La Vocation de Louise (RDDM)

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LA VOCATION DE LOUISE



I.

Le vent soufflait dans les avenues de chênes et d’ormes centenaires qui, sur une distance de trois kilomètres, s’étendent du château de Montluisant à la ville, continuant l’un des plus beaux parcs de France ; il faisait craquer les branches à demi dépouillées, soulevait les feuilles jaunies par tourbillons. Du grand salon bien clos, on entendait ces bruits de tempête qui donnent tant de prix à la chaleur gaie d’un bon feu. Il était l’heure aussi de l’intimité, cette heure qui n’est plus le jour et qui n’est pas encore la nuit. Autour de la cheminée, une causerie à demi-voix, dominée par le tic-tac vibrant d’une horloge monumentale, réunissait un groupe qui eût fait songer à la plus douce vie de famille. Chacun des visages qu’on entrevoyait semblait heureux et sympathique. Quant au sujet qui, depuis tantôt une demi-heure, absorbait toutes les facultés de quatre personnes, il était en lui très frivole, bien que fort important, — un premier bal, un début dans le monde. L’héroïne de ce grave événement, assise sur un coussin, sa tête blonde inclinée sur ses genoux, qu’elle serrait de ses deux bras, recueillait les avis avec anxiété. Sans aucun doute, ce soir-là devait rester dans ses souvenirs une date mémorable ; on l’armait pour le combat, on discutait ce qui la ferait charmante et belle, femme en un mot. Une fille sortie du couvent l’avant-veille perd facilement la tête en pareille circonstance ; la chrysalide près de devenir papillon doit avoir de ces éblouissemens. Dans les préparatifs du plaisir réside presque toujours l’ivresse, le plaisir lui-même n’étant souvent qu’une déception ; mais Louise ne savait rien, sinon que la vie commençait pour elle, et qu’y a-t-il de plus beau que la vie quand on la considère du haut de ses dix-sept ans ?

— Je t’assure, disait une femme dont les formes se dessinaient élégamment au coin du feu, je t’assure que le blanc est de meilleur goût.

— Comme vous voudrez, maman, mais je l’avais rêvée rose. Quand je me voyais au bal, et combien de fois m’y suis-je vue !… il me suffisait pour cela de fermer les yeux, et j’y étais tout de suite…

— Bah ! on rêve donc au couvent ? demanda une voix d’homme amicalement railleuse.

Elle éclata de rire. — Si l’on rêve ?… eh ! que voulez-vous donc qu’on y fasse ?

— Peut-on vous demander sur quels sujets ambitieux s’exerce de préférence votre imagination ?

— Vous vous en doutez bien, monsieur de Chavagnes, sur le monde. On se rappelle avoir vu sa mère si belle et si triomphante se rendre à une fête un soir que l’on rentrait tristement en prison, et l’on se dit : Moi, j’aimerai le spectacle, et avec le spectacle la danse ; mais à la danse même je préférerai, je crois, les voyages. Ah ! voir l’Italie ! entendre le Barbier ! tout lire d’abord, tout lire !… J’ai peur d’être vieille avant d’avoir embrassé seulement la moitié de ce que je désire !

— Se douterait-on qu’elle ait été élevée chez les bénédictines ? gronda une basse réjouie, sortant d’un fauteuil.

— Ai-je dit quelque chose qui puisse fâcher mon père ?

— Toi, mignonne ? tu me ravis au contraire. Je saurai du moins ce qui te tente ; ne suis-je pas là pour te le donner ?

— Gomme vous la gâtez tous ! fit observer Mme de Saulge. Son sourire ne témoignait nulle intention de réagir contre cette tendance générale.

— Et, reprit celui que Louise avait appelé M. de Chavagnes, vous nous avez bien confié vraiment tous les souhaits pour l’accomplissement desquels vous craignez que votre vie ne puisse suffire ? Il n’y en a pas d’autres ?

— Pour le présent, c’est tout ; quant à l’avenir !… J’aime tant les enfans ! s’écria Louise avec un charmant aplomb d’innocence ; mais le choix de mon mari ne sera pas facile…

Elle alla s’asseoir sur le lointain canapé où tout le temps de cette conversation un personnage muet était resté assis à l’écart.

— Si ce mari veut me plaire tout à fait, il faudra qu’il ressemble à Henri !

Elle appliqua sur le front du jeune homme un baiser fraternel Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/13 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/14 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/15 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/16 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/17 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/18 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/19 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/20 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/21 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/22 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/23 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/24 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/25 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/26 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/27 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/28 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/29 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/30 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/31 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/32 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/33 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/34 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/35 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/36 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/37 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/38 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/39 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/40 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/41 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/42 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/43 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/44 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/45 Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/46 charité évangélique, qu’elle est émue à la façon de ces jeunes recrues qui aujourd’hui ont pour la première fois affronté le feu. En ce moment, elle est à genoux près de l’officier de marine, qu’un prodige de dévoûment a porté jusqu’à elle. Il tient toujours enlacé le cou athlétique de son matelot, abattu à ses côtés comme une statue brisée d’Hercule. La jeune sœur dégage doucement ce bras, soulève cette tête mourante, et le sang qui coule d’une blessure effroyable inonde sa guimpe blanche. — Mon Dieu ! dit-elle à demi-voix.

Il entrouvre les yeux et les referme. Plus d’un s’est déjà endormi résigné entre les bras de la mort, qui prenait pour le bercer cet angélique accent. En même temps la clarté d’une lampe frappe le visage défiguré. — Henri ! s’écrie la religieuse.

Il a prononcé faiblement : Louise ! dans un soupir qui sera le dernier. Sa main s’est crispée sur la déchirure béante par laquelle vient de s’envoler l’âme ; confondue avec les fibres de cette chair en lambeaux, sur cette poitrine trouée, repose une tresse maculée de sang, humide et tiède, le gage dont il avait fait vœu de ne point se séparer vivant, dont il avait dit : « On le retrouvera là I » Ils se revirent ainsi

M. de Saulge existe encore ; il est à ce degré de vieillesse qui se rapproche de l’enfance et qui atténue toutes nos sensations, de sorte que l’on pourrait croire que le corps survit au reste. Il attend toujours sa fille avec une inépuisable espérance ; il parle souvent de son fils depuis qu’il l’a perdu.

Mme de Saulge, de qui la beauté, jusque-là sans atteinte, est tombée comme un masque du jour au lendemain, croit s’être vouée à lui tout entière ; mais ce dévoûment factice ne remplit pas le vide affreux dans lequel elle se débat. Tout lui a manqué à la fois. M. de Chavagnes ne l’a pas revue depuis la prise d’habit de Louise, ce qui l’a éclairée sur le secret de sa longue constance ; il n’avait aimé que sa fille. L’ayant perdue, il a renoncé à toutes ses habitudes, à toutes ses ambitions ; il s’est mis à voyager pour échapper au monde, son élément jusque-là. La mort l’a saisi dans une auberge d’Italie. On n’a jamais compris pourquoi il léguait tous ses biens aux hôpitaux.