ? Hans était malade peut-être ? Elle allait ouvrir sa porte, gagner le palier, appeler. Les deux voix recommencèrent… Oui ! Ursula était toujours là. Elle parlait encore ; et Hans répondait ; confus balbutiements, murmures pâmés, paroles commencées dans une des bouches et qui finissent dans l’autre ! Un bruit de baisers brûla le silence…

Mme  Cadzand, muette de stupeur, comprit ce qui se consommait là-haut. Comment Hans, si pur, si pieux, en était-il arrivé à succomber à la tentation ? Mais aussi de quels yeux Ursula le regardait depuis des jours ! C’est elle qui l’avait séduit, qui en ce moment l’enseignait, l’initiait.

Scène nocturne, troublante et pathétique comme un drame ou un crime ! La mère y assista pour ainsi dire, entendant les bruits, les voix, suivant les étapes. Cette scène exista pour elle comme les objets existent pour le miroir. Elle dut la subir malgré elle, la vivre en reflets. À travers la distance, tout recommença en elle. Mme  Cadzand tremblait, avait horreur ; et cependant elle sentait que quelque chose de sacré s’accomplissait. L’entrée en amour est aussi comme une ordination. Certes, ce n’était pas la divine union consentie qu’elle avait rêvée pour lui dans les bras de Wilhelmine. Mais la chair a son secret. Mme  Cadzand s’était trouvée d’abord choquée, scandalisée ; mais qui sait si la passion n’a pas raison contre tout ce que nous nommons avilissements, chutes, mésalliances, et qui ne sont peut-être que des préjugés de castes, d’éducation, d’hérédité. La nature crée des couples sans s’occuper de leurs antécédents. On ne choisit pas. La fatalité accorde, lie, dénoue. Est-ce que le vent ne mêle pas et ne fait pas se baiser au hasard les roseaux des rives ? Toutes les créatures sont semblables dans la nudité de l’amour comme dans la nudité de la mort. L’amour, autant que la mort, égalise !

Mme  Cadzand y songea, surtout que, pour Hans, c’était du moins une créature jeune — et belle après tout — qui lui révélait le grand mystère. Ursula le désirait, l’aimait ; rien de vénal comme pour tant d’autres, n’était entre eux. Sa première nuit d’amour serait quand même un peu nuptiale.

Mme  Cadzand, en fièvre, écoutait. Elle se rappela d’autres nuits, celles où Hans fut conçu entre des baisers pareils…

La veuve sentit, dans sa chair, les souvenirs, les regrets, l’écho brûlant des anciennes voluptés… Oui, Hans était l’enfant de l’amour. Comment aurait-il échappé au désir du spasme sacré ? Mille pensées s’intercalaient, chevauchaient dans sa tête en feu, dont l’une émergea, revint, la rafraîchit : peut-être que ceci était le salut et le bonheur pour elle. Comment Hans s’obstinera-t-il dans sa vocation religieuse après la révélation de la femme ? Osera-t-il s’engager au vœu de chasteté, maintenant qu’il a connu le péché et la joie de la chair ? Mme  Cadzand s’exalta d’un espoir immense… Non ! elle ne congédierait pas Ursula, le lendemain. Elle fermerait les yeux, pour l’instant… Elle ne reprocherait rien à son fils… Elle le laisserait prendre l’habitude du baiser et de la volupté, puisque c’est le seul moyen de le sauver du cloître, de le conserver à elle et pour elle. Le hasard a tout arrangé. Il ne faut pas contrarier le hasard. Il fut mieux avisé qu’elle. Car c’était naïf de croire qu’il suffirait de Wilhelmine et du lys froid de son amour. Ursula, ç’avait été la rose mûre, la fleur de sensualité dont la senteur enivre comme si on mourait un peu, de trop d’extase ! Celle-ci lui aura donné le goût de la vie, le goût du jardin de la vie, maintenant qu’il connaît la rose mûre, la rose secrète de la chair !


V


Le lendemain matin, Mme  Cadzand descendit, pleine de trouble. Dans la salle à manger, Ursula circulait, rangeait, calme et souriante, les joues seulement un peu plus roses, la marche seulement un peu plus alanguie, et comme alourdie d’un poids de bonheur. Une allégresse émanait d’elle, et des cuivres de victoire vibraient en ses cheveux blonds. Surtout lorsque Hans descendit à son tour, pâle comme d’habitude, avec, dans ses cheveux tumultueux, le froissement d’un pli qu’ils n’avaient pas. Mme  Cadzand les épia. Ursula, à la dérobée, jetait des regards de conquête vers lui, l’assaillait de ses yeux de proie. Et Hans, installé à table pour déjeuner, se détournait, se contournait, l’air contraint, l’air de se défendre contre quelque chose d’invisible qui de nouveau l’atteignait. C’étaient les yeux d’Ursula dont le fluide courait déjà au long de ses nerfs, brûlure et caresse. Recommencement du sortilège ! Ses yeux approchaient, quittaient le visage d’Ursula, comme des araignées quittent leur toile à laquelle un fil les rattache et qu’elles pourront réintégrer. Et c’étaient vraiment des araignées bleues sur la chair de Hans, les rapides yeux d’Ursula, glissant partout, le titillant de mille pattes invisibles qui caressaient, énervaient, chatouillaient, multipliaient de petits spasmes infinitésimaux qui étaient mille étincelles se rallumant dans les cendres mortes du plaisir. Car il restait tout vibrant de la nuit. Il ne cessait pas de songer à l’Acte : dégoût et délice ! C’était donc là le grand mystère, l’Éternel Amour pour qui les hommes souffrent, s’agitent, s’exilent, se ruinent, tuent !

Délire éphémère, frisson, torsion, comme si on était, une minute, traversé d’un éclair qui nous inoculerait le ciel ; et puis aussi, défaillance, engloutissement, comme si, une minute, on descendait au fond d’une mer qui serait de vins et de parfums ! Hans remémorait, analysait. Mais, — chose curieuse, — tout en songeant à l’Acte, il ne pensait presque pas à la femme. Ursula elle-même avait eu l’air de lui rester si étrangère !… Ils ne s’étaient vraiment joints qu’en cela. C’est qu’elle n’avait fait, sans doute, qu’accomplir la destinée implacable et la mission secrète du Démon. Hans le sentait bien à présent, dans l’évidence et la sincérité du jour. Elle était venue la veille au soir, profitant des ténèbres qui sont mauvaises conseillères, lui offrir le fruit du péché. Ève éternelle ! Peut-être qu’elle n’était pas coupable. Peut-être qu’elle fut tentée et leurrée elle-même. Hans ne lui en voulait pas. C’est le Démon qui s’est fait chair en elle, qui parla par sa bouche, qui mit dans ses baisers un feu qui ne pouvait être que celui de l’Enfer.

Comment avait-il cédé, lui, l’élu de Dieu, tout nanti de la Grâce, lui, l’appelé, comme il disait naguère avec orgueil, en songeant à sa vocation ?

Hans se sentit accablé de remords. À la messe, où il avait accompagné sa mère, il n’osa pas se tourner vers l’autel, ni vers l’hostie au moment de l’élévation. Il lui semblait qu’en la regardant il y apercevrait la face de Jésus, tout en larmes et en sang de son parjure. Il pria ; il demanda pardon ; mais, à chaque instant, entre Dieu et lui, Ursula s’interposait… Les yeux étaient toujours là, autour de lui, aimantés, voletant ; puis ils atterrissaient sur sa chair, s’incorporaient à elle.

Au repas du midi, Ursula, qui aidait au service de la table, évolua, le frôla de la caresse de sa robe. Quand il fut remonté dans la chambre du premier étage où il travaillait, la hantise augmenta. Un arrière-frisson lui passait par minutes dans les moelles, la silencieuse exhalaison qui soufre encore le ciel quand l’orage est passé. Des curiosités plus coupables s’infiltrèrent. Il avait vu jadis les épaules de Wilhelmine, la gorge étalée, ce commencement de nudité hardie et rose… Il songea à Ursula encore toute voilée pour lui… À mesure que le soir approchait, la tentation revint comme une crise…

Et il en fut ainsi durant plusieurs jours consécutifs… Hans récidiva. Il connut le mystère entier. Ursula, qui s’attardait maintenant dans sa chambre jusque tard dans la nuit, provocante et complaisante, lui révéla l’intimité de sa chair, la vallée tiède, le couple blotti, tout ce qu’il avait à peine deviné dans le corsage de tulle de Wilhelmine. Prestige des seins ! Frénésie des jeunes doigts qui les palpent comme s’ils voulaient les cueillir, ces grappes de raisins blancs couronnées d’un raisin bleu, y vendanger un élixir de joie contre toutes les douleurs ! Beauté des seins ! Leur rythme, leur flux et leur reflux comme celui de la mer… Et leur douceur surtout, oreiller d’oubli, ouate et sachet, où l’on voudrait dormir, où l’on pourrait mourir !… Comment s’en délivrer, y renoncer, eux dont la seule absence laisse les mains toutes pauvres, comme désertes ?…

Hans, pourtant, parmi ces images sensuelles qui l’assaillaient, gardait en lui la présence fidèle de la Vierge Marie, et l’appelait à son secours. Est-ce que, dans les vieilles villes de Flandre, même parmi les quartiers lépreux de la débauche, on ne voit pas, souvent, quelque Madone en une armoire de verre, en une niche de pierre ? Et sur la façade de péché, des fleurs embaument, des cires brûlent…

Hans n’avait pas trahi son culte ancien, ni désespéré. Et, comme on touchait à la fin de la semaine, il parut même se reprendre. L’horreur de son péché se précisa ; oui, il était en état de péché mortel et, s’il mourait subitement, comme il arrive, il ne pouvait manquer d’être damné. La peur de l’Enfer lui revint ; toutes les imaginations, les tragiques peintures des sermons du collège. Une sincère douleur l’envahit aussi ; il avait affligé Dieu ; il avait fait ressaigner les Cinq Plaies et le Sacré-Cœur de Jésus. Il était indigne et méprisable, à présent… Il avait quitté le chemin de sa vocation…

Un jour, Mme  Cadzand, qui l’épiait, le trouva tout bouleversé. On aurait dit qu’un grand malheur lui était advenu. Il n’était plus pâle, mais blême. Il s’assit à table, ne mangea presque rien, ne parla pas. Ses yeux étaient rouges comme s’il avait pleuré. Il se garait maintenant des yeux d’Ursula, comme de bêtes effrayantes dont on a peur. Il avait, en prenant place, fait avec soin sa prière et surtout le signe de la croix, très en dehors et ostensible, comme pour s’en envelopper, accomplir un exorcisme.

La mère comprit les combats qui se livraient en lui. Elle se réjouit de ce que la piété l’emportât déjà et si vite. Ainsi il ne tomberait pas dans le vice, et aurait connu juste assez de la passion pour en savoir l’ivresse, ne plus oser vouer sa vie à un célibat sans issue.

Ainsi calculait la mère, et que l’événement, vraiment providentiel, se dénouait au mieux : Hans serait guéri sans doute de son désir d’entrer dans les Ordres où la chasteté est la dure loi ; et d’autre part il était visible qu’il se reprenait, se reconquérait… Mais avec quel désespoir ? Et comme effaré, au sortir d’un orage, de tant de dévastation dans son âme. C’était de la peur, de la tristesse, de l’épouvante, du navrement, de la confusion, qui passaient tour à tour et en même temps sur sa face. Il semblait à la fois menacé, torturé, hanté, souffrir dans sa conscience et souffrir dans son corps.

Mme  Cadzand s’effraya :

— Es-tu malade ?

Un instant après, il se leva, quitta la pièce, comme si on avait touché à une blessure, et qu’il fallût courir la panser à une source. Il demeura seul, des heures entières, enfermé dans sa chambre. Mme  Cadzand, aux aguets, l’entendit marcher de long en large, parler haut, non plus pour ses essais de sermon, comme naguère, quand il lisait Lacordaire et les prédicateurs ; rien d’oratoire à présent : une voix égale, infiniment triste, l’air d’une plainte, une prière sans doute, comme malade, accroupie à terre et essayant de se lever. C’était un peu ces marmonnements qu’on entend dans les pèlerinages, sur les grand’routes…

Tout à coup, le bruit de sa porte grinça ; son pas résonna dans les escaliers. Un instant après, contrairement à toutes ses habitudes, et malgré une averse qui cinglait les vitres, on l’entendit qui sortait, sans avoir rien dit à personne, comme pour ne pas prendre congé, éviter de s’amollir dans un adieu.

Cette sortie insolite alarma Mme  Cadzand. Elle l’avait déjà vu, le midi, à table, si troublé, si étrange ! Et ce gémissement de l’après-midi, dont le corridor frissonne encore, comme de la survie d’une cloche…

Qu’est-ce qui s’était passé ? Qu’allait-il arriver ? Elle savait Hans impressionnable, nerveux, saccadé, parfois, dans ses résolutions. Si le désespoir de sa chute l’égarait ? Si la peur d’Ursula, contre laquelle il se sent trop débile, le poussait à la fuite ? Peut-être qu’il va partir, se réfugier immédiatement à ce couvent des Dominicains de Gand où il semblait déjà qu’il eût retenu sa place ? Mais, alors, c’était tout de suite, au moment même où elle croyait la vocation religieuse évincée définitivement par la passion, que cette vocation tant redoutée allait s’accomplir ? Pauvre mère, dont l’espérance périrait quand elle l’imaginait sauve, enfin !

Une panique l’éperonna. Hans ! Hans ! Où était son fils, parti d’un air hagard, sorti sans cause et sans but, cheminant vers quoi maintenant à travers la ville où la pluie croissait, s’activait, pleurait sur les toits, mouchetait l’eau plane des canaux ? N’y tenant plus, envahie d’une angoisse, craignant un malheur, Mme  Cadzand jeta un manteau sur sa robe d’intérieur, épingla un chapeau en hâte et, malgré l’affreux temps, sortit précipitamment, comme s’il s’agissait de sauver son enfant et que les minutes pressaient…

Elle erra au hasard, côtoya les canaux sans oser regarder l’eau ni le tunnel noir sous les vieux ponts, se demandant si, dans son égarement, Hans n’y avait pas noyé son désespoir. Puis une autre crainte la hanta. Peut-être a-t-il décidé de partir, de fuir le péché et la tentation de la demeure ? Elle bifurqua aussitôt et se dirigea vers la gare. Hans n’y était pas, nul train n’avait passé, dans l’intervalle, pour la direction redoutée. Mme  Cadzand se retrouva dans la rue, recommença à errer ; la pluie persistait, la mouillait toute, bleuissait les trottoirs, accumulait, entre les pavés, comme des bénitiers de larmes.

Sensation qu’on a, dans la pluie, de se trouver errant, en fuite et en ruine ! de n’être plus qu’une feuille salie de l’Arbre de la vie, de se recroqueviller, d’être en proie à l’automne, de rouler à la mort !

Mme  Cadzand marchait, machinalement maintenant, avec l’impression qu’elle aurait marché jusqu’au bout de la journée et jusqu’au bout du monde. Et les idées volaient dans sa tête. Tout cela était arrivé par sa faute : elle avait défié Dieu, à vouloir lui disputer son fils ; elle fut vraiment égoïste et ne songea qu’à elle-même. Une mère est trop exigeante qui rêve de garder toujours son fils auprès d’elle. Mais elle était surtout coupable des derniers événements : afin d’arriver à son but, c’est-à-dire l’arracher à sa vocation ecclésiastique, elle avait toléré tout ce manège d’Ursula. Pour être franche, elle l’avait presque désiré et provoqué. Sinon, elle ne l’eût pas prise à son service, si jolie, trop jolie, avec ces yeux qui étaient des promesses enivrantes… Certes, elle avait songé au danger, en l’engageant. Mais elle avait souri, au fond, heureuse de la manigance du hasard. Elle fut complice de tout cela. C’était une grande faute pour une mère ; et maintenant Dieu la punissait… Hans ! Hans ! Où était son fils ? Est-ce qu’elle avait perdu son fils ?…

En divaguant ainsi intérieurement, elle avait continué, sous la pluie, à tournoyer, à errer au hasard dans le dédale des rues de Bruges, les venelles tortueuses, les carrefours muets. Après des détours et sans savoir comment, elle était arrivée devant l’église Notre-Dame. Des corneilles enguirlandaient d’un vol d’âmes en peine la vieille tour. Une cloche sonnait, inexorable… Chaque coup tombait du haut de la tour, tombait dans son âme comme une pierre dans une eau, faisait des ronds dans son âme… Cercles de tristesse qui s’agrandissaient — et de remords aussi.

La porte de l’église n’était pas fermée. Elle entra… Presque personne dans les nefs ; quelques femmes du peuple priaient, dans cette attitude spéciale de la piété flamande : les bras levés, ouverts en croix, immobiles. Avec leurs longues mantes noires, on aurait dit des cloches crucifiées…

Tout était figé, mort, ténébreux… Quelques lampes éclairaient, orfèvrerie de cuivre encastrant une veilleuse de verre rouge. C’était comme du sang qui brûle — et les chapelles en prenaient un effroi de cryptes. Un grand silence qu’épinglaient les titillations de la pluie contre les vitraux. Et une odeur d’encens fané, de nappes d’autel défraîchies, de cires — mortes, de se pleurer ! — affadissait l’air, tournait le cœur.

Tout à coup Mme  Cadzand entendit du bruit, le craquement d’une boiserie. Était-ce une des stalles du chœur où avait prié quelque chanoine, identifié avec l’ombre ? Ou d’un confessionnal dont le pénitent, qu’on n’avait pas soupçonné, se relevait ? En effet, une minute après, Mme  Cadzand vit une forme d’homme se détacher, plus foncée sur l’obscurité, approcher, s’agenouiller. Elle faillit pousser un cri ! Elle venait de reconnaître Hans. Oui, Hans était là ! Hans n’était pas parti. Et les canaux… Ah ! non, non, les cygnes seuls habitaient les canaux. Hans vivait. Hans était là près d’elle. Il s’était confessé, voilà tout. Il priait.

La mère était folle, délirante. Elle aurait crié de joie dans l’église. Elle dut se faire violence pour ne pas appeler son fils à voix haute, son fils retrouvé, sauvé… Hans ! Hans !

Maintenant tout le mystère s’éclaircissait. Elle avait bien vu, depuis un jour ou deux, que le jeune homme se reprenait, se libérait. La pâleur de la lutte finie était en ce moment sur sa face. Quand il sortit brusquement, c’est que déjà il se sentait vainqueur… Et son péché ne lui pesa que parce qu’il l’avait tué en lui…

Maintenant, il était à genoux, là-bas, devant elle, récitant sans doute la pénitence imposée, mais pardonné, purifié, reconquis au calme…

La mère attendit. Longtemps après, quand, ayant fait le signe de la croix, il s’achemina vers la sortie, elle quitta sa place, le suivit, l’accosta aux abords du bénitier.

— Tiens ! toi ? fit Hans.

— Oui ! j’étais venue prier aussi.

Ils s’en allèrent, silencieux, dans la pluie lancinante qui maintenant se vaporisait en bruine impalpable, en poussière d’eau… Une douceur fondait le cœur de Hans, la triste joie de la convalescence qui se sent toujours un peu grevée pour l’avenir du mal dont on a pensé mourir… Après un long silence, comme faisant un effort, et résolu à une demande qu’il savait équivoque mais nécessaire, Hans dit à sa mère :

— Ne crois-tu pas qu’il faudrait congédier Ursula ? Cette personne n’est pas chrétienne. Elle ne convient pas chez nous.

La mère comprit le drame intérieur dénoué, le ferme propos de ne plus retomber, la promesse faite au confesseur… Elle acquiesça aussitôt, et dit pour bien le tranquilliser :

— Oui, Hans, elle partira demain.

Ils rentrèrent, le soir déjà tombé, dans la vieille demeure de la rue de l’Âne-Aveugle. Et, un peu plus tard, quand Hans, pour se coucher, monta dans la chambre du second étage, Mme  Cadzand, aux aguets, l’entendit qui instantanément donnait un tour de clé à la porte…

C’était fini pour jamais des baisers, des folies, du suprême Acte ; et le silence afflua dans les escaliers, le corridor, le silence qui suit toutes les courtes fêtes, le silence navré qu’ont les jardins publics quand la musique a cessé, que la foule est partie et que l’obscurité s’inaugure !


ÉPILOGUE


Les années ont passé. Hans aujourd’hui avoisine la trentaine. Il habite encore avec sa mère, à qui il n’a plus jamais parlé de sa vocation. Il est toujours aussi pieux, assidu aux offices, ardent à la prière ; mais, depuis la chute, il s’est jugé inexorablement perdu pour la divine Élection. Certes, d’autres, qui ont péché et se sont repentis, sont néanmoins entrés dans les blancs cloîtres, les préaux frais, les cellules closes où l’Esprit habite. Les scrupules, qui l’ont arrêté au seuil, ont l’air d’être excessifs pour ceux qui ne savent pas ce qui s’était passé entre Dieu et lui. Dieu ne l’avait choisi que pour un haut dessein. Or, il s’était rendu indigne de ce dessein-là. Dieu l’appelait pour être une lumière de sainteté, un vase de chasteté. Le vase avait eu la fêlure du péché et, si effacée qu’elle parût, il en filtrerait toujours quelque chose. Mais qu’est-ce donc quand ce quelque chose est le sang même de Jésus confié à ce vase ? Et voit-on le précieux sang s’en aller en gouttelettes, en bruine rouge éternisant autour du vase fêlé la sueur d’agonie du Jardin des Olives ? Rien ne pourrait faire que le vase redevînt intact. Rien n’empêcherait ce qui fut d’avoir été. C’était l’irrémédiable. Dieu ne le désirait plus, ne le cherchait plus, puisqu’il était devenu un autre…

Ainsi Mme  Cadzand garda son fils, et le gardera jusqu’au bout de sa vie, à coup sûr, car nulle femme, nul amour ne pourront désormais le lui disputer. Il est sorti de sa première faute comme d’un gouffre dont on n’approchera plus. Mais tout en l’ayant conservé près d’elle, comme elle l’a tant voulu, elle est malheureuse, regrette, se sent en faute d’avoir osé disputer son fils à Dieu. Elle ne pouvait pas vaincre Dieu. Et aujourd’hui elle demeure plus effarée que d’une défaite devant son apparence de victoire. Elle reconnaît qu’elle a gâté la vie de Hans et même la sienne. Il valait mieux savoir son fils heureux loin d’elle que le voir malheureux près d’elle.

Hans en effet est inconsolable de sa vocation manquée ; il s’est cloîtré dans la vieille demeure de la rue de l’Âne-Aveugle où son existence est moins laïque qu’ecclésiastique ; il vit en dehors du monde, solitaire comme un ascète, dépris de tout, ne sortant qu’une fois par jour avec sa mère pour aller à la messe de huit heures à Notre-Dame…

Et c’est ainsi qu’on les voyait passer chaque matin à la même heure (enviés des mères, qui ne devinaient rien !), parmi la brume d’aube qui se clarifie, longeant les vieux quais, d’une marche amortie, et si étrangers à ce qui n’est pas leur âme que même les cygnes des canaux, tout impressionnables, ne s’en effarouchaient pas, ne sentaient pas l’ombre du couple noir tatouer de deuil leur blanc silence.